Discours sur les finances

Discours sur les finances
Œuvres de CondorcetDidotTome 12 (p. 69-103).

DISCOURS


SUR LES FINANCES,


PRONONCÉ À L’ASSEMBLÉE NATIONALE LE 12 MARS 1792

imprimé par ordre de l’assemblée nationale.

DISCOURS
SUR LES FINANCES,
PRONONCÉ À L’ASSEMBLÉE NATIONALE LE 12 MARS 1792.

Messieurs,

La situation de nos finances est le seul danger réel que nous ayons à combattre. Si les ennemis du dehors nous menacent, c’est qu’ils comptent sur ce désordre qu’ils exagèrent ; il est le seul fondement des espérances coupables que les conspirateurs conservent encore. C’est en le fomentant, en l’augmentant, que jusqu’ici ils ont pu nous nuire ; et, si on aperçoit un refroidissement momentané dans quelques portions de citoyens, si quelques autres ont pu laisser éclater des mécontentements, c’est encore là qu’il faut en chercher la cause unique.

Tous les Français connaissent cette vérité ; tous nous pressent de changer enfin cette situation des affaires publiques qui les effraye, les irrite ou les afflige.

Mais, avant de chercher les remèdes, il faut bien connaître quelle est la véritable cause de ce mal, sur laquelle l’opinion publique flotte encore incertaine.

Nous avons aujourd’hui environ seize cents millions de papier-monnaie existants dans la circulation, hypothéqués sur plus de deux milliards de biens nationaux vendus, et non payés, ou mis en vente.

Un papier-monnaie est plus commode que l’argent, à quelques égards, moins commode à quelques autres. Il ne peut guère servir dans le commerce étranger ; en général, on le thésaurise moins. 11 reste donc employé tout entier dans la circulation intérieure la plus active. Ainsi, en supposant qu’il en excède les besoins, il doit en résulter une augmentation dans les prix des denrées, et l’échange contre l’argent doit être au-dessous du pair, jusqu’à ce que la circulation s’élève au niveau de la masse du papier. Pendant ce mouvement, cet excédant sert à développer l’industrie, qu’il maintient ensuite lorsque l’équilibre est rétabli.

Le défaut de confiance peut produire une baisse plus grande, et alors l’accroissement momentané d’industrie ne fait que diminuer le mal, mais ne peut le réparer, surtout quand des émissions souvent réitérées devancent continuellement ces effets de l’industrie, et empêchent d’en sentir les avantages. Il est évident, en effet, qu’il faut bien plus de temps pour employer une masse d’assignats à des spéculations utiles, que pour la répandre par des payements.

Mais la baisse, relativement à l’argent, doit être plus forte que l’augmentation du prix des denrées ; 1o  parce que le manque de confiance n’influe pas sur les prix, la ni que le danger paraît encore éloigné ; 2o  parce qu’une partie de cette différence peut tenir à des causes particulières. Ainsi, une mauvaise combinaison dans les coupures de papier-monnaie peut produire un besoin de monnaie métallique disproportionné avec la masse d’argent qui reste dans le commerce. Ainsi, des besoins particuliers qui exigent qu’on rassemble des fonds en métaux, comme celui de faire des voyages au dehors, influent sur le prix de l’argent, et non sur celui des autres denrées. Des hommes timides peuvent vouloir s’assurer des ressources en argent plus ou moins étendues.

Il faut joindre encore au prix de l’argent le profit nécessaire de ceux qui font le commerce particulier de ces échanges ; profit d’autant plus grand, que ce commerce a quelque honte et quelque danger. On n’y emploie, dans un même temps, qu’une masse de capitaux inférieure aux demandes ; les besoins qui font acheter l’argent permettent rarement d’attendre. Enfin, ce commerce doit, par sa nature, devenir un objet d’agiotage ; car l’agiotage s’empare bientôt de toutes les choses dont la valeur, soumise à l’influence des événements, est exposée à des variations fréquentes et rapides.

Ainsi, l’on se tromperait, si l’on jugeait de la perte réelle des assignats par le rapport de leur valeur à celle de l’argent monnayé ; et c’est uniquement d’après les prix de certaines denrées, que, par un calcul assez compliqué, et même auquel il serait difficile de donner des bases certaines, qu’on pourrait déterminer cette dépréciation avec quelque exactitude. Mais il est important de remarquer- qu’elle est bien au-dessous de ce qu’indique le prix de l’argent, et de détruire cette erreur que nos ennemis se plaisent à répéter.

Je réduis donc à trois points principaux les causes immédiates des embarras qui nous fatiguent : trop de papier-monnaie en circulation ; trop peu de confiance dans le papier-monnaie ; une cherté excessive des métaux précieux.

On voit, en effet, que, si la confiance était entière, on pourrait porter la masse de papier-monnayé au-dessus des besoins de la circulation, sans éprouver d’inconvénients bien graves, pourvu cependant qu’on n’excédât point les bornes de ces besoins d’une masse trop forte, et que les émissions nouvelles ne se succédassent pas avec une imprudente rapidité. De même, si ce papier n’avait que très-peu de confiance, et que la masse des billets fût sensiblement au-dessous des besoins de la circulation, ils se soutiendraient encore. On a vu, dans les premiers temps de l’émission des billets patriotiques, ces papiers gagner sur les assignats nationaux avec une confiance nécessairement moindre ; mais on en avait besoin pour la circulation. On ne les prenait point pour les garder, et alors le besoin l’emportait sur la défiance, ou même il n’existait pas de défiance dans un intervalle de temps si court pour chaque individu.

Enfin, la perte plus forte des billets comparés aux monnaies métalliques, a des causes particulières, dont quelques-unes peuvent être attaquées ; et cet objet devient d’autant plus important, que l’état de guerre nous obligerait à une dépense considérable en argent. D’ailleurs, cette différence fût-elle absolument produite par des causes étrangères et à la masse des papiers en circulation, et aux motifs réels de la confiance, elle serait toujours un mal, parce qu’elle serait un moyen d’appeler la défiance, d’exciter des inquiétudes. Enfin, cette même différence, influant sur le prix des denrées et des matières premières qu’on pourrait tirer de l’étranger, influe, par une conséquence nécessaire, sur leur prix général et sur celui de presque toutes les autres.

La masse des billets excède les besoins de la circulation : cela est prouvé et par la rareté extrême de l’argent, et par l’augmentation des prix. Existe-t-il de la défiance ? Il serait difficile de le nier. Ce n’est pas, à la vérité, de cette défiance du moment présent, qui anéantit, en quelque sorte, tout effet public qu’elle a frappé, mais de cette défiance qui se porte sur un temps plus éloigné, qui n’avilit pas un papier, mais qui, en augmentant l’empressement de l’employer avec quelque profit, en fait nécessairement baisser la valeur.

Quelle est la cause de ces deux maux ? C’est que l’Assemblée constituante n’a pas assez calculé ses opérations. Lorsqu’elle créa les assignats, elle devait se dire : « Us auront non-seulement pour hypothèque, mais pour moyen d’extinction, la vente de telle masse de biens nationaux ; donc il faut régler l’émission de ces billets sur les rentrées des ventes, afin de ne jamais excéder ces rentrées d’une somme trop forte. » En effet, ces assignats étant destinés à payer, i^une dette inconnue, surtout alors ; 2° à fournir des fonds pour une dépense extraordinaire non moins inconnue, il était donc indispensable de soumettre à un système régulier leur émission graduelle.

La dépense extraordinaire était forcée ; une économie sévère pouvait la restreindre ; mais, dans l’impossibilité absolue de la suspendre, ou d’y pourvoir autrement qu’avec de nouveaux papiers-monnaie, c’était dans l’ordre des remboursements de la dette liquidée qu’il fallait chercher le moyen de combiner les émissions et les extinctions d’assignats.

Il ne fallait pas laisser les titulaires de charges supprimées, et un grand nombre d’autres créanciers, se persuader qu’on leur devait, non une prompte liquidation et les intérêts du retard, mais un payement actuel. En effet, dans la plus rigoureuse justice, toute dette qui n’était contractée que par l’indemnité d’une suppression exigée, soit pour compléter la destruction d’un abus, soit pour rétablir les hommes dans leurs droits, soit pour perfectionner le système de l’ordre social, ne pouvait être regardée comme dette exigible ; autrement toute nation qui n’aurait ni biens territoriaux à vendre, ni le crédit d’emprunter de très-grosses sommes, serait condamnée à conserver les abus qui la dévorent. Plus ces abus seraient grands, plus leur perpétuité se trouverait assurée.

D’ailleurs, on avait permis de ne payer que 12 pour cent de la plus grande partie des biens nationaux ; on exigeait un quart seulement pour le reste, et on laissait douze ans pour achever les payements ; les reventes étaient exemptées pendant trois ans de toute espèce de droits ; il était donc évident que beaucoup de capitalistes, de citoyens des départements, de fermiers de biens mis en vente, achèteraient à crédit ; qu’ainsi les rentrées seraient fort au-dessous du produit réel des aliénations. Le désir de se défaire des assignats pouvait exciter à acheter de plus fortes parties, à payer plus cher, mais non à payer la totalité ; car, après tout, si le crédit se rétablit, celui qui a employé ses assignats dans le commerce ou la banque, les retrouve augmentés de valeur ; si les assignats, au contraire, continuent de perdre, il lui est aisé de s’en procurer pour acquitter ses domaines, même à meilleur marché. Dans toutes les hypothèses, il y avait donc de l’avantage à profiter des facilités accordées par la loi, ne fût-ce que pour améliorer ses acquisitions par des reventes partielles ; et en général, on aime mieux, dans un moment d’inquiétude, être débiteur que créancier de la nation.

Ainsi, dans le fait, sur 1518 millions de biens vendus, il n’est rentré que 370 millions d’assignats[1].

Il est donc évident que l’on a commis une erreur, en n’assujettissant pas leur émission à une règle plus sévère. Mais, queue a été la cause de cette erreur ? C’est qu’on a voulu fonder, sur les biens nationaux, une double hypothèque, celle de la dette non liquidée et celle des assignats.

On n’a point dit : On émettra des assignats jusqu’à concurrence des valeurs affectées à leur extinction ; on a fait entendre qu’on en émettrait à proportion, non-seulement de la dépense nécessaire, mais de la valeur de toute la dette. On a effrayé sur leur solidité, même lorsque leur gage était encore à peine entamé.

Ainsi, cette confusion, premier principe de l’augmentation de la masse des assignats, a été aussi la première cause du défaut de confiance.

Il faut donc d’abord détruire cette confusion ; donner aux assignats une hypothèque bien clairement distincte ; leur affecter une portion de biens nationaux irrévocablement séparée ; ne les employer à payer que la partie de la dette qu’il est rigoureusement indispensable d’acquitter, et hypothéquer le reste sur les portions des biens nationaux dont la vente n’est pas encore décrétée, en prenant ensuite des mesures pour en accélérer les aliénations, dont le produit présumé servirait à régler l’ordre des remboursements. Après cette première opération, nécessaire, indispensable, si l’on ne veut pas voir la confiance s’altérer de plus en plus, il faut chercher à diminuer l’augmentation de la masse des assignats, causée par le retard des rentrées.

Le premier moyen est la vente des obligations des particuliers ; ces obligations ont, 1o  une hypothèque spéciale, avec privilège, sur un bien dont une partie du prix est acquittée ; 2o  une hypothèque ordinaire sur tous les biens de l’acquéreur ; 3o  la garantie de la foi publique.

Il est difficile de trouver des effets plus solides ; mais ces hypothèques sont dispersées sur un grand nombre d’individus, et de portions de biens répandues dans les divers districts ; les remboursements sont libres, et non à termes fixes ; ils peuvent être faits ou chez le receveur du district, ou à la caisse de l’extraordinaire ; la foi publique ne permet pas d’altérer les conditions premières de l’aliénation, et ces diverses circonstances obligent à établir un ordre particulier pour la vente de ces obligations.

D’ailleurs, il ne serait pas nécessaire de trouver des acheteurs pour la totalité ou la presque totalité de ces obligations ; que cette vente s’élève assez haut pour maintenir la masse des assignats en circulation, telle qu’elle est aujourd’hui, et l’empêcher d’augmenter malgré de nouvelles émissions, la circulation s’élèvera peu à peu au même niveau, et les prix reprendront leur équilibre.

On pourrait employer encore un autre moyen de diminuer la masse du papier-monnaie : ce serait d’établir des caisses de secours ou d’accumulation, en brûlant les assignats qui seraient versés dans ces caisses.

Qu’il me soit permis de m’arrêter ici un moment sur l’utilité politique de ces établissements.

Dans une nation qui occupe un grand territoire, où la population est nombreuse, où l’industrie a fait assez de progrès pour que, non-seulement chaque art, mais presque chaque partie des différents arts soit la profession exclusive d’un individu, il est impossible que le produit net des terres, ou le revenu des capitaux, suffise à la nourriture et à l’entretien de la presque totalité des citoyens, et que le salaire de leurs soins et de leur travail ne soit pour eux qu’une sorte de superflu. Il est donc inévitable qu’un grand nombre d’hommes n’aient que des ressources, non-seulement viagères, mais même bornées au temps pendant lequel ils sont capables de travail ; et cette nécessité entraîne celle de faire des épargnes, soit pour leur famille, s’ils meurent dans la jeunesse, soit pour eux-mêmes, s’ils atteignent à un âge avancé.

Toute grande société riche renfermera donc un grand nombre de pauvres ; elle sera donc malheureuse et corrompue, s’il n’existe pas des moyens de placer avantageusement les petites épargnes, et presque les épargnes journalières.

Si, au contraire, ces moyens peuvent devenir presque généraux, les nécessiteux seront en petit nombre ; la bienfaisance n’étant plus qu’un plaisir, la pauvreté cessera d’être humiliante et corruptrice ; et, si on a une constitution bien combinée, de sages lois, une administration raisonnable, on pourra voir enfin sur cette terre, livrée si longtemps à l’inégalité et à la misère, une société qui aura pour but et pour effet, le bonheur de la pluralité de ses membres.

En même temps que ces établissements offriraient des secours et des ressources à la partie pauvre de la société ; qu’ils empêcheraient la ruine des familles qui subsistent du revenu attaché à la vie de leur chef ; qu’ils augmenteraient le nombre de celles dont le sort est assuré ; qu’ils concilieraient la stabilité des fortunes avec les variations qui sont la suite nécessaire du développement de l’industrie et du commerce, et conduiraient à établir ce qui n’a jamais existé nulle part, une nation riche, active, nombreuse, sans l’existence d’une classe pauvre et corrompue, ils serviraient, dans le moment actuel, à diminuer la masse des papiers. On pourrait y admettre aussi, comme comptant, une partie de la dette à liquider, ce qui serait alors un moyen d’accélérer les remboursements de la partie la plus sacrée de cette dette, de celle qui appartient à la partie pauvre du peuple.

Après avoir fixé et séparé la portion des biens nationaux destinée à l’extinction des assignats, après avoir accéléré cette extinction par les moyens qui viennent d’être proposés, on hypothéquerait, au reste de la dette liquidée, la partie des biens nationaux réservés, que la nécessité de sauver la chose publique n’aurait pas destinée à des emplois plus sacrés ; car nous indiquerons bientôt une autre réserve nécessaire. Cette hypothèque serait formée ensuite du produit, plus considérable qu’on ne croit, des droits que la nation peut réclamer sur les domaines aliénés, des créances du trésor public sur les particuliers, des domaines incorporels, enfin des forêts nationales.

Je n’entreprendrai point de traiter ici cette grande question de l’aliénation de ces forêts. S’il était prouvé que le prompt acquittement de la totalité delà dette liquidée est rigoureusement nécessaire ; si la vente de ces forêts était le seul moyen d’acquitter cette dette, sans discréditer le papier national par une émission trop abondante, alors, sans doute, il ne faudrait pas hésiter entre le salut public et les inconvénients qu’on croit voir dans cette aliénation. A-t-on, d’ailleurs, assez examiné si, dans le mode de ces ventes, si, dans quelques dispositions que la justice même peut demander en faveur de ce genre de propriétés, il n’y aurait pas des moyens de prévenir ces inconvénients, plus sûrement encore que par une conservation ruineuse pour la fortune publique, favorable à tout système de corruption, et dangereuse pour la liberté même ?

Quelques personnes ont paru regarder comme indifférente, et presque comme utile, l’augmentation de la masse des assignats ; mais elles n’ont pas songé que, du moment où cette somme excéderait la valeur des biens dont la vente doit les éteindre, ces papiers changeraient absolument de nature, et ne seraient plus qu’un papier-monnaie ordinaire ; qu’alors une augmentation dans les prix, toujours croissante, deviendrait une conséquence nécessaire de cette multiplication d’un papier-monnaie dont l’extinction ne serait plus assurée ; que ce haussement dans le prix ne s’étendrait pas proportionnellement sur tous les objets ; qu’il serait accompagné de variations fréquentes ; que, cependant, tous les revenus exprimés en livres nominales resteraient les mêmes ; que, de ces circonstances combinées, résulterait infaillible ment un déplacement de fortunes, qui entraînerait avec lui des changements, des incertitudes dans les moyens de subsister, toujours contraires au bonheur du peuple et à la tranquillité publique ; que les mouvements dans les prix seraient alors livrés à l’opinion, aux événements divers ; que cet ordre de choses, qui pourrait se soutenir dans un pays isolé et paisible, serait dangereux pour une nation encore agitée et entourée d’ennemis.

L’idée de voir, par ce moyen, une circulation toujours croissante animer le commerce et l’industrie, ne serait qu’une chimère dont l’expérience aurait bientôt détrompé. En accélérant trop rapidement le payement des créanciers, on serait donc injuste envers ceux qui ne recevraient pas leurs remboursements les premiers, puisque, par l’effet de la dépréciation de la monnaie employée dans le payement, on leur donnerait moins qu’on ne leur doit ; puisque, pour des sommes nominativement égales à celles que les premiers auraient reçues, ils recevraient des valeurs réellement plus faibles. Un ordre dans les remboursements obligerait d’en mettre dans les liquidations ; et, pour la masse générale des créanciers, un tel ordre n’est-il pas préférable à un payement immédiat, mais dépendant de liquidations incertaines et arbitraires quant à leurs époques ?

D’ailleurs, à moins qu’on ne regarde comme utile, comme bonne en elle-même, la multiplication indéfinie du papier-monnaie ; à moins qu’on ne croie qu’il n’existe pas un terme où elle devienne nuisible, la prudence exige de réserver cette ressource pour les besoins extraordinaires, au lieu de la prodiguer, de rester maîtres des opérations, et non de les abandonner au hasard. Ainsi, quelque opinion que l’on embrasse sur les bornes des émissions de papier-monnaie, il est également évident et qu’on doit toujours se conserver la faculté d’en poser les bornes, de les resserrer ou de les étendre, et qu’il n’est pas moins nécessaire de conserver aux assignats leur caractère distinctif, c’est-à-dire l’assurance qu’ils s’éteindront graduellement par la vente des biens nationaux ; d’où résulte et la nécessité d’employer tous les moyens de réduire la masse des assignats, et celle de consacrer spécialement à leur extinction une partie déterminée des domaines de la nation.

Je passe maintenant à l’examen des moyens de diminuer la disproportion entre l’argent et les assignats, ou d’en rendre les inconvénients moins sensibles. Je proposerais d’abord l’établissement de payement par registre.

Cet usage est établi à la banque d’Angleterre pour les parties non échues de la dette publique ; en Hollande, pour les sommes déposées à la banque. Le propriétaire d’une valeur quelconque se fait écrire pour cette valeur ; s’il en veut transporter une partie à un autre, on écrit sur le même registre qu’il a retiré cette somme pour l’inscrire sous le nom de celui à qui elle est transportée. On aurait le droit de redemander à volonté les valeurs que l’on aurait déposées.

À Londres, les feuilles formées chaque jour sont inscrites sur ce registre, et transportées ensuite à la Tour, afin que les propriétaires aient un double titre, et que leur sûreté soit entière. On pourrait, pour un établissement plus général, avoir ici deux registres outre les feuilles originales, ce qui augmenterait la sûreté.

Par ce moyen, on est à l’abri du vol et de l’incendie ; on n’a point à craindre les faux billets ; car, lors même que pour son usage on retire une portion de ce qu’on a déposé, on est sûr de ne recevoir d’une caisse que des effets dont la bonté est certaine. Il faudrait même, pour augmenter cette certitude, que les assignats déposés fussent brûlés, et les sommes qu’on redemanderait acquittées en assignats nouveaux. Ainsi, comme la crainte des faux assignats est un des motifs qui altèrent la confiance, cet établissement servirait encore à la ranimer.

Enfin, comme on peut transporter toute espèce de fraction de somme, quelle que soit la nature des assignats déposés, on voit que l’on est dispensé de tous les soins nécessaires pour se procurer des appoints.

Si l’on formait de pareilles caisses dans les grandes villes de commerce, il serait facile d’établir une correspondance entre leurs registres et ceux de la caisse de Paris ; et dès lors on éviterait aux particuliers les frais et les dangers des transports ; on diminuerait même ceux qui sont nécessaires pour le service public.

Ainsi, dans plusieurs des points sur lesquels les papiers les plus suis ont quelque infériorité sur l’aigent-monnaie, on parviendrait non-seulement à la détruire, mais à donner à ces papiers plusieurs avantages sur l’argent même.

On peut transporter les sommes qu’on a déposées d’une manière simple, commode, et absolument sûre : il suffirait d’appliquer à cet établissement public ce que l’on fait à la caisse d’escompte pour les payements par registre, qui y sont en usage depuis longtemps.

Je proposerais ensuite l’établissement d’échanges, à bureau ouvert, d’assignats plus forts jusqu’à une certaine valeur, contre ceux de dix sous ; de ceux de dix sous, en monnaie de cuivre ou de métal de cloche.

Quelque utile que soit une distribution proportionnelle entre les départements, les échanges à bureau ouvert ont de plus l’avantage d’offrir l’assurance d’y trouver ce dont on aurait nécessairement besoin ; assurance qui dispense des précautions, et qui facilite les échanges particuliers.

Comme la loi de l’égalité oblige de n’échanger, à chaque porteur, qu’un billet à la fois, on voit que ces bureaux pourraient être ouverts en assez grand nombre pour être très-utiles, sans consommer cependant une glande somme de monnaie.

L’établissement de ces bureaux d’échange a un autre avantage qu’il ne faut pas perdre de vue. Un de vos comités a proposé de réduire à un moindre nombre les coupures d’assignats, d’échanger à bureau ouvert celles des coupures qui seraient supprimées, et au bout d’un certain terme, de déclarer que, toujours reçus dans les caisses publiques, toujours échangeables contre des assignats- monnaie, ces assignats supprimés ne seraient plus reçus que librement dans le commerce, qu’ils seraient billets de banque réalisables en monnaie nationale, et non plus assignats-monnaie. Or, par ce moyen, aussi simple qu’ingénieux, vous pouvez réunir l’avantage de conserver autant de papier qu’il peut être utile d’en avoir dans la circulation, et cependant ne pas trop multiplier vos assignats, ne jamais les porter au delà du gage qui leur doit être spécialement affecté, et préparer l’ordre constant et habituel par lequel doivent être remplacées les mesures qui ont marqué le passage de la servitude à la liberté.

Puisque, par l’un de ces établissements, la crainte des faux assignats, des dangers auxquels ces papiers sont exposés, n’existerait plus pour ceux qui y déposeraient des valeurs ; puisqu’au moyen de l’autre, le besoin d’argent monnayé ne subsisterait plus pour aucun des usages communs, la disproportion de valeur entre l’argent et les assignats devrait nécessairement diminuer.

Mais, comme le trésor public a besoin de monnaies métalliques, surtout si la guerre a lieu ; comme la possibilité prouvée de s’en procurer sans de trop grands sacrifices serait même le moyen le plus sûr de conserver la paix, ou de diminuer le nombre de nos ennemis, il faut chercher d’autres ressources. Les achats faits pour les dépenses nationales sont une des premières causes du haut prix de l’argent ; et les établissements dont on vient de parier, trèsUtiles pour diminuer le besoin que les particuliers ont d’argent monnayé, ne serviraient que faiblement le trésor public.

Avant d’examiner ceux que l’on peut proposer, il faut d’abord réduire à sa juste valeur la répugnance très-raisonnable en elle-même pour toute opération par laquelle la puissance publique reconnaîtrait une différence entre l’assignat et l’argent.

Quand la loi a dit que l’assignat de 300 liv. équivalait à 50 écus de six liv., elle a entendu seulement ce qu’elle entendait lorsqu’elle a dit, qu’un louis valait quatre de ces écus ; c’est-à-dire que, dans toutes les conventions, ils pouvaient être donnés et devaient être reçus indifféremment. Mais elle n’a pas entendu que l’assignat de 300 liv. et les 50 écus, le louis et les quatre écus, étaient tellement une seule et même chose que personne ne pût préférer l’un à l’autre.

Cette préférence peut même exister alternativement en faveur de l’une et de l’autre des deux valeurs égales.

Ainsi, par exemple, si le papier était très-rare, on pourrait le préférer à l’argent. On préfère le louis aux quatre écus si on doit voyager, et les quatre écus au louis, si on a des payements de détail à faire. Si les motifs de cette préférence sont assez forts, et s’ils agissent dans un même sens sur un grand nombre d’individus, on finit par payer le prix de l’échange ; mais cela ne nuit pas à l’égalité légale des valeurs. Une guinée n’en a pas moins un rapport constant avec le louis de France, quoique, suivant le prix du change, il faille à Londres un nombre plus ou moins grand de guinées pour payer une dette de cent louis de France. La différence entre l’argent et l’assignat, est précisément de la même nature que celle qui est produite par l’état du change, entre les monnaies qui seraient au pair.

Ainsi, acheter de l’argent pour le trésor public au-dessus du pair, parce que l’on a besoin d’argent en nature, ce n’est pas altérer l’égalité de valeur établie par la loi, reconnaître une inégalité qu’elle a proscrite, c’est en admettre une autre sur laquelle la loi n’a pas d’empire, parce qu’elle ne peut statuer que deux choses différentes soient les mêmes ; qu’une monnaie, par exemple, qui pèse moins, ne soit pas plus facile à transporter ; que le papier ne se détruise pas plus aisément qu’un morceau de métal ; qu’un effet national ait cours dans les pays étrangers.

Ainsi, toute opération publique, qui aurait pour motif la nécessité d’un emploi pour lequel les différences naturelles ou physiques d’une monnaie de papier et d’une monnaie d’argent ne peuvent s’évanouir, ne nuirait pas à l’égalité légale reconnue entre ces valeurs.

C’est d’après ces principes qu’il faut d’abord examiner les moyens auxquels on peut avoir recours.

Il s’en présente de deux espèces : on peut chercher à diminuer le besoin d’argent ; on peut chercher à s’en procurer à un moindre prix.

La dépense de l’armée est jusqu’ici une des principales causes du besoin d’argent monnayé.

Quand tous les autres salaires sont payés en assignats, il ne peut y avoir que deux motifs légitimes d’exception : l’un est la difficulté de les employer aux petits échanges : ainsi, tant qu’il n’existe pas d’assignats au-dessous de cinq livres, ce n’est pas mettre une différence de valeur entre les assignats et l’argent, que de payer en monnaie métallique ceux dont les faibles salaires doivent être partagés ou employés en très-petites portions, et ne pourraient supporter la perte des échanges. Ce motif cessera lorsque l’émission des assignats de dix sous, et la distribution de monnaie de cuivre à bureau ouvert, rendra inutile le secours des monnaies métalliques. Le second motif serait la nécessité d’acheter dans un pays où les assignats n’ont point cours. Mais ce motif doit-il s’étendre jusqu’à payer encore en argent, lorsqu’on n’achète pas immédiatement dans ces pays, mais seulement de fournisseurs qui en ont tiré leurs denrées ? Je ne le crois pas. Deux causes peuvent contribuer à la sortie de l’argent : l’une est la nécessité du commerce avec l’étranger, et rien ne peut s’opposer à cette cause naturelle ; l’autre est le commerce même d’argent, lorsqu’il peut se faire avec profit : or, il peut se faire avec profit sur nos frontières, parce que nos émigrés ont des assignats à changer ; d’où il résulte que toute masse d’argent, portée aux frontières sans nécessité pour un service public, est un moyen de plus d’en augmenter la rareté et le prix.

Il faut donc, à cet égard, chercher d’autres lemèdes, et ne pas perdre de vue que dans le moment où l’on doit espérer de voir la monnaie métallique devenir presque inutile pour les particuliers, où la suspension des revenus des émigrés doit encore en diminuer les achats, où les thésaurisations particulières doivent se ralentir, il est très-important de ne pas laisser aux spéculateurs la ressource des besoins du trésor public.

Je passe aux moyens de se procurer, à un moindre prix, l’argent indispensablement nécessaire. Celui que je préférerais est un emprunt en matières d’or et d’argent, remboursable par la vente d’une portion distincte et déterminée de biens nationaux.

On donnera pour gage une masse détachée de biens ruraux estimés au denier dix-huit ; d’usines ou maisons, estimées au denier quinze : cette masse serait égale à la valeur des sommes prêtées.

Il faudrait que les préteurs formassent une compagnie, afin qu’ils pussent suivre l’ordre des ventes dans les divers districts.

On fixerait un intérêt et des époques graduelles de remboursements ; l’ordre des ventes et des payements serait réglé d’après ces époques.

On attribuerait aux prêteurs une portion dans la crue des ventes, au-dessus de l’estimation dont on fixerait les règles ; estimation qu’il ne faut pas confondre avec le denier d’après lequel on a calculé la valeur de l’hypothèque ; car il faut que celle-ci reste encore plus que suffisante, quelque dégradation que l’on puisse avoir à craindre dans une partie des biens.

La compagnie, et dès lors ses membres, pourraient enchérir, et par conséquent recevoir réellement leur remboursement en terres. On prolongerait pour cet effet jusqu’à un an ou deux ans après le terme du remboursement total, la faculté de revendre sans payer les droits d’enregistrement, etc.

On laisserait une certaine latitude dans l’ordre des ventes, pour que la compagnie pût chaque année en accélérer ou en retarder le progrès.

Les particuliers qui voudraient acheter, traiteraient avec les seuls districts, et n’auraient rien de commun avec la compagnie des préteurs ; les conditions seraient fixées par la loi, elles se rapprocheraient de celles qui existent pour les autres biens, à l’exception seulement que les annuités seraient remboursables à des époques rigoureusement fixes, parce qu’autrement la compagnie des préteurs serait sans cesse obligée à des revirements de parties, et que d’ailleurs elle ne pourrait traiter avec sûreté si, dans un moment de discrédit du papier-monnaie ses débiteurs pouvaient l’accabler de remboursements. La masse des biens destinés à cet emploi une fois déterminée, on ne les y affecterait cependant qu’à mesure des demandes ; le plus ou le moins de succès de cette opération ne pourrait produire aucun effet nuisible, ni empêcher le succès d’aucun autre moyen.

Que ce mot de compagnie n’effraye point : il serait à désirer qu’une grande partie des fonds fournis par des étrangers pût diminuer, ou du moins arrêter la baisse exagérée des changes ; et il faut bien que ces étrangers aient des agents qui les représentent.

D’ailleurs, aucune grande opération de finance ne se fait en Europe par des hommes isolés ; et il ne faut pas juger ces associations librement formées sous un régime libre, comme ces anciennes compagnies sur la formation, sur l’administration desquelles l’intrigue du gouvernement exerçait une influence dangereuse.

On faciliterait le succès de cette opération, en permettant les conventions où l’on stipulerait les payements en matières d’or et d’argent ; et on doit les autoriser d’abord, parce que ces métaux ayant, dans le marché général de l’Europe, une valeur très-peu variable, toute stipulation où l’on vend métal pour métal porte un caractère de fixité et de précision qu’aucune autre nature de condition ne peut atteindre ; ensuite, parce qu’il doit être libre à celui qui donne une chose quelconque, de stipuler qu’on lui rendra une autre chose quelconque ; enfin, parce que cette liberté existant de fait pour les spéculateurs, il ne peut qu’être utile de l’étendre à tous les citoyens.

Mais l’accélération du payement de l’impôt peut seule assurer la réussite de quelque opération que ce soit ; et le véritable moyen d’y parvenir, est de bien convaincre les citoyens, que, du prompt payement des contributions, dépend le salut public ; que la conservation des avantages qu’ils ont obtenus par la révolution est attachée à l’exactitude avec laquelle ils rempliront ce devoir ; que s’ils le négligent, les abus détruits depuis deux années, ou renaîtront, ou seront remplacés par d’autres plus difficiles à déraciner. En effet, il est évident qu’en vain présenterions-nous un milliard, ou même plus d’un milliard d’excédant entre nos ressources et les besoins ou les dettes, la confiance ne peut renaître, si l’on n’a pas la certitude d’avoir, dans le payement des impositions, un moyen annuel de subvenir aux dépenses.

Tel est le véritable mal de notre position : tant que les impôts ne suffiront pas aux dépenses ordinaires, tant qu’on payera une partie de ces dépenses en assignats nouveaux, on verra toujours un terme après lequel les ressources en capitaux seront épuisées. Cependant il ne faut ici rien exagérer : si les rentrées des impositions, si seulement l’état des rôles en mars, en avril, en mai, était tel que l’on puisse juger, avec une sorte de certitude, que l’année 1793 produira rigoureusement une somme égale a la somme imposée, on verra bientôt le, crédit se rétablir. Car personne n’a jamais pensé que, dans la première année, le recouvrement dût être complet et régulier ; mais on espérait, et on avait droit d’espérer que cette première année annoncerait que, pour la suivante, on atteindrait le terme désiré.

Tel est le véritable but auquel il faut tendre, en se défendant également, et de la confiance exagérée des amis plus ardents qu’éclairés de la chose publique, et de la terreur hypocrite des ennemis de la liberté ou des hommes intéressés au désordre.

Presser la confection, l’exécution des rôles, en réparer le défaut par des demandes d a-compte, tels sont les seuls moyens directs que nous pouvons employer.

Il en est un autre dont il faut presser l’effet, c’est l’extinction des billets des caisses particulières. Les receveurs exigent pour ces billets la garantie des collecteurs ; on ne pouvait négliger cette précaution sans exposer la fortune publique, et il est aisé de sentir jusqu’à quel point elle peut retarder la rentrée des impositions.

Je proposerais ensuite que l’Assemblée nationale choisît parmi les membres de l’Assemblée constituante, qui ont le plus conservé la confiance du peuple, qui se sont occupés dans cette assemblée des questions relatives à l’impôt, qui ont concouru au travail de son établissement, un petit nombre de commissaires qui, parcourant les départements, en commençant par ceux où cet établissement éprouve plus de difficultés, puissent diriger les opérations, résoudre les objections, chercher et indiquer des moyens de lever les obstacles.

Je dis des membres de l’Assemblée constituante ; car où trouver ailleurs aujourd’hui des hommes connus de la France entière, des hommes que l’on puisse présenter à la confiance de toute la nation ? Et en nommant ces commissaires, Messieurs, vous ne feriez qu’appliquer une loi antérieure ; car celle du 20 décembre 1790, portant institution des corps administratifs, prononce que la répartition des contributions directes se fera sous l’inspection immédiate du corps législatif.

Mais c’est dans la force de l’esprit public qu’il faut placer nos plus fermes espérances. Que les sociétés populaires, bien convaincues de la liaison intime et nécessaire du payement des contributions et du maintien de la liberté, continuent de faire à leurs membres un devoir d’acquitter régulièrement leurs impôts ; qu’elles donnent cet exemple à toutes les réunions d’hommes, volontaires ou légales ; qu’elles excitent, qu’elles récompensent par leur estime les travaux de détail entrepris dans les diverses parties du royaume, pour faciliter la composition des rôles, pour aider les municipalités dans leurs travaux, etc., elles acquerront de nouveaux titres à la reconnaissance de la nation.

Entre la négation absolue d’esprit public qui existait sous l’ancien régime, où ceux qui s’avisaient d’en laisser apercevoir quelques étincelles étaient regardés, les uns comme des têtes exaltées, les autres comme des rêveurs imbéciles, et le moment où les citoyens en seront individuellement animés, il a fallu chercher des moyens d’exciter cet esprit public, de le conserver, de le diriger ; et les sociétés populaires ont été, elles sont encore cet intermédiaire indispensable.

Qu’on ne s’étonne donc point de voir compter ces premiers foyers de notre esprit public au nombre des moyens d’accélérer le payement des impôts ! Peut-on ignorer encore que, chez toutes les nations qui ne sont point avilies par l’esclavage, le succès de la levée des impositions a toujours été gradué sur le plus ou le moins d’énergie du patriotisme, et que, chez un peuple libre, la plus grande force des lois est dans la volonté même de ceux qui doivent y obéir ? Que votre opinion sur la nécessité de payer promptement les contributions, devienne celle des citoyens les plus occupés des intérêts publics ; que nos inquiétudes pour le salut de la patrie se communiquent à eux, et bientôt leur zèle les aura dissipées.

La fixation des dépenses doit être comptée à la fois, et parmi les moyens d’assurer le payement de l’impôt, et parmi ceux de relever le crédit. Dans une constitution libre, les deux secrets les plus sûrs pour faire payer les contributions, sont de prouver aux individus que les taxes sont réparties avec une exacte et impartiale égalité ; au peuple, que le produit de ces taxes est employé d’une manière utile pour lui. Aucune loi coactive n’aura jamais, sur des hommes libres, l’effet de cette persuasion.

Que le travail sur la dépense publique annonce donc un esprit, non de parcimonie, mais d’économie éclairée, de celle qui tend à faire le mieux possible avec le moins de frais, qui ne cherche pas à diminuer la dépense, mais à comparer, pour chaque partie, pour chaque degré de cette dépense, l’avantage que les citoyens en retirent, et la perte que cette même dépense leur fait éprouver. Car, dans celle dont l’objet est le plus nécessaire, il y a un point où elle cesse d’équivaloir au tort qu’elle produit. Plus elle augmente, plus ce mal s’accroît dans une progression effrayante, et plus aussi l’utilité diminue ; et la véritable économie consiste à saisir, pour chaque objet, le point précis où l’utilité cesse d’être réelle, parce qu’elle est plus que compensée par le poids de l’imposition qu’elle nécessite.

La constitution a déterminé que la dépense serait fixée chaque année ; mais cette loi sage en elle-même n’empêche pas la raison de juger quelles sont les dépenses qui doivent être renouvelées, qui sont, à quelques changements près, toujours également nécessaires, toujours à peu près les mêmes ; et quelles sont les dépenses particulières à l’année courante, nécessitées seulement par les circonstances. Il faut donc, même en n’établissant les dépenses que pour une année, en séparer exactement ces deux classes.

Alors, d’un côté, l’économie excitera la confiance ; de l’autre, on pourra juger si le produit des impôts suffit ou non à des dépenses qui, devant se renouveler chaque année, ne peuvent jamais être acquittées par des moyens extraordinaires, et le crédit pourra s’appuyer sur une base vraiment solide.

Mais il ne faut pas se le dissimuler, tant que l’on verra le trésor public dans la dépendance du ministère, ou prêt à y retomber, on se flatterait encore en vain d’obtenir cette confiance, qui s’appuie sur l’ordre, sur la probité de l’administration.

L’indépendance absolue du trésor public de toute influence du pouvoir exécutif, est, pour tout homme qui a réfléchi, un élément nécessaire de toute constitution libre, qu’on veut préserver de la corruption et du désordre.

Or, cette indépendance n’existe pas en France, puisque les commissaires de la trésorerie et les membres du bureau de comptabilité sont nommés encore par le roi ; puisque, d’après la loi pour le bureau de comptabilité, ses membres ne sont restituables qu’avec le consentement du roi. Si cependant on lit la loi d’organisation de la trésorerie nationale, on voit que les commissaires ont le droit et l’obligation, {1o  d’exiger des ministres la citation du décret qui ordonne chaque dépense, et par conséquent d’examiner la conformité de la dépense avec le décret ;

2o  De n’accorder que jusqu’à concurrence des sommes fixées pour chaque dépense ; ce qui assure au pouvoir législatif les moyens de prévenir les abus, en formant des états de dépenses détaillés et précis, qui ne permettent pas d’en changer arbitrairement les dispositions ;

3o  D’exiger que l’ordonnance du ministre porte l’objet particulier de la dépense, et même le nom de la partie prenante, ce qui est nécessaire pour éviter les distractions momentanées de fonds.

Ainsi les commissaires de la trésorerie, qui ne sont ordonnateurs de dépenses pour aucune partie, qui ne reçoivent que de fonctionnaires élus par le peuple, le montant des impositions, sont, d’un côté, les censeurs des dépenses que le pouvoir exécutif est chargé de faire ; de l’autre, ils sont encore les surveillants de la négligence que ses agents immédiats pourraient laisser s’introduire dans la perception ; et l’on doit s’étonner, sans doute, que l’on ait trouvé des hommes assez habiles pour découvrir que la nomination des surveillants doive appartenir à celui qui est seul intéressé à rendre la surveillance illusoire.

Il y a plus, les commissaires de la trésorerie ne sont pas des ministres assistant au conseil, travaillant avec le roi : il ne faut pas les assimiler à un ministre des finances qui aurait, sinon la volonté, du moins le pouvoir de défendre le trésor public contre les déprédateurs, auprès du chef commun : ils ne seraient pas même les hommes du roi, ils seraient les créatures des ministres.

Les membres du bureau de comptabilité ont une double fonction : ils sont juges de la validité des pièces qui forment les comptes, et de plus, ils sont les censeurs delà manière dont on a suivi les règles établies par la loi, dans la recette comme dans la dépense ; les faire encore choisir par le pouvoir exécutif, c’est vouloir que non-seulement ceux qui sont chargés de forcer les ministres à se conformer à la loi, mais ceux même qui doivent juger si ces premiers défenseurs des intérêts du peuple ont rempli leur mission, soient nommés d’après des intentions presque infailliblement contraires à celles qui devraient diriger ces choix. On sait combien peu, en ce genre, on peut compter sur une responsabilité si difficile à exercer, ou sur une surveillance insuffisante, si elle n’est pas journalière, et qui cependant ne peut l’être sans entraver toutes les opérations.

Il Faut donc ou qu’une élection nationale choisisse ces agents publics, ou abandonner le trésor du peuple à la prodigalité ministérielle, ouvrir une source nouvelle de corruption, et se résoudre à ne voir jamais renaître la confiance.

Si, en Angleterre, elle a subsisté longtemps, quoique le trésor public y soit administré par des agents ministériels, c’est que cette confiance, née dans un moment où les engagements de l’État n’avaient aucune proportion avec ses ressources, a continué d’exister en vertu d’une impulsion première ; c’est que rien n’y présage, n’y fait craindre la destruction d’une machine depuis longtemps en activité ; tandis qu’en France, c’est au moment même où une nouvelle machine s’organise, où l’on n’a pu encore en observer le mouvement, qu’il s’agit de créer une confiance nouvelle.

Je sens tout ce que l’existence d’une élection nationale, quelle qu’en puisse être la forme, a d’effrayant pour des esprits serviles, tout ce qu’elle ôterait d’espoir à ceux qui n’ont vu dans la révolution que l’établissement d’un système corrupteur, utile à leur fortune ; mais je sais aussi quels obstacles invincibles ce genre d’élection, une fois établi même pour une seule place, oppose au retour du despotisme. Je sais qu’il est rigoureusement nécessaire au maintien de la liberté, et je n’ai pas cru le devoir dissimuler aux dignes représentants d’une nation qui veut être libre.

Qui ne voit en effet que la possibilité de confier à des élus du peuple de nouvelles fonctions, devenues nécessaires par les circonstances, est un des moyens les plus sûrs de prévenir les projets contre la liberté, de rendre inutiles les ruses de ses ennemis ? et par quelle coupable pusillanimité, lorsque tout nous parle de nos dangers, n’oserions-nous en laisser entrevoir le remède, et rejetterions-nous le seul qui puisse détruire un mal présent, sous prétexte qu’il servirait peut-être à guérir une partie de ceux qu’un avenir orageux peut nous cacher ?

Non, ou le trésor public sera indépendant, ou la confiance fuira loin de nous ; et c’est là que nous allons être enfin à portée de juger des intentions qui, trop longtemps, sont restées incertaines.

Je viens de tracer le tableau des opérations que je crois utiles au rétablissement des finances chacune d’elles sera faible, si elle est seule ; toutes sont nécessaires, et leur réunion peut sauver la chose publique.

Établir des échanges à bureau ouvert ; créer des bureaux de payements par registres ; séparer une masse de biens nationaux d’environ deux milliards, destinés dès ce moment à la seule extinction des assignats ; en former une autre consacrée à un emprunt en métaux ; offrir au reste de la dette liquidée, sur les forêts nationales, sur les produits des domaines aliénés, une hypothèque certaine et une assurance de remboursement, ou bien y employer immédiatement la vente de ces forêts ; accélérer la rentrée du produit des ventes, et diminuer la masse des assignats par l’aliénation des obligations contractées par les particuliers ; créer une caisse publique pour y placer les épargnes des citoyens pauvres ; accélérer la rentrée de l’impôt, en excitant le zèle des sociétés patriotiques, au lieu de chercher, par de vains reproches, à l’égarer et à l’étouffer ; employer, pour presser la confection des rôles, le zèle des membres de l’Assemblée constituante, dont le patriotisme et les lumières nous offrent une ressource ; offrir à la confiance publique le tableau consolant d’un ordre de dépenses clair, à l’abri des abus, dicté par une sage économie ; assurer l’indépendance absolue du trésor public de tout pouvoir qui n’émane pas de la volonté nationale : tels sont ces moyens.

Plusieurs ont été déjà présentés à l’Assemblée ; quelques autres ont été proposés par M. Clavière : je n’ai cherché ici qu’à faire voir le bien qui résulterait de leur ensemble.

Mais parmi ces moyens, qui tous appartiennent au système des finances, ceux qui peuvent agir sur l’opinion ne seront pas les moins efficaces. Si la crainte, si les calculs de l’intérêt personnel conduisent les peuples esclaves, l’homme libre agit d’après sa raison et son patriotisme ; il se plaît à unir sa fortune à la fortune nationale, quand celle-ci appartient vraiment au peuple ; il ne sépare point l’une de l’autre, parce qu’il ne sépare point son bonheur de la prospérité de sa patrie.

  1. Il est bon d’avertir que la somme des assignats brûlés est plus forte ; mais tous ne provenaient pas du payement des acquisitions de biens nationaux.