Dissertation sur les différents moyens dont les hommes se sont servis pour exprimer leurs idées

Jean Marie Bruyset (Tome IIIp. 424-455).


DISSERTATION SUR LES DIFFÉRENTS MOTENS DONT LES HOMMES SE SONT SERVIS POUR EXPRIMER LEURS IDÉES.

I — Si l’on peut remonter jusqu’à des temps où les hommes n’auraient eu aucun langage, ils ont cherché d’abord à exprimer leurs besoins les plus pressants ; et quelques gestes et quelques cris suffisaient pour cela. Ce fut là la première langue de l’homme ; c’est encore celle dans laquelle tous les peuples s’entendent, mais ne peuvent rendre qu’un fort petit nombre d’idées. Ce ne fut que longtemps après qu’on pensa à d’autres manières de s’exprimer.

II — On pouvait rendre ce premier langage plus étendu, en ajoutant aux gestes et aux cris naturels, des cris et des gestes de convention qui suppléassent à ce que les premiers ne pourraient rendre : et c’est là vraisemblablement ce qu’on fit d’abord.

III — Chacun de ces deux moyens d’expression pouvait être perfectionné séparément. Par les seuls gestes de convention mêlés aux gestes naturels on pouvait se faire entendre ; par des cris de convention ajoutés aux cris naturels on eût pu parvenir au même but.

IV — Cependant, malgré ce que nous voyons dans certains spectacles pantomimes, où nous pouvons avec un peu d’attention comprendre tout ce que les acteurs veulent exprimer, et tout ce qu’on raconte de l’espèce de perfection où les muets dans le sérail des empereurs ottomans ont poussé le langage par gestes, nous ne connaissons aucun peuple qui s’y soit tenu. On ne voit pas non plus une impossibilité absolue à perfectionner le langage des cris par différentes intonations ; ce qui eût fait de ce langage une véritable musique ; cependant, malgré tout ce qu’on nous raconte des effets de l’ancienne musique, et tout ce que les musiciens de nos jours prétendent encore faire exprimer à la leur, la difficulté de l’intonation juste, la rareté d’une oreille assez fine, et les différences qui se trouvent dans l’étendue des voix, paraissent des obstacles invincibles pour l’établissement d’un tel langage.

V — Ce ne fut peut-être qu’après bien des temps écoulés qu’on en vint à une manière de s’exprimer indépendante des gestes et des tons. On s’aperçut que sans agitation du corps et sans efforts du gosier, par de simples battements de la langue et des lèvres on pouvait former un grand nombre d’articulations combinables à l’infini ; on sentit l’avantage de ce nouveau langage, tous les peuples s’y fixèrent ; et ce fut la parole.

VI — Tout le reste n’a plus été que des conventions particulières de variations d’articulation. Les différences qui se sont trouvées dans les organes des différents peuples, le hasard même là où il y avait tant d’arbitraire, varièrent les combinaisons d’articulation à l’infini, et l’on eut des mots pour exprimer tout. Mais les hommes plus instruits par la communication mutuelle de leurs idées, formés pour ainsi dire par le langage, perfectionnèrent le langage à leur tour ; non seulement pour rendre plus clair à l’esprit le sens de ce qu’ils voulaient exprimer, mais encore pour rendre leurs expressions plus agréables à l’oreille. De là naquirent les règles grammaticales de toutes les langues.

VII — Le langage d’articulation ainsi formé, et préféré avec tant de raison à ceux du geste et de l’intonation, les bannit presque entièrement. Deux personnes, sans aucun changement dans leur attitude, et sans élever la voix, purent se communiquer leurs pensées, et traiter les sujets les plus difficiles, sans que ceux qui les environnaient pussent les entendre. Cependant le premier langage, ce langage naturel des gestes et des cris, est toujours prêt à se reproduire dès que quelque passion nous remet dans cet état où l’on n’avait besoin que de lui, dès que nous sommes emportés par la colère, par la joie, ou par la douleur. Ce langage fait encore sentir sa force lorsqu’on joint le geste à la parole : mais si tous les moyens d’expression se trouvent réunis, si l’on ajoute à la parole et aux gestes les sons d’une voix touchante, c’est alors que Didon inspire au spectateur tous les sentiments qu’elle éprouve, remplit toute la sensibilité du cœur qui l’écoute.

VIII — Je ne parle ici que de ce que nous voyons tous les jours ; je ne dis rien de ces effets merveilleux que les anciens nous racontent du pouvoir de leur musique. Il serait difficile de marquer jusqu’où cet art perfectionné peut aller, jusqu’où des organes aiguisés par un long exercice peuvent le faire valoir, jusqu’où l’imagination y peut influer ; mais je crois qu’en admettant quelque exagération dans les récits qu’on nous en fait, on ne peut cependant douter que cette musique ne fût capable de produire d’étranges effets.

IX — Je ne sais si c’est un sentiment qui m’est particulier, mais il me semble que l’usage des sons est plus propre à émouvoir, et celui du geste à persuader.

X — Revenons aux langues proprement dites, aux langages d’articulation. Après que par des combinaisons infinies d’articulations on fut parvenu à exprimer toutes les idées, chaque peuple eut sa langue à part ; et dans ce nombre prodigieux de mots qui appartiennent à chacune, il est rare d’en trouver un qui ait dans deux langues différentes la même signification, à moins que ce mot n’ait passé de l’une dans l’autre. Partout le nombre des mots fut proportionné au nombre des idées : les peuples les plus spirituels eurent les dictionnaires les plus amples ; ils surent distinguer jusqu’aux moindres différences dans les nuances de ce qu’ils voulaient dire ; ils eurent quelquefois (quoique plus rarement qu’on ne pense) jusqu’à des mots superflus, des synonymes ; les peuples les plus grossiers n’eurent qu’à peine ce qu’il leur fallait pour se faire entendre, et quelquefois manquèrent du nécessaire.

XI — On remarqua qu’un grand nombre d’idées se rapportaient à des objets qu’on peut concevoir indépendamment des autres ; on forma pour exprimer ces idées les mots que nous appelons substantifs ; on vit que ces objets étaient susceptibles de différentes modifications ; on forma pour exprimer ces modifications les mots qu’on appelle adjectifs ; d’autres idées représentaient quelque opération, soit qu’elle se rapportât à nous-mêmes, soit qu’elle se rapportât à d’autres objets ; on forma pour exprimer ces idées les verbes ; pour les différences du plus, du moins, des temps, des lieux, etc. on fit les adverbes.

XII — Je n’entre point dans le détail de toutes les différentes parties d’oraison, ni des manières d’en faire usage ; elles varient chez chaque nation ; et c’est l’affaire du grammairien. Je ne parle ici que des vues générales qui ont conduit tous les peuples dans la formation de leurs langues.

XIII — À la vérité, tous les peuples n’ont peut-être pas fait d’abord toutes ces distinctions dont nous parlons ici. Un sauvage dont la langue n’est point encore formée, pourrait confondre et exprimer tout à la fois le pronom, le verbe, le nombre, le substantif et l’adjectif ; et dire dans un seul mot : j’ai tué un gros ours. Mais une langue ne saurait demeurer longtemps dans cet état ; la mémoire ne pourrait retenir toutes ces expressions simples trop multipliées, qui n’auraient point de rapport les unes aux autres ; il en faudrait bientôt venir à distinguer et à développer toutes les parties contenues dans chaque phrase. Au contraire, si une nation dont la langue est déjà formée se trouve avoir souvent à dire les mêmes choses, elle raccourcira ses expressions, et pourra rendre des idées fort complexes par un seul mot. C’est ainsi que dans les langues les plus parfaites on introduit les mots techniques, et tant d’expressions abrégées qui contiennent des phrases entières. Mais tout cela n’empêche pas que le procédé général de tous les peuples, dans la formation de leurs langues, n’ait dû nécessairement être tel que nous l’avons expliqué.

XIV — Les langues ainsi formées, les premiers besoins satisfaits, on eut des besoins nouveaux, et l’on chercha à les satisfaire. Les moyens ingénieux que les hommes avaient trouvés pour s’exprimer ne suffirent pas ; ils ne pouvaient servir que dans la présence les uns des autres ; on voulut se faire entendre dans des lieux éloignés ; et c’est là vraisemblablement l’origine de l’écriture. Car il est moins croyable que le désir de parler à ceux qui devaient naître, et de transmettre ses pensées à la postérité, ait été le motif qui a fait découvrir cet art admirable.

XV — Quoi qu’il en soit, on chercha des moyens pour se faire entendre dans des lieux où l’on n’est point, et dans des temps où l’on ne sera plus. Et comme le premier langage avait consisté en gestes et en représentations physiques des objets qu’on voulait exprimer, de même pour le langage des absents on se servit de figures qui représentaient ces objets, et les gestes qui les devaient accompagner. Ce fut là la première écriture, l’écriture universelle, intelligible à tous les peuples, et qui vraisemblablement fut longtemps la seule. On en trouve des vestiges dans ce qui nous reste des premiers temps des nations civilisées, on n’en trouve point d’autres chez les peuples sauvages.

XVI — Ces monuments de l’antiquité la plus reculée d’une nation qui paraît avoir été la première à cultiver les Arts et les Sciences, ces merveilleux obélisques coupés dans le plus dur rocher, transportés à de si grandes distances, élevés sur leurs bases par des moyens qui nous sont inconnus, mais qui marquent assez combien les Egyptiens avaient déjà fait de progrès dans la mécanique, conservent des restes de cette écriture. Les peuples du Mexique n’en connaissaient encore point d’autres lorsque Cortez y arriva. Ce fut dans cette écriture que les gouverneurs des provinces maritimes donnèrent avis à leur empereur de l’arrivée des Espagnols sur leurs côtes.

XVII — Cependant une nation qui faisait quelque usage de son esprit ne pouvait pas longtemps en demeurer là. On fut bientôt obligé de mêler aux figures naturelles des figures de convention : on en voit déjà sur les obélisques de mêlées avec les figures naturelles ; et c’est ce mélange qui fait la fifficulté que nous trouvons à en comprendre le sens.

XVIII — Je sais qu’il y a différentes opinions sur les hiéroglyphes de l’Egypte : quelques auteurs y cherchent de grands mystères, prétendent qu’ils contiennent les secrets que les prêtres voulaient cacher au peuple ; l’opinion des autres est que ces figures n’étaient que l’écriture de ce temps-là. Mais, à envisager la chose du plus haut point de vue, et comme ici nous l’envisageons, la différence des deux opinions ne change rien à ce que nous disons. Car quand les figures égyptiennes qui nous restent seraient des espèces d’énigmes sacrées, et ne seraient point la première écriture de l’Egypte, cette première écriture, et la première écriture de toutes les nations, aura toujours été telle que nous l’avons exposée §XV.

XIX — L’addition des figures de convention qu’on fit aux figures naturelles, étendit toujours de plus en plus l’usage de cette écriture. Dans les premières figures de convention on chercha vraisemblablement quelques rapports avec les choses qu’on voulait exprimer ; mais comme ces rapports dépendant de la manière particulière d’envisager les choses, n’avaient rien d’universel, et ne faisaient le plus souvent que de vraies énigmes, et que par là ces figures symboliques n’avaient guère d’avantage sur les signes de pure convention, desquels on ne pouvait entièrement se passer, et qu’on traçait bien plus facilement, ceux-ci insensiblement prirent la place des autres ; et l’écriture ne fut plus formée que de signes de convention.

XX — On voit un exemple manifeste de ceci, du progrès par lequel on est venu à bannir les figures naturelles, et à les suppléer par des figures de convention, dans la manière dont les Romains exprimaient leurs nombres. Le signe de l’unité (I) ayant été d’abord choisi, les signes II, III, IIII, ne furent que les figurent naturelles des nombres qu’ils représentent ; mais le trop de longueur des expressions, si on les eût continuées, et la peine qu’on aurait eu à distinguer ces signes trop longtemps répétés, firent qu’après les quatre premiers signes naturels on eut recours à un signe de convention (V). C’est ainsi sans doute, et pour des inconvénients semblables, que, dans l’écriture, on suppléa par des signes de convention les figures naturelles.

XXI — Les Chinois en sont restés là. Leur écriture n’est qu’un assemblage infini de signes de convention, dont chacun est représentatif de chaque chose. Mais quelle multitude de signes ne faut-il pas pour rendre une telle écriture capable de tout exprimer ! Et quelle mémoire est assez vaste pour les retenir ! On prétend à la vérité que les Chinois ont porté cette écriture à un haut degré de perfection, en établissant pour les idées les plus générales un certain nombre de signes principaux, dont le sens se détermine aux idées particulières par l’addition et la combinaison de nouveaux signes. Mais malgré cette abréviation et cette perfection, l’écriture chinoise est encore composée de 80000 caractères ; et un lettré passe sa vie à apprendre à lire et à écrire. Cette écriture, si différente de celle de tous les autres peuples que nous connaissons, n’empêche pas que le langage des chinois ne soit semblable à celui des autres peuples, ne soit comme le leur un langage d’articulation. Mais leur écriture contient beaucoup plus que n’articule un lecteur ordinaire. Et plusieurs nations voisines de la Chine, qui parlent des langues différentes de celle des Chinois, entendent également cette écriture.

XXII — Pour revenir à tous les états par lesquels ces différentes écritures ont passé : la première écriture ne consista qu’en figures naturelles ; c’est l’état où était encore l’écriture chez les Mexicains lorsque Cortez y arriva. Cette écriture devint plus étendue par les signes de convention qu’on y ajouta ; telle vraisemblablement elle était en Egypte lorsqu’on grava les inscriptions des obélisques. Enfin cette écriture a pris le dernier degré de perfection, lorsqu’au lieu de figures naturelles, on n’a plus fait usage que de simples signes de convention, dont les combinaisons exprimaient les idées complexes auxquelles ils se rapportaient ; et c’est là le point où l’écriture se trouve encore aujourd’hui chez les Chinois.

XXIII — Au Pérou, l’on avait une autre espèce d’écriture, qui marque moins de génie que toutes les précédentes, mais qui ne nous a paru devoir être citée qu’après elles, parce qu’elle était moins naturelle. Cette écriture ne consistait qu’en un seul signe répété autant de fois qu’on en était convenu pour exprimer chaque chose. On dit que les Péruviens avaient écrit ainsi leur histoire, ou plutôt leurs principaux évènements, car on comprend assez qu’il n’eût pas été possible d’écrire de la sorte une véritable histoire. Leurs quipos étaient des assemblages de petites cordes de différentes couleurs, où tout n’était marqué que par des nœuds.

On trouve enChine quelque chose qui paraît assez semblable aux quipos du Pérou : ce sont divers assemblages de deux seuls caractères, que les plus anciens monuments ont conservés, et qu’on attribue à Fo-Hi fondateur de cette monarchie presque aussi ancienne que le monde. La clef de ces caractères est perdue depuis plusieurs siècles, et les plus grands philosophes de la Chine se sont bien tourmentés pour la retrouver : cela n’en vaudrait guère la peine, si les kouas de Fo-Hi n’étaient, comme quelques-uns le pensent, que la représentation des petites cordes nouées dont les anciens Chinois se servaient de la même manière que les Péruviens de leurs quipos. Peutêtre fait-on tort aux Chinois de leur attribuer une écriture si peu digne de leur esprit, et si éloignée de celle dont ils se servent ; mais si l’on fait attention aux premiers pas qu’a faits le genre humain, on trouvera peut-être que c’est assez pour ces peuples d’avoir été au temps du Déluge au point où les Péruviens étaient dans ces derniers temps. Et s’il était vrai que l’écriture dont les Chinois se servent aujourd’hui fût cette écriture philosophique que les plus grands hommes de notre Europe ont cherchée pour en faire une langue universelle, les Chinois seraient déjà parvenus là où nous ne parviendrons que dans plusieurs siècles, là où peut-être même nous ne parviendrons jamais.

XXIV — Enfin l’on en est venu à une écriture toute différente de celles qui représentaient les idées, soit par les figures naturelles, soit par les figures de convention, soit par quelque autre signe que ce soit ; et l’on peut regarder cette dernière invention comme la plus utile de toutes celles qui ont été accordées à l’esprit humain. C’est de représenter, non pas les choses, mais les paroles dont on se sert dans le langage pour les exprimer ; d’établir des caractères auxquels on attribue toutes les articulations de la voix, et dont les assemblages rendent les mots et les phrases : c’est l’écriture que tous les peuples aujourd’hui ont adoptée, excepté peut-être quelques nations encore sauvages, et les Chinois, qui sacrifient peut-être l’utilité qu’ils retireraient de cette écriture à d’autres avantages que nous ne connaissons pas assez, ou au respect qu’ils ont pour l’antiquité.

XXV — L’écriture de tous les peuples de l’Europe n’est donc qu’une représentation de la parole : chaque nation a des caractères pour exprimer toutes les articulations ; et si son alphabet est bien complet, elle peut même exprimer les mots des autres langues qu’elle n’entend point ; celui qui lit à mille lieues ou mille ans après, rend les mêmes paroles que proférait celui qui l’a formée ; et si la langue est demeurée la même, rend les mêmes idées.

XXVI — Quant à la construction de cette écriture, on pouvait s’y prendre de différentes manières. On pouvait former des caractères dont chacun exprimât plusieurs articulations à la fois, des syllabes entières ou des mots entiers ; ce qui eût rendu l’écriture plus courte en rendant l’alphabet plus ample ; on pouvait au contraire décomposer chaque mot dans ses articulations les plus simples, dans tous ses éléments, et former seulement des caractères pour chacun de ces éléments ; ce qui rendait l’alphabet plus court, et l’écriture plus longue. Il est à croire que cette dernière manière était la plus commode, puisque la plupart des peuples s’y sont arrêtés. Car si quelques-uns comptent dans leur alphabet un plus grand nombre de caractères que les autres, cela vient le plus souvent de ce qu’ils ont dans leur langue des articulations que ces autres n’ont pas, plutôt que d’un nombre de caractères réellement plus grand pour n’exprimer que les mêmes articulations.

XXVII — Pour comparer sans prévention les deux espèces d’écritures, celle par signes représentatifs des choses, et celle par signes représentatifs des mots, il faut avouer que si la première avait toute la perfection qu’on peut imaginer, et que les hommes eussent assez de mémoire, l’écriture par signes représentatifs des choses aurait de grands avantages sur la nôtre. Le principal serait que chaque signe répondant à une idée, et les signes principaux appartenant aux idées les plus simples, l’ordre des idées se pourrait rendre par l’ordre des signes ; et par la composition des figures on rendrait la composition des idées. Un trait principal représentant d’abord le sujet, chaque nouveau trait dont il serait chargé marquerait tout ce qui pourrait lui appartenir. Dans le signe, par exemple, qui exprimerait un navire, on trouverait bois, maison flottante, etc. Dans les signes qui représenteraient des choses plus composées, on découvrirait une plus grande composition. Et si l’écrivain et le lecteur étaient assez habiles, on trouverait dans chaque caractère la juste définition de la chose. On voit par là pourquoi c’est un si grand mérite en Chine d’être lettré ; c’est qu’il faut être philosophe pour savoir lire et écrire. Cette écriture pourrait être telle que chacun y découvrirait selon sa capacité ; que les mêmes caractères auraient un sens plus étendu pour les savants, ou pour ceux qui chercheraient à s’instruire ; et un plus borné, qui suffirait pour ceux qui ne voudraient pas approfondir, ou qui n’en seraient pas capables. J’ai ouï dire en effet à un homme d’esprit qui a demeuré longtemps en Chine, qu’un Chinois, selon qu’il est plus ou moins habile, voit plus ou moins dans la même page ; que tandis que l’un n’y voit que superficiellement la chose, l’autre y trouve toutes ses propriétés, et les rapports de ces propriétés. Il ne faut pas douter que ce ne fût là un grand avantage, si, comme nous l’avons déjà dit, de grands inconvénients n’y étaient attachés : ces inconvénients sont l’immense multitude des caractères, et la difficulté de les connaître et de les retenir.

XXVIII — Pour achever de faire comprendre la différence entre ce genre d’écriture et la nôtre, je me servirai de l’exemple des notes de la musique. Pour écrire la musique on pourrait se servir des nombres qui appartiennent à chaque ton, c’est-à-dire qui marquent les vibrations qu’une corde qui rendrait ce ton imprime à l’air dans un temps donné : cette manière répondrait à l’écriture dont nous venons de parler. Au lieu de cela on ne s’est proposé que d’exprimer l’intonation ou la sensation que chaque ton excite ; et cela répond à notre écriture, qui, sans égard aux choses, ne rend que les mots.

XXIX — Après cette digression, qui nous a paru nécessaire pour expliquer les différents rapports qui se peuvent trouver entre le langage et l’écriture, revenons à l’écriture et au langage de l’Europe, qui ne sont plus qu’une même chose, et examinons les différents degrés de perfection ou de simplicité dont nos langues sont susceptibles.

XXX — C’est d’abord une question qui n’est pas peu embarrassante : comment tous les peuples qui sont répandus sur la terre, n’ayant formé d’abord qu’une seule famille, parlent aujourd’hui des langues si différentes ? Chaque branche de cette famille en sortant de la maison paternelle n’a-t-elle pas dû retenir la langue qu’on y parlait ? Et si mille circonstances ont pu causer à cette langue de grandes altérations chez les différentes nations qui se sont formées, ne devrait-on pas du moins retrouver chez ces nations un grand nombre de mots qui fussent les mêmes ?

XXXI — C’est ce qu’on n’observe point : après tous les efforts de plusieurs auteurs plus savants que philosophes, s’ils nous font voir quelquefois dans nos langues modernes un mot qui a la même signification que dans les langues qu’on regarde comme les premières qui aient été parlées, ce n’est l’effet que d’un hasard presque inévitable dans un si grand nombre de mots. Et si ceux qui veulent retrouver nos langues dans ces premières langues, sont de bonne foi, ils avoueront que tout ce qu’ils ont fait n’a été que de prouver qu’ils savaient un assez bon nombre de mots de chacune.

XXXII — Pour expliquer donc la diversité des langues que parlent aujourd’hui les descendants d’une même famille, il faut avoir recours au miracle qui nous est rapporté dans les livres sacrés ; à cette confusion dont Dieu punit la témérité des enfants de Noé ; ou penser que lorsque les familles se dispersèrent, elles n’avaient point encore de langue formée, qu’elles en étaient encore à ces moyens naturels d’expression dont nous avons parlé § I, II, III, IV, dont elles ne connurent l’insuffisance, et qu’elles n’abandonnèrent que longtemps après.

XXXIII — Chaque famille séparée devenant un peuple, ses besoins, ses idées se multipliant, elle se forma une langue et une écriture, de la manière que nous l’avons expliqué ; et aujourd’hui il n’y a si petite nation qui n’ait la sienne.

XXXIV — Il n’est pas nécessaire de faire remarquer combien cette diversité des langues est incommode, et combien il serait utile que tous les hommes pussent s’entendre, aujourd’hui surtout, où les peuples les plus éloignés se visitent si fréquemment, entretiennent un commerce universel de besoins et de secours réciproques, et où il n’est presque plus de peuple qu’on puisse appeler barbare.

XXXV — On a donc souhaité dans ces derniers temps, non de ramener toutes les nations à ne parler qu’une même langue, la chose est visiblement impossible, mais de former une langue nouvelle dans laquelle toutes les nations pussent s’entendre : et cela a été entrepris par des hommes célèbres.

XXXVI — Nous ne sommes pas assez hardis pour nous associer à eux, ni pour nous croire capables d’accomplir un tel projet. Nous nous contenterons de proposer quelques vues générales qui pourront servir à l’exécuter ou à le faire abandonner. Il serait souvent aussi utile aux hommes de leur faire voir l’impossibilité de ce qu’ils entreprennent, que de leur fournir des moyens pour y réussir ; mais il est toujours avantageux de bien connaître toutes les diffivultés de quuelque entreprise que ce soit.

XXXVII — Comme l’écriture peut suppléer à la parole, on peut réduire le problème d’une langue universelle à celui d’une écriture universelle ; et quelques auteurs ont proposé pour cette écriture des caractères de convention, ou un chiffre dont chaque nation eût un clef par des espèces de dictionnaires.

XXXVIII —À ne pousser la chose que jusque-là, la traduction de ce chiffre dans quelqu’une des écritures déjà établies, ou la traduction d’une de ces écritures dans ce chiffre, n’aurait aucun avantage sur les traductions ordinaires. Il faudrait que cette écriture qui devrait être universelle eût des avantages réels sur toutes les autres, qui la rendissent plus facile à apprendre.

XXXIX — Si l’on pouvait bien fixer la nature des idées, qu’on pût les ranger dans un ordre qui répondît à leur priorité, à leur généralité, à leur limitation, il ne serait pas impossible d’établir des caractères qui eussent des rapports correspondant aux rapports des idées. Ces caractères établis, seraient non seulement des secours pour la mémoire, mais encore des instructions pour l’esprit ; et cette écriture philosophique mériterait d’être l’écriture ou la langue universelle. C’est là à peu près l’idée que nous veulent donner de l’écriture des Chinois quelques auteurs, peut-être plus prévenus en faveur de cette nation, que fidèles dans ce qu’ils nous en disent. C’est du moins une telle écriture que de grands philosophes ont proposée, mais qu’ils n’ont vue que de bien loin.

XL — En effet, comment pourrait-on se flatter de faire convenir tous les hommes sur le rang et la valeur des idées, tandis qu’ils diffèrent si étrangement sur cela, que les uns regardent comme aussi anciennes que notre âme, des idées que les autres prétendent qu’elle n’acquiert que par les sens et l’expérience ? que les uns regardent comme fondamentale, et comme une des premières de toutes : l’idée de l’espace et du vide, que les autres soutiennent qu’il est impossible d’avoir ? Si sur ce principe du rang et de la valeur des idées Descartes ou Mallebranche eussent formé une écriture universelle, jamais Newton ni Locke n’eussent su lire.

XLI — S’il n’était question que de rendre un petit nombre d’idées, toutes les nations pourraient facilement s’accorder, et s’entendre dans une expression commune. L’algèbre, l’arithmétique, la musique, langues universelles dans notre Europe, le prouvent assez. Mais leur universalité n’est due qu’au petit nombre et à la simplicité des idées qu’elles expriment. Et il ne paraît guère possible de traiter dans de telles langues d’autres sujets que l’étendue, les nombres, ou les sons.

XLII — Chaque nation a donc sa propre langue, et vraisemblablement la conservera longtemps, remplie de difficultés pour les autres nations. Mais on peut dire qu’une grande partie de ces difficultés n’était point essentielle aux langues, et ne s’y trouve que parce qu’on a formé les langues peu à peu, et pour ainsi dire au hasard, ou parce qu’on a trop consulté la douceur, la facilité de la prononciation, et l’harmonie, qu’on a voulu rendre agréable ce qu’on n’aurait dû se proposer que de rendre utile.

XLIII — On ne peut nier que la diversité des conjugaisons des verbes, des déclinaisons des noms, et de la terminaison des adverbes, ne produisent des agréments réels dans les langues ; mais ces agréments peuvent-ils compenser les difficultés qu’elle y apporte ? Et les langues dans lesquelles on a moins prodigué cette diversité que dans les autres, manquent-elles de clarté et d’énergie ? La langue française n’a point de déclinaisons, n’a pour les noms que deux genres, et ne marque le plus souvent les temps de ses verbes que par deux auxiliaires qui suppléent aux conjugaisons ; la langue anglaise est encore plus simple ; cependant ces langues non seulement expliqueront tout avec autant de clarté et de précision que les langues grecque et latine, mais malgré cette sobriété, elles produisent des chefs-d’œuvre d’éloquence et de poésie, qui ne cèdent peut-être point à tout ce que le luxe des Grecs et des Latins nous a laissé. La langue allemande n’a qu’une seule terminaison pour l’infinitif de tous les verbes, et assurément n’est pas une langue barbare.

XLIV — Quelque forme qu’ait une langue, je ne vois pas qu’il soit possible de dispenser la mémoire de retenir un grand nombre de mots ; mais il me semble qu’on la surcharge de beaucoup dont on aurait pu se passer ; et que dans ceux qui étaient absolument nécessaires, on aurait pu la soulager par l’uniformité ou la symétrie. Les différentes inflexions que les conjugaisons donnent aux verbes, sont pour ainsi dire autant de différents mots. Il est vrai qu’en rangeant les verbes sous un certain nombre de classes par rapport à leurs conjugaisons, on diminue le nombre des inflexions ; mais ce nombre est toujours encore très grand ; et les verbes irréguliers apportent encore de nouveaux embarras. On peut dire la même chose des déclinaisons des noms ; enfin on a voulu pousser la difficulté jusqu’à donner aux substantifs des sexes ou des genres qui modifiassent leurs articles et leurs adjectifs. On pourrait retrancher tout cela sans faire aucun tort réel à la langue.

XLV — Si tous les noms substantifs avaient une même terminaison qui fût invariable, que le nombre et le cas seulement (car le genre est bien inutile) fussent désignés par quelques articles toujours les mêmes, qui suppléassent aux déclinaisons, qu’on donnât une autre terminaison invariable à tous les adjectifs, une autre aux adverbes, que tous les verbes terminés de la même manière n’eussent qu’un infinitif, modifié par des adverbes qui en marquassent les temps et les modes d’une manière uniforme et universelle ; si, dis-je, il se trouvait une telle langue, toutes les règles de la grammaire, si nombreuses et si embarrassantes, se réduiraient presque à rien ; tous les mots, dont l’espèce se connaîtrait d’abord par la terminaison, s’apprendraient facilement, ou trouvés dans le dictionnaire, s’emploieraient toujours sans la moindre difficulté, soit pour expliquer, soit pour entendre. Il n’est pas douteux qu’une telle langue ne fût incomparablement plus facile que toutes les nôtres. Avec le peu de règles qu’on apprendrait dans une heure, et un bon dictionnaire, on serait en état d’entendre parfaitement tout cequi serait écrit dans cette langue, et d’y écrire tout ce qu’on voudrait faire entendre aux autres.