Discours sur les écrits de M. J.-B. Say

Discours sur les écrits de M. J.-B. Say
DISCOURS
SUR LES ÉCRITS DE M. J.-B. SAY,
LU À LA SÉANCE PUBLIQUE
DE LA
SOCIÉTÉ ROYALE ACADÉMIQUE DE NANTES,
DU 25 NOVEMBRE 1832,
PAR L.-F. DE TOLLENARE.


Messieurs,


La Société Royale Académique de Nantes désire rendre un juste hommage à la mémoire de l’un de ses plus célèbres associés-correspondants quelle vient de perdre récemment, M. J.-B. Say, professeur d’économe politique au collége de France et au Conservatoire, décédé à Paris, à l’âge de 66 ans. Elle me charge de vous exposer ses titres à notre considération, à notre estime.

La tâche sera facile ; ces titres sont nombreux et patents, soit que l’on considère M. J.-B. Say comme homme privé, comme citoyen utile, ou comme savant.

Unissons d’abord nos regrets à ceux de ses parents et de ses amis qui se rangeaient naguère avec tant de charmes autour de son foyer patriarchal, désormais solitaire ; à ceux des jeunes débutants dans la carrière civique, qui y recevaient de lui tant de sages conseils, tant d’utiles directions. La France doit voir avec une profonde douleur s’éteindre ainsi trop tôt le flambeau, tout à la fois lumineux et réchauffant d’une intelligente expérience ainsi communicative. Nous devions eu attendre encore de nouveaux épanchements, car M. Say conservait toute la chaleur de ses bonnes affections, non moins que toute la vigueur de son brillant talent.

Quand je vous parle de cette disposition à se communiquer à tous, qui distinguait notre illustre collègue, et dont, avec tant d’autres, j’ai eu le bonheur d’éprouver les effets, c’est suffisamment vous faire remarquer la qualité la plus précieuse de l’homme privé. Ami de ses semblables, dégagé d’égoïsme ; comme une lampe incessamment rayonnante, un tel homme n’a de science que pour la répandre avec désintéressement ; c’est le progrès général qu’il cherche, non le triomphe académique personnel auquel il aspire. Dès lors sa vie intérieure qui, dans tout autre cas, serait restée murée, peut être dévoilée aux regards sans offenser la discrétion ; car c’est là le moment précis où elle vient se transfuser, pour ainsi dire, dans la vie publique, la seule accessible à nos recherches.

C’est déjà se montrer bien honorablement comme citoyen que de se prêter, par cette méthode familière, à la diffusion des connaissances. Mais M. Say avait plus immédiatement encore payé sa dette à l’utilité publique lorsque, de la manière la plus laborieuse, il avait appliqué les sciences dont son esprit s’était nourri, à l’industrie active qu’elles devaient féconder. Fils de la ville manufacturière par excellence, lyonnais, il avait personnellement entrepris et dirigé des usines de diverses sortes, et contribué à imprimer à plusieurs branches industrielles ce mouvement progressif que, chaque jour, nous voyons se continuer sous nos yeux. Si ces sortes de services ont valu, à cause d’un plus grand éclat, des statues à Watt et Arckwright, ils méritent au moins ici un témoignage quelconque de notre gratitude.

Quand les chaires d’enseignement devenues désertes, quand, les Académies devenues veuves, déplorent si hautement la perte de l’illustre professeur, de l’infatigable collaborateur, du membre né de toutes les commissions scientifiques ; je suis, Messieurs, dispensé de vous justifier que M. Say fut un savant. Ce n’est pas ici qu’on l’ignore.

Des mœurs, de la science et du travail réel, voilà ce qui constitue essentiellement le citoyen recommandable. Otez, en effet, l’une de ces trois conditions, à quelque degré que soient possédées les deux autres, vous n’avez plus qu’un citoyen incomplet. Quand nous rencontrons dans M. Say cette triplicité harmonieuse qui unit inséparablement le vouloir du bien public, l’intelligence cultivée qui le prépare et l’acte visible qui l’accomplit avec éclairement, nous sommes fondés à le proclamer un citoyen utile.

Du sein de ces trois éléments, il en est un cependant qu’il nous faut extraire un instant, et dont cette grave assemblée attend de nous un examen plus spécial, je veux dire celui qui a fait conférer à notre collègue le titre si bien mérité de savant économiste. Nous allons nous y livrer, le tenter plutôt avec la réserve que nous impose la faiblesse de nos moyens ; mais sans jamais consentir. Messieurs, à isoler à toujours le savant de l’homme de bien et de l’homme actif. En effet, vous ne voulez plus de stériles utopies qu’enfante l’entendement seul, et quand vous accueillez la juste voie des déductions, vous les voulez engendrées tout à la fois par le sentiment désintéressé, par l’intelligence rationnelle, par l’expérimentation ou ses analogues.

Les Sociétés marchaient, s’élevaient peu à peu en prospérité matérielle malgré de nombreuses perturbations politiques. Les succès obtenus en dehors des guerres, dites heureuses, faisaient entrevoir la possibilité de nouveaux succès ; mais le principe du mouvement ascensionnel restait à peu près ignoré.

Dans notre France, Sully, Colbert, provoquaient des progrès. Mais suivaient-ils, pour y parvenir, les errements d’une science bien coordonnée ? On ne saurait l’affirmer. Montesquieu projetait ses éclats lumineux sur la science sociale, en vue de procurer plus de repos politique aux peuples, et de ce repos devait, selon ses vœux, s’élever d’elle-même la prospérité matérielle. Mais les éléments de cette prospérité, qui se font jour malgré la paix troublée, sous le régime des institutions peu libérales comme sous celui des institutions le sont le plus, ces éléments, dis-je, Montesquieu ne les étudiait pas, bien que toutefois ses écrits indiquent comme un pressentiment de leur existence.

L’anglais Stewart n’avait fait que de vaines tentatives pour former une théorie absolue du système prohibitif, et les disciples français de Quesnay n’avaient pas été plus heureux dans la voie opposée.

Les Sociétés marchaient toutefois, marchaient toujours obéissant à des lois inconnues, à l’instar du sang voyageant dans nos vaisseaux avant que Harvey nous en eût dévoile la circulation. La prospérité industrielle n’avait pas encore rencontré son Harvey.

Cependant des efforts laborieux soulevaient à chaque pas de nouvelles et lourdes difficultés, comme le soc soulève les masses de terre du sillon, et met à nu quelques racines ; certaines graves propositions, qu’un trop léger labour intellectuel avait encore laissées enfouies, prenaient un caractère plus notable à force d’apparaître souvent. Notre Turgot en recueillit plusieurs, l’illustre écossais Adam Smith les développa.

Il les développa, chacune avec une patience et une profondeur extraordinaires, mais sans coordination entre-elles. Nous nous rappelons tous quelle contention d’esprit il nous fallait apporter dans noire jeune âge, pour saisir l’idée générale du livre de la Richesse des nations, alors encore controversé par les adeptes de la doctrine de Quesnay. Quelques brillants éclairs nous illuminaient ; pleins d’émotions. nous nous croyions sur le point de saisir dans une seule conception toute la vérité, objet de nos ardents désirs ; et bientôt le fil conducteur des propositions entre elles venant à nous manquer, nous retombions dans nos premières et pénibles perplexités,

C’était à M. Jean-Baptiste Say qu’il était réservé de les faire cesser, et de nous transporter sur le terrain où depuis lui, se sont établies les discussions économiques, destinées, n’en doutons pas, à accroître l’aisance des peuples, sous quelque régime que îles place leur imprudence ou leur sagesse.

La première édition du traité d’économie politique de notre collègue date de 1803. Depuis lors, nous n’avons plus navigué sans boussole. Si tous les nuages ne se sont pas tout-à-coup dissipés, du moins avons nous pu contempler sans vertige la voie que nous avions à suivre.

Un même point de départ a été commun a tous les poursuivants. À la question première, qu’est-ce que la richesse ? a été unanimement répondu que c’était la valeur des choses, reconnue dans leur utilité raisonnable ou déraisonnable, quand elles se présentent à l’échange. Quoique l’expression utilité raisonnable ou déraisonnable fût peut-être remplacée avec plus de clarté par celle de besoin judicieux ou imprudent, il n’y en a pas moins identité dans le principe.

Dans leurs efforts de progression, quelque variés qu’ils fussent, les économistes se sont tous portés dans une seule et même direction, vers la création sans violence des valeurs. Contournant les difficultés qu’ils ne réussissaient pas encore à vaincre, il a pu leur arriver de subir des déviations divergentes ; mais elles n’ont plus produit de scissions réelles, ou d’hérésies, car tous ont invinciblement cherché leur redressement vers un même pôle, je veux dire vers la plus abondante aisance, non de quelques individus, mais de tous à la fois ; de tous à la fois, répétons-le, car hors de cette condition, il ne se trouve qu’un vain jeu de déplacement, gain pour l’un au détriment de l’autre : il n’y a plus d’économie politique.

Sous la direction de notre collègue, nous ne demandons plus a l’économiste, qu’il nous combine de nouvelles lois génératrices de la plus grande production, qu’il nous apporte comme de nouvelles recettes prolifiques pour que deux deviennent trois, qu’il nous découvre enfin de nouveaux modes de la création des valeurs : autant vaudrait demander à l’astronome qu’il traçât de nouveaux orbites aux planètes. La production industrielle a ses lois comme l’astronomie, indépendamment de toutes formes de gouvernements humains. Les observer, remarquer où leur cours rencontre des obstacles que nous aurions fait naître, éclairer la prudence, sur les moyens de désobstruer, puis laisser agir librement la nature. Voilà, Messieurs, le point central auquel M. Say ramène la théorie économique.

Chez lui, elle n’a pas plus que le Commerce ou la Mécanique la prétention de régler les destinées politiques des peuples ; elle se développe au sein des agitations de toutes sortes qui peuvent les troubler. L’économiste ne se pose ni comme administrateur, ni comme homme d’état ; il peut seulement leur offrir un tribut.

Serait-ce à dire que, sèchement exclusivement occupé du phénomène de la production, il resterait indifférent au sort de son pays, sans, entrailles pour la patrie qui l’a bercé sur son sein, qui le protège, dont le malheur ou la gloire le blesse ou lui fait noblement lever le front ? Ah ! Messieurs, que ce serait calomnier les amis de cette belle science, les déchirer dans leurs intimes affections ! Dans les combinaisons économiques peu importe l’homme il est vrai ; mais beaucoup importent tous les hommes, car c’est la souffrance comparative d’un seul qui apporte un obstacle à l’extension de la prospérité de plusieurs. Rassurez-vous donc ; nous vous en prions, nous saurons vous présenter plus tard, dans M. Say, le citoyen précieux en qualité, même d’économiste. Personne alors ne voudra reléguer stérilement au fond de sa bibliothèque l’ami vrai du pays, prudent explorateur des lois qui l’éclairent sur ses besoins.

À ces aperçus généraux, nous n’avons sans doute pas à faire succéder l’analyse complète des ouvrages de notre collègue ; mais il est de notre devoir de vous indiquer au moins les foyers qui se sont formés au centre de sa composition, et d’où se sont échappées, tant les propositions contestées, que les nombreuses irrécusables vérités qu’il a versées sur nous avec tant d’abondance.

Pour les signaler convenablement, il y a nécessité pour nous d’en rappeler en peu de mots la théorie fondamentale, ainsi du moins que nous la concevons.

Dans l’organisme naturel de la production, nos besoins jouent le rôle que la gravitation, l’affinité, l’élasticité et les autres propriétés physiques des corps jouent dans la mécanique, ou plutôt celui que remplit la sève dans le phénomène de la végétation. Qu’on discute sur l’essence du besoin à divers degrés dé moralité, comme on a discuté sur le moi et le non moi, et sur le libre arbitre ; en dépit de toutes discussions, le besoin, tombera toujours comme le moi, comme la liberté, dans le domaine des existences non autrement démontrées que par le sentiment. C’est là le point de départ pour la formation de la valeur : le besoin nomme toujours la chose qu’il appèle, valeur ou utilité.

Ou sage ou déréglé, le besoin est ; il agit pour se satisfaire, et rencontre des obstacles dans son action ; il agit par la liberté. Mais la liberté est pour le mal comme pour le bien, pour l’utile comme pour ce que la raison juge inutile. Afin de prévenir le choix défectueux que feraient l’ignorance ou le vice, des mesures sont prescrites ; sont-elles toujours opportunes ?

Tel est, ce me semble, le second état de la question économique. Elle présente deux faces : liberté, restrictions.

Ce sont, chez notre savant auteur, deux foyers dont le rayonnement doit apparaître devant vous.

Chez lui, les opinions pour la liberté contre les restrictions ont l’extension la plus vaste ; mais elles ont une portée qui, aux yeux de quelques personnes, deviendrait périlleuse dans l’application, et nuirait au bien-être de la société telle qu’elle s’offre à nous aujourd’hui. Il en est résulté dès controverses, quelques oppositions que, même dans un panégyrique, nous avouerions avoir partagées, quand nous avons cru la nationalité négligée, quand l’intérêt de la liberté sociale nous a paru autre que celui de l’appétit individuel qui, du moins en fait si non droit, ne s’en écarte que trop fréquemment. Certains problêmes en conséquence n’ont pas paru suffisamment résolus, certains autres ont rencontré des solutions contraires aux siennes. Je ne fais que narrer. Messieurs ; mais il faut le dire avec sincérité, la science économique qui a chassé tant de nuages n’en a pas encore purgé l’horizon dans toute son étendue.

Si nous passons aux restrictions, la scène change : des voiles multipliés se lèvent ou se déchirent, et chaque vérité scintille d’une lumière plus vive dans les écrits de M. Say.

Ses travaux, pour mettre à nu les obstacles inopportuns qu’une longue ignorance à, innocemment nous devons le croire, mais surabondamment accumulés sur la route de la production, ses travaux, dis-je, sont immenses, judicieux, lumineux, pleins de perspicacité. Dès qu’ils n’empiètent pas sur les limites contestées de la nationalité, ils ne trouvent plus de contradicteurs, chacun leur rend un brillant hommage. Ce sont eux, on peut le supposer, qui, par l’élagage successif de superfétations sans nombre, ont mis à nu cette belle théorie naturelle, qu’il n’eût peut-être pas été donné à l’esprit humain de combiner à priori. Sans doute elle est le fruit de sa loyale critique qui ne voulait le vrai que pour le vrai.

D’innombrables écrits étaient devant ses yeux, amoncelés dans l’ordre des siècles qui les ont produits. La religion, la morale, la science, la force, l’adresse, l’honneur, le crime même, tout y avait été diversement présenté comme moyen d’obtenir l’enrichissement matériel, des peuples. M. Say jugea qu’après tant d’efforts intellectuels la vérité pouvait cependant se trouver au sein de cet amas confus. Ses infatigables investigations ont obtenu le succès que méritait son intention si pure. C’est par ses soins que tout a été classé, l’inutile rejeté, le criminel flétri, l’utile coordonné, et que l’édifice s’est, comme de lui-même, noblement élevé. On en a désormais respecté la base ; il n’a plus été permis que d’en explorer les parties.

Voilà, Messieurs, ce qui devait vous être sommairement rapporté, des éminents et incontestables services que M. Say a rendus à la science économique.

Voudrait-on dire qu’il n’est présenté là que comme an simple metteur en œuvres ? Je brûlerais du désir d’en démontrer l’erreur.

Quand un palais antique vient à être déblayé des décombres et produit à l’admiration publique, vous voyez accourir les artistes qui en mesurent les proportions, en étudient les parties séparées et cherchent dans chacune la pensée créatrice du chef d’œuvre, afin de la transporter dans leurs propres ouvrages ; allons-nous donc les qualifier de simples metteurs en œuvre, ceux qui, nouveaux prométhées, nous rapportent le feu qu’ils ont été saisir aux parvis sacrés ?

Pour redresser une opinion si peu méritée, que ne m’est donné le loisir d’extraire de la vaste composition de notre collègue, et de vous exposer quelques-unes des théories spéciales qu’il a déduites de ses pénétrantes élaborations ! sans peine vous découvrirez en lui l’inspiration du génie.

Je vous exposerais, ou sa théorie des services productifs qu’il attache aux choses comme aux individus, et au moyen de laquelle se détermine le passage par toutes ses phases du produit le plus compliqué ; celui-ci déposant à chaque station une portion du revenu total qu’il doit faire apparaître, comme à chaque viscère, le sang vient se sécréter en produits divers pour l’entretien de la vie animale. Explication de la lucidité la plus parfaite ! Ou bien, ce serait sa thèse, de la cherté et du bon marché ; admirable démonstration destinée à faire s’évanouir tant de plaintes inconsidérées, en subordonnant le phénomène à une loi sans artifice, où purement naturelle. Je vous produirais même sa théorie des débouchés naissant de la multiplicité des produits, doctrine dont il a fait disparaître l’apparence paradoxale, qui aujourd’hui peut encore être trouvée plus spéculativement vraie qu’aisément applicable à l’appel actuel des besoins ; mais qui doit engendrer de nombreux et utiles appels à ceux-ci. Je vous montrerais M. Say découvrant dans une page obscure de l’italien Veri, comme la lueur d’une simple proposition, et en déduisant toute sa lumineuse doctrine du commerce, dégagé désormais de son ancien magisme, et rationellement ramené en définitive, au seul transport des produits d’un lieu à un autre.

Que ne puis-je encore vous faire connaître sa profonde polémique avec Malthus et Ricardo, polémique dans laquelle luttant avec les plus ardus logiciens, il sait amener les questions à un tel degré de simplicité et de clarté, que les esprits superficiels seraient tentés d’en prendre les solutions pour des ingénuités !

Quand de nombreux litres littéraires, naissant sous l’égide d’un Mirabeau, traversant la révolution, l’empire et la restauration, se présentent en foule à ma pensée, tous empreints de ce caractère honorable qui nous fait estimer l’écrivain ; il m’est pénible d’être contraint de renoncer à vous en entretenir. Mais qu’il me soit du moins permis pour conclure, et quand le dogme de la propriété dans ses conséquences a failli de nos jours recevoir des atteintes, de vous signaler pour l’honneur de la science économique, que ce dogme fût éloquemment, invinciblement protégé par le zèle défenseur de nos libertés, par le promoteur éclairé de notre bien-être social, par M. Say, non plus invoquant des arguments métaphysiques, obscurs-on subtils, mais le présentant nettement comme le moyen le plus essentiellement productif, tant pour ceux qui ne possèdent pas, que pour ceux qui possèdent. Ce n’est pas là la moins rigoureuse de ses démonstrations.

À cet homme, Messieurs, on a contesté que l’économie politique fût une science ! il faut donc répondons nous, le refuser, ce titre, à l’astronomie, à la navigation, à l’agronomie : elles ne font non plus que vérifier qu’elles sont lis lois imposées par l’auteur du monde, afin de ne les point heurter. Mais, réplique-t-on, l’élément sur lequel elle agit n’est point inerte, et dès-lors il échappe au calcul. Sans doute l’homme, être libre par excellence, n’est ni une abstraction, ni une chose inerte. Mais n’est-il donc pas l’objet même sur lequel s’exercent la jurisprudence, la médecine, la stratégie, qui n’en sont pas moins réputées des sciences ? Sont-elles moins belles parce qu’elles rencontrent au fond de leurs doctrines quelque chose de vivant ?

La vie, la liberté morale au fond d’une science quelconque ! C’est là, ce nous semble, son plus beau caractère. Otez-le, que reste-t-il ? L’aliment de l’esprit fataliste, une froide arithmétique, bornant l’horizon humain au seul aspect de deux et deux pour quatre. Si elle est le repos quant à l’entendement seul, c’est celui de la mort quant à l’homme tout entier, qui n’est pas moins volonté libre qu’intelligence.

Que l’économie politique soit troublée dans son jeu par une passion qui aurait pu être bonne, et qu’un abus de la liberté, ou un choix déréglé a rendu mauvaise ; reconnaissant, sans, prétendre l’anéantir, l’existence de cette irrécusable faculté, de suite elle s’empresse de se rattacher au systême général social, non certes à l’exclusion des autres sciences, mais par concours avec elles, et avec toutes, pour recommander à qui de droit de travailler à ce perfectionnement moral des masses, sans lequel rien de bien, rien de solide ne donne espoir de se fonder.

Pour contingent vaux procédés de conservation et de bien-être, tandis que d’autres sciences présentent comme véhicules les unes la répression, les autres la santé, d’autres la discipline ; l’économie politique apporte, elle, non exclusivement encore une fois, mais essentiellement, la doctrine morale de la probité, de l’ordre, de la conduite comme base du crédit, générateur incontestable de l’enrichissement. Et quand, par des arguments tout logiques, elle appèle ainsi l’intérêt privé trop souvent égare, au secours de l’intérêt général et de l’accroissement même des produits matériels ; c’est, Messieurs ; sans préjudice des motifs plus nobles qui élèvent vos âmes vers la destinée complète de l’homme. Que serait en effet une science qui prétendrait y rester étrangère ?

L’exposition de cette doctrine, accomplit l’engagement que nous avions pris de vous faire envisager M. Say comme citoyen précieux, en tant même qu’économiste. Ainsi, d’après l’économiste, c’est d’une vertu réelle que naît l’enrichissement : réponse sans réplique aux aveugles déclamations des vulgaires moralistes.

Notre savant collègue n’a jamais préconisé le fatalisme politique, conséquence irritante d’une science qui s’isolerait de la nature humaine altérée.

« Le raisonnement, dit-il, marche en ligne droite ; mais une force vitale, souvent inaperçue, et toujours incalculable, fait dévier les faits de nos calculs. »

« L’économie politique, a joute-t-il, pour être véritablement utile, ne doit pas enseigner, fût-ce par des raisonnements justes, et en partant de prémisses certaines, ce qui doit nécessairement arriver, elle doit démontrer comment ce qui arrive réellement est la conséquence d’un autre fait réel. »

Messieurs, soumise à cette condition contingente, elle le montre, en effet, le comment s’opère la liaison, non pas à titre de vaine science spéculative, mais pour provoquer la répétition du fait réel s’il est bon, pour en prévenir le renouvellement s’il est mauvais. Prenant l’homme pour ce qu’il est, libre, et usant pu abusant, la science économique expose comment, sous l’influence des actes de celui-ci, la richesse ou la valeur en général se produit, comment elle se distribue dans ses transformations successives, comment elle se consomme et se reproduit plus amplement qu’au point de départ. Elle déduit enfin des accidents rencontrés dans cette perpétuelle révolution des valeurs sur elles-mêmes, ce qui leur permettrait de se reproduire plus amplement encore. — C’est là son action rationnelle, c’est là le service qu’elle rend à la société, c’est là tout ce qu’il faut lui demander. Or, nul n’a mieux réussi à lui restituer son utile et vrai caractère que l’habile et estimable écrivain dont j’ai l’honneur de vous avoir entretenus.

Un mot encore et je me flatte qu’il ajoutera à l’intérêt que j’ai cherché à vous inspirer pour notre collègue.

M. Say, appartenant désormais à l’Europe, a une fois partagé les intérêts nantais d’une manière trop spéciale pour que nous ne nous plaisions pas à vous le rappeler. Par occurrence, il se trouvait dans notre cité aux jours, de juillet, et juillet l’y rencontra au poste auquels en 89, s’étaient ralliés tous les esprits élevés de la France. J’invoque à cet égard le souvenir des membres de notre chambre de commerce, à qui il vint offrir ses services. — Avec eux, avec lui, à cette occasion, la même émotion nous fera dire : La patrie souffre-t-elle ? Heureux qui peut lui faire agréer ses soins, dans quelque sphère que le sort l’ait placé !