Discours prononcé par le préfet de la Seine-Inférieure, à l’ouverture des examens d’admission à l’Ecole Polytechnique, le 5 septembre 1808

DISCOURS

Prononcé par le Préfet de la Seine-Inférieure[1], à l’ouverture de l’examen des aspirans à l’Ecole Polytechnique, le 5 septembre 1808.

Messieurs,

Je vous ai réunis pour assister à l’ouverture des Examens qui vont avoir lieu pour l’admission des Elèves à l’Ecole impériale Polytechnique.

Cette Ecole, dès sa naissance, a été célèbre dans le monde savant, par l’étendue, la perfection de son enseignement, et la haute réputation des professeurs qui y ont successivement présidé.

Aujourd’hui, son organisation, l’utile et noble destination de ses Élèves, la protection spéciale de S. M. l’Empereur, sous les yeux duquel elle fleurit, tous ces titres lui assurent le premier rang parmi nos institutions de l’instruction publique. J’ai voulu signaler, autant qu’il est en moi, tous ces avantages ; j’ai voulu contribuer à les rendre sensibles aux jeunes gens, aux pères de famille et aux instituteurs ; enfin, j’ai cru remplir les vues du Gouvernement, en faisant moi-même l’ouverture de ces Examens, et en y appelant toutes les personnes qui, par leurs fonctions on la nature de leurs études, peuvent contribuer à l’intérêt et à la solennité de cette cérémonie.

L’École Polytechnique, Messieurs, n’est point une de ces institutions, telles que les capitales en ont offert quelquefois des exemples, qui, placées au premier rang par des privilèges plutôt que par des services, ne répondent aux faveurs du Gouvernement que par des prétentions, et n’obtiennent jamais d’autre éclat que celui qu’elles tirent de la protection du Souverain. La plus grande gloire de l’École Polytechnique lui est personnelle ; elle lui vient de cette nombreuse suite d’Élèves qui sont sortis de son sein. Quelques-uns ont déjà rendu leurs noms célèbres dans l’Europe ; plusieurs occupent dans leur patrie des places éminentes, récompense de leurs services : tous font rejaillir sur l’École qui les a formés, l’honneur et la considération qu’ils se sont acquis.

C’est même un sujet d’étonnement lorsqu’on considère la multitude d’hommes distingués dans tous les genres, qui s’honorent du titre de ses Élèves, de réfléchir qu’elle a à peine quinze ans d’existence. Mais elle offre cela de particulier dans son histoire, qu’elle n’a pas eu d’enfance. Née au milieu des orages politiques, ses premiers fondateurs furent les premiers savans de la France ; et ils se servirent, pour répandre et pour perfectionner les arts utiles, de toute l’énergie, de toute l’activité, de tout l’enthousiasme qui caractérisa cette époque, et qui, hors l’enceinte de cet asile des sciences, étoit dirigé par des cours moins purs, et vers de moins nobles usages.

Depuis ce moment, on a vu chaque année sortir de dessus ses bancs des essaims de jeunes savans qui se sont répandus dans nos armées, dans nos ports, sur nos routes et dans nos lycées. Par tout ils ont porté cette aptitude éclairée, qui simplifie et perfectionne tous les objets auxquels elle s’applique, et qui elle même n’est qu’une continuelle application des théories de la science. C’est là le plus grand service que pourroit rendre l’École impériale Polytechnique, de resserrer à jamais par son enseignement les nœuds qui doivent unir les sciences spéculatives et les arts appliqués.

Ce sut un spectacle nouveau dans l’histoire moderne des sciences, de voir des hommes dont les noms se plaçoient naturellement à la tête de l’Europe savante, descendre des hauteurs de leurs spéculations, pour se livrer à toutes les pratiques des arts, créer des artistes, des savans et des officiers, partager leur temps entre les méditations, les expériences et les fatigues de l’enseignement, et transporter, en un mot, dans leur vie et leurs habitudes, l’activité à laquelle jusque-là leur pensée seule avoit été accoutumée.

Cette heureuse influence s’est propagée : c’est à elle que nous devons cette destination plus active que l’on remarque parmi les savans qui, de nos jours, appliquent eux-mêmes le savoir à tout ce qui est utile, et prouvent, par des résultats, les avantages de l’étude à cette partie du public qui n’en connoîtra jamais les charmes, et qui n’en apprécieroit pas autrement l’utilité. On les voit dans les carrières de l’industrie, de l’administration, de l’instruction publique ; ils se montrent dans les camps, dans les ateliers, et par-tout ils joignent à l’éclat de la science celui des services rendus à l’Etat.

Cet aspect du monde savant n’appartient qu’à l’époque où nous vivons : cette observation est une de celles qui lui fait le plus d’honneur.

Je me félicite de ce que la présence, ici, de M. l’Examinateur, m’a fourni l’occasion d’en faire la remarque.

Les jeunes gens qui m’écoutent, et qui sont venus pour concourir, n’ont pas du se dissimuler que le titre qu’ils ambitionnent, devient tous les ans plus recherché, plus disputé, et, je dois le dire, plus difficile à obtenir. C’est donc avec cette conviction, jeunes Elèves, que vous avez dû vous préparer à cet Examen, qui fait lutter ensemble des rivaux de toutes les parties de la France. Vous serez d’abord interrogés sur les Mathématiques ; elles forment la base de l’instruction requise pour être admis à l’École Polytechnique ; elles sont l’instrument admis à l’Ecole Polytechnique ; elles sont l’instrument élémens aura suffi pour vous donner une idée des nombreuses applications que l’on peut faire de cette belle science, dont les propriétés sont si universelles, qu’elles semblent participer de celles de l’étendue qu’elle mesure.

La Géométrie aura, la première, fixé votre attention ; elle vous aura intéressés par la variété de ses combinaisons et l’évidence de ses découvertes, qui est telle, que quelquefois, sans doute, vous vous serez étonnés de ne les avoir pas faites vous-mêmes sans le secours de la science. En effet, tout ce qu’elle vous a révelé étoit en vous. Nous naissons tous géomètres. Ceux qui obtiennent ce titre n’ont d’autre avantage que d’avoir exercé leur esprit à reconnoître et rassembler toutes les notions que nous possédons sur l’étendue. Mais le génie qui guide dans les démonstrations appartient tout entier à la science. Vous aurez remarqué cette singularité, que la géométrie, cette science des corps, opère continuellement sur des abstractions ; elle assemble, elle divise, elle combine des idéalités ; et la nature physique, qui est passive, semble obéir à ses calculs, tant l’application de ses découvertes est rigoureuse. C’est cet esprit d’abstraction par excellence qui faisoit dire à Pascal, que toute la puissance de l’esprit se montroit dans la première page d’un livre de géométrie. C’est sans doute aussi dans ce sens qu’il faut entendre ce qu’on nous raconte de l’enthousiasme de cet ancien, à la vue de quelques figures géométriques tracées sur le rivage d’une île étrangere.

Vous avez ouï parler, jeunes Elèves, de l’enthousiasme de cet autre géomètre qui, pour soulever le globe entier, ne demandoit qu’un point d’appui. La partie de la Statique, que vous avez vue jusqu’à ce jour, a suffi pour vous expliquer la pensee de ce philosophe. Cette étude vous servira d’introduction à celle de la Mécanique, et vous marcherez de prodiges en prodiges.

Une autre branche des mathématiques, qui fut long-temps inconnue, long-temps aride et négligée, et qui, dans le siècle dernier, sembla recevoir une création nouvelle, tant ses pro cédés furent simplifiés et ses applications multipliées, l’Algébre, a dû aussi faire partie de vos études. L’algèbre, cet appui de l’esprit de recherche, a doublé ses forces dans toutes les carrières où elle l’a guidé ; aussi aujourd’hui toutes les barrières sont-elles tombées devant elle. Il n’est pas une branche des mathématiques qui n’ait reçu son application, et elles se sont toutes agrandies par ses calculs. Elle a prêté ses formules et sa rigoureuse exactitude aux sciences physiques. Depuis ce moment, elles ne s’égarent plus. La subtile métaphysique elle-même a souvent emprunté son langage et son appui. Heureuse, si ses débiles mains lui permettoient de porter ce fil à travers tous les dédales où elle s’engage !

L’algèbre est remarquable par l’étendue de ses recherches ; elle ne l’est pas moins par les procédés qu’elle emploie. Vous avez pénétré dans l’esprit de ces équations algébriques, qui n’offrent à la pensée que des traductions diverses d’un même énoncé, et dont la dernière, cependant, contient la solution cherchée. La première fois que vous les employâtes, vous dûtes être surpris de la puissance de la science, en la voyant s’emparer de l’inconnue, la traiter comme une quantité positive, la soumettre à ses opérations, et après des combinaisons plus ou moins longues, la forcer de se révéler elle-même. Vos jeunes imaginations ne se rappeloient-elles pas alors ce géant de la fable qui, vaincu, altéré, n’avouoit son nom et sa nature qu’après avoir pris mille formes diverses pour échapper à son vainqueur ?

J’aime à vous parler, jeunes Elèves, la langue de vos études ; j’aime à parer mes discours des couleurs de l’antiquité : elles plaisent à la jeunesse ; elles sont brillantes comme les pensées de cet âge. Vous n’y êtes point étrangers, puisque les belles-lettres ont du faire partie de vos études ; elles auront eu de l’attrait pour vous. Les jeunes mathématiciens comptent ordinairement pour des heures de récréation le temps qu’ils leur consacrent. Ah ! conservez toute votre vie le goui des lettres, ce goût de toutes les jouissances de l’esprit ; et puisque la langue de Cicéron doit vous être familière, apprenez par cœur l’éloge qu’il en fait. Il a révélé la pensée de tous ceux qui, dans tous les siècles et dans tous les pays, les ont cultivées et leur ont dû les momens les plus heureux de leur vie.

Je ne vous parle pas de l’obligation où vous êtes d’écrire correctement la langue française ; il est si honteux d’ignorer sa propre langue, que je vous ferois injure en regardant comme une difficulté l’examen que vous devez subir à ce sujet.

Le Dessin, qui est une extension du langage, on au moins un supplément à l’art de peindre la pensée, le dessin fait encore partie des études de l’École Polytechnique. Son étude est utile, et peut-être trop négligée dans toutes les conditions de la société. Elle est indispensable et exigée dans celle que vous embrassez.

Voilà, jeunes Elèves, le cercle dans lequel seront renfermés les Examens que vous allez subir. Il est vraisemblable que, dans le nombre de ceux qui se présentent cette année au Concours, tous ne seront pas admis. Que ceux à qui la palme aura été refusée, ne voient, dans cette circonstance, qu’une raison pour redoubler de travail, afin de se présenter avec plus d’avantage aux examens de l’année prochaine.

Ceux qui auront mérité le suffrage de M. l’Examinateur auront la perspective prochaine d’entrer au service de l’État. Cette nouvelle destination leur imposera de nouveaux devoirs, et doit appeler leur attention sur des objets plus sérieux que ceux qui les ont occupés jusqu’à ce jour. Qu’ils ne perdent jamais de vue que, dans la carrière où ils sont près d’entrer, et sous le règne du grand Prince qui nous gouverne, il n’est qu’un moyen de s’avancer, qu’une seule voie ouverte à l’ambition : c’est celle de l’honneur, de la probité, des bons et loyaux services. Toute autre route égare et perd ceux qui la suivent. Que cette vérité soit la règle constante de toutes vos actions. Jeunes gens, si dans le monde vous entendiez d’autres maximes, si l’on vous citoit des succès obtenus par l’intrigue, ou des services restés sans récompense, méfiez-vous de ces exemples ; méfiez-vous même de ceux qui les débitent. Se montrer morose et frondeur à l’époque où nous vivons, c’est perdre tout crédit auprès des ames généreuses et des cœurs sensibles à la gloire.

Sans sortir de l’enceinte de l’Ecole où vous allez habiter, vous trouverez dans celui qui la gouverne, et vous aurez continuelle ment sous les yeux, un exemple de la considération personnelle, de la fortune et des dignités qui peuvent devenir la récompense d’une vie toujours pure, toujours active, et toute consumée dans d’utiles travaux. Cet exemple vivant parlera plus haut que mes discours, et je m’en félicite.

Préparez-vous donc avec ardeur à votre nouvel état ; soyez toujours fidèles à l’honneur, et prospérez sous le règne du Grand Napoléon ; c’est la plus noble ambition qui puisse faire battre vos jeunes cœurs !

  1. M. Savoye-Rollin.