Dissertation sur un temple octogone et plusieurs bas-reliefs trouvez à Cestas/Dissertation


Nescire quid atequam nascereris actum sit, id verò est semper esse puerum. Cic. in Tuscul.


DISSERTATION
sur
UN TEMPLE
OCTOGONE
ET PLUSIEURS BAS-RELIEFS
trouvez à Cestas.



QUELQUE difficulté que trouve l’esprit humain à expliquer les monumens d’une respectable antiquité, soit parce que le temps qui use tout, ne nous les a pas conservé dans leur entier, soit par le silence des Historiens, ou l’obscurité qu’ils ont répandu dans leurs ouvrages, en voulant traiter de la religion & des mœurs des Peuples, dont ils n’étoient pas suffisamment instruits ; soit enfin parce que accoutumés à penser d’une certaine façon, nous avons de la peine à nous dépoüiller des préjugés qui nous empêchent de juger sainement des faits éloignés de nous, & des maximes différentes des nôtres ; qu’il est cependant satisfaisant pour ce même esprit, lorsqu’après avoir employé bien des veilles, il a le bonheur de rencontrer la certitude des faits, qu’il avoit peine à débroüiller, & qui faisoient l’objet de ses occupations & de ses recherches !

Avantages des monumens sur histoire. Si la plupart des monumens antiques, sont des énigmes pour ceux qui les expliquent, aussi peut-on dire d’eux, qu’ils nous instruisent avant de nous plaire ; qu’ils ne nous plaisent jamais bien, qu’en quelque façon, ils ne nous ayent raproché de ces siécles antérieurs, qu’on s’efforce de tirer du cahos, & qu’en même tems, ils ne nous ayent rendus comme témoins & spectateurs des faits, dont nous voulons nous instruire, & ausquels il semble que nous participions, par une interpretation, ou véritable, ou heureuse, qu’on s’étudie de leur donner. De-là, les statues antiques, les bas-reliefs, les médailles & les inscriptions qui sont l’étude & les délices des Sçavans, l’emportent de droit sur les morceaux d’histoire les mieux travaillés & les plus beaux, que nous fournissent les Ecrivains les plus célébres ; parce que, comme Monsieur l’Abbé Banier l’a très-judicieusement remarqué ; « il arrive souvent, qu’une médaille, Mithologie, tom. 7. p. 80. une pierre gravée, ou tout autre monument, nous apprennent tous les jours des faits connus dans l’antiquité, que nous ignorerions sans leur secours. »

Si l’injure du tems a causé quelque tort considérable au monument qu’on veut expliquer, plus de gloire pour le Sçavant, il rétablit par ses travaux, ce qui paroît n’être pas possible de reparer, il en est non-seulement le Restaurateur, j’ose dire encore plus, il en est l’Auteur.

Si un ciseau délicat, ou grossier, fait voir l’art & le genie de certains Peuples ; ou la barbarie des autres ; circonstances gracieuses pour le Sçavant antiquaire, il n’a qu’à consulter l’Histoire, & il verra bientôt par sa conformité avec les monumens, ce qu’il doit penser de l’un & de l’autre.

Les monumens disent toûjours ce qu’on a voulu leur faire dire, représentent-ils les Dieux, leurs mystéres ou leurs sacrifices, servent-ils de voile à l’apotheose des hommes, désignent-ils les vertus ou les vices de ceux dont ils sont les images ; quelque symbole distinctif sert à le faire remarquer. La différence des attitudes, le moindre trait, le moindre lineament du visage, fait aisément discerner l’intrépidité de Mars, d’avec l’air efféminé d’Adonis, la majesté des Jules & des Augustes, d’avec la cruauté des Tiberes & la mollesse des Othons.

Prud.

En Cæsar agnoscet suum
Gnorisma nummis inditum.

Il n’en est pas de même de l’Histoire : que des faits obscurs, expliqués ! que de faits, ou faux, ou hazardés, dementis par les monumens ! Aussi ces derniers ne sont susceptibles, ni de venalité, ni de haine, ni de crainte, ni de flaterie. Ceux qui les ont faits, étoient pleinement instruits de ce qu’ils faisoient, ils ne pouvoient pas l’ignorer : au lieu que le peu de connoissance des matieres, dont ont voulu traiter certains Historiens, met souvent le Lecteur dans une irresolution indicible, & le force à conjecturer avec esprit, ce qu’il auroit pû prouver avec solidité, si l’Auteur avoit été mieux instruit.

Un monument mal expliqué occasione une faute bien moins considerable ; est-ce le défaut du dessein ou de la justesse de l’œil, l’erreur peut être facilement corrigée par une autre personne, dont les lumieres sont supérieures ; au lieu que les écrits offrent toujours le même sens & la même interprétation.

Les monumens dont je dois donner l’explication, consistent en un Temple octogone & plusieurs Bas-reliefs scultés très-grossierement sur un édifice quarré, long, qui est près de l’octogone. Ces Reliefs désignent un mémorial des Fêtes de Cybéle, une initiation à ses mystéres, & un sacrifice qu’on lui a offert. Il est important avant d’entrer dans aucun détail, de sçavoir ce qu’étoit Cybéle, ses Prêtres, & son culte, le lieu où ont été trouvés ces monumens, & de quel tems ils peuvent être, alors comme de source coulera une interpretation qu’on ne peut rendre heureuse que par-là.

Si la superstition ou la jalousie des Druïdes leur eût permis de transmettre à la postérité, une religion sur laquelle ils n’écrivoient rien, & dont ils enveloppoient les dogmes sous des emblêmes ingenieux, ou des figures obscures. Si les chênes pour lesquels ils avoient tant de venération, & qu’ils regardoient originairement comme leur Dieu ; si, dis-je, les chênes de nos Forêts, sçavoient de ceux qui les ont précédés, les respects qu’on avoit pour eux, ce qu’y faisoient nos peres, & le culte qu’ils leur rendoient ; si semblables enfin à ceux de Dodone, ils étoient pour nous de oracles sûrs que nous pussions consulter, que de peines ! que de travaux ne nous épargneroient-ils pas ! mais comme a dit Rousseau.

Le masque tombe, l’homme reste,
Et le Heros s’évanouït.

Nous somes dans un tems, où le pyrrhonisme & la credulité passent pour deux défauts ; il en coute pour s’instruire, & on exige au moins la vraisemblance des faits, lorsqu’il n’est pas possible de les avérer.

Les Romains, heureusement les Romains imposerent à nos Peres le joug de leur domination, ils les policerent à leur goût, proscrivirent sous des peines rigoureuses, ces sacrifices inhumains & barbares dont ils se soüilloient, les forcerent à adopter leurs Dieux, & à représenter les Divinités Gauloises sous des formes extérieures. Sans eux, presque tout eût été enseveli dans un oubli éternel. Dieux, religion, probité des plus reconnuës, intrepidité feroce, hospitalité inviolable, désinteressement entier, mépris de la mort, grandeur de sentiment, amour de la liberté, zéle de religion, & enfin tout ce qui peut former le portrait d’un Peuple héroïque.

Si la gloire de nos Ancêtres fut humiliée par la conquête des Gaules, leur réputation n’en fut pas déshonorée, puisqu’ils ne furent asservis que par les Maîtres du monde, qu’ils les regarderent même comme des hommes véritablement grands, & qu’ils les employerent avec tant de succès à la conquête des autres Nations.

C’est donc aux Romains, ausquels en quelque façon nous sommes redevables des Monumens que nous avons, parce qu’étant devenus les Maîtres, les Gaulois corrompus par le commerce de leurs vainqueurs, cederent au torrent de la coûtume, interrompirent leur culte, & se livrerent à de nouvelles superstitions. C’est de cette derniére façon, que s’est introduit chez nos Auteurs le culte de Cybele, ils ne connoissoient point cette Divinité avant les exploits des Romains, ils n’adorerent d’abord qu’un Etre suprême, dont les chênes leur rappelloient la mémoire. Si dans la suite ils lui associerent d’autres Dieux, ce ne fut que par l’exemple des autres Nations, avec lesquelles ils commerçoient, ou ausquelles ils faisoient la guerre.

Si on ne sçavoit par une expérience fatale, que beaucoup de Monumens antiques ont cessé d’être par l’injure des tems, les religions dominantes, ou le caprice des hommes qui se plaisoit à détruire, ce qui leur paroissoit étranger ou ce qui n’étoit pas selon leur goût, & que lorsque le respect dû aux Dieux arrêtoit la main du Peuple, il se trouvoit parmi les Nobles, des gens assez audacieux pour signaler leur impiété par l’infraction des Temples, comme fit le Consul Æmilius-Paulus, qui voyant que le Peuple n’osoit demolir les Temples d’Isis & de Serapis, dont le Senat avoit ordonné la destruction, fut le premier qui en brisa les portes à coup de hâches : Si on ne sçavoit, dis-je, par une vraye perte pour les Antiquaires, que presque toutes les Nations en ont agi ainsi, on devroit être surpris que les Romains qui avoient tant de soin d’étendre leur religion, n’ayent pas laissé dans les Gaules plus de Monumens d’une Déesse pour laquelle ils avaient une si grande vénération, que lorsqu’il étoit question d’executer les vœux que faisoit le Peuple pour la conservation de la Nation, ou la solemnité des Decennales[1], les Empereurs Romains alloient à Pessinunte, aujourd’hui Tribanta (Ville de Paphlagonie, illustre par le culte de Cybéle), rendre des actions de grace, de l’heureux succès, ou des vœux qu’ils avoient faits, ou des victoires qu’ils avoient remportées.

Dans l’explication détaillée que nous allons faire, nous ne dirons d’après les meilleurs Auteurs, que ce que nous croyons d’absolument nécessaire pour l’intelligence de notre Monument.

Histoire de Cybéle. Cybéle que la Fable dit avoir été fille du Ciel & de la Terre & femme de Saturne, fut une de ces Divinités universellement reconnuës, & pour lesquelles la folle Gentilité eut le plus de respect. Elle eut divers noms ; selon les différens aspects sous lesquels elle fut regardée ; tantôt elle prenoit ses denominations des lieux où elle étoit adorée, & de-là elle fut nommée Dyndimene, Berecynthe, & Idée, des monts Dyndime, Ida, & Berecynthe ; tantôt faisant allusion au grand nombre des Dieux ausquels elle avoit donné le jour, elle portoit le nom de grand-Mere : on lui attribuoit aussi celui d’Ops, Tellus, & Rhea, parce qu’on croyoit qu’elle présidoit à la terre, qu’elle secouroit les mortels dans leurs nécessités, & que d’elle, comme d’une premiere cause, naissoit tout ce qui paroissoit dans le monde.

Ces attributs ne lui furent pas si généraux, que beaucoup de Nations ne variassent, & dans les noms qu’on lui donnoit, & dans la maniere de la représenter. Si les Phrygiens & les Romains lui donnerent les noms dont nous venons de parler, la représenterent assise avec des symboles particuliers qui la distinguoient des autres Dieux ; Lucien in Dea Syriales Ascalonites, les Syriens & les Grecs l’adorerent sous le nom de Decerto ou Déesse Syrienne, &In Atticis p. 27. lui donnerent le visage d’une femme dont tout le reste du corps se terminoit en poisson, ils la nommerent aussi Venus céleste au rapport de Pausanias, qui dit que dans Athénes il y a un Temple consacré à Venus la céleste, dont le culte doit son origine aux Assyriens, qui l’ont aussi communiqué à la Ville de Paphos de l’Isle de Chypre, Herodot. L. I. Ch. 105. & à la Ville d’Ascalon, qui est dans la Palestine. Elle étoit enfin Astarte la grande, des Phéniciens, & le Salambas des Babyloniens. Schedius de Diis Germ. p. 127.

Si je voulois entreprendre l’histoire de Cybéle, je pourrois rapporter d’autres dénominations avec les raisons pour lesquelles d’autres Nations le lui ont donné ; mais comme je me suis prescrit une régle de me borner à ce qui étoit nécessaire pour éclaircir les Monumens que je veux expliquer, Prêtres de Cybéle je passe aux Prêtres de Cybéle, & dis d’eux que semblables en cela à la Déesse qu’ils servoient, ils avaient aussi plusieurs noms, que leur donnerent leur origine, leurs fonctions, & leur mutilation, aussi furent-ils appellés, Phrygiens, Corybantes, Curetes, Dactyles, Idéens, Galles & Archigalles.

Ovid. Fastorum. 4.

Amnis, & insana nomine Gallus aqua,
Qui bibit indè fuerit.

On sçait qu’ils étoient dix dans chaque Temple, Epit. de Diis & Heroibus. & ce fut la raison pour laquelle ils furent appellés Dactyles, ce qui signifie en grec les doigts de la main : que dans le commencement de leur institut, il leur étoit ordonné sur toutes autres choses de garder le célibat, qu’Atys qui présidoit aux sacrifices de Cybéle, ému par la beauté de la Nimphe Sagaritis, viola sa chasteté & son vœu ; qu’agité par la fureur dont l’obséda la Déesse jalouse, il se mutila lui-même ; que dans la suite, Cybéle sensible aux douleurs de son jeune Prêtre, le changea en pin, arbre qui depuis, lui fut toûjours consacré, mais craignant la même foiblesse dans ses autres Prêtres, elle ordonna qu’à l’avenir, on n’initieroit personne dans ses mystéres, que n’entrant comme en fureur au son des cris & des instrumens, qui lui étoient consacrés, on ne se fît soi-même Eunuque.

On peut voir dans le quatrième Livre de la religion des Gaulois, chapitre vingt-uniéme, les raisons pour lesquelles ceux qui honoroient Astarte, Derceto, Vénus céleste, la Déesse Syrienne, ce qui est la même chose que Cybéle, s’abstenoient de manger des poissons, les expiations qu’ils étoient obligés de faire lorsqu’ils y avaient contrevenu, les infâmes Loix ausquelles étoient sujettes une fois en leur vie les femmes de Babylone, & les abominations ausquelles se prêtoient les Prêtres de cette Déesse, dans la Syrie & dans l’Egypte.

Culte de Cybéle Le culte qu’on rendoit à Cybéle, consistoit en des Fêtes qu’on faisoit à son honneur, & des sacrifices qu’on lui offroit, lorsque les femmes en célébroient les Fêtes secrétes, il n’étoit jamais permis aux hommes de s’y immiscer, il y avoit encore des Fêtes publiques, durant lesquelles on portoit par les ruës la statue de la Déesse, dans une espece de char traîné parGloria Conf. ch. 77. des bœufs, c’est ce qu’insinuë Grégoire de Tours. Cùm in carpento pro salvatione agrorum ac vinearum suarum, cantantes atque saltantes antè hoc simulacrum deferrent. In vit San. Martini.Cérémonie que les paysans avoient tant à cœur, dit Sulpice Sevére, que pour marquer plus de respect pour leurs Idoles, ils les couvroient de grands voiles blancs[2], esperant que par ces Processions qu’ils faisoient autour de leurs champs, leurs terres en deviendroient plus fertiles. Ils avoient une autre Fête qu’ils appelloient Lavation, Him. X. de coronison la voit décrite dans Prudence, elle se célébroit le vingt-sept de Mars, jour auquel on portait la statue dans un ruisseau voisin dans lequel on l’alloit laver. Initiation aux Mystéres de Cybéle.C’étoit dans ces Fêtes qu’on se portoit à ces retranchemens honteux qu’on réproche aux Galles & qui font horreur à la nature. Je tais beaucoup d’autres Fêtes qui étoient en usage chez d’autres nations, en particulier chez les Germains, pour parler des sacrifices qu’on faisoit dans ces jours de solemnité.

Antiq. expliqué de Monfaucon. « Lucien rapportant ce qui se passoit dans la grande Fête qu’on solemnisoit à l’honneur de la Déesse Syrienneliv. 1. ch.3. nomb.2., assûre qu’un grand nombre de personnes, tant de la Syrie, que des régions voisines, se rendoient à certains endroits où se célébroit cette fête, qu’ils y portoient les figures & les marques de leur religion[3] ; qu’aux jours assignés, toute cette multitude s’assembloit au Temple, que quantité de Galles s’y trouvoient & y célébroient leurs mystéres, qu’ils se tailladoient les coudes, & se donnoient mutuellement des coups de foüet sur le dos, que la troupe qui les environnoit, jouoit de la flute & du tympanon[4], que d’autres saisis comme d’un enthousiasme, chantoient des chansons qu’ils faisoient sur le champ, que tout ceci se passoit hors du Temple, que la troupe qui faisoit toutes ces choses n’y entroit pas, que c’étoit en ce jour qu’on faisoit des Galles, que ce son de flutes, inspiroit à plusieurs des Assistans une espece de fureur, & qu’alors le jeune homme qui devoit être initié, jettoit ses habits, faisoit des grands cris & venoit au milieu de la troupe, où suivant la coutume établie depuis un grand nombre d’années, il déguainoit une épée & se faisoit eunuque lui-même… Pline dit que cette mutilation se fait ailleurs avec les fragmens d’un pot Samien, ce qui doit rendre cette opération plus douloureuse. »

Lorsque les Gaulois célébroient leurs Fêtes à l’honneur de Bérecynthe, ils observoient le ridicule cérémonial dont nous venons de parler ; en un mot, dit SeldenDe Diis Syriis proleg cap 3., leurs Fêtes étoient les mêmes que celles des Égyptiens.

Quoique les Galles fussent le mépris des Romains & l’horreur des Gaulois, ne laissoit pas de les souffrir & de fournir à leur entretien par le moyen des offrandes qu’on faisoit à la statue de Cybéle ou de la Déesse Syrienne, qu’ils menoient par tout à la quête, attachée & portée sur un âne. Tout étoit bon pour eux, dit agréablement Polydore VirgileDe invent. rerum ubi de Dea Syria., ils ne refusoient rien de ce qu’on leur donnait, la Déesse s’accommodoit de toutes les offrandes de quelque espece qu’elles fussent, c’étoient des brigands & des gloutons, qui couroient ainsi pour se gorger aux dépens de la superstition d’un Peuple trop crédule & des cendres desquels, on voit rénaître tous les jours, ce qu’on appelle Bohémiens, & diseurs de bonne avanture.

Denis d’Halicarnasse, nous assûre, que quoiqu’il n’y eût aucun Romain de Galle, il y avoit à Rome des sacrifices &[5] des jeux institués à l’honneur de Cybele, que tout se faisoit à la Romaine, & que les Préteurs prenoient un Phrygien & une Phrygienne, pour faire la fonction de Prêtre & de Prêtresse, lesquels alloient selon leur coutume par les ruës, sautant & se frappant la poitrine au son des flutes & des tympanons.

Cette délicatesse ne dura pas toujours chez les Romains, puisqu’il y en eut qui se firent Galles, mais qu’à l’exemple de l’Auteur de la Heliogabale liv. 1. ch. 33. page 2371.religion des Gaulois, on puisse assûrer que quoique on trouve en France bon nombre d’inscriptions ou d’autres monumens consacrés à Cybéle, on n’y remarque aucun vestige de Galle, qui fût naturel du Pays ; c’est une chose à laquelle on pourrait facilement se méprendre, d’autant que le silence des Historiens & des monumens, ne nous permettent ni de nier, ni d’assûrer le contraire, parce que les uns & les autres ne s’expliquent pas assez sur cette matiere, & que selon le préjugé dans lequel on est, il est aisé, eu égard à la nudité de ceux qui se faisoient Galles, de prendre un Romain pour un Gaulois, ou un Gaulois pour un Romain.

On ne peut également point assûrer, si dans la suite des tems, les Romains servirent de Galles aux Gaulois ; tout ce qu’on peut dire, ce qu’il y a apparence que ces derniers ne le furent jamais par l’horreur naturelle qu’ils avoient pour toute sorte de mutilation, & que les uns & les autres faisoient venir ces infâmes du côté de l’Asie, qui a toujours été abondante en gens mols & efféminés.

Sacrifices offerts à Cybéle. Pour peu qu’on ait de connoissance de la religion des Gaulois, on n’ignore pas que dès le commencement ils offroient à leurs Dieux des victimes humaines, qu’il fallut toute la sévérité des Edits de leurs Vainqueurs, pour leur faire cesser des sacrifices si inhumains, & que, soit qu’ils le crussent sérieusement, ou qu’ils voulussent éblouïr ces malheureuses victimes par les grands services qu’ils croyoient leur rendre par un acte aussi barbare, ils étoient persuadés qu’une pareille immolation, purifioit l’hostie, la revêtoit de la Divinite & la mettoit au nombre des genies des lieux.

Prud. Peristeph. liv. 3. Him. in honor. hemisterii & chelidonii.

Jamnè credis bruta quondam
Vasconum gentilitas,
Quem sacrum crudelis error,
Immolarit sanguinem
Credis in Deum relatos
Hostiarum spiritus.

L’atteinte d’une dangereuse maladie, le danger de la vie, les calamités publiques, les maladies pestilentielles, ne pouvoient s’éviter que par de pareils sacrifices, au défaut des criminels ils immoloient des innocens, ce n’étoit pas toûjours dans le Peuple qu’ils cherchoient leurs victimes, ils les prennoient encore dans la Noblesse, qu’à force d’argent & de récompenses, ils engageoient à se dévoüer pour le salut de leur patrie.

Prep. Evengel. liv. I. cap. 10. Sanchionaton rapporté par Eusébe, dit que Saturne fut le premier qui pour faire cesser le ravage d’une peste qui affligeoit le pays, offrit en holocauste son fils unique à Uranus son pere, qu’il se circoncit & obligea ceux de sa suite à suivre son exemple.

Porphire cité par le même Auteur, nous assûre que dans les pressans dangers de l’état, c’étoit une ancienne coutume chez les Phéniciens, que les premiers d’une ville ou de toute une Nation, livrassent le fils qu’ils cherissoient le plus & l’immolassent aux esprits vengeurs pour le salut public, croyant que cette seule victime compensoit la mort qui menaçoit tous les autres : ce sacrifice ajoûte-t-il se faisoit avec de grandes cérémonies.

Outre ces sacrifices, les Prêtres de Cybéle en avoient de moins communs, dont nous ne parlerons pas, pour nous arrêter un peu à ces sacrifices mysterieux, qu’ils offroient à leur Déesse, & qu’ils appelloient Taurobole & Criobole. On immoloit alors un taureau, ou quelque autre animal mystérieux, on l’égorgeoit sur l’Autel, le Grand-Prêtre revêtu de ses habits Pontificaux, étoit au-dessous pour recevoir le sang de la victime, qui découloit sur ses cheveux, sa barbe & ses habits, il aspergeoit dans cette figure grotesque le Peuple spectateur d’un sacrifice aussi ridicule, tous croyoient être purifiés par cette cérémonie, s’attirer les bonnes graces de leur Déesse, & c’est ce qu’ils appeloient un Baptême de sang.

Le Temple octogone, dont nous donnerons le plan un peu plus bas, a été trouvé dans la Paroisse de Cestas, à laquelle Lieu où ont été trouvés les monumensil sert d’Église, cette Paroisse limitrophe des landes & dans les graves de Bordeaux, dépend de Messieurs les Jurats de cette Ville, comme Seigneurs de la Comté d’Ornon.

Ce lieu étoit anciennement plein de bois, & l’est encore à quelques défrichemens près, que les habitans du Pays ont été obligés de faire, pour se procurer une médiocre subsistance. Un quart de lieuë plus bas que la réunion des eaux qui viennent de différens endroits de ce bois, il y a un ancien chemin qui existe encore quoique peu fréquenté, on l’appelle le chemin du Pas du Luc, de cet ancien chemin dont il paroit encore quelque vestige, on peut tirer une ligne droite, laquelle en passant devant le Temple octogone, va vers le couchant se terminer au bout du bois ; on appelle cet endroit le Bouchon du Luc, il est entouré d’eaux, on y voit au milieu une élevation de terre rapportée d’environ cent pas géométriques de contour ; je crois que cette élevation qui domine de près de cinq pieds sur tout le reste de la campagne, avoit été consacrée à quelque usage de nos premiers peres, parce qu’avant la construction des Temples, la superstition des Gaulois ne leur permettoit d’offrir des sacrifices que sur quelques monticules, voisins autant que faire se pouvoit, & de quelque ruisseau, & de quelque petit bosquet.

J’ai cru devoir entrer dans ce détail pour confirmer le Lecteur dans l’idée, que ce Temple a autrefois appartenu à des Payens, d’autant mieux que pour peu qu’on soit versé sur les matieres de l’antiquité, on ne doit point ignorer que Lucus a toujours signifié un bois consacré à quelque divinité.

Cet octogone & l’édifice quarré long sur lequel sont les reliefs, ont toutes les situations qu’exige Vitruve des Temples des Payens. Que l’un ait été ce que les Anciens nommoient Delubrum, ou Temple qui contenoit plusieurs Dieux, que l’autre ait été leur Templum ou édifice consacré à un seul Dieu, c’est une question que le Lecteur décidera facilement par la description que nous ferons de l’un & l’autre monument. Nous observerons à présent avec VitruveAntiq. expliq. liv. I. ch. 2. nomb. 3. « que les statues des Dieux ausquels étoient consacrés les temples, regardoient l’Occident, afin que ceux qui venoient faire leurs priéres, regardassent l’orient en priant & offrant leurs sacrifices & que les Dieux paroissant comme sur leur orient, semblassent regarder ceux qui prioient & qui sacrifioient ; il faloit donc que les Temples fussent du côté de l’Occident, mais dans la suite cette situation des Temples ne fut pas si scrupuleusement observée, comme on remarque aux Temples qui restent encore aujourd’hui… Il y avoit des circonstances où l’on donnait aux Temples d’autres positions, si les Temples étoient bâtis le long des fleuves, il faloit qu’ils fussent tournés du côté des fleuves, & tout de même ceux qui étoient auprès des grands chemins, il les falloit tourner en sorte que les passans, pussent regarder dedans, & saluer les Dieux en chemin faisant. »

Si quelqu’un observa religieusement ces régles, ce furent sans doute les Gaulois, puisque les lacs, les marais, les fontaines & les fleuves étoient pour eux un signe auquel ils attacherent d’abord le souvenir de la présence de leurs Dieux ; qu’ils les déïfierent même dans la suite, & qu’ils les regarderent comme leurs plus grandes Divinités. Il n’est donc pas surprenant, que la Nation Gauloise plutôt que pas un autre, forcée par l’ordre de ses Maîtres à adopter des Divinités étrangeres, à réaliser les siennes propres, & à leur bâtir des Temples, elle ne les élevât par préference sur le bord des ruisseaux, y étant portée par l’esprit de sa religion & la force de ses préjugés, qui lui faisoit respecter les moindres amas d’eaux.

Le Temple dont je donne ici le plan & la situation, est assis au-dessus d’une fontaine, & sur le confluent de deux ruisseaux, sçavoir l’eau de galand & l’eau bourde, du nom duquel, quelques-uns peu versés dans la science des étymologies, ont prétendu que dérivoit en partie le nom de Bordeaux. Ce Temple n’a dans l’intérieur rien de remarquable, qu’un arceau, qui est supporté par deux colomnes de onze pieds de hauteur, cet arceau ferme les cinq faces de l’octogone, & est un reste de l’ancien Temple, sur les fondemens duquel, qui paroissent encore en partie, on a rebâti ces cinq faces d’octogone. Les deux bases des colomnes dont nous venons de parler, sont ressemblantes, & n’ont rien de particulier, que deux pommes de pin montantes, une à chaque angle de base, sur le chapiteau de celle qui est au Midi, & sur laquelle porte un édifice quarré long, dont nous parlerons dans la suite, sont des feuilles de chêne noir, ou Robur Jovis, arbre sur lequel les anciens Gaulois alloient chercher le gui, & pour lequel ils avoient tant de vénération.

Le chapiteau de la colonne opposée, a deux Lyons affrontés, de la gueule desquels sort une feuille de chêne noir refendue, laquelle supporte dans le milieu une pomme de pin contournée ; le Lyon qui est à droit, a la queue fourchuë, & sur la cuisse un stigmate de deux ronds l’un dans l’autre, sur le milieu de son dos, & à l’angle du chapiteau, est la tête d’un homme, qu’on doit présumer être celle d’un prêtre par le bonnet qui la couvre. Le Lyon qui est à gauche, est dans la même attitude du premier, à cela près qu’il n’a point la queue répliée par-dessus son corps, qu’elle est flotante, & qu’elle se termine en rustre de blason, au milieu duquel est un stigmate d’un petit rond. Ce Lyon a outre cela trois stigmates séparés, chacun de deux ronds l’un dans l’autre, sçavoir un sur ses flancs, & les deux autres sur sa cuisse, au-dessus de son dos, & dans la même proportion de la tête dont nous avons parlé, il y a une pomme de pin pendante, le filet qui est au-dessus de l’architrave où sont les Lyons, est chargé tout au tour de petits ronds séparés, au nombre de vingt-quatre, sçavoir douze en face & six de chaque côté, ils sont à peu près rangés comme le cordon de perles que portent les Barons au-dessus de leurs armoiries, la corniche des deux chapitaux, est chargée de denticules en forme de moulures d’architecture.

Ces Monumens sont des preuves de la vérité de nos conjectures, & sont si symboliques par rapport à Cybéle, qu’on ne peut s’empêcher de la reconnoître pour la Déesse à laquelle ce Temple appartenoit, les Lions ne lui étoient pas moins consacrés que la pomme de pin,[6] c’est un fait que personne n’ignore, & en confirmation duquel on peut rapporter deux médailles Impériales de Faustine femme de l’Empereur Antonin Pie, sur l’une desquelles on voit Cybéle un Tympanon à la main, dans un char tiré par deux Lyons, la legende de cette médaille, est Diva Faustina Augusta, & l’exergue Æternitas. Sur l’autre on la voit avec deux Lions, la legende est la même, & il y a au revers Matri Deûm salutari.

Ces Lions sont très-grossiérement sculptés & partis du même ciseau qui a fait les reliefs, ils ont l’oreille un peu trop longue, & paroissent être tigrés par les points qui semblent former des petites marques au-dessus de leur corps, on ne peut cependant pas dire que ce sont des tigres, parce que les tigres n’ont pas de criniere comme en ont ces Lions, ainsi on peut assûrer que le Sculpteur a voulu représenter des Lions tigrés, qui paroissent libres, tels que les Mythologues les donnent à Cybéle, afin de signifier que comme il n’est point de terre inculte & sauvage, qu’on ne surmonte par le travail, il n’est point aussi de terre cultivée qui ne retourne en friche, pour peu qu’on la néglige, semblable en cela au Tigre apprivoisé, qui rentre dans son naturel féroce pour peu qu’on cesse de le cultiver.

Les symboles qui sortent de la gueule de ces Lions, veulent dire que les Gaulois avoient défriché ces terres & que les Galles ne possédant rien en propre, ils les nourrissoient de leurs libéralités, & entretenoient à leurs dépens le culte de Cybéle, c’est ce que désigne la Pomme de pin soutenue par les feuilles de chêne sortantes de la gueule de ces Lions.

La tête du Prêtre & la pomme de pin, qui sont dans l’architrave au-dessus du dos des Lions, signifient que c’étoit un Prêtre de Cybéle, & que par conséquent ce Temple lui appartenoit ; nous parlerons du bonnet de ce Prêtre dans l’explication du second relief.

Quoique les stigmates qui sont sur les deux Lions, ne soient pas d’une explication aussi aisée, il faut cependant faire observer au Lecteur, que ces stigmates sont des marques qu’on imprimoit & sur les hommes & sur les animaux, afin qu’à l’aspect de ces lignes, l’esprit humain se ressouvint des Tert. lib. de prescrip. ch. 40. Lucien in Dea Syria.choses qu’elles signifioient, ainsi presque tous les anciens Prêtres des Idoles portoient publiquement des semblables caractéres, afin que par la diversité de ces marques, on reconnût qu’elle étoit la Divinité qu’ils desservoient. Les Prêtres de Mitra étoient étampés sur le front, les Galles & les Archigalles l’étoient sur la main ou sur la nuque, on stigmatisoit aussi les animaux pour faire voir à qui ils appartenoient, ou afin que ce fût un signe de leur consécration. Virgile dans le troisiéme Livre de ses Georgiques, nous en apprend toutes les significations.

Post partum, cura in vitulos traducitur omnis,
Continuoque notas & nomina gentis inurunt ;
Et quos aut peccori malint submittere habendo,
Aut avis servare factis, aut scindere terram
Et campum horrentem fractis invertere glebis ;
Cætera pascuntur virides, armenta per herbas.

Ces stigmates se faisoient communement sur les cuisses.

Anacreon.

Equi solent inustum,
Coxis habere signum.

Dèsque pas un Mythologue n’a parlé de ces stigmates, on pourroit donner Traité des signes, part. 1. tom. 2. à son imagination toute l’étenduë qu’on voudroit, & dire comme eux bien des choses, au hazard de rencontrer vrai, si nous n’étions dans le dessein de fortifier nos conjectures par les meilleures preuves que nous le pourrons. Ainsi nous dirons que ces ronds enclavés l’un dans l’autre, qu’on voit sur les lions dont nous avons parlé, sont allégoriques à Cybéle et figurent le Ciel & la Terre, dont la sphere de celle-ci comme beaucoup moins grande, est englobée dans celle du Ciel. Afin qu’on ne croye pas que c’est gratuitement que nous l’expliquons ainsi, nous rapporterons une médaille d’une autre Faustine, épouse de l’Empereur Marc-Aurele Antonin, sur laquelle on voit Cybéle assise sur un Lion, tenant à la main & sur ses genoux, une sphére, laquelle liv. 39. folio 289.selon Pierrius dans ses Hierogliphes, désigne le globe de la Terre. La legende de cette médaille, est Faustina Augusta, & l’éxergue, Matri magnæ.

Consequemment à cette interpretation, les doubles ronds, signifient le Ciel & la Terre, & les ronds simples qu’on voit au bout de la queüe du Lion qui est à gauche, & sur le filet dont nous avons parlé, signifient la terre.

La multiplicité des stigmates sur le Lion qui est à gauche, peuvent avoir quelque chose de mystérieux dans le sens des Payens & figurer les quatre élemens. Celle qui est au haut de la cuisse peut désigner le feu ; celle du flanc, l’air ; celle du bas de la cuisse, l’eau, & celle du bout de la queue, la terre. Pour ce qui est du nombre des vingt quatre petits ronds qui sont sur le filet, nous les croyons plutôt un ornement d’architecture, qu’un mystére du Paganisme, quoiqu’absolument ils pourroient être mystérieux, & signifier la terre comme nous l’avons déja dit, ou le nombre des personnes, ou des familles qui formerent la Colonie qui vint peupler ce lieu.

Les feuilles de chêne qui sont dans l’architrave opposé, représentent ou la couronne des feuilles de chêne que les Anciens donnoient quelquefois à Cybéle, ou prouvent que les Gaulois, ayant adopté cette Divinité, l’avaient mise au rang des Dieux de la Nation, & que son culte ne leur étoit pas moins précieux, que celui qu’ils avoient pour les chênes.

Il y a encore dans l’intérieur du Temple un decussis ou Croix de Saint André, qui est comme attachée à la clef de la premiere des deux voutes qui ferment le Sanctuaire, & qui remplissent les cinq faces de l’octogone dont nous avons donné le plan. Des trois autres faces dont la derniére devoit regarder vers l’Occident, il ne reste plus que celle qui sert de façade au clocher du côté du nord, celle du Nord de l’octogone, ayant été démolie pour la construction d’une Chapelle de la Vierge, & celle de l’Occident qui servoit d’entrée au Temple, ne subsistant plus par les diverses augmentations qu’il a plû de faire à cette Église, & c’est ce qui rend l’octogone imparfait.

Si je ne craignois pas de donner des mots pour des raisons, & des conjectures pour des preuves, j’hazarderois d’expliquer ce decussis comme un symbole du nombre des Prêtres de chaque Temple qui étoit consacré à Cybéle ; je pourrois même fortifier ma conjecture par la coûtume des premiers Chrétiens, qui détruisant ou changeant en leurs Églises les Temples des faux Dieux, tournant à leur usage les cérémonies & les symboles des Payens, avoient profité de l’occasion, & consacré ce Temple au véritable Dieu sous l’intercession d’un de ses Cette Église est dédiée à Saint Andréfidéles serviteurs dont le decussis est le symbole.

Quoique les Temples octogones ne soient pas toujours une preuve qu’ils appartenoient à des Payens, puisqu’ils en avoient de decagones, de quarrés, de quarrés longs, & des ronds ; que rien n’implique, que les Chrétiens n’en ayent bâti dans le même goût ; quoiqu’on puisse également dire, que celui dont je parle a été construit par des Idolâtres, ou par des fidéles, par la raison que l’arc-boutant de la troisiéme face de l’octogone du côté du Midi, qui soutient l’arceau intérieur dont nous avons parlé plus haut, & qui est entaillé dans un angle de l’édifice quarré long, qui sert aujourd’hui de clocher à cette Église, porte des marques évidentes d’une plus haute antiquité que les faces de l’octogone, lesquelles paroissent visiblement avoir été rebâties sur les fondemens de l’ancien Temple, il est cependant sûr que le vrai antique consiste en l’édifice quarré long, l’arceau & les colonnes dont nous avons parlé ; que le reste quoique très-ancien ne fut fait qu’après quelque irruption des Barbares, qui détruisirent ce Temple ; c’est un fait que le moindre connoisseur en architecture est en état de décider, & qu’un coup d’œil exprime bien mieux que ne sçauroit le faire la plume la plus diserte par un portrait quelque ressemblant qu’il fût.

Je croirois encore, sans peut-être m’éloigner trop du vrai, que ce dernier établissement, fût dans ce pays l’époque du Christianisme, & qu’ainsi les Payens, & les fidéles ont concouru en divers tems à nous donner cet édifice, tel que nous l’avons aujourd’hui.

Description du quarré long. Le quarré long dont nous avons parlé, est peut-être l’édifice du monde le plus singulier par la bisarrerie & l’inégalité de sa construction, il n’a selon les régles de Vitruve, d’autres proportions exactes que la justesse de sa position : il est tourné vers le midi, & comme l’octogone est assis sur le confluent des deux ruisseaux dont nous avons déja fait mention. Sa hauteur est de trente-quatre pieds, sur dix pieds six pouces de longueur, & huit pieds de largeur. Le mur des trois faces qui regardent l’Orient, le Midi, & le Couchant, est à chacune de différente épaisseur, celle de l’Orient a trois pieds & demi, celle du Midi trois pieds onze pouces, & celle de l’Ouest trois pieds. Pour ce qui est de celle du Nord, elle étoit ouverte, le haut seulement fermé par un arceau de dix-sept pouces d’épaisseur, sur trois pieds six pouces de largeur, & quatorze pieds de hauteur. Au-dessus de cet arceau & dans le même sens, s’élevoit petite voute qui fermoit le vuide intérieur de l’édifice, ce vuide est de trois pieds cinq pouces de longueur sur deux pieds dix pouces de largeur. Cette voute fut rompuë lorsqu’on fit servir cet édifice à soutenir les cloches qui y sont. Il ne reste de cette voute que les deux premieres assises de sa naissance ; il n’y avoit jamais eu d’escalier pour monter au-dessus de cette voute, on alloit aux cloches par une échelle à main, & par un trou qu’on avoit fait dans l’épaisseur du mur de la face de l’Est, jusqu’à ce qu’en mil sept cens trente-sept, on ait fait faire un dégré de pierre, qui porte tout sur l’épaisseur du mur. Le rés de chaussée est supporté par des grandes pierres qui avancent quatre pouces hors d’œuvre, & forment tout autour une espece de soc ; à six pieds d’élevation il y a une plynthe[7] renversée, & vingt pieds au-dessus, regne tout autour une seconde plynthe renversée, sur laquelle vraisemblablement devoit être l’entablement dont on a couronné une élèvation de huit pieds, qu’on a bâti au-dessus de cette seconde plynthe. C’est un fait qu’il est facile d’observer, par les saillies, les renfoncemens, & le défaut du niveau de cette élévation au mur principal qui la soutient. Je dois encore faire remarquer qu’aux pierres de l’entablement, qui répondent à chaque angle du quarré long, il y avoit une pomme de pin, symbole de Cybéle, il en reste encore une en entier, les autres ne paroissent qu’un peu, parce que le mauvais tems les a fort endommagées.

L’ouverture de cet arceau dont nous avons déja parlé, servoit pour sonner les cloches, de dedans l’Église étant, elle n’a été fermée que depuis quarante ans, que le Curé d’alors, interrompu sans doute, ou voyant que les Fidéles étoient distraits de leurs priéres par la manœuvre du Sacristain, la fit murer d’un demi parpain, & fit faire une autre ouverture qui est du côté du Midi, ce qui lui fut d’autant plus aisé, qu’y ayant au milieu de cette façade une niche au rés de chaussée de neuf pieds de hauteur, sur quatre pieds de largeur, & deux pieds d’enfoncement, il n’avoit qu’à faire ouvrir le mur qui servoit d’enfoncement, & qui étoit épais de vingt-trois pouces. Quand on n’auroit pas de témoignage du fait, la chose est trop visible pour ne pas juger que cela s’est passé ainsi, d’autant mieux qu’il est impossible, que la voute de la niche n’aye été faite en même tems que le corps de l’édifice.

On ne peut point sçavoir si avant ce dernier usage, cet arceau servoit, ou à des sacrifices, ou de lieu à rendre la justice au peuple, si l’on pouvoit facilement demolir, il seroit aisé par l’inspection des lieux de se déterminer en faveur de l’un ou de l’autre. Il y a cependant quelques raisons qui nous disposent à croire que ce lieu servoit à rendre la justice, & non à des sacrifices. Premierement il étoit de la convenance & de l’usage chez les Gaulois d’offrir leurs sacrifices en présence de leurs Dieux, & non pas derriére, ou à côté d’eux, ce qui cependant auroit été, si l’ouverture de cet arceau avoit été destinée à cet usage, il y a donc lieu de croire, qu’il étoit consacré à rendre la justice, leur étant ordinaire autant que faire se pouvoit, de juger le Peuple auprès des Temples de leurs Dieux.

On ne sçait point par la tradition du Pays, à quel usage étoit la niche, qui est opposée à l’endroit dont nous venons de parler ; s’il y avoit quelque statuë, & dequoi est-elle devenuë. On ne se rappelle pas s’il y avoit des Inscriptions dans l’enfoncement du mur qu’on a rompu ; quelque examen que j’aye pû faire sur cette matiére, je n’y ai trouvé qu’une ignorance profonde, ce qui doit d’autant moins surprendre, que les habitans de cette Paroisse sont tous gens non Lettrés, très-rustiques, & qui pour toute science de cette antiquité, se souviennent seulement de n’avoir jamais vû ni porte, ni vestige de porte dans le fonds de cette niche, avant que leur Pasteur y eût fait faire une ouverture pour les raisons que nous avons dit. On sera peut-être surpris d’une semblable stupidité ; pour moi qui connois leurs caractéres, je crois que c’est encore beaucoup, que des traits aussi frappants, ayant pû faire impression sur des esprits aussi grossiers, ils ayent conservé assez de mémoire pour ne pas les oublier.

Description des bas reliefs C’est à trois pieds & demi au-dessus de cette niche, qu’on voit les bas reliefs que je vais expliquer, ils commencent à une pierre près, qui est toute rase, par l’angle qui regarde vers l’Occident, & montent vers l’Orient jusqu’au-dessus de la niche que nous avons déjà dit faire le milieu de la façade du Midi.

Ce monument consiste en cinq pierres scellées dans le mur, dures & grisâtres, d’égale hauteur, mais d’inégale largeur, & soit que le sculpteur ne fût pas encore parvenu à un certain dégré de perfection, ou que le tems ait emporté les ornemens de son ouvrage, le travail en paroît très-grossier. Menagemens de la nature, qui tantôt prodigue tantôt avare de ses dons à l’égard des mortels, veut nous apprendre par-là, à distinguer l’époque des tems, où se joignant à l’art, elle a fait la gloire des grands hommes, ou l’obscurité de ceux auquel elle a refusé ses talens.

Explication de la premiere Pierre. La premiere pierre a quatorze pouces en quarré, & représente un homme de profil, tout nud, excepté qu’il paroît avoir la tête couverte de quelque chose qu’on peut prendre pour un chapeau allongé & à larges bords, mais qui aussi peut ne pas l’être, parce que la pierre est si usée, qu’elle ne permet pas d’en porter un témoignage sûr. Cet homme a au-dessus de ses épaules un espece de mantelet rayé qui ne descend pas plus bas que les coudes, & lequel paroît former par les plis d’enhaut un petit capuchon.

Cet homme dont la posture est gênée, semble être entraîné par un âne[8] qui est au-devant de lui, & duquel il tient la queuë relevée. Peut-être étoit-il du cérémonial des Prêtres de Cybéle, que les Galles fussent ainsi conduits au Temple de leur Déesse, pour persuader au Peuple par l’empressement de cet animal qui étoit consacré à la mere des Dieux, qu’elle étoit bien aise de sortir pour répandre ses bienfaits sur un Peuple qui avoit tant de devotion pour son culte & tant de bonté pour ses Prêtres. Le bât dont cet âne est revêtu, nous porte à le conjecturer ainsi, d’autant mieux qu’il y a dans le même relief un canton franc, qu’on peut prendre pour une ancienne façon de représenter Cybéle, comme nous l’expliquerons plus bas.

Pour peu qu’on se souvienne, de ce que nous avons dit plus haut de la quête des Galles, il est aisé d’expliquer ce que représente cette premiere pierre. C’est un portrait au naturel de ce que faisoient ces Prêtres de Cybéle, lorsqu’ils alloient à la quête, avec la statue de leur Déesse attachée sur un âne ; il n’y a que le chapeau, supposé qu’il en soit un, & le mantelet, qui pourroit arrêter un peu, & exciter la curiosité du Lecteur ; mais comme je me suis proposé de la satisfaire en tout ce qui dépendra de moi, & de ne rien laisser en arriere des moindres symboles qui se trouveront dans nos reliefs, je vais dire ce que je sçais là dessus.

Je ne parlerai point de l’origine du chapeau dont ce Prêtre paroît couvert, je ne dirai point que leur fabrique & la largeur de leurs bords, leur donnerent diverses denominations, Pilei & petasi. je ferai seulement observer que leur forme étoit différente de celle des nôtres, que ce chapeau étoit quelquefois une marque odieuse, comme lorsqu’avant de vendre les esclaves de mauvaises mœurs, on les couvrait de ce symbole, & quelquefois aussi il désignoit la liberté, & l’impunité ; la liberté, c’est ce que Perse nous apprend.

Hæc mera libertas, hæc nobis pilea donant.

Aussi bien que les médailles de Brutus, de Claude Cesar, de Sergius Galba, de Caracalla, de Nerva. Suétone, parlant de la mort du cruel Neron, dit que toute la ville de Rome, prit le chapeau, en signe de ce qu’elle étoit délivrée d’une affreuse servitude, & qu’elle rentroit dans sa premiere liberté.

Il étoit aussi un symbole d’impunité, témoin les Saturnalles, pendant lesquelles le Peuple portoit le chapeau, & pouvoit impunément prendre toute sorte de liberté dans ces Fêtes abominables. Les flamines de Jupiter se servoient de cet ornement pendant l’exercice de leur charge, on en paroit les Dieux domestiques, & les Grecs le regardoient comme un si grand signe de noblesse, qu’ils ne représentoient jamais Ulysse qu’avec un chapeau. Lazius Baisius. Il étoit aussi le signe de l’esprit embarrassé d’un Auteur, & des ténébres qui étoient répanduës sur ses ouvrages, motif pour lequel dit Sorain, Soranus in historiis on représentoit Hypocrate avec un chapeau.

André Morillon dans l’explication d’une médaille de Septime Severe, sur la tête de laquelle on lit ces mots, Severus pius Augustus, & dans l’exergue indulgentia Augusti in Carthaginenses, dit que les Prêtres de l’Egypte se couvroient la tête d’un long chapeau & fort profond, que les Thébains en usoient de même, à la différence près qu’il étoit rouge & qu’ils y mettoient au dessus une aîle d’épervier. Occo. in Sever pert p. 245. In Ægipto Sacerdotes longo pileo profundè teguntur, & idem est Thebanis sed puniceus, imposita ala accipitris.

Quelques personnes d’esprit, ausquelles j’avois fait voir ce monument, prétendoient que le chapeau dont ce Prêtre étoit couvert, devait être une ancienne mître, elles fondoient leurs raisonnemens, sur ce que les Sacrificateurs des Idoles & les Prêtres des faux Dieux, ne faisoient aucun acte de religion, qu’ils ne fussent couverts, à moins qu’ils ne sacrifiassent à Saturne & à l’Honneur devant lesquels ils se découvroient. Ils ajoutoient même que ces mîtres devoient être riches au rapport de Philostrate, dans la vie d’Appollone de Tyane ; & qu’entr’autres, celle des Souverains Pontifes de la Déesse de Syrie, n’étoit pas moins précieuse, que celle des Brachmanes qui étoient couvertes de pierreries.

De quelque vraisemblance que soient accompagnées ces raisons, nous ne pouvons cependant pas les adopter, parce que, quoiqu’anciennement les mîtres fussent d’une espéce différente de celles dont se servent aujourd’hui les Evêques, il n’est pas croyable que le Grand-Prêtre qui devoit présider aux sacrifices qu’on offroit pour les besoins du Peuple, ou la devotion du particulier, se derangeât de ses principales occupations, & s’humiliât au point d’aller à la quête. Il y a plutôt lieu de croire, qu’on députoit pour cet employ un des Prêtres du Collége, auquel on donnoit un chapeau, pour denoter son caractére, & la liberté qu’il avoit d’aller par tout, y faire impunément ce qu’il lui plairait, sans que personne le dût trouver mauvais, & profiter sur tout des émolumens, qu’un extérieur modeste, pâle & défait, ne manquoit jamais de leur procurer.

Il y a encore une autre raison plus forte, pour nous faire penser que celui qui est représenté sur ce relief, n’est point l’Archigalle[9], ou le premier Prêtre de Cybéle ; c’est que de quelque configuration qu’on suppose qu’ayent été les anciennes mîtres, dèsque nous avons des Auteurs qui nous assûrent qu’elles étoient précieuses par leurs ornemens, & que nous n’en trouvons aucun sur ce dont il est question, il y a lieu d’inferer, que ce qui est représenté, étoit un chapeau de voyage, & non une mître de sacrifice, ce qui est d’autant plus sûr comme on le verra plus bas, ce que la mître du grand-Prêtre de Cybéle, étoit très-petite ; autre défaut de convenance avec le chapeau dont nous parlons.

Le mantelet est fait comme le roquet ou petit manteau de couleur blanche, que les Babyloniens mettoient au-dessus des deux tuniques dont ils se revêtoient, semblable au leur, il ne descend pas plus bas que le coude, n’a point de collet, & au capuchon près, ressemble assez à celui de nos pèlerins, il paroît rayé comme le Trabea des Romains, ressemble au Rhenonés des Allémans, & au Sagum dont les anciens Gaulois se servoient pour se garantir de la pluye, & qu’ils regardoient chez eux comme une marque de distinction. Enfin on ne peut mieux le comparer qu’au Colobium des Brachmanes, qui étoit un habit sans manches, ayant un capuchon, & extremêment court.

Quoi qu’il importe très peu de sçavoir de quelle couleur étoit ce mantelet, les curieux ne seront peut-être pas fâchés d’apprendre que la robe du Souverain Pontife de Cybéle, étoit de couleur safran, Trait. des fig. tom. 2. p.58. que ses souliers étoient de lin, que sa tête étoit coëffée d’une mître très-petite, & qu’avec ces ornemens, il alloit au-devant de la statuë de la Déesse, lorsqu’on la portoit en cérémonie.

La couleur faisant chez presque toutes les Nations la distinction des habits, Virgile nous assûrant que la couleur de pourpre étoit affectée aux rayes des habits des Gaulois, Æneid. lib. 8.

Virgatis lucent sagulis.


sçachant d’ailleurs que la blanche étoit attachée aux Druïdes, on peut dire que la jaune devoit l’être aux Prêtres de Cybéle. Nous sommes confirmés dans cette idée par la proximité qu’il y avoit de l’état effeminé des Galles, à celui des jeunes mariées, qu’on couvroit anciennement d’un voile de cette couleur, afin que si la pudeur venoit à faire changer le visage, on en attribuât la cause à la réflexion de la couleur.

Lucain Pharsal. liv. 2.

Non timidum nuptæ leviter tectura pudorem.
Lutea demissos velarunt flammea vultûs.

Enfin je ne puis mieux comparer, la nudité, le chapeau, & le mantelet de ce Prêtre de Cybéle, qu’au portrait d’un Calender, à cela près qu’étant de profil, il ne paroît pas être sans sexe, comme le sont ces Religieux Turcs.

Le canton franc, ou quarré d’attente qui paroît au-dessus de la tête de l’âne & qui est opposé au Prêtre, peut désigner l’ancienne façon de représenter chez les Romains la Déesse Cybéle, on peut voir dans la troisiéme Decade de Tite-Live, Livre neuviéme, quelle raison obligea les Romains de passer en Asie, pour mener de Pessinunte à Rome la Mere Idéene, ou Cybéle, que les habitans de cette ville leur donnerent une pierre sacrée, qu’ils jurerent être la mere des Dieux ; qu’ils la représenterent depuis en un quarré cube, jusqu’à ce que leur religion commençant à se polir, ils lui donnerent la figure d’une femme avec des symboles qui pussent servir à la distinguer du reste des Dieux. Tite-Live, Decade 3. liv. 9. p. 377. traduction de Lafaye.

Explication de la seconde pierre La seconde pierre qui est de onze pouces de largeur sur quatorze de hauteur, représente un Prêtre & une Prêtresse qui marchent de front, ils sont l’un & l’autre nuds jusqu’à la ceinture, le Prêtre est à droit, a un bonnet pour distinctif, & du dessus de sa main gauche, frappe sur le sein de la Prêtresse, laquelle de sa main droite, donne sur l’épaule droite du Prêtre : la main droite du Prêtre, & la gauche de la Prêtresse sont pendantes, & tiennent à une écharpe qui paroît les unir ensemble.

On voit par cette réprésentation que les Gaulois étant devenus les esclaves, & par là les singes des Romains, avoient à l’exemple de leurs maîtres, des Prêtres & des Prêtresses, ou des gens qui en faisoient la fonction, lesquels alloient par les ruës en sautant, & se frappant la poitrine au son des flutes & des tympanons.

Quand même les Auteurs n’auroient rien écrit sur cette Fête de Cybéle, & sur ce qui s’y pratiquoit, le relief que nous donnons, est si circonstancié, & si parlant, que pour peu qu’on sçache la fable, & l’histoire des Dieux, il n’est pas possible de s’y méprendre ; & de ne dire pas tout de suite les mêmes choses, que nous ont transmis les Historiens les plus exacts & les plus fidéles.

Le bonnet qui sert de distinctif à ce Prêtre, aussi bien qu’à celui qui est sur le chapiteau dont nous avons déja parlé, est à peu près le même que celui dont liv. 40traite Pierrius dans ses hieroglyphes, & dont les garamantes Peuples de la Lybie, furent les premiers inventeurs, en partageant par le milieu, & en deux parties égales, les œufs d’autruche, qu’on sçait être dans leur pays d’une grandeur extraordinaire, & dont ensuite ils se couvroient la tête.

Ces bonnets rares & d’une tournure aussi galante, devinrent peu à peu des signes de distinction, les Gentils les donnerent à leurs Prêtres pour marque d’honneur, & voulurent qu’ils en fissent parade, dans la solemnité de leurs céremonies burlesques.

La compagnie de la Prêtresse, & l’écharpe qui est en bas, prouvent que les Prêtres de Cybéle, mutilés comme ceux de la Diane d’Ephese, dont parle Strabon dans son quatorziéme livre, ne faisoient aucune fonction sans être assistés de quantité de jeunes Vierges consacrées à la Déesse.

L’attitude dans laquelle ils sont représentés, désigne des gens qui marchent ensemble, & les coups mutuels qu’ils se donnent, l’un sur le dos & l’autre sur la poitrine, prouvent les deux différentes cérémonies qu’ils observoient dans ces Fêtes, selon Lucien, Loco superius allato. c’étoit des coups de foüet qu’ils se donnoient sur le dos, & selon Denis d’Halicarnasse, c’étoient des coups qu’ils se donnoient sur la poitrine.

Explication de la troisiéme pierre À la troisiéme pierre qui a douze pouces de largeur, commence l’initiation des mystéres de Cybéle. On y voit un jeune homme, tout nud, assis, dans une attitude de fureur, les deux mains posées au-dessus de son front, comme pour s’arracher les cheveux, & la gueule béante comme pour faire des hurlemens, & des exclamations horribles, c’est de tous les reliefs, celui que le tems a le moins épargné, il en reste cependant encore assez, pour faire sentir au premier coup d’œil tout ce que je viens de dire.

N’est-ce pas là un portrait bien fidèle de ce que dit Lucien, que dans les Fêtes de Cybéle, le son des instrumens qui lui étoient consacrés, inspiroit à plusieurs des assistans une espece de fureur, & qu’alors le jeune homme qui devoit être initié, jettoit ses habits, faisoit des grands cris, & venoit au milieu de la troupe, où suivant la coûtume établie depuis un grand nombre d’années, il déguainoit une épée, & se faisoit lui-même ennuque. C’est ce que demontre le relief de la quatriéme pierre qui a neuf pouces de largeur.

Explication de la quatriéme pierre.On y voit le même jeune homme assis, se faire l’opération[10]. On me pardonnera si je n’entre point dans un détail aussi obcéne, au premier aspect de l’estampe du relief, on peut voir ce dont il s’agit. Je dirai seulement que le tems ayant un peu usé le monument, on ne peut point sçavoir avec quel instrument il se mutile, si c’est avec une épée, comme le dit Lucien, ou avec un fragment de pot Samien, comme Pline l’assûre. Ce qu’il y a de particulier, c’est que ce jeune homme a deux espéces de cornes très-courtes, qui lui naissent de la tête.

S’il m’étoit permis de mêler le sacré avec le prophane, on pourroit dire en prenant à la lettre, ce que l’Ecriture dit de Moyse, en suivant l’erreur des peintres & des sculpteurs, & en continuant le parallele qu’un Auteur anonyme a voulu faire de la religion des Gaulois avec celle des Juifs ; on pourroit, dis-je, assurer que les cornes de cet initié, signifient la fureur divine dont il étoit saisi au tems de sa mutilation, comme la splendeur du visage de moyse, & le terme dont l’Ecriture se sert pour l’exprimer, signifient selon bien des personnes, que la façon toute extraordinaire dont Dieu daigna se communiquer à Moyse sur le mont Sina, fit naître sur le front de ce Législateur, des cornes, dont l’aspect saisit de crainte le Grand-Prêtre Aaron, & les enfans d’Israël. Exod. c. 34. v. 29. & 30.Ignorabat quod cornuta esset facies sua ex consortio sermonis divini. Videntes autem Aaron & filii Israël, cornutam Moysi faciem, timuerunt propè accedere.

Quoiqu’il soit vrai que les Payens ayant emprunté beaucoup de choses de la religion des Juifs, & que la conjecture pourroit être véritable, si l’on vouloit s’en rapporter à une erreur qui s’est glissée jusqu’à nous, & dont les estampes, & les tapisseries font encore foi ; je crois cependant que c’est dans la seule religion des Payens, que nous devons chercher la véritable signification de ces cornes.

On sçaura d’abord qu’aux symboles près qui les distinguoient, toutes les Divinités champêtres avoient des cornes communes, témoins les Pans, les Faunes, les Satyres, & quantité d’autres Divinités rustiques. Les Gaulois avoient aussi leurs Dieux cornus, qu’ils invoquoient principalement lorsqu’ils alloient à quelque chasse dangereuse ; les cornes signifiant la force dans leurs Dieux, il n’est pas surprenant, que faisant un cas particulier du célibat, & regardant comme divines, Tacit. de mor. Germanorum & propres à prédire l’avenir, les filles qui conservoient leur virginité, ils ne donnassent des cornes à leurs Galles dans le tems de leur initiation, pour denoter par-là, que furieux & pleins de la Divinité qui les animoit, la perte de leur sexe leur procuroit quelque chose de divin.

Mais si cela étoit, nous peut-on objecter, il paroîtroit de la contradiction dans les actions des Gaulois, nous avons dit plus haut qu’ils avoient en horreur les Galles, mais comment auroient-ils pû les haïr, si leur religion les engageoit à respecter en eux quelque chose de divin.

Je réponds à cela, que l’horreur des Gaulois pour les Galles, n’alloit pas jusqu’à mépriser les mouvemens furieux qui les avoit fait mutiler pour conserver leur chasteté, puisqu’ils élevoient des Temples à la Déesse Cybéle, & qu’ils en nourrissoient les Prêtres par l’abondance de leurs aumônes, comme s’étant reservés l’acte charitable & pieux de nourrir des hommes qui s’étoient entiérement sévrés de tout commerce avec le monde, pour se consacrer au culte d’une Divinité que les Gaulois adoroient eux-mêmes. Leur horreur venoit de l’éloignement invincible qu’ils avoient non-seulement pour une mutilation aussi infamante, mais encore pour le moindre retranchement de la plus petite partie de leur corps. Sans doute même, que chez eux, rien n’excusoit les Galles, pour lesquels ils avoient un respect de religion, que cette fureur divine, qu’excitoit malgrè eux, les cris, les sons de flutes, des Cymbales & des autres instrumens consacrés à Cybéle, fureur qui paroissoit même nécessaire, pour soutenir le caractére des Gaulois, soit que dans la suite ils se mutilassent eux-mêmes, ce qu’on ne peut cependant pas assûrer, ou que pour cet effet ils fissent venir des Asiatiques.

Explication du dernier relief.Sur le cinquiéme relief qui a douze pouces de largeur, sur la même hauteur des autres, est représenté un animal rampant dont le poil est ras, sa tête ressemble à celle d’un oiseau, sur laquelle il a deux oreilles d’âne, il sort du milieu de son corps deux petites pâtes extrêmement courtes, & le reste du corps se termine en poisson. De la gueule ouverte de cet animal, pend un petit enfant enveloppé dans des langes, les bras de cet enfant sont dehors, & sa tête est engloutie dans la gueule de cet animal, qui paroît devoir le devorer. Au bas du relief, & dans une proportion juste entre l’animal & l’enfant, est un bout de corde posé en face de la longueur de six pouces.

Il faudroit être un œdipe, pour dire au vrai ce que signifie ce qui est représenté sur ce relief, d’autant plus que le défaut d’inscriptions, la figure extraordinaire de cet animal, l’enfant qu’il devore, & la corde qui est en bas, me paroissent si mystérieux, & d’une explication si difficile, que je croirois passer pour téméraire, si j’osois me flater de rencontrer juste dans le sens de cette énigme. Mais comme plus les choses sont d’une difficile réussite, plus sont glorieux les efforts qu’on fait pour en venir à bout, je vais dire ce que mes réflexions sur les Auteurs que j’ai consulté, & mes recherches particulieres dans les lieux où sont ces monumens, m’ont pû donner d’éclaircissement sur une matiere aussi obscure.

Premier sentiment sur ce relief.1o. On ne peut pas dire que ce qui est représenté sur ce dernier relief, soit un de ces animaux mystérieux qu’on offroit à Cybéle. La raison de le penser ainsi, est qu’au lieu qu’il dût être immolé, c’est lui en quelque façon qui devient le Sacrificateur, en devorant la victime qu’on immole. Il faut donc tourner nos vuës d’un autre côté, & tirer le rideau de dessus ce qui est caché pour l’exposer dans tout son jour ; je pense donc que cet animal est Cybéle elle-même, dont le culte a été porté dans les Gaules par quelque étranger, qui l’a faite réprésenter sous la forme qu’elle étoit adorée dans son pays.

Si je voulois grossir ma dissertation par des excursions littéraires, je pourrois rapporter plusieurs exemples du même sujet[11]. Je dirai seulement que s’il ne s’y trouve pas une exacte conformité de ressemblance, avec quelques-unes des différentes espéces de Cybéle que nous avons, c’est une alteration qui ne doit pas surprendre, par l’impossibilité morale où l’on est, de bien représenter une chose sur la narration, ou les écrits de quelqu’un, quelque fidéle qu’il soit dans les rapports ; par la bisarrerie du goût, & plus souvent par un excès de zèle, raisons suffisantes pour faire changer, ou du moins altérer la forme des Dieux qu’on aura apporté d’un pays lointain dans la région des Gaules. Il en a été des Divinités comme du langage, chacun les changeoit à sa fantaisie : aussi Dom Martin a eu raison de dire, en faisant sentir l’éloignement de l’oannés des Babyloniens à l’onüava dont il parle : « Après cela sera-t-il surprenant que cette Divinité ait souffert quelque alteration, & ait été un peu déguisée sur la route de Babylone dans les Gaules. »

Tom. 2 ch. 21.Kirker dans son œdipe Egyptiaque, confirme notre conjecture, lorsqu’après avoir rapporté des raisons de vraisemblance, pour lesquelles les Dieux ont été metamorphosés en animaux, il dit. Sic Hammon in arietem, Mercurius in ibin, Pan in hircum, Osiris in bovem, Appollo in accipitrem, & sic de cæteris ; conversus fingitur unusquisque in id animal quod juxtà analogiam quandam proprietatibus suis, & genii, & rei cui præesset indolem referret.

Il n’est donc à présent question que de trouver quelque Cybéle adorée sous quelque forme extérieure, qui aye du rapport à ce que nous devons expliquer, & quelque animal consacré à cette Déesse, dont par analogie, on aura voulu donner quelque trait à ce qui est représenté sur cette derniére pierre.

Je dois avoir fait observer au commencement de cette dissertation que Cybéle avoit différentes dénominations prises de divers sujets, que les sectateurs de son culte ne s’en étoient pas tenus là, que selon son goût, chaque Peuple avoit varié, & dans les noms, & dans la façon de la représenter, que les Ascalonites, les Syriens, & les Grecs l’adoroient sous le nom de Derceto, & lui donnoient le visage d’une femme dont le corps se terminoit en poisson, que les Babyloniens l’appelloient Salambas, parce qu’ils croyoient qu’elle demeuroit dans la mer, que d’autres enfin, comme les Assyriens, & les Égyptiens, lui donnerent le nom de Vénus céleste, Schedius de Diis Germ. p. 127.comme étant la mere des Dieux, & la réprésentoient en femme jusqu’à la ceinture, & le reste en poisson, avec des pieds semblables à ceux d’un veau marin. Noms & portraits qui étoient aussi différens, dit Ptolomée, que les endroits où son culte étoit établi. En voilà assez pour faire donner à notre Cybele un corps de poisson, avec des pâtes de devant, semblables à celles d’un chien, ou d’un veau marin.

Sa tête d’oiseau lui aura été donnée pour marquer sa Divinité. Zoroastre dans son recüil sacré des mystéres des Perses, l’assûre expressément du serpent à tête d’épervier, en disant que lui seul est le véritable Dieu, & le premier de tous les êtres incorruptibles. On pourroit encore dire que c’est la tête d’un onocrotale, dont le cri imitant le braire de l’âne, pouvoit par cela même lui être consacré.

Les oreilles d’âne qui sont au-dessus de la tête, signifient l’animal qui étoit consacré à Cybéle, & duquel on se servoit pour la porter lorsque ses Prêtres alloient à la quête, ce qui est d’autant plus vrai, que les Payens ne croyoient pouvoir mieux marquer leur dévoüement pour les Dieux qu’ils honoroient le plus, qu’en leur donnant les symboles des autres Divinités, & y ajoûtant quelque chose de ce qui leur étoit particulierement consacré. Ce fait est confirmé par Saint Ambroise, qui en parlant des serpens qui accompagnoient la figure de Vénus céleste, adorée par les Perses sous le nom de Mitra, dit Monstrosis eam serpentibus illigantes… ut Dea serpentibus polluta, maculosis diaboli insignibus adornetur.

Enfin les Divinités des Payens étoient ordinairement si bisarres, si monstrueuses, & si ridicules, comme l’Anubis, le Jupiter Hammon, & une infinité d’autres, que Tertulien se recriant contre l’aveuglement des Payens, dit. Apologet. ch. 26 Quia & canino, & leonino capite commistos, & de capro, & de ariete cornutos, & à lumbis hircos, & à cruribus serpentes, in planta, vel tergo, Deos alites receperunt.

Second sentiment sur ce relief. 2o. L’enfant qui pend de la bouche de cet animal, me fit d’abord penser, que cet animal devoit être un monstre, & l’enfant une Isis : mon raisonnement étoit authorisé par une semblable Isis qu’on peut voir à la cent onziéme planche du second tome de l’antiquité expliquée du Pere Monfaucon, p. 280. où cet Isis paroît emmaillotée, les bras hors des langes, & presque de la grandeur de celle de notre relief. Outre ce au supplement du même tome, Isis qui est réellement Planche 43. la Lune, paroît être enlevée en l’air par un serpent, ce qui selon moi avoit assez de rapport à la maniére dont cet animal tenoit cet enfant suspendu en l’air. On voit encore dans Diodore de Sicile, & Apulée, qu’Isis présidoit à la navigation, Pisce Venus latuit. Ovid. Met. 3. fab. 5. comme ayant rendu la mer navigable, que cela étant, rien n’impliquoit, qu’à l’exemple de Venus céleste dans la guerre de Typhon contre les Dieux, elle ne se fût cachée dans le corps d’un poisson, pour attendre le sort des combattans, connoître les mers avec moins de danger, & en apprendre ensuite les écüeils aux hommes, assez audacieux pour s’y hazarder. Action, dont je croyois qu’on avoit voulu conserver la mémoire par ce relief.

Quelques fortes que me parurent ces raisons, elles furent bientôt détruites par l’attention que je fis au bout de corde qui est au bas du relief, je m’apperçûs qu’on ne sçauroit naturellement l’appliquer à l’histoire d’Isis, j’abandonnai donc ce sentiment, par les recherches que me fit faire l’embarras où j’étois de trouver une interprétation qui me satisfît.

Après avoir assez longtemps pensé à ce que pouvoit signifier ce relief ; dans l’espérance de trouver quelque inscription qui pût me mettre au fait, je m’avisai de faire nettoyer le rés de chaussée où est la niche, dont j’ai déja parlé, pour voir si je trouverois le pie-d’estal de la statuë qui a été dans cette niche, ou quelque mémorial qui m’apprît à quel usage elle étoit destinée. Je trouvai pour soubassement de la statuë une pierre de sept pieds de longueur, dont il y en a quatre en œuvre, sur lesquels porte la bâtisse du côté de la niche vers le Couchant ; les trois pieds restans servoient de piedestal, au bout de cette pierre, à un juste milieu de l’emplacement de la niche, je trouvai une petite sépulture[12] entaillée dans cette pierre de vingt-six pouces de longueur, sur dix pouces dans sa plus grande largeur. Cette sépulture paroissoit avoir été taillée exprès pour un enfant, aussi y avoit-il encore le crane, l’os de la poitrine, les os des cuisses & quelques côtes d’un squelette d’un enfant. Cette sépulture qui se trouve au bas & dans l’intérieur de la niche, n’a qu’un peu plus de sept pouces de profondeur, & selon toutes les apparences, elle servoit de support à la statuë. Quelque attention que j’aye eu, d’examiner ce qui étoit dans ce petit sépulchre, je n’y ai rien vû qui fût digne d’être rapporté.

Cette decouverte me fit plaisir, & par elle-même, & en délivrant mon imagination d’une torture affreuse, où elle s’étoit engagée pour l’explication de ce dernier relief. La chose me parut alors aisée, & me confirma dans la premiére idée où j’avois toûjours été, que ce devoit être un sacrifice de supplication qu’on avoit offert à Cybéle ; ma conjecture fut encore fortifiée par la situation du relief qui répond directement sur cette petite sépulture.

Nous avons déja dit que les Gaulois avoient accoûtumé d’offrir à leurs Divinités des victimes humaines, qu’ils ne manquoient pas de prétextes pour autoriser une action aussi barbare, que dans les pressans dangers de l’État, ils livroient le fils qu’ils cherissoient le plus, pour appaiser les esprits vengeurs, & détourner par cette victime les maux qui ménaçoient le reste du Peuple ; nous y ajoûterons, que Justin raconte que pour pacifier leurs Dieuxliv. 26 ch. 2. irrités, ils sacrifioient ce qu’ils avoient de plus cher, massacroient leurs femmes, & égorgeoient leurs enfans, & que pour se rendre propices, les Dieux qu’ils invoquoient avant d’aller à la guerre, ils n’épargnoient pas un âge si tendre, que les ennemis auroient épargné eux-mêmes, & qu’ils immoloient cruellement des enfans, pour la défense desquels, ils auroient dû prendre les armes. Nous avons aussi fait remarquer que de semblables victimes étoient divinisées dans la croyance des Gaulois, & servoient de genie des lieux où on les immoloit.

Cela supposé nous ne balancerons pas de dire que ce relief représente un sacrifice d’une victime humaine, offerte à Cybéle ; sacrifice qui étoit de supplication, pour quelque pressant besoin de ceux qui les faisoit ; ou d’actions de graces, en reconnoissance des terres qu’ils possedoient, c’est ce que confirme le bout de corde qui est au bas du monument.

La corde a toûjours été un symbole de supplication, témoin Benadad Roi de Syrie, lequel après avoir perdu deux batailles contre Achab Roi d’Israël, voulut qu’à son exemple toute son armée mit des cordes sur la tête pour obtenir le pardon de leur vainqueur. Lib. 3. Regum. 20. v. 31. Ponamus itaque saccos in lumbis nostris, & funiculos in capitibus nostris, & egrediamur ad Regem Israël, forsitan salvabit animas nostras. Antiq. liv. 8. ch. 8. Josephe dit que de tout tems cette coûtume étoit observée en Syrie, & Saint Jean Chrysostome assûre que lorsqu’on conduisoit les criminels à la mort, I. Hom. in Machab on leur mettoit une corde dans la bouche, & qu’on les faisoit passer par le marché pour les conduire au lieu du supplice.

J’ai aussi ajouté, ou en reconnoissance des terres qu’ils possedoient, parce qu’il étoit d’usage chez les Anciens, de se partager leurs conquêtes avec des mesures de corde qu’ils avoient pour cet effet. Dans le denombrement des bienfaits que Dieu avoit accordé à son Peuple, le Prophête Roi, dit au Pseaume soixante-dix-septiéme, v. 54. & 55.& induxit eos in montem sanctificationis suæ, montem quem acquisivit dextera ejus, & ejecit à facie eorum gentes, & sorte divisit eis terram in funiculo distributionis. Il est aussi fait mention de cette mesure de corde dans Zacharie. ch. 2. Et levavi occulos meos, & vidi, & eccè vir, & in manu ejus funiculus mensorum, & dixi quo tu vadis, & dixit ad me, ut metiar Jerusalem, ut videam quanta sit latitudo ejus, & quanta longitudo ejus.

Sans discuter ici, si cette mesure étoit propre aux Hébreux, ou s’ils l’avoient empruntée des autres Nations, il est sûr qu’ils s’en servoient pour mesurer leurs champs. Cette mesure étoit la même que le schænos des Egyptiens, dont ce Peuple se servoit pour la même fin ; elle contenoit soixante stades[13] de longueur, ce qui faisoit une grandeur de sept mille deux cens pas géométriques, distance pendant laquelle les bêtes de somme étoient obligées de faire refluer le long des rives du Nil, les bâteaux qu’elles tiroient avec des cordes : ce qui a determiné Saint Jérôme à traduire ce mot de schænos par celui de funiculus, ou petite corde. Cette mesure n’étoit cependant pas tellement propre aux Hébreux, & aux Egyptiens, que les autres Nations ne la tournassent à leur usage particulier, c’est ce que Siculus Flaccus, & Jule Frontin enseignent, avec presque tous les Auteurs qui ont traité des bornes des champs.

Mais ne pourroit-on pas objecter, que cette explication paroît impliquer avec ce que nous avons dit que les Prêtres de Cybéle ne possedoient rien en propre, & qu’il ne vivoient que des largesses d’un Peuple superstitieux et simple.

À cela nous répondons, que dans l’explication que nous avons donné de l’animal que nous croyons être une Cybéle, représentée sous une forme étrangere à celle que nous lui connoissons ordinairement, nous avons rapporté plusieurs raisons ausquelles nous renvoyons le Lecteur, & dit principalement, que ce devoit être quelque étranger qui étoit venu s’établir dans ce pays, & qu’il avoit fait représenter cette Déesse sous la forme qu’elle étoit adorée dans le païs qu’il avoit quitté.

Cela posé, il est naturel de penser, qu’un particulier ne pouvant tout seul, ni peupler, ni vivre dans une terre inculte, il s’était associé quelques-uns avec lui, que le lieu leur convenant, on avoit assigné à chacun une portion du terrein. Partage dont ils avoient voulu transmettre le souvenir à leur postérité, ce qui avec leur religion, est désigné par le bout de corde, & par les reliefs qui sont sur l’édifice dont il est question.

On peut encore dire, qu’il étoit de l’essence de la religion des Gaulois, de lier les victimes humaines qu’ils immoloient, & soit qu’ils eussent pris cette coûtume des Israëlites, ou qu’ils l’eussent introduite eux-mêmes, il est certain par les monumens qui nous restent, & sur tout par la derniere figure de la colonne de cussi, qu’ils usoient de ces précautions, pour assener plus sûrement la victime, & non comme le prétend l’Auteur de la religion des Gaulois, afin que par ces marques la victime en parût plus volontaire, volonté qu’il dit être de l’essence du sacrifice dont il parle.

Quelque propre qu’on ait l’imagination à trouver des rapports entre les choses les plus éloignées, il me semble qu’il y a bien de la distance entre le symbole de la liberté, & un homme lié avec des cordes. Je laisse au Lecteur à faire là-dessus ses réflexions judicieuses, d’autant plus que ce que l’Auteur dit après, ne paroît pas beaucoup favoriser son sentiment. tom. 2. « & l’on étoit si jaloux là-dessus que lorsqu’il étoit question d’immoler des enfans ; ce qui étoit fréquent & ordinaire, les meres les tenoient entre les bras, & les combloient de caresses, pour étouffer les larmes qu’ils auraient pû verser. » Ce sont là ses termes d’après Tertulien.Apoleg ch.9. Quos quidem ipsi parentes offerebant, & libentes exponebant, & infantibus blandebiantur, ne lacrymantes immolarentur.

Je crois bien que ceux qui offraient leurs enfans, ou d’autres victimes, qu’ils avoient gagné à force de promesses, ou ébloui par le sisteme de leur religion, les offroient volontairement : mais je n’apperçois pas la moindre ombre de liberté dans la victime, surtout lorsqu’on immoloit des criminels. Ainsi le bout de corde pourrait encore être le hyeroglyphe de la façon dont les parens de l’enfant de notre relief l’avoient présenté au Sacrificateur, au tems de son immolation.

Ces authorités sont suffisantes pour prouver ce que j’ai avancé, & soit que quelque peste, quelque autre maladie dangereuse, ou la crainte de la guerre, ou les raisons que nous avons déja dit, ayent porté les constructeurs de cet édifice à un sacrifice aussi inhumain ; on peut soûtenir que l’ancien Temple octogone, ayant été bâti avant le quarré long sur lequel sont les reliefs, le sacrifice précéda aussi sa structure, & qu’en reconnoissance des biens que la Déesse leur avoit accordé par le moyen de ce sacrifice, ils avoient voulu éterniser leurs actions de graces, en élevant contre le Temple de la Déesse, un édifice sur lequel, pour mieux marquer sa consécration, ils avoient sculpté un mémorial de Fêtes de Cybéle, une initiation à ses mystéres, & sur tout, le sacrifice qu’on lui avoit offert.

On sera peut-être surpris que les Auteurs, parlant si souvent des flutes, des tympanons, & des autres instrumens, au bruit desquels les initiés des Galles, entroient en fureur, & se mutiloient, on n’en voye cependant aucun vestige sur notre monument.

Je reponds à cela que deux raisons peuvent en être la cause, la premiere, c’est que l’ouvrage n’est pas fini & ne vient qu’à la moitié de la façade ; la seconde, c’est que quoique les Auteurs assûrent que ces sacrifices se faisoient avec beaucoup de cérémonie, il étoit sans doute du cérémonial des Galles, de ne point mêler des choses tristes & lugubres d’elles-mêmes, avec celles qui n’inspiroient ordinairement qu’une gayété furieuse.

Troisiéme sentiment sur le dernier relief 3o. Comme je crois que c’est ici le lieu de placer une autre conjecture qui pourroit former un troisiéme sentiment, j’appliquerai à ce monstre qui dévore cet enfant, ce qu’une tradition purement oracle, très constante dans le pays Bourdelois, & sur tout à trois lieuës plus Sud du lieu où j’ai trouvé ces reliefs, dit d’un fameux dragon que chassa la verge de Saint Martial ; & soit que ce dragon fut le hierogliphe du Paganisme détruit par la mission de ce Saint, ou que c’eût été comme le prétend la tradition, une punition divine, il est sûr qu’on a forgé sur ce sujet cent histoires plaisantes, que je m’abstiens de rapporter comme inutiles au fait ; je dirai seulement qu’on montre encore sur les remparts de la ville, une tour qui porte le nom du dragon qu’on prétend l’avoir habitée, & que pour ragoûter l’appetit glouton de ce monstre, il lui falloit, dit-on, tous les jours une fille, qu’il devoroit, ce qui cessa à l’arrivée de l’Apôtre de la Guienne.

Selon la même tradition la retraite de ce dragon étoit à Salouates près d’Aureils village de la Paroisse du Barp, on montre encore dans cet endroit le lieu de sa demeure, sur laquelle pour peu qu’on frappât, on entendoit un bruit sourd. J’avois d’abord cru que ce pouvoit être quelque puis, four, ou antre des Fées, dont anciennement on debitoit tant de merveilles, mais les travaux qu’on vient d’y faire, en ont dévoilé tous les mystéres.

Si le Lecteur vouloit me pardonner une petite disgression à ce sujet, je lui dirois que si jamais quelque chose passa pour merveilleux chez les esprits credules, en soûtint plus longtems le caractere, & en merita moins le nom, c’est sans difficulté ce lieu dont je viens de parler, qu’on appelle en langue vulgaire, ton de Salouates, comme qui diroit, lieu qui rend un son, parce que pour peu qu’on y frappât dessus, ce lieu rendait un son semblable à la repercussion d’une voute.

Il n’est pas d’histoire qu’une imagination ou gaye, ou séduite par les préjugés, n’aye debité sur ce sujet. Dans la crainte de ce qui est arrivé, quelle attention n’a-t-on pas eu, de s’aveugler soi-même sur ces prétenduës merveilles, d’entretenir les autres dans l’erreur, par des recits purement inventés, & d’employer la ruse, où la crédulité ne pouvoit rien faire. Combien de vieillards que leur âge rendoit respectables, ont perdu par des faussetés avérées, la confiance qu’on doit à leurs recits, & font detester tous les jours leur peu de probité, & leur mauvaise foi. L’erreur, qui est de l’apanage des mortels, est dans sa source comme un petit ruisseau, qui grossit dans le decours, & devient enfin un grand fleuve. Il plaît d’abord, ou à quelque ridicule de transmettre ses visions à ses neveux, ou à quelqu’un de ceux ausquels, on a confié les intérêts d’une religion, de voiler d’un embleme, ou sous une hieroglyphe, certaines choses qu’on n’a pas cru devoir exposer au Peuple dans tout son jour ; en voilà assez, pour que dans la suite, ayant oublié le sens mystique, on réalise le litteral ; & on fasse cent histoires apocriphes.

C’est ce qui est arrivé à Salouates qu’on disoit avoir été la retraite d’un dragon, & contenir des trésors immenses. On fit creuser de la profondeur de vingt pieds, dans tout le lieu qui donnoit du son, on n’y trouva rien qu’un gros sable areneux entre deux couches de tuffe, lesquelles au moindre choc, reflechissoient un son par la pression de l’air qui se trouvoit dans les interstices de ce sable, à peu près comme les peaux de nos quaisses, causent par leur élasticité & la pression de l’air intérieur, le son qu’elles nous renvoyent.

Je finis enfin en disant, que si Madame d**** avoit été informée de toutes ces fausses histoires dans le tems qu’elle écrivoit ses contes de Fée, elle les auroit au moins enrichi d’un nouveau volume ; & suis persuadé que le Public n’auroit pas moins bien auguré de nos Fées Gasconnes, que de celles dont elle parle.

Si je ne craignois pas de revolter les préjugés du Peuple, je dirois que ce dragon si vanté, n’était qu’une mommerie des Prêtres des Idoles, pour couvrir leur jeu auprès des Empereurs Romains, & continuer d’offrir à leurs Divinités des victimes humaines, nonobstant la sévérité des Edits des Empereurs, Auguste, Tibere, Claude.qui en proscrivirent l’usage sous des peines rigoureuses. Que le fait est si vrai, que jusques vers la fin du troisiéme siécle, c’est-à-dire, sous l’empire d’Aurelien, & de Diocletien que l’exercice de leur religion fut libre, ils étoient condamnés à la mort, lorsqu’on les déferoit au Tribunal des Proconsuls, pour cause d’effusion du sang humain. Aussi avoient-ils la précaution de se retirer dans des lieux secrets, & deserts, afin d’y exercer impunément la cruauté de leurs sacrifices. C’est ce que de son tems Tertulien leur reprochoit, dans son apologetique. Sed & nunc in occulto, perseverat hoc sacrum facinus. Saint Eloy qui vivoit dans le septiéme siécle se plaint de leurs superstitions, & le Commentateur des douze Tables, au chapitre cinquiéme, de hostiis & officiis Sacerdotum, sur cette Loi, Quæque cuique divo decoræ, gratæ sint hostiæ providento, après avoir rapporté quelle victime étoit agréable à chaque Dieu, dit, Illud haud quaquam præter eundum est, quòd Galli, in constituendis Deorum sacrificiis, ad tantam vesaniam perducti sunt, ut etiam gravioribus malis afflicti, homines immolarent. Sed Romani Galliarum potiti, utique in hoc sobriores fuerunt, et Senatûs consulto, quòd Eneio Cornelio Lentulo, & Publio Lucio Crasso Consulibus factum est, id genus sacrificandi rectissimè sustulerunt. Ces rescrits du Sénat, non plus que ceux d’Auguste & de Tibére, ne furent jamais executés à la lettre, dans tous les lieux de la domination des Romains. C’est ce qu’assûre Monsieur l’Abbé Banier : Mithologie c. 3. l. 6. « En vain les Empereurs tâchoient par des sanglans Edits de proscrire un usage aussi barbare, il dura du moins dans quelques cantons des Gaules, jusqu’à l’entiere destruction du Druïdisme, qui nonobstant tous ces revers se soutenoit encore du tems d’Ausone. »

Ausone

Nec reticebo senem nomine Phæbitium
Qui beleni ædituus.

Il est même hors de doute que les superstitions du Paganisme durerent un plus long-tems, puisque depuis plus de quatre cens ans, dont on peut donner des preuves, que ce Temple octogone sert d’Église aux Chrétiens ; les préjugés qu’on avoit succé avec le lait, & qui avoient été fortifiés par l’éducation, s’étoient si bien soutenus, que jusques en 1624. & 1625. que cessa la superstition, sans doute par l’execution des Canons du Concile de Bordeaux tenu en 1624. on alloit au Gui l’an neuf le premier de chaque année. Les registres de cette Église en font foi.

« En l’an 1624. Pierre Vidau, Jehan de Villetorte, Arnaud de Regeyres, Vincens de Villetorte, Richart Taffart, Guaillard Dutil, & Petit Jehan de la Pujade sont allés à la Gui l’an neuf, suivant la coûtume du Pays, & ont amassé douze livres tournoises qu’ils ont rendu à Jehan de la Pujade, & Guaillard Dugmu, ouvriers de cette Église, le douze du mois de Janvier 1625. lequel argent ils ont dit avoir devotion qu’il soit employé à acheter un devant d’Autel pour l’ornement de l’Autel de Notre Dame, ce qui a été fait en 1626. » Les registres disent la même chose, excepté que l’argent qu’on avoit quêté, fut employé à l’achat d’un devant d’Autel de cuir doré, pour servir au grand Autel. Ces mémoires qui ont été continués jusqu’à nous, ne font mention d’aucune autre cérémonie semblable, ce qui prouve qu’elle fut alors entierement éteinte pour les raisons que nous avons dit.

On peut voir dans les différens Auteurs, qui ont écrit de la religion des Gaulois, ce que c’étoit que le Gui, en quel tems on le cherchoit, combien religieusement on le cueilloit, quel bonheur il désignoit, & combien étoit estimé celui qui étoit assez heureux de le rencontrer. Le Docte Vinet dans ses Commentaires sur Ausone, remarque que c’était une coûtume dans la Gaule, de deputer dans chaque Parroisse, la veille des Calendes de Janvier, un certain nombre de jeunesse, qui étant précedée par un joüeur de flute, alloit dans tous les villages chanter des vers, & recevoir les aumônes du Peuple ; que ces jeunes gens embrochoient & portoient sur le cou, le lard, ou le pain qu’on leur donnoit ; que leur collecte une fois faite, ils se rendoient dans le Temple, offraient à la Divinité tout ce qu’ils avoient reçû en argent ou en vivres ; qu’après l’offrande, ils mettoient ces derniers à l’enchere, & que le provenu en étoit destiné à des pieux usages. Les vers qu’on y chantait, varioient selon le goût d’un chacun, ils étoient composés en langue vulgaire, c’est ainsi que Vinet nous assûre en avoir entendu de la composition de Merlin de St. Gelais : Vinetus in Ausonii Professores. Sect. 145.

Si les erreurs du Paganisme subsisterent longtems en beaucoup d’endroits, c’est que les Envoyés des Apôtres, les Apôtres eux-mêmes, ne s’attacherent d’abord qu’à la conversion des habitans des grandes villes ; les gens de campagne étant instruits beaucoup plus tard, servirent de retranchement à l’abri duquel l’Idolâtrie se refugia : il falut du tems pour la forcer, & lui faire quitter la place, aussi ne fût-ce qu’au plein aspect du soleil de la vérité, que le Dragon, comme une ombre qui fuit le jour, s’ensevelit dans des profondes ténèbres ; l’exercice de la Foi étant devenu libre, public, & comme général par tout.

Sacra Historia liv 2. pag. 231C’est ainsi qu’on doit entendre Sulpice Severe, lorsqu’en parlant de la conversion des Gaulois, Seriùs transalpes Religione suscepta, il dit qu’elle fut tardive, c’est-à-dire, que l’exercice du Christianisme n’y étoit pasLabenasie, défense de l’antiquité des Églises de France. p. 107 aussi public, les martyres aussi fréquens, qu’ils l’étoient dans les endroits où la foi de Jesus-Christ étoit plus universellement reconnüe.

Si nous avons trouvé quelque difficulté en voulant donner au dernier relief une explication Epoque de la construction des monumensvraisemblable ; je pense qu’il n’y en a pas moins à fixer l’époque du tems de la structure d’un édifice où la date n’est point marquée, ni même désignée par le regne de quelqu’un. Ce sont-là les épines des roses que nous avons présenté ; autant que l’un est agréable, autant l’autre paroît dégoûtant, par le danger que l’on court de se tromper, quelque soin, quelque attention qu’on apporte d’ailleurs, pour éviter toute méprise. Ne seroit-il pas prudent, de quelque hardiesse qu’on fût, de se taire sur des semblables faits, que de dire quelque chose qu’on pourroit d’abord dementir. Aussi n’avancerai-je que quelques conjectures que j’établirai de mon mieux, & qui vaudront autant qu’elles pourront,

Si desint vires, tamen est laudanda voluntas.


Semblable en cela aux Médaillistes, lesquels, quoiqu’ils ayent des règles sûres pour ne pas se méprendre à la connoissance d’une médaille, que son métail, sa pesanteur, son œil, sa roüille soient pour eux des indices, ou de sa nouveauté, ou de son antiquité, ils ne laissent pas quelquefois de s’y tromper. De même, les pierres dures usées par les tems, les crevasses des murailles de l’octogone que nous avons dit avoir été rebâti sur les fondemens du premier Temple, la calcination de la voute, qui se mine peu à peu, & dont les débris tombent sur le Sanctuaire en sable assez fin, la grossiereté du ciseau, sûres marques de l’antiquité de l’édifice, me font dire que ces monumens doivent être très-anciens, & qu’ils sont du tems que la religion des Gaulois, perdant de sa pureté par l’alliage de celle des Romains, commença à réaliser ses Divinités.

Plusieurs raisons engagent à le croire ; la premiere, c’est que la crainte des peines, qu’ordonnoient les rescrits des Empereurs, arrêtant la main des Gaulois, leur eût empêché de représenter unÀ trois lieuës de Bordeaux. sacrifice avec une victime humaine, sur un monument aussi public. Qu’étant aussi près d’une grande Ville, on n’auroit pas manqué de les citer, & de les faire punir par les Gouverneurs Romains, s’ils avoient contrevenu à leurs ordres.

Cela étant, on doit présumer, que cet édifice fut bâti sous la fin du regne d’Auguste, ou le commencement de celui de Tibere, avant que ce dernier Empereur n’eût donné son rescrit contre ceux qui immoloient des victimes humaines : rescrit dont la publication, fit sans doute cesser l’ouvrage, empêcha que les reliefs ne fussent achevés, & qu’on ne mît l’inscription du regne de l’Empereur, sur la premiere pierre que nous avons dit être rase. On sçait au reste, qu’il est assez ordinaire de ne point mettre d’inscription, que tout l’ouvrage ne soit fini.

La seconde raison se prend de la grossiereté du ciseau ; on ne doit point ignorer que c’étoit un des points principaux de la religion des anciens Gaulois, de ne point représenter leurs Divinités, par conséquent de n’avoir aucune statuë ; si dans la suite des tems, ils eurent du goût, brillerent par l’architecture, & représenterent leurs Dieux sous quelque forme extérieure, ce ne fut que par le mélange des Romains qui les formerent dans ce goût. Il n’est donc pas surprenant, qu’au commencement de la variation de leur religion, ils travaillassent en apprentifs, & laissassent après eux des ouvrages conformes à leur sçavoir.

La conformité des monumens trouvés à Paris en 1711. dans le Chœur de la Cathedrale de Paris, avec les reliefs dont nous parlons aujourd’hui, sert d’une troisiéme preuve pour déterminer à peu près, le tems, auquel nos reliefs ont été faits, & soutenir que ceux de Paris & les nôtres, furent sculptés sous le même Empereur. Tibere On diroit même par la grande ressemblance qu’il y a entre les uns & les autres, que c’est le même ouvrier qui a travaillé le tout. On peut au moins assurer hardiment qu’ils ne sont pas mieux faits les uns que les autres, c’est ce que la simple inspection de tous les deux peut faire appercevoir au moindre connoisseur.

Toutes ces raisons jointes ensemble, font une espece de preuve, qui nous determine à augurer que ces monumens sont de l’antiquité, que nous leur avons donné.

Je n’ai point parlé dans le cours de cette Dissertation, de la draperie de ceux qui sont représentés sur le second relief, parce que cela ne pouvoit me conduire à pas un éclaircissement. Je n’ai point aussi fait mention de la chaussure de tous ceux qui sont sur nos reliefs, parce que leurs pieds sont si usés par le mauvais tems, qu’on ne peut point distinguer, s’ils sont chaussés, ou nuds pieds.

Si quelqu’un faisant attention que tout étoit mysterieux chez les Gaulois, croyait qu’il y avoit quelque mystére caché sous le nombre impair de nos monumens ; je lui repondrai avec Virgile, que les anciens, superstitieux en tout ce qu’ils faisoient croyoient que ce nombre étoit plus heureux, & par cela même plus agreable à leurs Dieux.

Terna tibi hæc primum, triplici diversa colore.Virgilius Egloga 8.
Licia circumdo, terque hæc altaria[14] circum
Effigiem duco, numero Deus impare gaudet.

FIN.



  1. Ces Decennales qui étoient comme un renouvellement à l’Empire, & qui se célébroient avec autant de magnificence que l’Anniversaire de nos Rois, étoient appellées, premiéres, secondes, &c. Decennales, selon la longue vie de l’Empereur régnant ; c’est ainsi qu’on doit entendre ces mots qu’on trouve souvent sur des médailles : Vota suscepta Decenalia. Elles commencerent à Auguste, auquel le Peuple accorda d’abord pour dix ans, le Gouvernement de la République, ce tems expiré, on le lui accorda encore pour dix autres années & ainsi successivement jusqu’à la fin de ses jours, cette coûtume passa ensuite à ses Successeurs.
  2. Ces Processions se faisoient trois jours de suite comme nos rogations, on appelloit la premiere Robigalia, ou prioit ce jour là pour la conservation des villes. On nommoit la seconde Ambarvalia, & la troisiéme Amburbalia, jours ausquels on demandait aux Dieux, de detourner de dessus leurs champs toutes sortes de calamités & de leur accorder une moisson abondante. Adrianus-Junius, cap. 73. de tempore p. 557.
  3. Comme nous faisons à peu près de nos étendarts & de nos bannières.
  4. Cet instrument dont on verra la figure à la seconde planche, étoit une espece de tambour assez ressemblant à nos tambours de basque, il étoit principalement destiné pour la joye, les danses, les processions pieuses & les solemnelles cérémonies de la religion. Cybéle la mere des Dieux, était ordinairement représentée avec cet instrument entre les mains, & les Payens s’en servoient aux Fêtes de cette Déesse.
  5. Ce fut à ces jeux que pour la premiere fois, les Ediles Attilius-Suranus, & L. Scribonius, par l’avis de Scipion l’Afriquain, distinguerent les Sénateurs par des places séparées d’avec le Peuple, cette distinction diminua beaucoup la faveur de Scipion, & aigrit contre lui le Peuple, qui prit pour une injure, de ce que à l’Amphiteâtre, il n’étoit plus pêle mêle avec les Sénateurs. Valer. Max. de specta. ch. 3. Tite-Live Decade 4. liv. 4.
  6. Quoique la pomme de pin, fût quelquefois un des ornemens que portoient à la main les Prêtres de la Déesse Isis, & qu’on fît au Dieu Pan des couronnes des branches de cet arbre, la suite des Monumens ne permet pas qu’on puisse les appliquer ni à l’une ni à l’autre de ces Divinités.
  7. Cette Plynthe qui paroît sur la façade du Midi, & la moitié de celle du Couchant, régne dans l’intérieur d’une niche dont nous parlerons plus bas, où elle servoit à apprendre les vœux qu’on offroit à Cybéle.
  8. On ne peut point appliquer cet âne aux Fêtes de Vesta Déesse de la chasteté, quoique dans les vestalies il y eût des ânes, ils étoient couronnés de fleurs avec des colliers composés de certains morceaux de pâte en forme de petits pains, & jamais de la façon qu’est celui qui est représenté dans ce relief.
  9. Ce ne peut point être aussi un Luperce ou Prêtre du Dieu Pan comme l’ont prétendu quelques-uns, parce que quoiqu’ils fussent nuds, cependant lorsqu’ils sacrifioient à leurs Divinités, ils se couvroient, non les épaules, mais les Parties les plus secrétes, de la dépouille d’une victime nouvellement égorgée.
  10. Ceux qui veulent que ce soit un Priape, ne font pas attention ni au symbole distinctif, ni à la raison pour laquelle ce Dieu des jardins, fut chassé de Lampsaque sa patrie.
  11. Lisez les pages 40, 41 & 42 du troisiéme Livre de la Religion des Gaulois, tome second.
  12. Quoique par le témoignage de César de Bell. Gal. I. 60, il paroisse que les Gaulois faisoient brûler leurs morts, il me semble cependant qu’on ne peut pas en inférer que ce fût chez eux une coûtume générale. Tite-Live est exprès là-dessus. Tum astu & angore exacti, vulgatis vel ut in pecora morbis, moreretur, jam pigritia singulos sepeliendi, promiscuè acervatos cumulos hominum urebant : bustorum indè Gallorum nomine insignem locum fecere. Edit. par 1573. in fol. p. 307. étant donc vexés de chaleur, ils mouroient de maladies contagieuses qui se répandoient parmi eux, comme parmi les bêtes, & se fâchant d’enterrer les morts un par un, ils les amassoient indifferemment en monceaux, & les brûloient, dont est avenu que ce lieu a été remarqué & appellé le sepulchre des Gaulois, Decade premiere, livre 5. nomb. 36. Traduction de Lafaie.
  13. Chaque stade étoit de six cens pieds de long, ou cent vingt pas géometriques.
  14. Les odes que les Payens chantoient à l’honneur de leurs Dieux, n’étant composées que de trois couplets qu’ils appelloient, strophe, antistrophe, & épode, aussi ne faisoient-ils que trois fois le tour des Autels de leurs Dieux ; ils commençoient le premier de la droite à la gauche, le second de la gauche à la droite, & s’arrêtoient au troisiéme au-devant de leurs Dieux, en présence desquels ils achevoient le reste de leur cantique. L’Église qui a tourné à ses usages les cérémonies Payennes qu’elle n’a pas pû abolir par l’attachement qu’avoit pour elles ceux qui devenoient ses enfans, a changé ces différentes façons de tourner, & a permis aux Fidéles de faire tout de suite & du même côté, neuf fois le tour de certains Autels à l’honneur des neuf Chœurs des Anges.

    Adr. Junius. c. 32. p. 187