Dissertation sur les éléments ou premiers principes des corps


Dissertation sur les éléments ou premiers principes des corps


DISSERTATION
SUR LES ELEMENS
ou
PREMIERS PRINCIPES DES CORPS,
dans laquelle on prouve qu’il doit y avoir des elemens et qu’il y en a effectivement ; qu’ils sont sujets à souffrir divers changemens, et meme susceptibles d’une parfaite transmutation ; et enfin que le feu elementaire et l’eau sont les seules choses qui meritent proprement le nom d’elemens,
par Mr. Eller


Personne n’ignore que les Philosophes entendent par le mot d’Elemens les premiers principes materiels de tous les corps qui composent ce vaste Univers. Nous apprenons de Plutarque, qu’entre les anciens Philosophes il y en avoit qui distinguoient les Principes (αρχαὶ) des Elemens, (ϛοιχεῖα) pretendant que les principes ne sont ni composés ni produits, au lieu que les elemens sont des êtres composés. Mais comme les Philosophes tant anciencs que modernes sont extrémement partagés sur la doctrine des Principes, j’ai crû qu’il etoit à propos, & même necessaire à mon but, d’exposer en peu de mots, ce que les uns & les autres ont pensé sur cette matiere. Il sera facile de juger aprés cela si les divers sentimens qu’ils ont proposes, & les experiences qu’ils ont faites, peuvent être de quelque utilité pour lever, au moins en partie, ce voile epais qui couvre non seulement l’interieur, mais encore l’ecorce & la superficie de tous les corps.

Nous ne savons presque rien de la Philosophie des Chaldéens, & en particulier de leurs principes sur les elemens. Diogene Laërce, dans la préface de son ouvrage[1], nous apprend, qu’ils s’appliquoient à l’Astronomie & aux prédictions. Il ajoute au même endroit, que les Mages, qui etoient proprement les Philosophes de Perse, vaquoient au culte des Dieux & lui offroient de prieres & des sacrifices, comme s’ils etoient les seuls dont les Dieux acceptassent le culte ; ils enseignoient aussi plusieurs choses de l’essence & de la génération des Dieux, qui selon leur doctrine etoient composés de feu, de terre & d’eau.

On voit aussi dans la Chronique de Syncelle, qu’un celebre Mage nommé Berose, qui etoit Pretre de Belus à Babilone, avoit dit, en parlant de l’origine & de la production du monde, qu’il y avoit eu un tems, où l’eau & les tenebres faisoient le tout, dans lequel toute sorte d’animaux avoient pris naissance. Si l’on peut ajouter foi à ce que Philon de Biblis prétendoit avoir traduit des Ouvrages de Sanchoniaton Philosophe Phénicien[2], ces peuples assignoient pour principe de toutes choses un air ténébreux & plein d’esprits, ou le souffle d’un air ténébreux & un chaos confus & environné de ténébres. Il vint ensuite un tems, dit-il, où l’esprit commença à devenir amoureux de ses propres principes & à se mêler avec eux. Cette union fut appellé désir, & c’est la le principe, ou la creation de toutes choses. L’esprit ne connoissoit pas sa propre production, & de cette conjonction de l’esprit se forma Mot, que quelques uns disent être le Limon, & d’autres la putrefaction d’une mixtion aqueuse, d’où viennent les semences de toutes les creatures, & la generation de tous les corps &c. Mais il faut en verité avoir perdu le sens comun, pour chercher un principe actif & une substance formatrice jusques dans le limon.

Les anciens Perses ont suivi les Dogmes de leur premier Philosophe Zardusht, auquel les Grecs donnerent longtems aprés le nom de Zoroastre. Ils tenoient le feu pour principe de toutes choses, prétendant qu’il est doüé d’une raison & d’une intelligence plus pure, à proportion qu’il tire vers la source de la lumiere. Ils appèlloient ce principe Oromazes, & donnoient le nom d'Arimanes aux ténébres qui lui sont opposées. Entre les deux principes, ils plaçoient un médiateur, une divinité mitoyenne, qu’ils appelloient Mesites, ou Mithra, & dont l’office etoit de diriger les deux autres dans la production des choses.

Il est bien difficile de developer les veritables sentimens des Egyptiens sur les Elemens. Les Pretres, uniques dépositaires, des Arts & des Sciences, avoient trouvé le secret de les cacher si bien sous le voile de leurs Hieroglyphes, que le veritable sens de leurs dogmes a toujours été un enigme, non seulement pour le peuple, mais encore pour le Philosophes de tous les Siecles. Diogene Laërce cite[3] sur cet article les Livres de Manethon & d’Hecatée qui sont perdus, ajoutant seulement en deux mots : φασχειν τε ἆρχην μἑν ἔιναι τὴν ὕλην, ἔιτα τὰ τέσσαρα ϛοιχεία ἐξ ἀυτὴς διακριθήναι. C’est à dire, qu’ils etablissoient la matiere pour principe de toute chose, ajoutant que les quatre elemens tiroient leur origine de la separation de ses differentes parties. Diodore de Sicile, qui avoit fait un voyage exprés en Égypte, pour être plus à portée, de s’instruire de l’histoire de cette célébre nation, & des Dogmes de leus Philosophes, Diodore, dis-je, nous apprend la meme chose mais d’une maniere plus circonstanciée. « Lors, dit-il[4], que l’univers commença à être formé, le ciel & la terre confondus ensemble avoient à peu prés la même forme, mais aprés que ces corps eurent été separés dans l’ordre que nous y voyons aujourdhui. L’air acquit une perpetuelle agitation, ses parties les plus subtiles, & qui participent à la nature du feu allerent se placer dans les regions les plus elevées, leur legereté naturelle leur donnant cette tendance. C’est pas la meme raison que le Soleil & les autres astres accomplissent leur revolutions dans les lieux les plus elevés. Les parties grossieres & bourbeuses de la matiere etant detrempées par l’eau, furent portées vers le bas par leur pesanteur, & se rassemblerent dans un même lieu, comme une espece de sédiment. L’agitation perpetuelle de cette matiere convertit ses parties humides en eau, pendant que les plus solides formerent une terre molle & bourbeuse &c. » Pour ne pas trop m’ecarter des elemens dont je traite, je passe tout ce que l’Auteur ajoute sur la matiere dont cette terre molle & bourbeuse fut mise en fermentation par les rayons du Soleil, & souffrit une espece de putrefaction qui la rendit propre à concevoir & à produire des animaux de toute espece, qui etant nourris de nuit par les brouillards & consolidés de jour par la chaleur du soleil, perpetuerent ensuite leurs especes par les voyes ordinaires de la propagation.

On trouve encore par ci par là dans les Auteurs quelques fragmens imparfaits de la doctrine des anciens Egyptiens. Mais il s’en faut bien qu’ils puissent nous mettre au fait du veritable sentiment de ce peuple sur les elémens. Plutarque cependant en a touché quelque chose dans son traité d’Isis & Osiris, où il entreprend de devoiler les mysteres de leur Mythologie. Selon lui, les Pretres Egyptiens designoient sous le nom d’Osiris la nature active de l’univers, qui donne la forme & l’arrangement à la matiere ou a la nature passive indiquée par le nom d’Isis. Dans un autre endroit, Plutarque parle de trois principes ou Divinités Egyptiennes que l’on representoit sous la figure d’un Triangle equilateral, dont un coté indiquoit le principe actif ou Osiris, & l’autre Isis, ou le principe passif, qui reçoit l’action & l’impression du premier, & le troisieme l’effet qui en resulte que l’on nomme Orus ou l’univers. On voit par là que les Egyptiens ont imaginé ces principes primitifs pour être en etat d’assigner une source d’où les elemens eussent tiré leur origine.

Les Brachmanes, qui etoient les Philosophes des Indes, soutenoient, au raport de Megasthene cité par Strabon[5], que le monde tiroit son origine de l’eau. Philostrate assure, que selon leut doctrine, l’univers etoit composé de cinq Elemens, savoir la terre, l’eau, l’air, le feu & l’ether. Ils croyoient que les Dieux etoient formés de l’ether, & que ne respirant jamais que ce liquide incorruptible, ils etoient par cela même immortels, au lieu que les autres creatures qui respirent l’air sont toutes d’une condition mortelle.

Comme les Grecs nous ont conservé des fragmens des anciens Philosphes qui avoient fleuri dans les païs etrangers, avant que la Philosophie fut cultivée dans leur propre patrie, les meme Grecs font aussi mention de plusieurs de leur Nation, qui ayant vecû dans les Siecles les plus reculés n’avoient pas laissé d’exceller en toutes sortes d’arts & de sciences, comme Promethée, Orphée, Hesiode, Epimenide Homere, Thamyris, Eumolpe, Melampe, Aristophane & autres. On voit dans Suidas quels etoient les sentimens d’Orphée sur la production de l’univers. Il disoit qu’au commencement l’ether parût, ayant été façonné par la Divinité. L’Ether avoit d’un côté & d’autre le Chaos. Une nuit affreuse dominoit par tout, & cachoit ce qui etoit au dessous de l’ether. L’ether s’etant echauffé avec le chaos, il en provint un grand oeuf, qui ayant été couvé par la nuit, s’ouvrit & se separa en deux parties, la partie etherienne tira vers le haut comme etant la plus legere, au lieu que la partie la plus solide & la plus pesante tint le bas ; & c’est de celle ci que les cieux & la terre tirent leur origine &c. Mais ce sont là des fictions, qui passent sans contredit tout le merveilleux Poëtique.

Homere, quoiqu’il passe pour le plus excellent de tous les Poëtes, n’a pas donné dans de semblables fictions ; au contraire il parle en Philosophe lorsqu’il dit : ὦκεανός ὄσπηρ γένεσις παντέσσι τετύκται[6] ; c’est-à-dire, l’Ocean, ou l’eau dont toutes choses tirent leur origine. On pretend au reste, qu’Hesiode & Aristophane avoient adopté le Visions d’Orphée.

Thales Auteur de la Secte Jonique, tient le premier rang par son ancienneté entre les Grecs qui se sont appliqués avec le plus de fruit à l’êtude de la Philosophie. Il raportoit à l’eau la production de toutes choses. Diogene Laërce[7] & Ciceron + assurent, que ce Philosophe ajoutoit, que Dieu etoit l’esprit qui avoit tiré toutes choses de l’eau ; Deum, ce sont les paroles de Ciceron, eam mentem esse, qui ex aqua omnia fingeret. c’est selon les apparences ce qu’Anaximandre a voulu indiquer par le mot de τὸ ἄπειρον. Il disoit selon Laërce[8] : ἀρχὴν καὶ ϛοιχείον τὸ ἄπειρον, que l’Infini etoit le principe & l’elément de toutes choses, sans doute pour faire comprendre que l’Etre infini s’etant confondu avec l’elément de l’eau, en avoit separé la substance pour la production des corps.

Anaximene son disciple[9] abandonna l’eau, & mit en sa place l’air, qu’il reconnoit avec l’infini pour principe de toutes choses. Il me semble cependant qu’il s’est fait une idée trop grossiere & trop materielle de cet ἄπειρον, puisqu’il soutient, que cet infini etoit d’une nature aërienne, ou l’Ether même, ou plutôt l’air rendu fécond par la substance infinie. On peut concilier par ces dernieres paroles, Plutarque avec Diogene Laërce, qui dit[10], en parlant d’Anaximene, ἀρχὴν ἀέρα ἐιπε καὶ τὸ ἄπειρον, c’est à dire, qu’il établissoit l’air & l’infini pour principe de toutes choses.

Anaxagore Disciple d’Anaximene, & comme quelques uns le pretendent, son successeur dans l’École Jonique, fit, selon les apparences, des reflexions plus mûres & plus solides sur l’infini corporel, τὸ ἄπειρον : Il reconnut que la matiere ne pouvoit être susceptible d’une division à l’infini, sans être totalement aneantie ; il crut donc rendre la chose plus intelligible en supposant que les particules de la matiere, aprés avoir demeuré ensemble pêle-mêle pendant un tems infini, avoient ensuite été separées & mises en ordre pour former les divers corps que l’univers contient. Plutarque remarque qu’il appelloit ces parties homogenes de la matiere qui s’etoient rassemblées, ὁμοιομερείας, ce que Ciceron rend[11] par le mot de particulas similes. Lucrece en donne une idee assez nette dans les vers suivans[12] :

Nunc & Anaxagora scrutemur Homoiomerian,
Quam Grœci memorant, nex nostra dicere lingua
Concedit nobis patrii sermonis egestas ;
Sed tamen ipsam rem facile est exponere verbis :
Principium rerum quam dicit Homeiomerian
Ossa videlicet è pauxillis arque minutis,
Visceribus viscus gigni, sanguinemque creari
Sanguinis inter se multis coeuntibus guttis,
Ex aurique putat micis consistere posse
Aurum, & de terris terram concrescere parvis,
Ignibus ex ignem, humorem ex humoribus esse.

C’est grand dommage que le Systeme de cet habile homme ne nous ait pas été conservé en son entier. Il me semble que les Philosophes qui lui ont succedé, n’ont pas assez compris le veritable sens de ses Dogmes ; j’en juge aisni par les contradictions que l’on remarque dans ce qu’Aristote, Laërce, Plutarque & Ciceron raportent des Principes d’Anaxagore. Il me paroit fort vraisemblable que ce grand Philosophe a voulu designer par ses Homoeomeries, les germes, où l’assemblage des particules spermatiques, & homogenes des individus, qui ont été disposées & mises en ordre par l’Etre infini pour la production homogene & semblable de toutes les Creatures.

Il ne paroit pas que les autres Philosophes de la Secte Jonique, comme Diogene d’Apollonie, Archelaus &c. ayent rien ajoutés à la doctrine des Principes. Ils se sont bornés à enseigner, que l’air & l’infini ont produit toutes choses. Laërce parlant d’Archelaus raporte qu’il regardoit τὸ πὰν ἄπειρον (l’univers infini) comme le principe de toutes choses.

Socrate, quoique disciple d’Anaxagoras & d’Archelaus, negligea cependant la Philosophie naturelle à laquelle ils s’etoient appliqués, pour s’arreter uniquement à la contemplation des êtres immateriels ou des esprits. C’est la raison pour laquelle toutes les leçons qu’il donnoit à ses Disciples se bornoient à leur expliquer les principes de la Philosophie pratique ou de la Morale.

Les Disciples de Socrate, Xenophon, Criton, Thebée, Aristippe &c. suivirent en cela l’exemple de leur Maitre ; les fragmens que nous avons de leurs Ouvrages, ne faisant pas la moindre mention de la Philosophie naturelle.

Platon, qui etoit le plus celebre de tous les Disciples de Socrate, & qui avoit encore profité des lumieres des Philosophes Egyptiens & Pythagoriciens, dans les differens voyages qu’il avoit fait en Égypte, en Italie, &c. tacha d’etablir deux principes eternels & coëxistans, Dieu & la matiere. Il disoit que la matiere agitée sans ordre ni régle, avoit ensuite été disposée, & mise en ordre par la divinité dont le pouvoir lui avoit donné les differentes formes sous lesquelles elle paroit aujourd’hui. Plutarque & quelques autres Philosophes assurent, qu’à ces deux principes Platon en associoit une troisieme l’Idée, la Parole, ou la Raison (ἰδέαν, λόγον, λογισμόν.) Mais il paroit par plusieurs endroits de ses Ouvrages, & en particulier par le Timée, qu’il designoit sous ce nom, cette vertu efficace qui emanoit de l’essence divine pour la production de toutes choses. La même chose se confirme encore par un passage du Dialogue, intitulé Epinomide, où Platon appelle cette vertu operante, λόγον τῶν παντῶν θειότατον, ὅς ἔταξε τόν κόσμον, la raison la plus Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/33 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/34 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/35 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/36 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/37 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/38 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/39 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/40 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/41 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/42 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/43 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/44 Page:Histoire de l'Académie Royale des Sciences et des Belles Lettres (1746).djvu/45


  1. Segm. 6.
  2. Euseb. Prapar. Evang. lib. I. cap.9.10
  3. in Prooem.
  4. Liv. I. ch. 13
  5. *
  6. Iliad. 14. v. 246.
  7. in Vit. Thalet. + cic. Acad. Quest. L. 4. c. 118.
  8. Lib. 2. sub init.
  9. Plutarq. L. 1. c. 3.
  10. in Vit. Anaximen.
  11. Tuse. Quast. IV. 118.
  12. Lucrec. I. p. 830.