Ernest Flammarion (p. 100-109).


X

L’ENQUÊTE


Tout en suivant avec une soumission absolue les instructions de son mari, la princesse Olsdorf s’était sentie si profondément humiliée de la bassesse du rôle qu’il lui fallait jouer, qu’elle avait songé parfois à la révolte. Mais elle connaissait le caractère du prince, elle savait que rien ne le ferait revenir sur sa décision, et elle se rappelait surtout le calme terrible avec lequel il lui avait dit : Si, pour quelque cause que ce soit, M. Paul Meyrin ne devient pas votre mari, je le tuerai.

Comprenant qu’elle devait aller jusqu’au dénouement qui lui était imposée, elle avait alors courbé la tête et cherché l’oubli dans les bras de son amant, que les plus simples convenances lui commandaient de ne voir qu’en secret. Ses amours avaient gagné à ce mystère inaccoutumé une sorte d’acuité, qui lui donnait une énergie factice sous laquelle se dissimulaient ses inquiétudes. Tout à la fois Lise Olsdorf avait hâte d’en finir et craignait les événements, car il lui paraissait impossible que tout marchât jusqu’au bout dans nouvelles secousses.

Elle n’ignorait pas d’ailleurs qu’elle avait encore à traverser de nombreuses épreuves avant que le divorce fût prononcé.

Quand à Paul, qui semblait toujours passionnément épris, il laissait sa famille dans l’ignorance de ce qui se passait, remettant à la dernière heure pour faire part à sa mère de ses projets de mariage.

Pendant ce temps-là, les choses suivaient leurs cours légal, et un matin, la princesse reçut, du délégué du Consistoire russe, l’invitation de se présenter devant lui.

Pour nous faire bien comprendre, nous devons dire ici quelle est la procédure que suit en Russie toute demande de divorce.

Le mariage civil n’existant pas dans l’empire des czars, c’est à l’autorité ecclésiastique qu’il appartient d’apprécier les cas de divorce, de prononcer cette séparation ou de la refuser. Cette autorité se compose de deux juridictions : le Consistoire et de Saint-Synode. Le Consistoire est une sorte de tribunal de première instance, ou mieux encore de chambre d’enquête et d’instruction, et le Saint-Synode est un grand conseil permanent investi de toute autorité en matière religieuse dans l’église schismatique grecque de l’empire russe. Son institution remonte à 1723, peu de temps après l’abolition par Pierre le Grand du patriarcat de Moscou.

Le Saint-Synode est composé de métropolitains, d’archevêques, d’un procureur général et de secrétaires. Il siège à Saint-Pétersbourg, d’où il dirige les affaires spirituelles de l’Empire et les affaires financières de l’Église. Son autorité s’étend sur tous les prélats et sur tous les consistoires. Il a la haute surveillance des ouvrages et traités religieux, et jouit d’une puissance très étendue en matière civile, notamment dans toutes les causes matrimoniales. Le procureur suprême qui le dirige représente l’Empereur, mais c’est une erreur de croire que le Saint-Synode obéit aux ordres du Czar. L’autocrate de toutes les Russies n’est pas, comme on le dit volontiers, tout à la fois empereur et pape dans son royaume. Ainsi que ses sujets, il est soumis, en matière religieuse, à l’autorité ecclésiastique du Saint-Synode.

C’est au Consistoire que le conjoint outragé doit adresser sa plainte. Ce premier tribunal examine les faits et, s’il les juge de nature à entraîner le divorce, il tâche avant tout de réconcilier les époux en les faisant comparaître devant lui, pour engager le plaignant à pardonner et le coupable à revenir à ses devoirs.

Seulement ensuite, lorsqu’il a échoué dans cette tentative de rapprochement, le Consistoire saisit le Saint-Synode de la plainte qui lui a été adressée, et c’est aussi après un long et sérieux examen que cette cour suprême prononce le divorce, en infligeant à celui des époux condamné par son arrêt une pénitence ecclésiastique et le célibat.

La pénitence ecclésiastique peut être de plusieurs mois de séjour dans un couvent, mais le condamné se soustrait aisément à cette retraite moyennant une somme d’argent. Quant au célibat, l’Empereur seul, sur l’avis favorable du Saint-Synode, peut le faire cesser ; mais si l’autorisation d’un second mariage est parfois accordée à l’époux coupable, elle est toujours refusée à l’épouse adultère. Une femme ne peut se remarier que si le divorce a été prononcé contre son premier mari, ou bien quand cette séparation n’a entaché l’honneur d’aucun des époux, dans le cas, par exemple, d’incompatibilité d’humeur, ou de certaines infirmités prévues par le Code de procédure civile.

Jadis, chez les Russes, il est vrai, les choses se passaient plus simplement. Le mari et la femme qui voulaient divorcer sortaient ensemble de leur maison en tenant, chacun par un des bouts, un morceau de linge ou d’étoffe légère. Ils s’en allaient ainsi sur la place publique la plus voisine, et tiraient à eux jusqu’à ce que l’étoffe fût séparée en deux. Cela fait, ils s’en allaient chacun de son côté : ils étaient divorcés.

Malheureusement pour la princesse Olsdorf, il n’en était plus ainsi ; l’invitation que le délégué du Consistoire lui adressait l’en faisait souvenir. Elle savait qu’elle allait se trouver de nouveau en face de son mari, pour l’accuser d’avoir manqué à tous ses devoirs, et, on le conçoit aisément, bien que la leçon lui eût été faite et quelque souvenir cuisant qu’elle eût gardé de sa rencontre rue Auber avec la jolie Véra Soublaïeff, elle craignait de ne pouvoir soutenir sa plainte avec assez de fermeté.

L’archiprêtre de l’église russe à Paris était déjà à cette époque le pope Joseph Wasilieff, vieillard plein d’esprit et de cœur. Les deux époux devaient comparaître devant lui. Après avoir reçu la plainte de la princesse Olsdorf, le Consistoire de Saint-Pétersbourg, dont dépend l’église de Paris, avait envoyé une commission rogatoire au vénérable prêtre de la rue Daru.

Au jour et à l’heure indiqués, Lise Olsdorf se présenta chez le pope Wasilieff. Le prince l’y avait précédée de quelques instants. Lorsqu’en entrant dans le salon où le prêtre l’attendait, l’épouse aperçut son mari, elle hésita et fit un pas en arrière, mais un regard de Pierre Olsdorf lui fit comprendre que, sans hésitation, sans faiblesse, elle était condamnée à jouer son rôle jusqu’à la dernière ligne.

— Madame la princesse, dit le vénérable Joseph Wasilieff, je suis chargé par le Consistoire de vous interroger sur les faits dont vous lui avez donné connaissance, et je dois également, autant pour me conformer à la loi que pour obéir aux devoirs de mon ministère, vous demander si vous persistez dans votre plainte. Avant de me répondre, permettez-moi d’insister sur ce qu’il y aurait de généreux de votre part à oublier l’outrage qui vous a été fait. Pour l’honneur du nom que vous portez encore, pour l’avenir de vos enfants, pardonnez. Vous saurez aisément reconquérir le cœur de votre époux et vous éviterez un grand scandale.

Pâle et tremblante, Lise ne trouvait pas une parole. Affaissée dans le grand fauteuil où elle s’était assise, elle restait là, muette et les yeux baissés.

— Pour vous, prince, poursuivit le pope, vous ne pouvez vous dissimuler la gravité de la faute dont vous vous êtes rendu coupable. Cette faute est doublement blâmable, puisque vous l’avez commise de complicité avec une jeune fille sur laquelle vous aviez l’autorité du maître et que vous avez enlevée à son père, pour lui donner, dans votre maison, la place que, seule, votre femme légitime a le droit d’occuper. Il vous suffirait, j’en suis convaincu, d’exprimer le regret que vous devez ressentir de votre conduite pour que madame la princesse vous pardonnât.

— Excusez-moi, mon père, répondit Pierre Olsdorf avec une grande déférence mais d’une voix ferme, si je ne puis vous suivre dans la voie de conciliation que vous voulez bien nous indiquer, à madame et à moi. Les choses en sont arrivées à un point qui ne nous permet ni à l’un ni à l’autre de revenir sur le passé, et le mieux, je crois, est d’abréger cette scène également pénible pour nous deux. Ce qui m’est reproché m’impose des obligations auxquelles mon honneur, dont je suis le seul juge, ne me permet pas de me soustraire.

Le pope ne crut pas devoir insister davantage. Peut-être en savait-il plus que ne le pensait la princesse. Aussi reprit-il tout de suite, en s’adressant à elle :

— Il ne me reste, madame, qu’à vous répéter cette question : Persistez-vous dans votre plainte ?

— J’y persiste, mon père, répondit Lise Olsdorf d’une voix étouffée.

— Alors, vous pouvez vous retirer. C’est avec une profonde douleur que je communiquerai au consistoire de Saint-Pétersbourg l’échec de mes tentatives de réconciliation entre le prince et vous.

La princesse, qui s’était levée, sortit en baissant son voile. Quelques instants après, elle rentrait dans son appartement, au moment même où son mari rejoignait, rue Auber, la fille de son fermier Soublaïeff.

L’adorable Véra était bien changée. Depuis cette nuit où elle avait joué un rôle si complètement inattendu, tout était venu augmenter encore le trouble de son esprit, aussi bien les événements, toujours un peu mystérieux pour elle, qui s’étaient succédé, que la conduite de Pierre à son égard.

On se souvient qu’en rentrant dans la chambre à coucher, où le commissaire de police venait de constater contre lui le flagrant délit d’adultère, le prince avait demandé pardon à sa jeune amie et que celle-ci, en laissant tomber sa tête sur son épaule, lui avait répondu : N’êtes-vous pas le maître ; ne suis-je pas la servante ?

C’était là, de la part de l’enfant, plus qu’un acte de soumission, c’était l’aveu du sentiment qui avait envahi tout son être, sentiment contre lequel elle ne cherchait pas à lutter, amour profond auquel sa pureté même la livrait sans défense.

Si chaste qu’eût été cet abandon, Pierre en avait été profondément troublé ; il s’était rappelé que, quelques instants auparavant, au moment où on avait frappé à la porte de son appartement et alors qu’elle avait pu croire qu’il courait un danger, Véra lui avait jeté ses bras nus autour du cou.

Cependant il avait mis fin doucement à cette étreinte et s’était efforcé de calmer la pauvre affolée, en l’assurant que ni lui ni elle n’avaient rien à craindre ; puis, après avoir rappelé auprès d’elle sa femme de chambre, il l’avait engagée à se remettre au lit.

Ainsi que d’ordinaire, la douce créature s’était soumise, mais il est aisé de comprendre quelle triste nuit elle avait passée.

Quant au mari de Lise, il s’était retiré chez lui où, bientôt, en réfléchissant à ce qui venait d’avoir lieu, il se sentit tout mécontent de lui-même, bien qu’il eût atteint le but qu’il s’était proposé. Mais avait-il le droit de choisir, pour complice, cette vierge, qui, maintenant, était à jamais compromise, et dans le cœur de laquelle il avait éveillé, il n’en pouvait plus douter, des sentiments qu’il lui était interdit de partager ? Que répondrait-il à Soublaïeff, lorsque ce père, qui avait eu confiance en l’honneur de son maître, lui demanderait compte de l’honneur et du bonheur de sa fille ? N’avait-il pas tout fait pour que Véra crût à son amour, et n’était-il pas de son devoir de la détromper ? Mais alors que penserait-elle de lui ?

Comment, il serait obligé de lui dire qu’elle n’avait été entre ses mains qu’un instrument bon à briser dès qu’il était devenu inutile ! Cela lui semblait impossible à avouer. D’un autre côté cependant, s’il se taisait, s’il laissait à Véra les illusions qu’elle devait avoir, son amour pour lui augmenterait chaque jour et, fatalement, il arriverait une heure où il serait forcé de céder à cet amour ou de parler. Or, Pierre Olsdorf était trop honnête homme pour songer à faire de cette enfant sa maîtresse, et comme en même temps, il se sentait rempli pour elle de tendresse et de reconnaissance, il craignait de la blesser cruellement en lui faisant connaître la vérité.

De plus encore, son orgueil de gentilhomme se révoltait à cette pensée de prendre pour confidente de son déshonneur conjugal la fille de son fermier. D’ailleurs, comment ferait-il pour lui dire ce qui se passait entre la princesse et lui ? De quels termes se servirait-il pour expliquer à cette chaste l’outrage affreux dont il était la victime ? Enfin, n’y avait-il pas quelque danger pour le résultat de ses projets à mettre Véra au courant du rôle qu’il lui avait donné ? Ne refuserait-elle pas avec indignation de continuer à le jouer, et ne pourrait-elle pas, au cours de l’instruction qui allait s’ouvrir, trahir par son attitude, sinon par ses paroles, la véritable situation qui lui était faite ?

C’est en proie à toutes ces réflexions que Pierre Olsdorf s’était jeté sur son lit pour y chercher quelques instants de sommeil, mais le lendemain matin, il n’avait encore pris aucune décision, lorsque son domestique vint lui annoncer que le déjeuner était servi.

Sans trop savoir ce qu’il allait dire et faire, il passa dans la salle à manger où Véra l’attendait. En la voyant pâle et tremblante, pris d’un profond remords, il ne se préoccupa plus que de la rassurer par les plus tendres paroles.

— Ma chère enfant, lui dit-il, en pressant ses petites mains dans les siennes, voulez-vous me donner une nouvelle preuve de votre dévouement ?

Elle ne répondit que par un sourire exprimant mieux que tous les mots combien le prince pouvait compter sur elle.

Pierre poursuivit :

— Eh bien ! cette preuve nouvelle que je vous demande, c’est de ne pas m’interroger sur les événements de la nuit dernière, c’est de reprendre votre calme, c’est de ne pas douter de moi et d’avoir pleine confiance en l’avenir. L’épreuve mystérieuse pour vous que mon égoïsme vous a imposé peut durer quelques semaines encore ; pendant ce temps-là, nous ne nous séparerons pas ; nous vivrons toujours de cette vie commune que nous menons depuis notre arrivée à Paris ; vous continuerez à être ma fille bien-aimée, bien tendrement aimée. Le voulez-vous ?

— Tout ce que vous voudrez, je le ferai, murmura-t-elle, confiante et résignée, en attachant ses yeux sur ceux de son maître. Je ne vous interrogerai jamais, j’attendrai. Mais mon père…

Le gentilhomme ne put s’empêcher de tressaillir et reprit vivement :

— Je ferai connaître à Soublaïeff ce qu’il faut qu’il sache pour conserver toute son affection, toute l’estime dont vous êtes digne. Plus tard, chacun vous respectera et vous aimera comme je vous respecte et vous aime ; plus tard, je m’acquitterai envers vous. En attendant, je veux que vous sortiez, que vous preniez toutes les distractions possibles, que vous soyez heureuse.

— Je le serai, puisque je ne vous quitterai pas !

Et comme si elle eût été honteuse de ces paroles, s’arrachant des bras du prince qui la pressait sur son cœur, Véra se sauva dans sa chambre, pour pouvoir être tout entière, sans témoins, à la joie immense qui s’était emparée d’elle.

Les jours suivants, obéissant aux volontés de Pierre Olsdorf, elle reprit ses promenades au Bois, où elle passait mystérieusement blottie dans le fond de son coupé, objet de la curiosité de ce Tout-Paris qui cherchait vainement à savoir d’où venait cette jolie étrangère si peu soucieuse du bruit et de la réclame. Parfois, elle allait au théâtre avec le prince, et c’étaient là les meilleurs instants de son existence un peu isolée, car Pierre se montrait pour elle d’une tendresse plus sérieuse, plus démonstrative que jadis.

Cela, sans doute, ne suffisait pas encore à Véra, dont le cœur, sans qu’elle s’en rendît bien compte, désirait davantage, car souvent ses yeux se remplissaient de larmes et son sourire n’avait plus sa franchise accoutumée. De plus, sa tendresse pour son maître s’était faite inquiète et nerveuse. Lorsqu’il lui faisait savoir qu’il ne déjeunerait ou ne dînerait pas à la maison, elle mangeait à peine, et le soir, s’il s’attardait un peu, elle ne pouvait s’endormir qu’après l’avoir entendu rentrer, qu’après avoir reçu de lui le bonsoir affectueux qu’il lui envoyait toujours de la main, en traversant sa chambre, avant de se rendre dans son appartement. Seulement, depuis la scène judiciaire que nous avons racontée, Pierre ne s’était plus jamais approché du lit de Véra. Il semblait même à celle-ci qu’il passait plus rapidement qu’autrefois.

Ces émotions successives, incessantes ; ces aspirations inconscientes, irraisonnées, qu’elle ressentait, tout cela avait profondément troublé la santé de la jeune fille, et si le prince, qui la voyait chaque jour, n’avait pas remarqué l’altération de ses traits, les souffrances morales et physiques de Véra n’en étaient pas moins réelles. Rien ne l’intéressait plus, ni les courses dans Paris ni les théâtres. Souvent, elle restait de longues heures étendue sur une chaise longue, pensant à peine, n’osant s’interroger elle-même.

C’est dans cet état de prostration que Pierre la trouva en revenant de chez l’archiprêtre Wasilieff.

Remarquant pour la première fois combien elle était changée, il en fut si vivement ému qu’il comprit tout à fait ce qui se passait en lui. Il n’avait pu vivre impunément pendant deux mois auprès de cette adorable enfant, si belle et si dévouée : il l’aimait.

Tout d’abord, la constatation de ce sentiment lui causa une sorte d’épouvante, et il hésita à s’approcher de Véra, mais les grands yeux de la jeune fille s’étaient fixés sur lui avec des regards d’une telle douceur, ils exprimaient une telle angoisse que, charmé, il vint doucement à elle et que, s’agenouillant auprès du siège où elle était à demi couchée, il lui dit d’une voix émue :

— Bientôt il n’y aura plus de princesse Olsdorf ; ce jour-là, je pourrai vous dire qu’avec mon fils, vous êtes ce que j’aime le plus au monde !

La fille du serf Soublaïeff ne répondit pas un seul mot, mais elle se redressa brusquement et le sang lui afflua si rapidement au cœur qu’elle retomba, à demi morte, dans les bras que Pierre tendait vers elle.