Discussion:Mont-Revêche
Critiques
modifier- 1853 : L'Athenaeum français : journal universel de la littérature, de la science et des beaux-arts :
- ROMANS ET NOUVELLES. [1]
Mont-Revêche, le dernier ouvrage de madame Sand, vient de paraître en édition de cabinet de lecture, avec une préface dans laquelle l'auteur proteste contre les inductions que le public et la critique cherchent souvent à tirer de la physionomie et du caractère imprimés dans les livres à certains personnages, derrière lesquels on prétendrait voir poser l'écrivain lui-même, — et, par la même occasion, elle s'attache à réhabiliter devant l'opinion les romans qui, sans avoir l'ambition de vouloir prouver quelque chose, de dégager une pensée morale ou philosophique nettement accusée, se contentent d'exposer des caractères plus ou moins vrais, développés par une série de faits ou de situations plus ou moins vraisemblables, laissant au lecteur le soin d'en trouver ou d'en créer lui-même la moralité.
Nous n'avons ici ni le temps ni l'espace nécessaires pour discuter la théorie de l'art pour l'art, si chère, on le sait, à une certaine école littéraire, et nous admettons volontiers qu'une délicieuse peinture, telle que Paul et Virginie, bien qu'elle ne prouve rien, est d'une influence morale incomparablement meilleure que bon nombre de prétendus romans philosophiques dont l'effet, sinon le but, a été d'ébranler les institutions sociales les plus saintes, en même temps que les plus utiles au progrès bien entendu de l'humanité, et nous ne ferons nulle difficulté de préférer aussi Mont-Revêche à la plupart des livres de l'auteur de Lélia et de Jacques. Sincère admirateur du talent de romancier et de l'éloquence d'écrivain de madame Sand, nous sommes trop enchanté de la voir renoncer au genre philosophique et déclamatoire, et revenir à la simple peinture des mœurs, des passions et des caractères, pour ne pas signaler et fêter cette heureuse transformation.
Mont-Revêche est le nom d'un petit château où se passent la plupart des événements racontés dans le livre qui lui emprunte son titre. Dans ce cadre on voit agir et se développer quatre caractères de femmes dessinés avec une rare fermeté de main : Olympe, noble et angélique créature, issue d'une famille d'artistes italiens, seconde femme de M. Dutertre, — homme supérieur, à la fois agronome, in- dustriel et député, — et par conséquent belle-mère de ses trois filles du premier lit : la jeune, aimable et naïve Caroline, cœur excellent, esprit droit et naturel ; la jolie et blonde Eveline, enfant gâtée, qui se laisse emporter aisément par son imagination aventureuse et romanesque, et entraîner par les perfides suggestions de sa sœur aînée ; enfin celle-ci, la belle et spirituelle Nathalie, créature profondément mauvaise, et d'autant plus nuisible que sa haine pour sa belle-mère est servie par une intelligence perverse et par un esprit fécond en machinations et en insinuations odieuses. Ici, comme dans toutes les œuvres d'imagination où il se trouve un personnage méchant et égoïste, le caractère détestable de Nathalie, chargé de préparer et de déterminer la partie dramatique du récit, domine en quelque sorte toute l'action de Mont-Revêche. Il faut dire aussi qu'il se distingue par des touches de vérité profondément humaines et cruellement désolantes. Nous ne savons pas si l'original de ce portrait d'une jeune fille bel-esprit, égarée par la haine, dévorée par l'envie et par les plus sinistres passions, existe et a été observé par l'auteur; mais nous croyons pouvoir affirmer que s'il s'est produit dans notre époque, la lecture même de certains romans dangereux pour les femmes, dont ils enflamment les passions et surexcitent l'imagination, n'est pas étrangère aux déplorables égarements dans lesquels tombe la Nathalie de madame Sand. La capricieuse Eveline, qui, par la coupable légèreté de ses démarches, indignes d'une jeune personne bien élevée, met en péril la vie de son père, l'honneur de sa belle-mère et sa propre réputation à elle-même, n'est pas complètement innocente non plus de la lecture de ces romans-là.
À côté de ces figures de femmes, touchées de mains de maître, se meuvent quatre caractères d'hommes que nous trouvons beaucoup moins bien réussis. M. Dutertre est un député d'une perfection invraisemblable; son neveu, Amédée, amoureux discret et platonique de sa tante, est de la famille de ces jeunes héros de dévouement dont le Ralph d'Indiana est le premier type. M. de Saulges et son ami Thierray, l'homme de lettres, se distinguent par quelques côtés vrais ; mais, en tant que créations romanesques, ils sont d'un titre bien inférieur aux deux femmes dont ils deviennent les maris, Nathalie et Eveline.
Somme toute, il y a dans ce livre de l'intérêt, du style et de bonnes études de caractère ; nous pouvons ajouter, quoique l'auteur ait plaidé dans sa préface la cause des romans dépourvus de partie philosophique, qu'il ressort de la lecture de Mont-Revêche un utile enseignement pour les pères de famille qui restent veufs avec plusieurs filles à élever. Cet enseignement est, il est vrai, si peu nouveau, que l'auteur a pu le considérer plutôt comme une banalité que comme une moralité.
- ÉTUDES BIOGRAPHIQUES, LITTÉRAIRES, ARTISTIQUES ET SCIENTIFIQUES. [2]
ÉTUDES BIOGRAPHIQUES, LITTÉRAIRES, ARTISTIQUES ET SCIENTIFIQUES.
MONT-REVÊCHE.
LETTRE PUBLIQUE À GEORGE SAND,
Un nouveau roman de George Sand est un événement non-seulement pour la France, mais pour tout le monde policé.
Vous sentez assez votre valeur propre pour voir dans cette assertion plus qu'une flatterie qui d'ailleurs, vis-à-vis d'un esprit comme le vôtre, ne serait de ma part qu'un manque de goût. Il se peut que les succès des autres romanciers contemporains de votre pays aient été plus brillants ; il se peut que les œuvres d'Eugène Sue se soient plus répandues et aient plus occupé que les vôtres la multitude des lecteurs en Europe et hors de l'Europe : et pourtant je crois énoncer un fait quand je prétends que ces succès comparés aux vôtres ont été passagers. Pendant que le Juif errant, les Mystères de Paris, les Sept péchés capitaux ont apparu et disparu comme des météores, en Allemagne, du moins, l'attention des meilleures têtes s'est toujours de plus en plus reportée vers les créations d'un génie, dont les œuvres possèdent ce charme qui après tout est la seule marque décisive de la valeur poétique réelle d'une composition, qui fait vivre encore avec nous les figures créées par l'écrivain, notre lecture fût-elle depuis longtemps terminée. Je ne crois pas me tromper quand je dis : Vous avez peut-être eu chez nous moins de lecteurs que les romanciers les plus célèbres de votre pays : et malgré cela, vous avez été lue beaucoup plus que tous deux ensemble. On dévorait les Mystères de Paris et le Juif errant, mais on étudiait le Compagnon et M. Antoine.
À quoi bon tout ce préambule ? C'est que nous autres Allemands nous sommes un peuple assez lourd, et le sentiment que nous avons de ce défaut ne contribue qu'à l'empirer. Comme nous craignons toujours de renverser la porte en nous introduisant dans la maison, nous restons souvent dehors sans oser entrer. C'est du moins ma position vis-à-vis de vous. La pensée que j'ai à vous dire sur votre nouveau roman quelque chose de désagréable, me fait commencer ma lettre par des louanges qui peut-être vous paraissent ennuyeuses parce qu'elles ne répètent que des choses trop connues. Pourtant, j'avais besoin de m'expliquer là-dessus ; j'avais besoin de vous dire que vous voyez en moi un sincère et respectueux admirateur de votre génie, un homme qui depuis vingt ans a suivi chacune de vos nombreuses et remarquables productions avec l'intérêt le plus-haut, quoique bien diversement motivé.
Aussi l'annonce seule que Mont-Revêche avait paru fut pour moi une intéressante nouvelle. On prétendait qu'avec cette œuvre l'auteur avait renoncé à ce que nous appelons, en Allemagne, roman populaire, nouvelle villageoise. « George Sand, disait-on, s'est engagée dans une nouvelle voie qui s'éloigne tout à fait de la voie de ses anciens travaux, et elle a écrit une préface où elle se défend solennellement et formellement contre la supposition de toute tendance non-seulement dans ce nouvel ouvrage mais dans tous ses ouvrages précédents. » Je l'avoue, je crus à une méprise. Pourquoi! parce que je croyais savoir que cela était entièrement faux, du moins pour ses ouvrages antérieurs. Pourtant, maintenant que j'ai lu la préface et le roman même, je dois avouer que je me trompais. Je trouve dans l'une et l'autre quelque chose que je m'attendais bien peu à y rencontrer.
Permettez-moi d'entrer dans plus de détails.
Le thème que vous développez dans votre préface de Mont-Revêche touche à l'essence même du roman, et la profession de foi esthétique que vous faites à ce sujet me semble à elle seule avoir été d'une influence dangereuse sur l'ouvrage que précède une telle préface.
Si je vous ai bien comprise, votre assertion ne va pas à moins qu'à soutenir que le roman n'est pas une œuvre d'art ou n'a pas besoin d'en être une.
C'est, dites-vous, un ancien préjugé, très-accrédité dans l'histoire de l'art, que le roman doit donner une conclusion pour les idées auxquelles il touche et, en conséquence, prouver quelque chose. Vous repoussez cette exigence comme injuste et vous déclarez qu'y satisfaire est impossible. « Quand le vice, dites-vous, n'est pas puni dans un livre ou sur un théâtre, ce qui est tout aussi vrai dans la vie réelle que le sort contraire, il n'est pas prouvé pour cela que le vice ne soit pas haïssable et punissable. Mais peu importe : la fable, le roman du roman, est et reste toujours un fait, et un tel fait ne prouve rien ni dans la vie ni dans les livres. Si je lis dans un livre (voulez-vous ajouter : on si je vois dans la vie; cela n'est pas clairement exprimé), si je lis que le bon triomphe du mauvais à la fin, ou que le méchant mange le juste, que la veuve se console ou meurt d'une fluxion de poitrine, que le traître fait fortune ou qu'il va aux galères j'avoue — que cela m'est bien égal, pourvu que leurs existences se soient liées et dénouées d'une manière qui m'intéresse jusqu'au bout. Je me trouverais par trop simple, si j'attendais après le parti que prendra la fantaisie de l'auteur pour me faire une opinion sur le vrai ou le faux dans la nature, sur le juste ou l'injuste dans la société. »
Personne ne peut être plus convaincu que moi que vous avez raison en parlant ainsi, c'est-à-dire pour ce qui vous regarde. Mais je me permets de vous faire observer qu'il y a des millions de lecteurs qui ne sont pas des George Sand, et je vais plus loin : je prétends que dans ce passage où vous faites du vif intérêt d'un récit le critérium unique du roman, vous refusez à ce genre de composition, vous refusez aux auteurs épiques et dramatiques toute signification, toute action morale. Plus je comprends, en considérant les derniers événements dont votre France a été le théâtre, de quelle disposition d'esprit cette proposition est sortie, plus cependant, je l'avoue, une telle frivolité m'est incompréhensible dans la bouche d'un écrivain où je croyais n'avoir jamais rencontré, dans ses œuvres les plus importantes, que des idées tout opposées.
Vous demandez ce que prouve la fable de Paul et Virginie ? et voici votre réponse : « Cela prouve-que la jeunesse, l'amitié, l'amour et la nature des tropiques sont de bien belles choses quand Bernardin de Saint-Pierre les raconte et les décrit. » Vous demandez encore ce que prouve le Faust de Goethe, qu'il tombe ou non en la puissance du diable! et vous répondez : « Cela prouve que la science, la poésie, les sentiments humains, les images fantastiques, les idées profondes, gracieuses ou terribles, sont de bien belles choses quand Goethe en fait un tableau émou- vant et sublime. »
D'accord! Mais pourrait-il échapper plus d'un instant à votre pénétration qu'avec ce tour spirituel et ces exemples, vous jetez justement à terre votre propre idée? Le Faust, pour nous arrêter en passant à cet exemple, le Faust, que le diable enlève réellement, — et il y en a, — est une fadaise qui n'a rien d'esthétique; mais le Faust qui peut se racheter, parce qu'il s'efforce et lutte toujours, est élevé et nous élève. Mais si je voulais raisonner comme vous, si j'adressais à l'œuvre dont je m'occupe cette singulière question : « Qu'est-ce que cela prouver » ne recevrais-je pas pour réponse, avec autant de justesse : Cela prouve que la frivolité blasée, le cynisme et la démoralisation de la société française moderne, quand on en fait pour eux-mêmes les motifs d'un roman, sont des choses très-repoussantes, très-peu esthétiques et très-ennuyeuses même quand George Sand nous les peint.
Mais je retourne à la préface. Votre prétention esthétique est ainsi conçue : « Je veux, » — je citerai textuellement s'il vous plaît, — « je veux qu'on nous permette de démontrer à notre point de vue tout ce qu'il nous plaira, mais non pas que ceux qui combattent ou partagent nos sentiments demandent compte de nos sentiments au choix d'un fait plutôt qu'à celui d'un autre. Je ne veux pas que les uns nous crient : la conclusion est évitée ; que les autres crient après nous : la conclusion est criminelle. ". En vérité, devant l'absolu » je veux ! » cesse toute réplique : Le « je veux » est irresponsable. Sans doute pour moi l'écrivain est aussi bien et mieux encore » par la grâce de Dieu » que le maître absolu; mais ce n'est pas un despote, car ses sujets, sont non pas des esclaves, mais des hommes libres, vis-à-vis desquels il est responsable. C'est l'honneur de l'écrivain d'être responsable devant le tribunal de l'intelligence, de la culture et de la moralité de son temps et de son public.
Vous dites plus loin : « Ce qui inspire l'écrivain, c'est quelque chose d'abstrait. L'abstrait me se prouve pas par le concret ; le fait ne justifie ni ne détruit la théorie; le réel ne conclut rien pour ou contre l'idéal. Or, le roman étant forcé de tourner dans la peinture des faits réels, il ne faut pas lui demander ce qui n'est pas de son ressort. »
Je retrouve ici ce dualisme qui a déjà empêché le plus grand romancier des temps modernes d'atteindre à la perfection où son talent pouvait prétendre. Vous distinguez complètement ce que vous nommez - la fable, le roman du roman, des pensées, des réflexions et des tableaux, que vous nommez l'accessoire. Nous autres Allemands, nous avons pensé jusqu'ici que l'œuvre d'art; le roman qui prétend au titre d'œuvre d'art, est un tout, un organisme dont les parties se supposent l'une l'autre. Nous avons vu, sans doute, chez nous aussi des romans où le développement des pensées, les tableaux, allaient à côté des faits sans être en rien appelés ou nécessités par eux. Mais nous avons cru qu'un tel procédé ne prouvait rien que l'impuissance de l'auteur à créer une œuvre d'art. C'est une douleur pour tous les admirateurs respectueux du génie, de voir George Sand avancer maintenant cette assertion : que les pensées et le raisonnement, dans un roman, n'ont rien à faire avec le roman lui-même. Ils peuvent servir de temps en temps à faire oublier ou pardonner une combinaison peu habile de la fable et de l'action, de même que l'intérêt et la composition habile du récit dédommagent le lecteur d'un style sans charme et de l'invraisemblance des détails. Mais pour le roman même, il n'est rien de plus par son essence, et il n'a pas d'autre but que de raconter une histoire dont l'intrigue tient le lecteur en suspens jusqu'à la fin. Pour atteindre ce but tous les moyens sont permis ; le lecteur n'a pas le droit de demander compte à l'auteur du choix des faits qu'il choisit et invente. Il n'a pas le droit de demander une satisfaction morale; il n'a pas à exiger que le petit monde que représente cette œuvre soit soutenu, animé, gouverné par une idée rationnelle. Si l'auteur réussit à attacher, à intéresser ses lecteurs, il a fait tout ce qu'on était en droit d'attendre de lui ; il ne s'inquiète plus de rien. N'est-ce pas là, comme esthétique, un "après moi le déluge ?" Quelle triste chose qu'un livre qui se termine, pour l'âme du lecteur, à la dernière page ! Oui, cela est vrai, on s'intéresse à une affaire criminelle, à un forfait, à une monstruosité de la nature humaine, quand il en est qu'un devoir ou des circonstances fortuites nous obligent à suivre de notre attention. On s'y intéresse jusqu'à la fin; mais alors on cherche à les effacer de son souvenir, à les oublier le plus tôt possible.
L'art n'est pas un système de morale, ni le roman une prédication de morale. Sans doute les œuvres de l'art sont indépendantes ; elles forment un monde à part qui a ses lois propres, mais qui a toujours des lois. D'après vous, la matière, les faits, la partie historique, la combinaison de l'action, l'histoire, dans un drame ou dans un roman, sont choses indifférentes. Il est une autre opinion suivant laquelle la matière, dans. une œuvre d'art, est l'essentiel, la chose principale, et le représentant de cette opinion n'est rien moins que Goethe. Je vous défie de me nommer une véritable œuvre d'art, une seule, dont la fable ne révèle pas une loi du monde moral; une œuvre d'art, drame ou roman, où la combinaison des faits soit une chose indifférente, arbitraire, une chose où l'auteur ne poursuive que le but subordonné d'exciter l'intérêt, en bon français, la curiosité avide; un drame, un roman, où il importe peu que la victoire reste au bien sur le mal, et réciproquement. De ces deux points, le vieux penseur grec nomme le premier, dans l'art, une monstruosité, un crime. Son peuple sen- tait comme lui, et je prétends que tous les grands écrivains de toutes les nations ont senti de même. Nous respectons les anciens pour leur sagesse; elle consistait dans leur simplicité. Cette simplicité a produit de si grands chefs-d'œuvre qu'elle force au respect les esprits les plus brillants. Nous la reconnaissons dans ces paroles sans prétention du poëte, romain :
Et prodesse volunt et delectare poetæ,
comme dans l'obligation qu'Aristote fait aux œuvres tragiques de purifier des passions. Il eût imposé au roman la même loi, s'il l'eût connu. Mais c'est précisément parce que ces règles sont si simples que l'orgueil des modernes s'est révolté contre elles de tant de façons diverses. Ce n'était vraiment que l'orgueil, et non Lessing et Goethe. Je crois qu'il ne serait pas moins juste de dire ici : « Si vous ne devenez comme des enfants, vous n'entrerez jamais dans le royaume des cieux. »
Entre mille proverbes spirituels, votre langue en a un ainsi conçu : « Qui s'excuse s'accuse. » Pardonnez-moi de l'avoir dès la première lecture appliqué un peu à votre dernière préface. Je trouvais la nouvelle théorie du roman proclamée dans cette préface si peu en harmonie avec vos meilleures créations, mais encore avec vos théories antérieures (rappelez-vous seulement la préface du Champi et de la dernière édition de la Mare au Diable), que je me disais involontairement : Je gagerais dix contre un que cette préface est écrite, non pas pour proclamer une nouvelle théorie du roman, mais pour défendre un roman mal réussi. Les deux volumes de Mont-Revêche ont confirmé mes. pressentiments. Quelque dur que soit cet aveu pour les admirateurs les plus sincères de votre génie, il est impossible de l'éviter. Ce roman n'est pas digne du grand nom qu'il a l'honneur de porter ; il ne l'est sous aucun rapport, et je croirais à une falsification, si une falsification pareille était possible de notre temps. Si je me reporte à la théorie de. votre préface, je dois avouer que j'ai lu Mont-Revêche avec un vif intérêt jusqu'au bout ; mais je dois ajouter aussi que, même pendant la lecture, je rougissais secrètement devant mon goût du caractère purement matériel de cet intérêt, plus je me persuadais que l'espérance de rencontrer en avançant le véritable, George Sand était une espérance vaine et que je n'avais réellement affaire qu'à un caprice. L'intérêt avec lequel je suivais le récit n'avait rien de celui qui s'attache à une œuvre d'art. C'était pour moi une pure affaire de curiosité. d'apprendre comment le caprice et l'arbitraire dénoueraient et couperaient les nœuds qu'ils avaient formés. Dès que cette curiosité fut satisfaite à la dernière page, il ne me resta plus que la douleur de cette décadence complète du génie, que le chagrin d'un égarement aussi grave. Je me reportai à l'ensemble de l'œuvre, et je trouvai partout la caricature au lieu de la vérité, la manière au lieu de la simplicité, l'arbitraire au lieu du développement motivé, nécessaire et conséquent. Mont-Revêche est à une création comme le Péché de M. Antoine ce qu'un mélodrame exagéré du boulevard est à une tragédie de Shakspeare ou de Goethe. Il n'y a là que des figures et pas d'hommes. Ce sont des types qui sont traités comme des marionnettes, et qui méritent de l'être. Un homme intelligent, plein de caractère et d'énergie, qui laisse torturer littéralement jusqu'à la mort une femme adorée et digne de cette adoration par des belles-filles mal élevées et méchantes, une femme qui supporte ce martyre pendant des années sans se plaindre, ce sont là pour des Allemands, et j'ose le dire pour tous les hommes de goût, des impossibilités. Mais ces impossibilités ne sont rien à côté des deux autres qui leur sont jointes. Votre M. Dutertre, qui, lorsqu'il découvre le mal, aime mieux laisser mourir la créature la plus aimable, la plus angélique, sa femme, que de ramener à l'ordre d'une façon ou d'une autre ses impertinentes filles, parce qu'un jeune homme le prévient qu'il peut par là mettre en danger le salut de leur âme, — c'est plus qu'une impossibilité, c'est plus' que mon intelligence ne peut accorder même à l'arbitraire le plus capricieux du romancier. Qu'enfin un caractère vraiment diabolique, comme celui de Nathalie, d'une fille dure et sans cœur. qui mine et renverse de parti pris le repos, le bonheur et l'honneur du père le plus aimable, devienne en un tour de main une pénitente magnanime, qu'elle inspire à la fin de l'amour et du respect à un homme qui a appris à connaître et à haïr son caractère et sa conduite, que le comte Flavien épouse cette Nathalie, — c'est là un revirement qui exciterait notre dégoût s'il ne tournait au comique. Dans cet étrange roman tout est singulier : rien de motivé, partout l'arbitraire. Ces filles, dont la mauvaise éducation, la méchanceté, la légèreté, la dureté, les manières communes poussées jusqu'à l'impudence dans le cercle où elles ont été élevées, ne sont justifiées nulle part, même en apparence ; ces deux jeunes gens qui vivent près de trente ans l'un avec l'autre sans savoir ce que l'un est réellement à l'autre , qui dans la première partie du roman parlent et agissent comme des roués raffinés, pendant que dans la seconde ils sont représentés au fond comme de très-honnêtes garçons ; cet Amédée avec la fièvre de ses aspirations, — tous sont des créations de cet absolu et souverain « je veux, de la préface, des fruits de la manière et du caprice ; ce ne sont pas des hommes, dont la vie puisse attacher un autre homme raisonnable. Les deux lions avec leurs manières ne seraient pas supportés une heure dans une société décente et polie. Quant à ces filles, tout père capable de prendre une résolution, à la première occasion, les mettrait dehors, s'il ne se croyait assez d'énergie pour corriger leur impudence ou leur méchanceté vis-à-vis de sa femme. Nous n'avions jusqu'ici dans les contes et les romans que la méchante belle-mère : vous avez créé la méchante belle-fille. C'est un type comme un autre. Mais la façon dont vous mettez en scène cette méchante belle-fille est aussi abstraite que la résignation silencieuse jusqu'à la mort avec, laquelle la noble et angélique belle-mère supporte les tortures que lui prépare l'inconcevable méchanceté de sa belle-fille. Et Olympe est Italienne ! Des Alpes à Messine on ne trouverait aucune femme de sang italien qui supportât patiemment la dixième partie de telles indignités, est dans toute l'Europe pas un homme de tête et de cœur qui laissât maltraiter par des enfants ingrats, sans les punir, son épouse, la femme qu'il aime. La société, quelque corrompue qu'elle soit, vaut mieux que celle que Mont-Revêche représente. Je trouve partout dans le livre cette fausseté, cette exagération. Elle perce presque dans les moindres traits de détail ; ainsi dans ces quatre louis d'or que le jeune comte, donne au paysan qui lui sert de groom, quand un prince lui-même, en pareille circonstance, eût trouvé qu'une pièce d'or suffisait bien. Mais de jeunes dames, élevées à la campagne, loin du grand monde, qui, avec la plus grande chasteté, se déguisent et escaladent des fenêtres pendant la nuit par caprice romantique, pour amener à une déclaration un amant qui tarde trop à la faire ; des amants qui, comme Thierray à la fin de cette scène de la seconde partie, allument un cigare seulement pour donner au beau-père l'occasion de brûler une lettre à l'allumette, ce sont là des choses qui, pardonnez-moi l'expression, tombent dans le domaine du dernier comique. Leone-Leoni lui-même n'avait pas ce défaut. Il représentait une énormité ; mais cette énormité si terrible, si choquante qu'elle fut pour le sentiment moral, avait au moins pour elle d'être possible. Ce roman, cette histoire était révoltante, mais elle n'était pas comique. Leone-Lçoni représentait un égarerement, un délire du cœur ; Mont-Revêche est un outrage au bon sens. Leone-Leoni était peut-être la plus défectueuse, de vos créations ; mais elle conservait et elle attestait toutes les qualités de votre talent et de votre génie ; car vous vous étiez encore inspirée de votre cœur. Mont-Revêche, au contraire, n'est pas moins défectueux, mais il n'atteste nulle part une de ces qualités. On n'y sent jamais les battements de votre cœur, et s'il est un endroit de votre préface où je doive vous donner raison, c'est celui-ci appliqué à cette œuvre : « Ce qui inspire l'écrivain, d'est quelque chose d'abstrait. L'abstraction de toute vérité et de tout naturel, voilà ce dont Mont-Revêche est le fruit !
Aix-la-Chapelle, mai 1853.
- 1854 L'Athenaeum français : journal universel de la littérature, de la science et des beaux-arts :
[3]
LES MAITRES SONNEURS DE GEORGES SAND, LETTRE DE M. ADOLPHE STAHR.
Nous recevons de l'un des critiques les plus distingués de l'Allemagne la lettre suivante, que nous nous empressons d'insérer :
" Monsieur le directeur,
"Vous m'avez fait l'honneur de donner dans votre revue une place à ma critique d'un roman de votre illustre compatriote[2]. Je vous avoue franchement que cela m'a fait plaisir, parce que je n'y ai pas vu seulement une marque d'estime pour mon travail, mais encore une preuve que les frontières des différentes nationalités ne sont plus un obstacle à l'appréciation du jugement porté par les écrivains étrangers sur les œuvres d'éminents esprits d'un autre pays. Malheureusement le sujet de mon article ne m'a été en lui-même rien moins qu'agréable. Il est si pénible d'avoir à blâmer là où l'on aimerait tant à louer, et cela est encore plus pénible quand la première expression de ce blâme est en même temps le début du critique dans la langue et dans la patrie de l'auteur attaqué. À la vérité, je ne suis pas au fond responsable ; car ce n'est pas à mon instigation, il s'en faut bien, que M. le traducteur (qui m'est inconnu, et dont la traduction, pour le dire en passant, ne laisse rien à désirer au point de vue de la fidélité du calque littéral) a reproduit mon article en le prenant dans la Gazette de Cologne pour l'insérer dans votre revue. Cependant la première pensée qui me vint quand le numéro de L’Athenœum français m'est tombé sous les yeux fut le souhait qu'il me fût bientôt permis, à l'occasion d'une nouvelle production du célèbre romancier, de mettre en lumière les grands et beaux côtés d'un talent unique dans son genre. Il ne semblait pas probable, il est vrai, que mon souhait dût être accompli aussi promptement. Je dois le reconnaître, le roman que le célèbre auteur nous a donné après Mont-Revêche offre avec celui-ci une parfaite ressemblance. La Filleule est au fond, comme Mont-Revêche, une production de ce genre de composition qu'on pourrait appeler proprement la poésie du caprice. Mais presque immédiatement après, à peine avais-je terminé cette lecture peu intéressante, que la nouvelle création du romancier me tomba entre les mains et me força de reconnaître que la disposition d'esprit à laquelle Mont-Revêche et la Filleule avaient dû leur existence était désormais passée ; que c'était une de ces fantaisies que le génie se permet quelquefois. Aussi tous ceux qui dans ces genres de romans avaient vu une preuve affligeante de déclin, — et il y avait beaucoup de personnes de ce sentiment parmi les nombreux lecteurs et admirateurs du romancier, — tous, dis-je, seront, à leur grande joie, allégés de leurs craintes par les Maîtres sonneurs, qu'il faut regarder comme une des créations les plus pures, les plus fraîches et les plus complètes qui soient jamais sorties. de la plume de George Sand. Par la composition et l'exécution, par le dessin des caractères et le fond de la pensée, par le sentiment, par l'observation et le naturel, cette œuvre forme le contraste le plus absolu avec les deux derniers romans. Cette histoire de village n'est pas seulement un modèle et un chef-d'œuvre dans son genre ; elle en dépasse beaucoup les limites : c'est une œuvre d'art qui, par sa portée idéale et morale, peut être placée au rang des plus grandes créations de la poésie du roman en général. Tous les sentiments qui y apparaissent, mis en action, sont des forces morales qui ont une valeur universelle et qui sont pleines d'humanité et de dignité humaine dans le sens le plus élevé du mot. On dirait que George Sand, comme le géant Antée, a recouvré ses anciennes forces en quittant les régions vaporeuses de la société parisienne pour cette terre maternelle, son cher pays, le Berri, dont le sol sert de théâtre à sa nouvelle scène comme la Mare au Diable et les autres romans du même genre.
» Le changement tient tout simplement du miracle.
" Au lieu du raffinement artistique, la franche nature ; au lieu de l'arbitraire et du caprice, partout une logique intérieure ; au lieu du factice, un sentiment sain ; au lieu de la brutalité forcée et qui se complaît en elle-même, d'une vie sans but, une beauté de sentiment, une culture du cœur qui tire toujours un nouvel aliment des vertus d'une vie laborieuse ; au lieu de types nouveaux et recherchés, des types ordinaires et simples, mais tels qu'ils font penser aux hommes homériques ; enfin, au lieu d'une société et d'une civilisation dont les formes et les relations qui choquent déjà dans la réalité sont grossies encore dans la fiction comme par un miroir concave qui les enlaidit, — une vie, une reproduction de conditions et de rap- ports sociaux dont la naïveté et la beauté primitives sont amenées seulement par la fiction à une expression pure de ce qu'ils sont et de ce qu'ils contiennent en eux-mêmes. C'est la différence qui existe entre Mont-Revêche et les Maîtres sonneurs.
Dans ce dernier roman, George Sand a mis tout son cœur, et il n'y a aucun personnage où l'on ne sente toute l'expansion de cet amour. C'est la patience de l'amour dans sa plus grande pureté, compris comme sentiment maternel, qui triomphe dans ce ravissant roman, et toutes les formes sous lesquelles agit et s'exerce cet amour sont ennoblies et transfigurées par une beauté complète. Ce Tasse musicien de la vie de village, ce Josef l'Ebervigé est en même temps le Chopin du village, et toute la patience pleine d'amour que George Sand a déployée envers le véritable Chopin, nous la trouvons reproduite sans aucune prétention sous les traits de l'aimable Brulette. C'est un de ces cas nombreux où il est permis et louable de remonter jusqu'à la source où le romancier créateur a puisé son inspiration, parce que c'est sa propre figure qu'on y voit rayonner avec un si pur éclat. — Cette Brulette se montre constamment patiente envers ce Josef, si peu digne d'amour, et envers le jeune Charlot, et sa contre n'est qu'une preuve déplus en faveur de la conviction souvent reproduite par George Sand que les femmes qui ont conscience d'elles-mêmes sont seules capables d'attachements sincères et durables.
» Mais le côté le plus remarquable de ces deux figures de femmes, c'est que c'est précisément leur simplicité et leur sincérité qui les émancipe. Comme leur sensibilité n'est ni inerte ni maladive, leur façon d'agir est résolue et énergique comme celle des hommes vertueux. Elles avouent avec une courageuse franchise qu'elles aiment ; elles supportent avec force et calme, grâce à la conscience qu'elles ont d'elles-mêmes, le malheur de n'être pas payées de retour ; car elles reconnaissent que l'amour est un droit naturel. Sans aucune pruderie, elles accueillent la demande de leurs amoureux ; et, avec la même sincérité, elles ont horreur d'attirer à elles par de secrets artifices un amour qui ne s'adresse pas à elles. Même l'innocente co- quetterie de Brulette est blâmée comme chose indigne. En prenant le mot dans son vrai sens, disons que ces deux paysannes sont les deux femmes vraiment émancipées que George Sand ait dépeintes, et toutes deux ont une pureté virginale. Ce sont des figures qui peuvent hardiment se placer à côté de l'antique ; la fière énergie de jeunes filles domine en elles à un si haut degré que, dans toutes les choses du cœur et de l'intelligence, les hommes les traitent comme leurs égales, et que la force du corps est la seule supériorité qui distingue les jeunes gens qui les protègent. Lélia et la plupart des autres femmes émancipées que George Sand avait dépeintes auparavant, n'étaient que des femmes qui, entraînées par les passions au
delà de toute mesure, devenaient doublement le jouet des hommes, en souffraient double- ment et'en étaient doublement tyrannisées. Elles représentaient précisément le contraire de l'image que doit offrir l'élévation 'vraiment morale des femmes qui procède de l'être in- térieur. C'est le mensonge d'une fausse civi- lisation qui a fait les femmes petites. L'élé- vation des femmes provient uniquement de la sincérité de nature qui ne laisse pas suppri- mer les droits de l'homme ou de la femme par une société aussi éloignée de la nature que de la vérité.
" Si George Sand a voulu diriger la critique la plus amère et la plus libre de tout ménage- ment contre cette société et contre l'état malbain et faux de toutes les relations qui en forment le fond, elle ne pouvait mieux le faire, en vérité, qu'en mettant en parallèle ses Maîtres sonneurs. Dans cette simplicité règnent partout la plus grande vérité, la plus parfaite intelligence du milieu où se passe l'action, le plus complet affranchissement de tous faux sentiments et de toute fausse conception de l'honneur. Dans Mont-Revêche, par exemple, les deux jeunes gens ne savent pas ce qu'ils sont proprement l'un pour l'autre, et s'ils sont amis ou non, et ils sont bien étonnés de s'en apercevoir après dix ou quinze ans de roueries en commun.
" Mais comme ils se connaissent au fond pour des drôles, cette amitié reste toujours soupçonneuse, et comme la société qui les entoure sent leur corruption intérieure, tous les rapports reposent sur des égards extérieurs, sur l'appréciation et l'opinion des autres et sur le point d'honneur social, et non sur la conscience et sur une confiance véritablement honnête. Dans les Maîtres sonneurs, au contraire, Huriel et Tiennet sont amis après s'être éprouvés l'un l'autre et après avoir mesuré leurs forces. Aussi sont-ils et restent-ils honorablement amis. Cette rare honnêteté d'une noble confiance a pour résultat que quand le vieux père Brulet laisse la Brulette voyager à travers les bois toute seule avec Huriel et Tiennet, il ne lui vient aucun doute sur la moralité des deux jeunes gens et que personne ne se scandalise de ce voyage, quoique tout le monde sache que l'un des deux jeunes gens a des prétentions sur la jeune fille. Tous ces paysans, artisans, bûcherons, etc., se comportent en général avec un respect inné pour les femmes comme pour des êtres faibles et qui seront les mères de leurs enfants, avec un respect, dis-je, qui ferait grandement honte à la meilleure société.
" Ainsi le contact des deux sexes qui a le caractère du roman dans l'attraction qu'ils exercent l'un sur l'autre est cependant exempt de cette fausse sentimentalité qui ne peut pas oublier. Ce qui n'est pas, ce qui ne peut pas être, chacune le chasse courageusement de sa pensée. L'amour n'a rien de sur- humain pour ces hommes ; c'est le plus grand avantage, le progrès le plus sain de l'idée qui jusqu'à présent avait le plus manqué à la pensée du roman. Brulette et Thérence s'expliquent et font une paisible déclaration de leurs sentiments pour Joseph. Huriel et Tiennet font de même à l'égard de Brulette. Tous deux sont prêts à se sacrifier pour Joseph, parce qu'il est malade : Envers un homme sain qui pourrait chasser par le travail ses chimères, il ne ferait pas de même. Aux malades est permis l'amour maladif ; d'où il suit qu'on ne peut le regarder comme fait pour l'homme sain.
" Il n'y a pas moins de réalité dans la manière dont Huriel prend la mort de Malzac, tué par lui dans un combat d'honneur. La santé de l'âme éclate au plus haut degré dans la manière dont Brulette accepte sa nouvelle fonction de mère adoptive, et son cousin Tiennet la possibilité que Brulette soit mère de Charlot. Ce premier cas où la façon saine de sentir de la franche jeune fille se roidit contre un asservissement tyrannique sous une détestable et injuste créature est peinte avec une merveilleuse vérité.
" La tyrannie que l'être abandonné exerce sur sa tutrice et les fantaisies de la jeunesse toujours égoïste font d'abord une opposition pénible; mais à mesure qu'ils se développent progressivement, les rapports de tous deux se modifient. En grandissant, l'enfant prend conscience de lui-même et s'appartient da- vantage ; la jeunesse a plus le sentiment de ses devoirs et partant plus de résignation, et comme ils peuvent s'offrir des garanties, l'af- fection naît vite entre eux; car l'affection n'a rien d'inné. C'est l'égoïsme épuré, ennobli par l'éducation, qui trouve son bonheur et ses jouissances dans la réprocité et l'échange.
" Que Tiennet, d'un autre côté, admettant que Brulette ait pu en aimer un autre qui l'aurait séduite, ne voie là aucune raison pour lui retirer son amitié, — quelque dou- loureusement qu'il soit affecté par cette pen- sée, — ce n'est pas là la moindre beauté du roman. En vérité , rien de ce qu'on a dit en faveur des femmes tombées ne va aussi droit au but que cette simple con- ception des rapports sociaux que nous trou- vons chez Tiennet, malgré la peine que lui cause le faux pas de cette Brulette qu'il
aime toujours. Il explique tout honorable- ment parce qu'il est lui-même pur et honnête, et quand un cavalier va se plaindre en tous lieux de Brulette, il ne trouve qu'à recon- naître un fait, et à respecter ; en sorte que deux hommes cherchent sans bruit à expier et à effacer la faute commise. Cette pureté intérieure, l'honnêteté des figures et de la conduite, voilà l'élément de purification qui élève merveilleusement et sanctifie tout dans ce roman.
» Mais les Maîtres sonneurs ne sont pas seulement au point de vue moral une critique écrasante de la façon de penser et de sentir qu'on trouve dans les modernes romans de mœurs ; c'est aussi une réfutation parfaite de cette étrange théorie des romans que George Sand a exposée dans la préface de Mont-Revêche. Ce que ma première lettre ne présentait qu'en théorie et d'une manière incomplète est ici complétement démontré par la pratique ; car sans cette histoire de village, dont personne ne contestera le charme, il n'y a d'abord aucune trace de désaccord entre le sujet, l'exposition de l'intrigue et la pensée qui y est renfermée, désaccord que George Sand, dans l'avant-propos de Mont-Revêche, érigeait en dogme esthétique. Le sujet et le récit sont intimement liés l'un à l'autre. Les pensées, maximes, réflexions, quelle que soit leur extension, sont toujours amenées et provoquées d'une façon nécessaire par le plan et les situations, comme par les caractères et le développement des personnages, et c'est précisément dans cet enchaînement, dans cette unité que se trouvent la perfection artistique et la contexture durable de la composition. En second lieu, — et c'est là une réfutation directe de cette fausse théorie de l'avant- propos, — c'est précisément la pensée morale fondamentale de ce roman, qui, par la très-simple donnée de la fable, lui donne un si grand mérite. Les Maîtres sonneurs n'enseignent pas la morale, mais ils élèvent notre cœur ; ils ne prétendent exposer aucun système abstrait d'esthétique; mais sans que le lecteur ait besoin de se de- mander : Qu'est-ce que cela prouve ? — il sent, à la fin de cette lecture, la bien- faisante influence de cette force morale qui le soulage , et des vérités qui forment le fondement et le corps de tout le roman ; il se sent reconnaissant envers l'auteur qui, au sortir de ce monde fictif, élève son cœur affranchi et réconcilié avec lui-même au- dessus des mensonges et des troubles de la vie de tous les jours. Une telle influence est ce qui constitue surtout l'essence de tout art et de toute fiction. En dépit de tous les erre- ments de nos poëtes modernes, c'est là certes une vérité qui subsiste, — que l'art a sa fonc- tion, et qu'il réjouit notre vie quand il nous élève par l'idéal au-dessus de la réalité vul- gaire.
» Si ce n'était dépasser les limites d'une lettre, je voudrais rechercher toutes les beautés et tous les côtés supérieurs du nouveau roman de George Sand, pour les mettre en regard de cette série de ses œuvres à laquelle appartiennent Mont-Revêche et la Filleule. Une des beautés, la langue, est malheureusement intraduisible. Notre langue allemande, qui se prête d'ordinaire avec tant de souplesse à la traduction des œuvres étrangères, rencontre ici des barrières insurmontables. La façon de s'exprimer du vieux paysan français, dans la bouche duquel George Sand a placé ses récits, est complétement impossible à rendre pour nous Allemands ; car nous n'avons dans la vie et dans le caractère populaire aucune analogie avec cette nature et ce langage précis, simples et cependant pleins de mouvement dans la façon de sentir et de parler. L'élan français, ce lien qui unit entre elles les classes les plus différentes de la nation, fait complétement défaut parmi nos populations. Aussi une histoire de village comme ces Maîtres sonneurs ne pourrait être écrite par un auteur allemand, et il ne serait pas moins impossible de la traduire en notre langue sans détruire tout le charme du style qui fait essentiellement partie du prestige que la muse de George Sand exerce sur nous dans ce roman. Heureusement il n'est pas nécessaire qu'il y ait une traduction allemande. Nous n'en avons pas besoin pour apprécier et aimer l'œuvre par laquelle George Sand a ajouté une nouvelle feuille à la couronne dont aucune femme auteur, en France comme hors de France, n'est plus digne qu'elle de se ceindre le front.
ADOLPHE STAHR.
" Berlin, avril 1854. "
Il serait difficile d'assigner au roman de Mont-Revêche une place et une filiation bien distinctes parmi les précédents ouvrages de madame Sand. Ce livre mérite un éloge singulier, auquel l'auteur n'a pas toujours paru attacher assez de prix, et qui, s'il ne désarme pas la critique, doit au moins l'adoucir: il est d'une morale à peu près irréprochable. Les principaux personnages, Olympe, Dutertre, Thierray, Eveline, Nathalie, Benjamine, ont le mérite de ne représenter aucune espèce de plaidoyer contre tel ou tel article de nos lois sociales. Le caractère de Benjamine est charmant, d'une pureté et d'une grâce bien féminine, bien étrangère à ces prétentions viriles qui déparent trop souvent, les héroïnes de madame Sand. Mais, soit inconvénient d'une production trop rapide, soit que le poète ait réellement perdu le sentiment de la proportion et de la mesure, la plupart des acteurs n'ont pas l'air d'appartenir au monde et à la vie. Dutertre et Olympe sont évidemment trop bons, trop purs pour notre sphère ; il y a de l'ange dans leur nature, quelque chose d'éthéré qui déconcerte à tout moment le regard de la pensée. Nathalie n'a pas de sexe, c'est un traître de mélodrame; Eveline, ainsi que l'a remarqué un éminent critique, a le tort de gâter une des plus ravissantes figures de Walter-Scott, Diana Vernon. Quant à la composition du roman, elle ne soutient pas mieux l'analyse. On dirait que l'auteur s'est proposé d'abord l'étude attentive et délicate des passions et des sentiments, mais que, trop pressée pour mener à bien cette tâche, elle s'est jetée dans les aventures. Il en résulte un défaut absolu d'harmonie et d'unité. Tout à côté de pages pleines d'émotion et de fraîcheur, on rencontre des chapitres entiers qui ne peuvent prétendre qu'à éveiller une curiosité banale. À tout moment, pourvu qu'on ait le pied un peu fait, on sent le terrain sonner creux. Mont-Revêche est moins un livre que l'improvisation écrite d'un conteur de grand talent.
Statistiques
modifier- 109 870 mots environ soit 7h30 de lecture (250 mots/mn).
Orthographe - vocabulaire
modifier- dénoûment, remercîment
- poëte
- — Oui-da !
- grand'tante, grand'mère, grand'peur,grand'chose
- piége, complétement, collége, siége
- rhythme,
- parafée
- paysan morvandiot
- calmouk,
- pardié
- l'entremettage
- des remégeux
- ↑ (1) Nous avons déjà parlé du roman de Mme Sand, mais il nous a semblé qu'il serait curieux de faire connaître à nos lecteurs un jugement porté en Allemagne sur un de nos plus célèbres écrivains. Nous devons la traduction de cette pièce à l'obligeance d'un savant professeur, M. Ad. M.
- ↑ (3) Voy. L'Athenæum français, année 1853, p. 848.