Discours sur la différence qu’il y a de la Réputation à la Considération

Deux opuscules de Montesquieu
Texte établi par Le Baron de Montesquieu, G. Gounouilhou ; J. Rouam & Cie (p. 57-62).
DISCOURS

SUR LA DIFFÉRENCE QU’IL Y A DE LA RÉPUTATION

A LA CONSIDÉRATION[1]

La Considération vient de l’effet que nos qualités personnelles font sur les autres. Si ce sont des qualités grandes et élevées, elles excitent l’admiration : si ce sont des qualités aimables et liantes, elles font naître le sentiment de l’amitié. L’on jouit mieux de la Considération que de la Réputation : l’une est plus près de nous, et l’autre s’en éloigne : quoique plus grande, celle-ci se fait moins sentir et se convertit rarement dans une possession réelle. Nous obtenons la Considération de ceux qui nous approchent, et la Réputation de ceux qui ne nous connoissent pas. Le mérite nous assure l’estime des honnêtes gens, et notre étoile celle du Public. La Considération est le revenu du mérite de toute une vie, et la Réputation est souvent donnée à une action faite au hasard : elle est plus dépendante de la Fortune. Savoir profiter de l’occasion qu’elle nous présente, une action brillante, une victoire, tout cela est à la merci de la Renommée : elle se charge des actions éclatantes, mais en les étendant et les célébrant, elle les éloigne de nous. La Considération, qui tient aux qualités personnelles, est moins étendue ; mais comme elle porte sur ce qui nous entoure, la jouissance en est plus sentie et plus répétée : elle tient plus aux mœurs que la Réputation, qui souvent n’est due qu’à des vices d’usage, bien placés, et bien préparés ; ou quelquefois à des crimes heureux, et illustres. La Considération rend moins, parce qu’elle tient à des qualités moins brillantes ; mais aussi la Réputation s’use, et a besoin d’être renouvellée. Les actions d’éclat inspirent plus d’envie que d’admiration : les hommes se révoltent contre ce qui les abbaisse : aussi l’admiration est un état violent pour la plupart des hommes, et elle ne demande qu’à finir. Ce qui donne plus de Considération, c’est l’Amour de nos citoyens ; mais elle ne s’acquiert ainsi que par les qualités du cœur. Parce qu’elle tourne alors au profit de hommes, ils nous accordent du mérite ; non pas comme mérite, mais comme une chose qui leur est utile : sans ce biais il en faudrait beaucoup, pour se faire pardonner sa supériorité.

La Politesse est une qualité aimable, qui contribue le plus à nous donner de la Considération : c’est un ménagement de l’amour-propre des autres ; qui contribue le plus à établir la paix entre les hommes : elle bannit de la Société ce Moi si blessant poulies autres ; une personne polie ne trouve jamais le temps de parler d’elle ; elle s’oublie, et ne pense qu’à faire valoir le prochain.

La Modestie met le mérite, et la Considération que le monde nous donne en sûreté : elle fait taire l’envie ; et l’on ne se repent point des suffrages que l’on a donnés, quand on voit qu’ils ne tourneront point contre nous. Ce qui nuit le plus à la Considération, c’est de vouloir l’avoir trop en détail ; parce qu’à tout moment vous la faites sentir à ce qui vous entoure.

Il y a de plus une conduite à garder pour conserver la Considération. Gratien dit : « Faites-vous connoître et non comprendre ; ne conduisez pas l’intelligence des hommes jusqu’à l’extrémité de votre mérite : car tout ce qui leur est connu leur impose moins ». Le même Auteur dit : « Si votre mérite est au-dessus de votre Réputation, montrez— vous, et qu’on connaisse votre prix ; si votre Réputation est au-dessus de ce que vous valez, cachez-vous, et jouissez de l’erreur des hommes : placez —vous bien dans leur imagination. » Monsieur le Cardinal de Retz dit : « Que dans certaine occasion il sentit qu’il oceuperoit encore longtems une grande place dans l’imagination du Peuple ; et qu’il pourroit tout entreprendre sur la foi de leurs illusions. »

Le Ridicule s’attache à la Considération, parce qu’il en veut aux qualités personnelles. Il pardonne aux Vices parce qu’ils sont en commun : les hommes s’accordent à les laisser passer ; ils ont besoin de leur faire grâce. Dans chaque siècle il y a un Vice dominant ; et il y a toujours quelque homme, qu’on appelle galant homme, qui donne le ton à son siècle ; qui fixe le ridicule, et qui met en crédit les vices de la Société. On fait grâce à l’Amour, à l’Ambition ; mais la malignité s’attache aux qualités personnelles.

La Considération Personnelle nous fournit plus d’agrément que la Naissance, que les Richesses, que les Places, même sans mérite : rien de si triste au fond qu’un grand seigneur sans Vertus, accablé d’honneurs et de respects ; et à qui on fait sentir a tout moment qu’on ne les doit qu’à sa Dignité, et rien à sa personne. Heureusement l’Amour propre, qui est le plus grand des flatteurs, sait ordinairement lui cacher son insuffisance.

Il y a des mérites qui portent à l’émulation et qui ne sont pas au-dessus de l’exemple ; mais l’envie aussi sait bien élever des hommes médiocres, pour affaiblir le mérite d’un grand homme. Le Prince Eugène a fait de grands Généraux en Europe. L’envie vous sert quelquefois, et vous illustre au-dessus de vos qualités propres. Il y a aussi des mérites supérieurs, que la malignité laisse passer sans rien dire : tel étoit celui de Monsieur de Turenne. Le mérite qui nous approche ordinairement nous incommode ; mais la Réputation se forme loin de nous. Il est difficile d’acquérir de grandes Richesses sans qu’il en coûte à la Réputation, à moins qu’on ait fait auparavant provision de beaucoup de Mérite, d’Honneurs et de Dignités ; et que les Richesses viennent d’elles-mêmes, comme inséparables des grandes places : on n’envie alors les Richesses des grands hommes pas plus que l’or que l’on voit dans les Temples des Dieux.

Rien de si heureux qu’un homme qui jouit d’une Considération méritée, attachée à sa personne et non à la place qu’il occupe. C’est un plaisir qui se fait sentir à tout moment, et par tous ceux qui nous approchent. Tous ces complimens vuides de réalités et où la vérité n’a point de part, sont pour lui des marques de l’estime publique. Tous ces égards, tous ces riens sont relevés par-là : son bonheur double par le contentement intérieur ; et les autres plaisirs même en sont plus rians.

La Faveur assure ou détruit la Réputation : elle nous expose à un grand jour ; et il faut avoir un grand fond de mérite pour se soutenir dans une place où tant de gens aspirent, et d’où ils ont intérêt de vous faire descendre ; où enfin l’on ne vous fait grâce sur rien.

Ceux qui n’apportent à leurs emplois, d’autres mérites ni d’autres dispositions que de les désirer ne s’y soutiennent pas longtems.

Dans la disgrâce l’homme se manifeste, et montre ce qu’il est ; le rideau est tiré : le petit mérite étoit soutenu par la faveur qui le couvroit ; dès qu’elle tombe il est à découvert et il n’a plus d’appui.

Les disgrâces parent les grands hommes. Florus dit que Marius devint plus grand par ses malheurs ; que son exil et sa prison avoient jeté sur sa personne une espèce d’horreur sacrée qui le rendoit respectable.

Il n’y a point de Vertus que le Peuple n’accorde à ceux qu’il plaint, ou qu’il regrette. Le grand homme est haut et élevé dans la prospérité, et il est grand dans l’adversité. Mais comme la plupart des hommes ne sont pas assez élevés pour être outragés de la Fortune, une sage retraite fait en leur faveur le même effet que la disgrâce. On demande, quand doit-elle se faire ? Car il n’y a point d’action dans la vie, où il n’y ait un à propos. Est-ce après quelque action brillante, pour mettre notre Gloire en sûreté et conserver la place qu’elle nous a donnée dans l’idée des hommes ? Mais pourquoi donner à la retraite le tems destiné à jouir ? Celui de la vieillesse lui est propre : tous les goûts sonts usés ; il n’y a plus qu’à perdre à se montrer, et à faire voir sa décadence ; on ne se transportera point à ce que vous avez été ; c’est un travail : les hommes ne vous l’accorderont point, et l’on s’arrêtera au moment présent. Mais est-il sage de tant consulter les hommes ? Faut-il être toujours dans leur dépendance ? N’aurons-nous jamais le courage, de nous rendre heureux selon nos goûts, s’ils sont innocens ? Faut-il toujours vivre d’Opinion, et doit-elle nous servir de règle pour la conduite de notre vie ? Enfin, rien de si difficile que de bien entrer dans le monde, et d’en bien sortir.



  1. Œuvres de Madame la Marquise de Lambert, nouvelle édition augmentée. A Amsterdam, par la Compagnie. 1758, in-12, p. 271 à 278.