Dissertations philologiques et bibliographiques/10

Dissertations philologiques et bibliographiques

COMMENT LES PATOIS
FURENT DÉTRUITS EN FRANCE.
[PAR M. CH. NODIER.]
CONTE FANTASTIQUE.


Voici une des nouvelles les plus extraordinaires qui aient jamais été annoncées à un peuple civilisé.

Ce n’est ni l’éclipse, ni la comète, ni un volcan qui s’ouvre en grondant, ni un déluge qui déborde, ni la subite apparition d’un monde qui surgit comme l’Amérique de Colomb, ni l’anéantissement d’un peuple éteint, comme l’Atlantide de Platon.

C’est vraiment bien autre chose : c’est l’abolition d’une langue, du verbe incarné dans la parole de l’homme, de cette explicite intelligence qui lui a été communiquée par Dieu, pour le distinguer du reste de ses créatures. C’est le souffle immortel qui vous a donné le langage, étouffé de par Restaut, Wailly et Lhomond, sauf l’approbation de l’Université.

À compter de l’autre jour, il n’y a plus de patois en France, vingt-cinq millions de François sont intrépidement destitués de leurs idiomes naturels pour parler comme vous et moi. Vous me direz que ce n’est pas grand’chose, mais c’est de la perfectibilité.

Non, il n’y a plus de patois. Ce langage naïf et doux qui nous venoit de nos mères, de nos nourrices, de nos premiers amis du village natal, et que nous avions tant regretté de perdre, quand la première simplicité en fut déflorée dans nos écoles, par le purisme ricaneur des pédants ; cet idiome joli et fin qui suppléait avec tant de grâce aux lacunes du beau parler, et qui avoit toujours un mot spirituel à mettre à l’endroit où défailloient les ressources du dictionnaire, le patois n’existe plus.

Et vous allez me demander, qui a produit dans les langues cette révolution, unique depuis qu’il y a des langues ? Est-ce un nouveau tyran plus ingénieux et plus puissant que Chilpéric ? Est-ce Thot ou Theutatès, Hermès ou Trismégiste ? Est-ce Palamède ou Cadmus ? Ne seroit-ce pas seulement un autre Leibnitz, un autre Bacon ? — Ce n’est rien de tout cela.

L’autorité qui a résolu cette grande impossibilité en quelques lignes de procès-verbal, c’est le comité d’arrondissement de Cahors. Cahors est une ville de France, jadis capitale du Quercy, chef-lieu de la préfecture du département du Lot, avec cour royale et tribunal de première instance, qui compte onze à douze mille habitans, et qui est située un tant soit peu par-delà le quarante-quatrième degré de latitude. Déjà célèbre par ses fabriques de draps et de ratines, par ses eaux-de-vie et par ses huiles de noix, son territoire produit d’ailleurs des truffes délicieuses et des vins noirs fort estimés qui sont exportés par Bordeaux en Angleterre et en Hollande. Cette cité enfin est l’heureuse patrie du pape Jean XXII, du divin poète Clément Marot, et des membres du comité d’arrondissement de Cahors.

Or, c’est du Sud aujourd’hui que nous est venue la lumière ; et voilà pourquoi on est si généralement convenu en France de ne plus parler d’autre françois que celui qu’on parle à Cahors, je ne dis pas dans l’usage commun du petit peuple et des paysans dont l’aristocratie bourgeoise ne se soucie guères, mais dans les allocutions solennelles du comité d’arrondissement.

Si je savois quelque chose de plus récréatif à vous raconter pour le moment, j’y prendrais un grand plaisir. Il faut se contenter.

Comme il y a une multitude de bonnes gens qui croient savoir un peu de françois et quelques autres langues avec, et qui pensent naïvement qu’il n’entre pas dans les attributions d’un comité d’arrondissement de supprimer une langue, je ne peux me dispenser d’opposer leurs objections à la délibération d’ailleurs irréfragable du comité d’arrondissement de Cahors, qui n’est pas en peine de résoudre la question en marchant, comme le philosophe grec. Je me fais fort de ne pas oublier en cet examen l’impartialité sérieuse que j’ai coutume d’apporter dans ces discussions ardues. Verbum impendere vero.

« Le comité d’arrondissement de Cahors, considérant que… »

Voici déjà mes chicaneurs qui arrêtent le comité d’arrondissement de Cahors à ce néologisme administratif, hideusement sorti d’un patois de bureaucrate qui ne vaudra jamais la langue d’Oc. « Eh quoi », s’écrient-ils, car ils ont une sorte de véhémence qui ne messied pas à la raison, surtout quand elle argumente contre une thèse ab absurdo, « vous procédez à une réforme entreprise au nom de la pureté de la langue, et vous débutez par un solécisme qui vous aurait fait chasser des écoles il y a trente ans ! Tout le monde est libre de ne pas considérer plus que de raison l’autorité du comité d’arrondissement de Cahors, mais personne n’a le droit de dire en françois : je considère que le comité d’arrondissement de Cahors a pris une sotte délibération. Ce seroit un double outrage à la grammaire et à la politesse. »

Et qu’a-t-il considéré, le comité d’arrondissement de Cahors qui considère que ?

Il a considéré que l’usage du patois exerce une funeste influence sur la prononciation de la langue françoise, parce qu’il n’a pas considéré que le patois est au contraire l’intermédiaire essentiel de la langue françoise avec ses radicaux, et que si la prononciation de la langue françoise étoit perdue, il faudroit en chercher les principes régulateurs dans le patois.

Il a considéré que l’unité politique et administrative du royaume réclamait impérieusement l’unité du langage dans toutes ses parties (du langage ou du royaume ?)  ; et il n’a pas considéré que cet axiome si intrépidement établi n’a d’autorité ni dans l’histoire des anciens, ni dans l’histoire des modernes ; qu’il a été démenti par les quatre souverains les plus imposans de tous les siècles, Alexandre, Auguste, Charlemagne et Napoléon : qu’à le réaliser, si faire se pouvoit, il mettroit la parole humaine à la merci de la plus sotte des dictatures, celle des phrases de la tribune et des barbarismes du bureau ; que cette unité de langage, incompatible avec l’influence inappréciable des localités, avec la poésie intime des peuples, avec les facultés organiques de l’homme comme avec ses inspirations, et qui est bonne tout au plus à égayer d’un ridicule divertissant les folles utopies des linguistes, opposoit d’ailleurs aux efforts de tous les comités d’arrondissement du monde une petite difficulté qui mérite d’être prise en considération, une seule difficulté, je vous jure, mais une seconde difficulté du même genre seroit de trop. C’est qu’elle est impraticable et impossible.

Il a considéré que les dialectes méridionaux, quelque respectables qu’ils nous paroissent comme héritage de nos ayeux (mille grâces lui soient rendues pour cette concession obligeante !), n’ont pu s’élever au rang des langues écrites ; qu’ils n’ont pas su formuler une grammaire ni fixer une orthographe ; qu’ils n’ont produit aucun ouvrage remarquable, et que leur usage habituel a été signalé par des bons esprits comme une des principales causes de la supériorité littéraire du nord de la France sur le midi. — On comprend bien que je copie toujours. Ces choses-là ne s’inventent pas.

Et ici, les bras tombent d’étonnement, j’allois presque dire de terreur ; ce qui m’autorise à varier la forme de l’examen que j’ai entrepris, pendant que je reprends péniblement haleine sur le sommet de cette période pyramidale.

Quoi ! les dialectes méridionaux n’ont pu s’élever au rang des langues écrites, pas même dans les délicieuses poésies des troubadours, pas même dans ces belles épopées romanes auxquelles nous devons du moins l’Arioste, pas même dans ces chefs-d’œuvre gracieux et naïfs du plus joli des patois, que Jean Doujat, le plus savant des Languedociens, a cru dignes d’un glossaire, lui qui savoit écrire et parler toutes les langues connues ! Et à qui vient-on signifier cette sentence provinciale au bénéfice de la centralisation ? À nous autres, vieux explorateurs du langage et de la poésie, qui donnerions volontiers toute la rocambole quasi-grammaticale des comités d’arrondissement, pour un des passatens de Bellandiero, pour un sounet ou pour une cansou de Goudouli, pour un noël de La Monnoye.

Quoi ! les dialectes méridionaux n’ont pas su formuler une grammaire ni fixer une orthographe ? Elle n’est donc pas assez nettement fixée, l’orthographe de Pellas, de Sauvages, de ce bon et docte Doujat, dont je viens d’apprendre le nom au comité d’arrondissement de Cahors ? Ils ne sont donc pas formulés avec une assez haute puissance de goût et d’érudition, puisque formuler il y a, ces beaux ouvrages de M. Raynouard, qui font l’admiration de l’Europe savante ? et c’est à défaut d’une grammaire formulée que le patois du département du Lot est traîné, comme un vagabond sans passeport, devant le tribunal correctionnel des colléges ! Dieu nous en donne une pareille !

Quoi ! les dialectes méridionaux (et allons plus loin, car il ne faut pas abuser des priviléges de ce ravissant idiome que le comité d’arrondissement de Cahors a si cruellement renié pour le proscrire), — quoi ! les patois de France n’ont pas produit un seul ouvrage remarquable ! Quoi ! Montpellier est assez avare de ses souvenirs pour n’avoir jamais parlé à Cahors des meilleurs chapitres de Rabelais ! Quoi ! l’académie des jeux floraux de Toulouse n’exerce plus assez d’influence locale, pour étendre jusqu’au département du Lot la renommée de Clémence Isaure et de ses belles muses languedociennes, toutes parfumées de lys, d’églantines et d’amaranthes ! Quoi ! tant de scènes charmantes de Cyrano, de Régnard, de Dancourt, de Marivaux, de Molière, du grand Molière, seront condamnées à subir à l’infini les interprétations forcées des grammairiens, comme la scène punique du Pœnulus de Plaute, parce qu’il aura plu au comité d’arrondissement de Cahors de traiter notre françois originaire, notre aimable langue maternelle, comme les Romains encore à demi-barbares ont traité le carthaginois ! Ne trouvez-vous pas qu’il y a dans l’idée de supprimer les patois, je ne sais quoi qui porte à rire, et je ne sais quoi qui force à pleurer.

Et voyez le malheur auquel vous avez miraculeusement échappé ! Si le comité d’arrondissement de Cahors avoit régi les études primaires de la Grèce antique sous Pisistrate ou sous Périclès (ceci est une pure supposition) ; s’il les avoit régies en ce temps-là, le comité d’arrondissement de Cahors, comme il les régit aujourd’hui dans notre France universitaire ; s’il avoit supprimé brutalement les dialectes provinciaux, comme il vient de supprimer les nôtres, par une délibération spontanée ; formulée à huis-clos ; signée : Le comité d’arrondissement d’Athènes, et plus bas : Donnée en notre Athénée, le Recteur de l’académie ! je tremble, j’ai horreur de vous dire ce qui seroit advenu !… Nous ne saurions pas aujourd’hui qu’il fut un Homère !

Quoi ! l’usage habituel des patois méridionaux a été signalé par les bons esprits comme une des principales causes de la supériorité littéraire des provinces du nord de la France sur les provinces du midi !…

Je le veux bien. C’est là un de ces procédés d’exquise urbanité dont le Sud est parfaitement maître de prendre l’initiative sur le Septentrion, et je lui en sais beaucoup de gré pour ma petite part de vanité arctique. Je n’ignore pas, toutefois, qu’une politesse en vaut une autre, et je m’en souviendrai mieux tout-à-l’heure en relisant Rabelais, Montaigne et Montesquieu.

Mais le comité d’arrondissement de Cahors se seroit-il persuadé par hasard qu’il n’y eût de patois en France que le patois languedocien, et que le Nord n’eût pas le malheur de parler des patois comme le Midi, car telle seroit la conséquence logique de cet énorme considérant ? Faut-il lui faire savoir, ou lui rappeler, que le patois, c’est la langue du pays ; que nous avons des patois, nous autres, comme les gens de Cahors ; que La Fontaine les parloit avec plaisir et La Monnoye avec esprit ; que ces patois, fort inférieurs en grâce et en énergie à celui dont ils font si bon marché, ont cependant pour le moins autant d’énergie et de grâce que sa langue municipale, et que les bons esprits dont il nous fait peur, pèchent singulièrement par l’esprit s’ils ont avancé autre chose ? À considérer le patois comme un obstacle au progrès littéraire, il n’y a véritablement pas de raison pour que les écrivains du Nord l’emportent de beaucoup sur Montesquieu, Montaigne et Rabelais.

Ce que d’excellens esprits ont soutenu, c’est que si la langue d’Oc avait prévalu, celle que nous parlons seroit peut-être plus élégante, et plus harmonieuse, et plus riche ; c’est que nous n’en aurions pas moins Racine, Molière et Fénélon, avec quelque attrait de plus que notre dialecte sourd et muet leur a refusé. C’est l’avis de tous ceux qui se connoissent au méchanisme de la parole et du style, en exceptant, comme de raison, le comité d’arrondissement de Cahors. Et comprenez, s’il est possible, quelque chose de plus accablant pour la pensée que cette délibération ! C’est que si le comité d’arrondissement de Cahors qui avoit le choix, s’étoit ingéré de supprimer administrativement dans tout le territoire de 362 lieues carrées qu’il éclaire de ses lumières, en vertu de ses brevets et des privilèges de l’université, l’usage du françois vulgaire, il auroit fait une chose mille fois plus patriotique, mille fois plus méritoire, mille fois plus rationnelle. — Je ne le lui conseille pas.

Non, messieurs, je vous le jure ! vous ne supprimerez pas les patois, vous ne supprimerez point de langues ! Les langues ! elles meurent à leur jour comme les rois, comme les dynasties, comme les nations, comme les mondes et les soleils, comme les comités d’arrondissement ; mais les hommes n’y peuvent rien. Dieu a voulu que les uns prononçassent schibolett et les autres sibolett, et jamais comité d’arrondissement ne s’est rencontré qui pût les forcer à se désister de cette résolution. On parlera long-temps après vous le languedocien qui vous déplaît, le basque et le bas-breton, qui sont des langues plus spéciales, je ne sais pas si vous le savez, et qui ont l’avantage de posséder des grammaires très bien formulées. Et puis on parlera d’autres langues encore que l’Université n’aura pas faites, et que vous n’entendriez ni plus ni moins que les langues du passé. — Et puis, on ne parlera plus des universités, des recteurs et des comités d’arrondissement. C’est le train éternel des choses du monde !

Non, messieurs ! aucune langue ne mourra de mort légale et juridique, en face d’un lycée, garottée, bâillonnée, plastronée d’un écriteau de condamnation barbouillé sur le pupître d’un pédant ! Jamais un recteur, assisté de deux cuistres, ne la jettera dans l’éternité, au nom du roi et de justice ! Les langues sont plus vivaces : on ne les tue pas.

Laissez-nous donc les patois, s’il vous plaît, messieurs de Cahors ! Laissez-les nous par grâce ! ils nous dédommageront du moins un peu du bon françois qu’on fait aujourd’hui !