Discours parlementaires par M. le baron Pasquier



DISCOURS
PRONONCÉS
DANS LES CHAMBRES LÉGISLATIVES
PAR M. LE BARON PASQUIER.[1]

L’époque de la restauration est bien faite pour tenter le talent d’un véritable historien. Toutes les conditions que l’art de l’histoire peut exiger sont remplies. Dans un temps assez court se déroule une action immense. La scène s’ouvre par la chute répétée d’un héros, et Waterloo vient se placer entre les deux commencemens de la restauration, qui se trouve ainsi avoir pour exorde les derniers momens de la plus haute puissance au faîte de laquelle la France ait jamais monté. C’est sur cette ruine que vient régner une antique race de rois ; mais la ruine est vivante. Ceux qui après quinze années de défaites avaient enfin rencontré la victoire savaient bien tout ce qu’il y avait de ressources, d’avenir et de force dans ce peuple que la fortune abandonnait, et ç’a été la gloire de la France d’exciter encore l’envie, même dans l’abîme où elle était tombée. Aussi les puissances coalisées travaillèrent à élever contre la France de menaçantes barrières ; elles la repoussèrent dans ses anciennes limites, qu’elles ne respectèrent pas même sur tous les points. Les peuples qui avaient été les alliés ou les sujets de l’empire français devinrent pour nous de redoutables gardiens, et l’on n’entendit plus sur les rives du Rhin, de l’Escaut et du Var que le qui vive ? des sentinelles étrangères.

C’est dans cette France, ainsi cernée de toutes parts, que les Bourbons furent mis face à face avec un peuple qui ne les connaissait pas. Quand Charles II entra dans Londres, il ne trouva pas une nation nouvelle. Les luttes parlementaires de 1640, pour avoir dégénéré en guerre civile, n’avaient rien changé au fond de la société anglaise. En France, au contraire, la révolution avait été complète ; elle ne s’était point arrêtée aux surfaces de la vie politique, et elle avait pénétré jusque dans les derniers replis du corps social. Cette différence n’avait pas échappé à l’ingénieuse industrie de ceux qui mirent dans la bouche de Charles X, arrivant à Paris avant Louis XVIII, ce mot plein de convenance : « Il n’y a rien de changé, ce n’est qu’un Français de plus. » La maison de Bourbon semblait ainsi s’excuser de se voir elle-même si peu en harmonie avec cette France dont elle venait reprendre le gouvernement : vingt-cinq ans l’avaient vieillie de deux siècles.

Les passions qui sous la restauration s’entrechoquèrent furent sincères et élevées. Dans les partis qui militèrent, l’un pour la monarchie, l’autre pour la liberté, il y avait une foi vive, et cette ardeur dans les convictions donne à cette époque un caractère noblement dramatique. À peine remise des émotions de la guerre, la France se jeta dans les agitations de la vie politique. La liberté devint pour elle un dédommagement, la Charte un instrument de civilisation. C’est au moment où l’on eût dit que l’esprit du siècle était abattu, qu’il déploya le plus de forces : les travaux de la paix s’organisèrent ; les moyens propriétaires, les industriels grands et petits, les commerçans, les banquiers, eurent bientôt la conscience qu’ils représentaient le pays, depuis que l’aigle impériale n’était plus le symbole de la France. Mais ils avaient en face d’eux un parti considérable et puissant, car il détenait entre ses mains presque toute la grande propriété, et les événemens paraissaient favorables à ses desseins, à ses espérances. Les royalistes ne se contentaient pas du retour du roi, et ils voulaient restaurer avec leurs princes l’ancienne société. Contre la révolution, qui était pour eux un objet de scandale et de haine, ils méditaient à leur tour une autre révolution ; telle était la pensée qui dans le camp royaliste se montrait à demi ou se dévoilait tout entière, selon la faveur des circonstances et l’habileté des meneurs.

C’étaient là de grands débats. Les hommes d’une société nouvelle et les partisans d’un ordre antique aux prises les uns avec les autres, les idées modernes et les anciennes croyances se faisant une guerre acharnée, cette lutte se manifestant par des systèmes, par des émeutes, par des conspirations militaires, par des associations secrètes, les triomphes alternatifs des deux opinions qui divisaient la France, jusqu’à la péripétie finale qui éclate comme un coup de tonnerre, voilà une période de quinze années vraiment féconde. Quelle rapidité dans les vicissitudes des partis ! Après Waterloo, les royalistes exercent une influence exclusive qui leur est enlevée par l’ordonnance du 5 septembre 1816 ; pendant quatre ans, jusqu’au 13 février 1820, le parti libéral est en progrès et en prospérité. L’assassinat du duc de Berri livre entièrement le pouvoir aux royalistes, qui le gardent sept ans. Le 4 janvier 1828, l’avénement de l’administration Martignac était l’aveu officiel du triomphe des opinions libérales, aveu que Charles X retira l’année suivante pour remettre le gouvernement aux mains d’un parti dont la France était lasse. Le ministère de M. de Polignac n’avait pas un an d’existence quand la monarchie tomba. Pendant cette remarquable époque, que de talens et de réputations ont brillé ! La restauration nous présente, pour ainsi parler, la fleur de l’éloquence parlementaire et de la littérature politique : les discours et les écrits qu’elle a produits nous offrent des accens plus passionnés, des couleurs plus vives que ce qui se fait et se dit aujourd’hui ; on y remarque tout ensemble plus de foi et plus d’art.

Dans cette histoire de la restauration, au milieu de ses acteurs, M. Pasquier demande aujourd’hui une place. À ce personnage éminent qui aurait pu contracter une certaine satiété des choses et des hommes à travers les vicissitudes et les impressions diverses qu’il a traversées, on dirait que le goût de la réputation littéraire est venu. C’est une ambition qui, pour se montrer la dernière, n’a pas moins d’exigences que les autres. D’ailleurs les circonstances ont dû paraître favorables à M. Pasquier pour rassembler sous les yeux du public ses titres oratoires et parlementaires. Nous avons aujourd’hui tant d’impartialité, nous comprenons si bien toutes les opinions et tous les partis, qu’on peut, sans crainte aucune, faire appel à notre curiosité, à notre justice. Même plus la vie d’un homme aura été diverse, ondoyante et variée, plus les innombrables contrastes de notre histoire depuis cinquante ans viendront s’y refléter, mieux nous nous sentirons disposés à regarder avec intérêt les oppositions et les incidens de ce tableau. C’est le caractère de notre époque que l’injustice en matière d’appréciations politiques ne se trouve plus que là où il y a mauvaise foi systématique ou ignorance épaisse. Quant à la passion en elle-même, elle n’est plus assez forte pour interdire l’équité. Nous avons vu les mêmes idoles déifiées, foulées aux pieds, puis retrouvant leurs autels par un retour d’enthousiasme et d’apothéose. La monarchie a été un instant maudite et condamnée ; mais d’un autre côté la république a été couverte d’exécration et d’opprobres. L’empereur, qui, en 1811, semblait devoir garder dans sa main le globe du monde, était, en 1815, poursuivi par une foule en furie dans un des départemens de la France ; cette foule voulait l’assassiner. Les systèmes et les théories se sont tour à tour jeté à la face l’excommunication et l’outrage ; la philosophie a dit au christianisme qu’il faisait injure à l’esprit humain, et la religion a répondu en reprochant à la philosophie de tromper l’homme et de le perdre. Quel a été le résultat de cette implacable franchise avec laquelle toutes les opinions et toutes les causes se sont acharnées les unes contre les autres ? Tout a été percé à jour ; toutes les misères de l’humanité ont été mises à nu. Il a été donné à chacun de pouvoir plonger un œil irrespectueux dans les infirmités de la gloire qui paraissait la plus inébranlable, et dans les faiblesses de la pensée qui semblait la plus solide et la plus vraie. Partant, plus de foi, plus d’enthousiasme ; mais aussi, par compensation, nous sommes doués d’une intelligence merveilleuse pour assigner à chaque chose, à tout homme, sa place et sa valeur, ni trop haut, ni trop bas, sans colère, sans engouement. M. le baron Pasquier n’a donc pas eu tort de publier ses discours.

Il n’y a point d’homme, sous la restauration, qui ait été plus en butte aux attaques des partis et de tous les partis que M. le chancelier. La raison en est simple : un parti, quel qu’il soit, est la chose du monde qui a toujours répugné le plus aux instincts politiques de M. Pasquier. Il a toujours été exclusivement homme d’affaires, serviteur intelligent du pouvoir. À ses yeux, au milieu de nos agitations, le devoir le plus impérieux a toujours été de se rallier au gouvernement qui s’élevait, dès qu’il lui reconnaissait des pensées d’ordre et de civilisation. Dans l’infinie variété des changemens qui venaient affecter le corps social, le pouvoir était pour lui l’unité nécessaire qu’il importait de sauver. Trois grands gouvernemens ont été tour à tour nécessaires à la France : le gouvernement de Napoléon, celui de la restauration, la monarchie de 1830. M. Pasquier les a servis tous les trois ; ç’a été sa vocation naturelle de mettre son expérience au service de ce qui surgissait du milieu du chaos et des ruines.

On comprendra quelle irritation devait causer aux partis une conduite politique qui ne tenait aucun compte de leurs ardeurs, de leurs haines, de leurs préférences. Le sang-froid de M. Pasquier, la sérénité avec laquelle il marchait à son but, étaient comme une condamnation de leur fanatisme, et ce contraste excitait leur fureur. Les royalistes frémissaient quand ils voyaient M. Pasquier dans les conseils de Louis XVIII. Ils n’admettaient point qu’un ancien fonctionnaire du gouvernement impérial fût un digne serviteur de la monarchie légitime, et ils poursuivaient sans relâche de leurs agressions le ministre qui ne pouvait se laver du tort, impardonnable à leurs yeux, d’avoir été dans les affaires avant le retour des princes. M. Pasquier essuyait ces bordées avec un aplomb qui n’était pas sans dédain. Cependant un jour la patience lui échappa. L’évènement du 13 février 1820 avait, en précipitant du pouvoir M. Decazes, amené le second ministère du duc de Richelieu, qui, pour s’assurer les moyens de gouverner, avait fait entrer dans le conseil MM. de Villèle et Corbière. C’était une première satisfaction, une garantie donnée aux royalistes ; mais elles ne leur suffisaient pas. Les royalistes sentaient leur force, et ils voulaient le pouvoir tout entier. Aussi pendant que leurs chefs étaient déjà dans la place et prenaient position auprès de Louis XVIII, les hommes les plus ardens du parti faisaient au duc de Richelieu et à ses collègues une guerre à outrance, et c’était surtout contre M. Pasquier qu’ils lançaient leurs traits les plus acérés. Dans les derniers jours de la session de 1821, M. de Castelbajac lui adressa à la tribune le plus singulier de tous les reproches ; il l’accusa de ne pas aimer les royalistes : « Oui, disait le fougueux orateur de la droite, M. Pasquier hait les royalistes, il les repousse comme principe ; placé par ses antécédens dans une situation fausse, il ne peut avoir une doctrine, il ne peut professer une opinion sans craindre le Moniteur et d’importuns souvenirs. » Cette véhémente sortie triompha du stoïcisme habituel de M. Pasquier, et le lendemain il répondit au royaliste implacable ; il convint qu’il avait des amitiés aussi bien que des éloignemens politiques, et il se mit à faire l’énumération des unes et des autres. Il commença par ses antipathies : « J’ai de l’éloignement, dit-il, pour ceux qui, par d’odieuses récriminations, presque toujours injustes, toujours impolitiques, fournissent sans cesse des armes et des auxiliaires aux ennemis de la monarchie. Comme je redoute toutes les usurpations, j’ai de l’éloignement pour un petit nombre d’hommes qui voudraient usurper à eux seuls le titre de royalistes… Mon éloignement pour ces mêmes hommes ne diminue pas apparemment lorsqu’ils manifestent trop clairement à mes yeux la pensée de faire, d’une chose aussi sacrée que la royauté et du pouvoir qui en émane, l’instrument de leurs passions, de leur intérêt, de leur ambition. Il peut bien être permis aux ministres, quand on leur répète sans cesse qu’ils ne travaillent que pour conserver leurs places, de répondre qu’on ne se livre à tant d’emportemens que parce qu’on veut les envahir. » M. Pasquier terminait en proclamant ses amitiés, et il élevait aux nues les bons citoyens, qui, disait-il, se montraient d’autant plus royalistes qu’ils étaient plus constitutionnels[2]. Mais le côté droit s’était plutôt reconnu dans le chapitre des éloignemens que dans le chapitre des amitiés, et désormais entre lui et M. Pasquier la brouille fut irrémédiable.

Louis XVIII se sépara avec un regret véritable de M. de Richelieu et de ses collègues ; le gouvernement et la santé lui échappaient à la fois. Il avait vu avec plaisir, dans son conseil, des hommes distingués qui avaient trop de sens et de goût pour aller au-delà de certaines limites dans le royalisme et le dévouement. Jamais il ne fut plus utile à un pays d’avoir un homme d’esprit sur le trône. Tant que Louis XVIII conserva une certaine vigueur de tempérament et de pensée, il lutta non-seulement contre les entraînemens de parti, mais, ce qui est plus difficile encore et plus méritoire, contre les obsessions de famille. « Par un malheur attaché à la nature humaine, a dit Montesquieu[3], les grands hommes modérés sont rares. » Louis XVIII n’était pas un grand homme ; mais si l’on considère que, pendant les six années où ses forces physiques ne le trahirent pas, ce prince gouverna avec la modération la plus habile et qu’il n’avait permis ni aux douleurs de l’exil, ni aux malheurs de sa race d’obscurcir la pénétrante fermeté de son jugement, on ne lui refusera pas une place parmi ces rois qu’un bon sens supérieur recommande à l’estime de l’histoire.

La vivacité des opinions libérales ne fut pas moins hostile à M. Pasquier, sous la restauration, que l’ardeur des sentimens royalistes. La puissance morale de la gauche, à cette époque, était immense : elle portait à la tribune l’accent des passions qui faisaient battre le cœur du pays, le regret de la gloire et l’amour de la liberté. L’éclat de ses notabilités et de ses talens donnait à sa popularité un nouveau lustre. À côté du général Foy, qui montrait à la France ce qu’elle aime tant, l’éloquence dans la bouche d’un soldat, se faisait remarquer le plus spirituel des tribuns, le plus agréablement sceptique des hommes de parti, Benjamin Constant, qu’appuyait de sa haute autorité le doyen de la révolution, M. de Lafayette. N’oublions pas Manuel, improvisateur toujours prêt à porter dans toutes les questions une clarté courageuse. Ce qui assurait encore à la gauche une nouvelle force comme opposition, c’est qu’elle ne pouvait prévoir, ni personne pour elle, le moment où elle serait appelée à appliquer ses théories et ses doctrines. Aussi rien ne la gênait dans l’énonciation de ses principes ; elle allait toujours à ce qu’il y avait de plus général et de plus absolu. Avec quel mépris, avec quelle colère elle repoussait toutes les considérations tirées des nécessités du gouvernement et du maintien de l’ordre ! Quand on lui parlait des besoins du pouvoir, elle répondait par des cris d’alarme sur les dangers de la liberté, intraitable, inflexible, parce qu’elle se voyait populaire et applaudie.

On ne s’étonnera pas qu’avec de pareilles dispositions d’esprit, les chefs de la gauche fissent à M. Pasquier une guerre incessante : ils ne lui savaient aucun gré de ce que sa conduite et son langage avaient de modéré ; on eût dit au contraire qu’ils étaient fâchés de voir aux affaires un homme dont l’expérience, acquise à une grande école, pouvait être utile au gouvernement de la restauration. La presse libérale avait surnommé M. Pasquier l’inévitable. Il y eut d’ailleurs une époque où la position de M. Pasquier semblait appeler sur lui tous les coups. Quand, après la mort du duc de Berri, la restauration demanda aux chambres le rétablissement de la censure et des mesures suspensives de la liberté individuelle, M. Pasquier porta seul tout le poids de la discussion dans les chambres. Le président du conseil, M. le duc de Richelieu, avait l’habitude de rester étranger aux débats de politique intérieure ; le plus brillant orateur du cabinet, M. de Serres, alors garde-des-sceaux, cherchait à ranimer sous le soleil de Nice les derniers restes d’une vigueur noblement épuisée au service d’une cause qui n’eut pour lui qu’ingratitude et oubli. En 1822, les royalistes firent échouer la réélection de M. de Serres dans le Haut-Rhin. M. Pasquier était donc seul pour défendre les projets les plus importans présentés par le cabinet, car la parole de M. Simon, alors ministre de l’intérieur, était un médiocre secours. La gravité particulière de la situation inspira à M. Pasquier un langage plus ferme que celui qu’il apportait d’ordinaire à la tribune. Elle lui souffla même une certaine audace. Il ne craignit pas d’avouer qu’il demandait l’arbitraire, en ajoutant toutefois qu’il le demandait à des Français libres[4]. Cette franchise souleva contre le ministre les plus violens orages, et il fut personnellement pris à partie à la tribune par les orateurs de la gauche : on attaqua son passé ; on y chercha les causes de ce goût pour l’arbitraire qui ne craignait pas de s’afficher. Les agressions furent si passionnées, que M. Pasquier crut devoir défendre à la tribune les commencemens de sa vie politique. « Entré dans les rangs du conseil d’état en 1806, dit-il, je me suis vu appelé assez promptement, et contre toute attente, à des fonctions importantes, mais délicates et fort pénibles… Ma conscience me rend ce témoignage que les momens les plus doux, dans cette période de ma carrière politique, ont été ceux où il m’a été donné d’adoucir, par tous les moyens en ma puissance, les rigoureuses dispositions de la législation que je devais mettre en pratique… Mes principes n’ont pas changé, et dans toutes les situations que j’ai parcourues depuis 1814, j’ai constamment repoussé les exagérations des divers partis[5]. » Pendant que M. Pasquier combattait ainsi sur la brèche, les royalistes travaillaient à l’évincer du ministère : MM. de Villèle et Corbière souriaient sur leurs bancs de ses efforts pour fortifier un pouvoir dont ils allaient bientôt s’emparer.

À cette époque, il fut dans la destinée de M. Pasquier non-seulement d’être attaqué par les libéraux et les royalistes, mais encore d’être combattu par les hommes politiques qui commençaient alors à se créer une autorité sous le nom de doctrinaires. Ces derniers avaient fait leur choix ; ils s’étaient séparés du pouvoir et avaient pris place dans les rangs de l’opposition. Tant que le gouvernement de Louis XVIII ne fut pas débordé par la puissance croissante des royalistes, ils l’avaient servi : la défense du pouvoir royal leur avait paru à la fois un devoir, une nécessité, une position forte. Mais il arriva un moment où, quelle que fût leur bonne volonté, cette position n’était plus tenable. L’invasion des principes et des passions du côté droit était trop générale et trop violente pour ne pas tout chasser devant elle. D’ailleurs les royalistes, et ce ne fut pas une de leurs moindres fautes, enveloppaient dans la même antipathie les libéraux et les doctrinaires : à leurs yeux, ces derniers étaient aussi des ennemis de l’autel et du trône, et quelquefois même, par leur ton doctoral, ils inspiraient au côté droit plus de défiance et de colère.

Sous la restauration, on était doctrinaire quand on aspirait ouvertement à la double aptitude d’être homme d’affaires et d’être homme de doctrines. Dès 1814, quelques esprits distingués s’étaient jetés dans l’administration ; on débutait par l’activité pratique. Après les cent-jours et les emportemens royalistes de 1815, les mêmes hommes, dont plusieurs continuèrent d’occuper des positions administratives, cherchèrent à élever et à soutenir la pratique du gouvernement par un constitutionalisme théorique qui allait souvent chercher ses exemples en Angleterre. Dès que la chute de M. Decazes eut annoncé le triomphe des royalistes, les doctrinaires eurent le mérite de se jeter promptement dans l’opposition. Ils comprirent vite qu’il fallait quitter les affaires pour les théories, le rôle de défenseurs du pouvoir pour celui d’opposans. D’ailleurs, ils étaient jeunes ; ils retrouvaient avec plaisir les études graves, les travaux littéraires, et s’ils avaient fait des sacrifices à leur honneur politique, une popularité naissante les en dédommageait. Dans cette situation nouvelle pour eux, les doctrinaires ne furent pas moins impitoyables que les libéraux et les royalistes envers ceux qui, n’étant qu’hommes d’affaires, sans avoir l’orgueil des théories, gardaient leurs portefeuilles avec ténacité. Collègue de M. le baron Mounier et de M. de Serres sous le second ministère du duc de Richelieu, M. Pasquier fut plus que tout autre le point de mire des attaques de ceux qu’il devait bientôt aller rejoindre lui-même dans les rangs de l’opposition. Les hommes qui se targuaient d’avoir des doctrines trouvèrent piquant et utile à leur cause de faire la satire des aptitudes exclusivement pratiques de l’ancien fonctionnaire impérial. « On dit que M. Pasquier n’a point d’opinions, écrivait M. Guizot ; on se trompe, il en a une. C’est qu’il faut se méfier de toutes les opinions, passer entre elles, glaner quelque chose sur chacune, prendre ici de quoi répondre là, là de quoi répondre ici, et se composer ainsi chaque jour une sagesse qui suffise à la nécessité du moment… La situation de M. Pasquier a souvent varié depuis 1815, trop souvent, selon moi, même dans son propre intérêt… En 1815, il s’unit aux défenseurs de la France nouvelle, mais sans se déclarer l’ennemi de l’ancien régime ; il a servi en 1820 sous les drapeaux de l’ancien régime, mais sans que la France nouvelle le pût regarder comme ennemi… C’est un homme du monde dénué de principes généraux, mais non de morale pratique, et qui met sa conscience politique à ne pas compromettre son caractère privé[6]. » De nos jours, la scène politique est si mobile, que les rancunes ne sauraient être durables. Des événemens rapprochent ceux qui s’étaient combattus par des écrits, par des discours, et les intérêts sont plus forts que les phrases. La grande opposition que suscita le ministère de M. de Villèle réunit l’homme du monde dénué de principes généraux et le doctrinaire dogmatique. Dix ans plus tard, l’un et l’autre défendaient de concert un gouvernement nouveau, et peut-être M. Pasquier aurait d’assez bonnes raisons pour demander à M. Guizot de vouloir bien, dans un moment de loisir, recommencer son portrait.

M. le chancelier use de son droit quand il en appelle à des esprits moins prévenus que les partis qui, durant la restauration, le maltraitèrent si fort ; toutefois, il n’a pas dû se dissimuler les dangers d’une publicité solennelle et littéraire donnée à des discours politiques qui tirent presque toujours leur plus grande valeur de l’intérêt du moment. C’est une terrible épreuve, pour des œuvres parlementaires que d’être relues quand les circonstances qui les ont fait naître sont déjà loin. Il est donné à peu d’hommes de paraître encore orateurs, lorsque la tribune est fermée, lorsque l’auditoire a disparu, lorsqu’enfin, selon le mot de Buffon, ce n’est plus le corps qui parle au corps. Sous les formes et les replis de sa prose incorrecte, Mirabeau est encore vivant ; mais cet homme, privilégié entre tous, se sépare des autres orateurs modernes par l’abîme de ses passions et de son génie. Un souffle poétique anime encore les harangues de Vergniaud. Il est aussi des hommes qui se font toujours lire avec curiosité : ce sont ceux qui ont exercé sur leurs contemporains une influence tragique. Ainsi on cherche avidement dans les colonnes du Moniteur les harangues de Robespierre ; l’historien et le philosophe s’arrêtent long-temps sur les pages de ce rhéteur cruel et médiocre. Depuis que la charte nous a mis en possession du gouvernement représentatif, les œuvres de deux députés célèbres ont été rassemblées ; nous voulons parler des discours du général Foy et de Benjamin Constant. Jusqu’à quel point la gloire de ces deux orateurs a-t-elle gagné à cette seconde publicité ? Le patriotisme et la loyauté du général Foy ne suffisent pas toujours à donner à ses paroles de la consistance. Il arrive au lecteur qui parcourt les développemens un peu laborieux de cette éloquence, d’être attristé par la faiblesse, quelquefois même par l’absence de la pensée. La personnalité de l’homme est rarement assez forte pour soutenir l’œuvre, et cependant il y a vingt ans à peine que ce noble cœur a cessé de battre. Benjamin Constant est plus heureux ; l’écrivain appuie l’orateur. Ses discours n’ont pas sans doute la piquante valeur de ces pamphlets, de ces pages ingénieuses que n’aurait pas désavouées Voltaire : néanmoins ils en retiennent quelque chose, et cela suffira pour les faire relire. Pour vivre dans la postérité, il est utile sans doute d’avoir été proclamé un grand citoyen, mais il ne nuit pas non plus d’être un homme d’esprit.

« Je ne voudrais pas, dit M. Pasquier dans l’avertissement qui précède ses discours, qu’on me supposât une trop haute opinion du mérite de ces productions ; à Dieu ne plaise que j’aie la prétention de les donner comme des modèles, non que plusieurs d’entre elles n’aient eu en leur temps un certain éclat, et des effets assez considérables… » Voilà un ton quelque peu dégagé qui met la critique à son aise ; c’est sans crainte, sans timidité, que M. Pasquier présente ses discours au public. Il nous dit quelques lignes plus loin « qu’il croit pouvoir regarder le recueil de ses œuvres parlementaires comme un des élémens de l’histoire consciencieuse d’une époque où les débats législatifs ont tenu une si grande place. » M. le chancelier a soin de nous apprendre lui-même l’importance que nous devons attacher au cadeau qu’il nous fait ; peut-être y eût-il eu plus de tact à ne pas devancer ainsi l’opinion de ceux qui le reçoivent. Au surplus, le noble éditeur a traité ses discours avec une sollicitude toute paternelle ; il les a revus, corrigés, développés ; il en est quelques-uns même qu’il a dû récrire en entier. Cicéron en usait ainsi. Nous ne blâmons pas ces soins, cette coquetterie : quand on se présente à son siècle avec la prétention avouée de passer à la postérité, il est naturel qu’on cherche à se produire avec tous ses avantages.

La lecture des discours de M. Pasquier nous a convaincu de l’intérêt réel des documens qu’il met sous les yeux du public. Ces documens seront consultés avec fruit par l’historien, par l’administrateur, par l’homme politique : ils nous font voir le point où en étaient, sous la restauration, la plupart des questions qui nous occupent aujourd’hui, politique intérieure, politique étrangère, lois de finances, mesures répressives de la presse. Il ne faut pas chercher dans ces discours ces vastes aperçus, ces idées générales qui d’un coup illuminent un sujet : quand même le genre d’esprit qui distingue M. Pasquier ne les lui interdirait pas, sa prudence suffirait pour l’éloigner de ces pensées trop complètes qui ont le tort d’engager un homme, de le compromettre. Ce que M. Pasquier défend, c’est le fait actuel ; ce qui inspire toujours M. Pasquier, c’est la circonstance. Ne lui demandez pas de maximes absolues, n’attendez pas que de sa bouche tombe jamais un axiome ; mais il vous donnera d’utiles leçons d’empirisme politique. C’est dire assez que les personnes avides d’émotions oratoires trouveront bien languissante l’éloquence que nous cherchons ici à caractériser. M. Pasquier ne s’échauffe pas. À la passion il ne répond point par la passion, mais par une modération presque méticuleuse : toujours occupé à ne pas paraître trop libéral aux royalistes, et trop royaliste aux libéraux, il ne se propose pas d’électriser les esprits, mais au contraire d’en amortir les ardeurs, en leur opposant une parole calculée qui marche à son but par d’habiles détours et une froide abondance.

Dans les cabinets où M. Pasquier a occupé un siége, il a eu une importance réelle, et toutefois secondaire. Collègue de M. le duc Decazes et du duc de Richelieu, il fut primé par l’un et l’autre tant dans la confiance du roi qu’en autorité sur les chambres et sur l’opinion. Louis XVIII avait cependant pour ses lumières une haute estime, et il lisait avec intérêt les mémoires, que M. Pasquier lui soumettait de temps à autre sur la situation ; mais ses antécédens bonapartistes, que lui reprochaient sans cesse les royalistes, semblaient un obstacle à ce qu’il exerçât une influence principale. Si nous nous trompons, si la part de pouvoir échue à M. Pasquier a été plus grande que nous ne la faisons ici, ses Mémoires nous l’apprendront un jour. Les discours qu’il vient de rassembler sont, dans la pensée de M. le chancelier, le complément nécessaire de quelques écrits dont la publication ne sera pas jugée indigne d’attention par ceux qui aiment à pénétrer dans le fond des affaires humaines. Si, dans cette annonce, M. Pasquier ne s’est pas fait illusion à lui-même, nous pouvons espérer des révélations curieuses, nécessaires au surplus à la consistance de sa réputation politique. À défaut du rang de premier ministre et d’éclatant orateur, M. Pasquier doit vouloir s’assurer dans l’histoire contemporaine la place notable d’un homme tenu en haute considération par les divers gouvernemens qu’il a servis, d’un homme consulté dans les crises, dans les pas difficiles, et qui, s’il n’a pas joué le premier rôle, a toujours été assez avant dans les grandes affaires pour apprendre beaucoup de choses aux politiques qui viendront après lui.

Les futurs historiens de la restauration auront d’intéressans matériaux. M. Pasquier nous promet positivement ses mémoires ; il y a des papiers de M. de Talleyrand qui doivent paraître à une époque déterminée. Si les mémoires de M. de Châteaubriand ne sont pas destinés à nous révéler des mystères politiques, ils dérouleront du moins un magnifique tableau des deux règnes de Louis XVIII et de Charles X. M. le comte Molé ne sera pas assurément sans confidences à faire à l’avenir. Il y aura donc abondance de témoignages illustres. Ce qu’on y cherchera le plus curieusement, ce sont les causes, grandes et petites, qui ont déterminé la chute d’un gouvernement auquel les conditions de durée semblaient ne pas manquer.

Il est facile aujourd’hui d’être juste envers la restauration, même à ceux qui, lorsqu’elle était debout, n’éprouvaient pas une bien vive affection pour elle. Les passions de cette époque n’ont plus maintenant d’application et de sens. D’ailleurs nous devons aux douze années qui nous en séparent une expérience bien faite pour modifier nos impressions et nos jugemens sur le passé. La restauration s’est perdue plutôt par la forme téméraire qu’elle a donnée à des entreprises que par le fond même des sentimens et des idées qu’elle avait à cœur. Nous dirions volontiers qu’elle a perdu son procès sur une question de procédure. Le parti royaliste avait des croyances et des principes qu’il voulait faire partager à la société française ; cette ardeur de prosélytisme, cette ambition, n’étaient un crime ni envers la constitution ni envers la liberté. Un parti a le droit de demander le triomphe de ses opinions à ses efforts, à une lutte persévérante et publique ; seulement il ne faut pas que ce triomphe se trouve incompatible dans ses moyens et dans son but avec les lois fondamentales de la société qu’on se propose de gouverner en la modifiant. Sur le but, les royalistes étaient divisés : les uns voulaient nier et détruire les résultats positifs et légaux de la révolution, les autres se proposaient plutôt d’en combattre les principes et les tendances envahissantes. Les premiers méditaient une folie ; les seconds, dans leurs desseins, ne dépassaient pas la mesure de leurs droits. Cette division sur le but mit le désordre dans les rangs, et la direction souveraine finit par tomber dans les mains des plus déraisonnables. Alors toute prudence se trouva méconnue, et les moyens les plus insensés furent choisis comme les plus efficaces et les plus sûrs. Le dénouement ne se fit pas attendre. La charte, offensée par la démence de ceux qu’elle déclarait inviolables, réagit avec toute la puissance des forces révolutionnaires qui s’étaient mises sous son égide. Cette fois, ces forces avaient le droit pour elles ; sur la défensive, elles étaient invincibles.

La restauration, dans le choix des hommes qu’elle avait à prendre pour ministres, montrait une certaine défiance contre ceux qui avaient servi un autre gouvernement ; même quand elle les acceptait, elle ne se livrait pas tout-à-fait à eux. Cette réserve était naturelle ; mais parmi les royalistes il y eut deux hommes dont la monarchie restaurée pouvait tirer le plus grand parti, et qui, tout en étant employés par elle, n’ont pas, pour parler avec le cardinal de Retz, rempli tout leur mérite : c’est M. de Châteaubriand et M. de Villèle. Tous les deux avaient l’entière confiance des royalistes, tous les deux avaient sur la société nouvelle de puissans moyens d’influence. M. de Châteaubriand parlait vivement à l’imagination et à l’ame des jeunes générations ; il leur présentait l’union féconde des anciennes croyances avec les idées nouvelles, de l’antique gloire de la monarchie avec le vif éclat des premières années du siècle. S’il eût été investi de tout le pouvoir dont il était digne, M. de Châteaubriand eût fini par amener à la cause royale une grande partie des forces de la littérature et de la jeunesse. Cependant M. de Villèle, mandataire habile des intérêts les plus positifs des royalistes, chef aimé et suivi par les propriétaires et les gentilshommes des provinces qui formaient la phalange du côté droit, s’était mis en rapport avec la banque, le commerce et l’industrie, et travaillait à faire concourir ces grandes puissances à la prospérité, non-seulement de la monarchie, mais de son parti. L’action combinée de MM. de Châteaubriand et de Villèle, leur accord maintenu avec franchise et constance eût exercé une influence salutaire et décisive, en ce sens qu’il eût fini par écarter de la pensée du côté droit tout projet de contre-révolution par des voies exceptionnelles. Le temps a manqué à la restauration pour transformer les questions, ce qui est une manière de les résoudre. Admirons la fatalité : c’est M. de Villèle qui proscrivit M. de Châteaubriand ; l’esprit des affaires rompit son association avec l’éclat de la renommée et du génie, et l’auteur de la Monarchie selon la charte passe à l’opposition, qui ouvre ses rangs pour le recevoir : elle ne le rendra plus. Désormais sans contrepoids, M. de Villèle se trouva lui-même plus impuissant à mener son parti, et peu à peu le gouvernement de la restauration dégénéra en une obéissance forcée aux exigences les plus folles. La réaction constitutionnelle de la France en 1827 rendit impossible le maintien de M. de Villèle au pouvoir.

Ainsi les deux hommes principaux de la restauration se trouvaient désarmés : ils ne pouvaient plus rien pour elle. L’un, par une opposition vive, s’était aliéné les bonnes graces de la royauté, l’autre était condamné momentanément à l’inaction. C’est alors qu’on put juger de quel poids peuvent être dans les destinées d’un peuple le caractère et l’esprit d’un roi, même d’un roi constitutionnel, appelé d’intervalle en intervalle à se prononcer entre les mouvemens des partis. Le cours naturel des choses ramenait au pouvoir le centre droit, puis le centre gauche. Maintenir aux affaires M. de Martignac le plus long-temps possible, y appeler M. Casimir Périer quand les exigences constitutionnelles auraient parlé, telle était la conduite indiquée à la couronne tant par la charte que par les intérêts les plus vrais de la monarchie. Mais Charles X, au lieu d’agir en roi, conspira comme un émigré.

Que fût-il advenu si la maison de Bourbon ne se fût pas mise elle-même en dehors de la constitution ? Les douze années écoulées depuis 1830 autorisent ici d’assez plausibles conjectures. Une partie considérable de l’opposition constitutionnelle, et c’était la plus intelligente, adhérait en 1828, avec une loyale franchise, au gouvernement des Bourbons. Beaucoup de ceux qui, six ou sept ans auparavant, avaient pu demander la chute de la dynastie à des associations et à des menées secrètes, avaient renoncé à ces pensées étroites et haineuses ; les esprits s’étaient à la fois élevés et calmés. Il y avait d’ailleurs derrière les chefs de l’opposition constitutionnelle, derrière les orateurs et les publicistes en renom, toute une jeunesse que son âge et son caractère séparaient des préjugés et des complots du vieux libéralisme. Nous n’avions au cœur de haine contre personne, et c’est sans déplaisir aucun que nous voyions sur le trône constitutionnel les descendans de Louis XIV. Nous ne demandions qu’à user librement de nos facultés et de nos droits, à respirer l’air de notre siècle ; mais aussi, quand nous vîmes qu’on voulait nous étouffer entre les souvenirs de Coblentz et les stupides entraves de la congrégation, à notre impartialité succéda une indignation violente.

Si la gauche constitutionnelle eût été appelée au pouvoir par Charles X, il se fût fait dans les rangs de l’opposition la même séparation que depuis 1830 : autour du prince exécutant loyalement la charte se seraient rangés les hommes vraiment politiques, et, dans la défense des droits de la couronne, les ministres du centre gauche et de la gauche modérée n’eussent pas manqué à leurs devoirs. Ils auraient accepté la lutte avec la partie la plus vive de l’opposition ; ils l’eussent soutenue avec fermeté. Pour n’avoir pas su ce qu’il y avait dans M. Casimir Périer et dans ses amis de convictions monarchiques, la restauration s’est perdue.

En face d’un ministère du centre gauche et de la gauche, le centre droit et le côté droit eussent repris une énergie nouvelle. Rien ne retrempe comme l’opposition. Que de moyens les royalistes avaient en leurs mains pour reconquérir le pouvoir ! Un habile usage de la liberté de la presse, l’influence du clergé, l’influence de la grande propriété, étaient de redoutables armes. Nous eussions eu alors nos tories et nos whigs solidement constitués les uns vis-à-vis des autres, et peut-être quelques années ne se seraient pas passées sans ramener aux affaires M. de Villèle, successeur naturel de Casimir Périer perdant la majorité.

Ces conjectures rétrospectives n’infirment en rien la nécessité de ce qui s’est fait. La restauration n’a pas vécu, parce qu’elle n’a pas eu la sagesse de vivre. Dans toute péripétie fondamentale qui change la situation d’un peuple, il y a une raison profonde ; la méconnaître, ce serait ôter à l’histoire toute moralité, et n’en faire, pour ainsi parler, qu’une désespérante ironie. Fatale destinée de la maison de Bourbon ! Ce n’est pas à Coblentz, ce n’est pas à Mittau, ce n’est pas à Hartwell, c’est à Paris même, après un retour inespéré, que sa cause est irréparablement perdue. Napoléon est tombé du trône pour lui faire place ; l’empire, élevé par la main du conquérant, s’est écroulé, afin que l’antique royaume de France pût être rendu à ceux qui le revendiquaient comme un patrimoine ; ils habitent le palais de leurs ancêtres, ces princes hier dans l’exil ; tout est calme, la sédition ne gronde pas autour d’eux ; même, en parcourant quelques provinces, ils ont pu entendre des acclamations populaires ; les insensés y répondent en attaquant les droits du peuple, et en trois jours ils perdent la couronne de France entre une partie de chasse et une partie de whist !

C’est que dans cette race l’esprit politique n’habitait plus. Il faut rendre cette justice aux Bourbons, que jusqu’au dernier moment de leur puissance ils gardèrent des instincts généreux et français : ils auraient accueilli avec empressement tout ce qui aurait pu relever la France et l’agrandir ; mais, en dehors de ces nobles sentimens, quelle déplorable impuissance pour comprendre le pays et le conduire !

Au nombre des choses funestes au gouvernement royal rétabli en 1814, il faut mettre en première ligne les passions et les exigences du clergé. L’église abusa de la restauration ; elle s’en fit un instrument pour dominer la société, et comme elle ne trouva pas dans la restauration cette force de résistance que tout pouvoir civil intelligent oppose toujours à l’ambition ecclésiastique, elle l’entraîna dans des entreprises insupportables au bon sens du pays. Autant il importe à un état de posséder une église florissante et jouissant du respect mérité des peuples, autant il est nécessaire que ce ne soit pas l’église qui possède l’état et le mène. La restauration se compromit de la façon la plus grave pour une cause qui n’était pas la sienne : ceux qui, au nom du clergé, lui demandaient sans relâche des concessions nouvelles, pensaient à toute autre chose qu’aux intérêts de la monarchie. Quel royaliste que M. de Lamennais !

Pour avoir été inévitable, la chute de la restauration n’en a pas moins eu de notables inconvéniens. Elle a ébranlé l’ordre social tant en France qu’en Europe ; elle a enflammé les esprits, elle a ramené un moment le goût des révolutions. On a pu un instant prendre le change sur la mission et le génie de notre siècle ; on a pu penser que nous allions recommencer l’histoire des années qui suivirent 1789. La société, remuée jusque dans ses derniers fondemens, laissa monter à sa surface ces passions mauvaises et ces théories folles qui, dans des époques bien ordonnées, manquent de moyens et d’audace pour se produire.

Heureusement les choses ont repris un cours plus régulier et plus calme. Les mouvemens révolutionnaires ont cessé ; les symptômes qui avaient pu faire craindre une guerre générale ont depuis longtemps disparu. Néanmoins, au milieu du développement plus tranquille de ses institutions, il y a pour la société française des causes de faiblesse que le temps n’a pas jusqu’à présent corrigées.

Sous la restauration, le côté droit du pays, le parti royaliste, repoussait de toute participation au gouvernement tout ce qui constituait les forces vives du pays, les banquiers, les industriels, les écrivains, enfin tout ce qui représentait la France nouvelle. Exclusion fatale à ceux qui la prononcèrent !

Or, le côté droit, qui voulait alors le pouvoir pour lui seul, se trouve aujourd’hui tout-à-fait séparé du gouvernement, tandis que ceux qu’il en repoussait disposent souverainement, depuis 1830, de la puissance publique. La bourgeoisie, qui, sous l’ancienne dynastie, se fût estimée heureuse d’un partage, même inégal, d’influence et de pouvoir avec la grande propriété, a été tout à coup poussée au premier rang par le souffle impétueux des révolutions, et elle est devenue maîtresse avant de savoir tout ce qu’il faut pour gouverner.

Cette élévation si rapide de la bourgeoisie ne saurait lui être imputée à crime, car la bourgeoisie n’a donné l’exclusion à personne, et ce n’est pas sa faute si des évènemens extraordinaires qu’elle n’avait point provoqués ont, pour un temps, écarté du pouvoir les représentans de la grande propriété et de l’ancienne France. Cette situation de la bourgeoisie serait insoutenable et fausse si elle était le résultat d’une violence arbitraire ; mais ici la nécessité a tout fait. Il est désirable que ceux qui, par leur singulière imprudence, ont perdu toute participation au gouvernement du pays arrivent à mieux comprendre enfin leurs devoirs et leurs droits. La grandeur et la prospérité de la France ne peuvent résulter que du concours de tous. Avec un gouvernement de charte octroyée, le côté droit pouvait se proposer de tendre la main à la bourgeoisie et de l’initier graduellement au pouvoir ; aujourd’hui la bourgeoisie, portée au timon du gouvernement par une révolution, attend que le côté droit vienne lui demander une place.

Nous n’avons pas dissimulé les inconvéniens de la révolution de 1830 ; nous en indiquerons maintenant les avantages. Les libertés et les droits constitutionnels ont conquis un terrain qu’ils ne peuvent plus perdre ; la loi fondamentale du pays est désormais assise sur une base inébranlable : elle s’interpose avec une autorité souveraine entre la nation et la dynastie qui préside à ses destinées. Toutes les questions touchant les droits respectifs de la couronne et du pays, questions qui ont embarrassé d’une manière si funeste la marche de la restauration, sont vidées. La charte n’est plus octroyée, elle a été consentie ; le trône n’est plus chose reconquise : il a été librement offert et constitutionnellement accepté. Les libertés les plus essentielles d’une démocratie tempérée ont été organisées. Puisque ces progrès incontestables, puisque ces garanties précieuses n’ont pu s’obtenir que par un changement fondamental dans l’état, la révolution de 1830 a donc toute l’autorité d’un fait nécessaire et primordial.

Le cadre politique est tracé, défini : c’est maintenant à la société de s’y mouvoir avec puissance, d’y trouver son équilibre. Sous la restauration, les difficultés semblaient venir toutes de l’état imparfait des formes politiques : les hommes apparaissaient comme des géans que gênaient d’indignes obstacles ; quelle force ne devaient-ils pas déployer quand ces liens seraient tombés ! Aujourd’hui le champ est libre, les institutions sont plus avancées qu’on ne pouvait alors le prévoir et l’espérer. Tout est gagné du côté des choses ; mais que dirons-nous des hommes ?

Il y a eu certainement, depuis douze ans, de nobles forces dépensées au profit de l’intérêt public. Cette bourgeoisie, sommée à l’improviste d’accepter et de contenir une révolution, de porter le poids des plus lourdes affaires, n’a pas plié sous le faix, c’est beaucoup. Nous avons vu un homme tiré d’une maison de banque pour être soudainement placé à la tête du ministère se trouver non pas la science, mais le génie du gouvernement, car dans des choses capitales il a su vouloir et agir. C’est à côté de lui qu’ont fait leurs premières armes et qu’ont commencé de grandir les deux hommes qui se disputent aujourd’hui l’influence politique, et qui quittaient alors, l’un le bureau d’un journal, l’autre une chaire de professeur, pour monter au pouvoir. Les premières années qui ont suivi 1830 ont été fécondes en talens, en courages, en luttes dramatiques et vives. Victorieuse de l’ancien régime, la bourgeoisie a dû réprimer la démocratie extrême, et c’est après cette seconde victoire qu’elle a pu seulement reconnaître combien il était embarrassant de gouverner.

La situation est nouvelle et difficile. Les classes qui sont en possession de la puissance sociale n’ont plus devant elles un gouvernement suspect et hostile qu’elles pourraient dénoncer comme un obstacle malfaisant au bien qu’elles seraient tentées d’accomplir ; elles constituent elles-mêmes le gouvernement, elles disposent de la majorité partout où l’élection donne le pouvoir. Pas davantage ces classes ne sont gênées dans leur action par des partis violens ; de malheureux essais de guerre civile ne troublent plus la cité. Libres et puissantes, elles se trouvent donc responsables.

On peut voir, dans la sphère parlementaire, à la timidité de plusieurs actes, à l’indécision de certaines idées, combien cette responsabilité est sentie par ceux qui la portent. Il arrive parfois que, devant de grandes questions, leur regard se trouble ; aussi, de peur de s’égarer, ils s’abstiennent. L’histoire nous montre ce qu’il faut de temps pour que des classes entières apprennent l’art de gouverner ; ajoutez qu’aujourd’hui leur noviciat est d’autant plus difficile que le pouvoir dont elles disposent, avant de savoir vraiment l’exercer, est plus grand.

Apprendre le gouvernement, contracter l’esprit politique, voilà donc quel doit être le but constant de la bourgeoisie française. C’est ici une ambition nécessaire, car, le voulût-elle, la bourgeoisie ne pourrait pas se décharger sur d’autres du fardeau que les circonstances à venir lui imposeront encore davantage. Dans le siècle dernier, un des hommes que ses contemporains aimaient le plus à lire leur indiquait ainsi ce qu’à ses yeux il y avait de plus sage à faire :

Je laisse au roi mon maître, en pauvre citoyen,
Le soin de son royaume, où je ne prétends rien.
Assez de grands esprits, dans leur troisième étage,
N’ayant pu gouverner leur femme et leur ménage,
Se sont mis par plaisir à régir l’univers.
Sans quitter leur grenier, ils traversent les mers ;
Ils raniment l’état, le peuplent, l’enrichissent ;
Leurs marchands de papier sont les seuls qui gémissent[7].

Toute cette satire aujourd’hui n’a plus d’application ; car, maintenant, quel est le député, quel est le publiciste qui, par la pensée, ne traverse pas les mers, et qui, tout en demeurant au troisième étage, ne veuille partager avec le roi le gouvernement de l’état ? Ce que Voltaire signalait comme un ridicule est devenu une nécessité : au reste, ce qui le choquait, c’était surtout l’impuissance où étaient réduits ceux qui entreprenaient ainsi de régir l’univers ; le poète ne se dissimulait pas les maux que peuple et bourgeois avaient à endurer, et il ajoutait :

On est un peu fâché, mais qu’y faire ?… Obéir.
À quoi bon cabaler quand on ne peut agir ?

Aujourd’hui, ceux auxquels Voltaire donnait ces conseils de patience peuvent et doivent agir : telle est la différence des temps.

Le premier des remèdes à appliquer au malaise moral dont nous nous plaignons est l’éducation politique de la bourgeoisie, car elle occupe seule le gouvernement, dont se tient encore séparé le côté droit du pays, et qui, sous peine de périr, ne saurait aujourd’hui pencher davantage du côté du peuple. Aussi, c’est à la bourgeoisie que s’adressent toutes les plaintes, toutes les espérances, toutes les accusations, tous les éloges : on s’aperçoit qu’elle est sur le trône. Les uns lui reprochent de ne pas répondre à l’attente de la société ; ils ne trouvent pas dans son gouvernement ce qu’après 1830 ils avaient espéré ; d’autres célèbrent sa sagesse, qui à leurs yeux est une garantie, une ancre de salut.

Nous ne dirons pas à la bourgeoisie que ces contradictions prouvent qu’elle a rencontré le milieu le plus juste dans les choses humaines ; nous croyons au contraire qu’elle doit beaucoup se préoccuper des reproches qu’elle encourt. Non que nous puissions un moment nous joindre à ceux qui prononcent contre elle les mots d’égoïsme incurable, de bassesse d’esprit et de cœur : il faut laisser ces déclamations aux calomniateurs systématiques ou aux enfans qui ne savent rien de la vie. Mais la bourgeoisie doit faire sur elle-même un travail d’examen et de réforme pour ne pas laisser dégénérer son gouvernement en une gestion mesquine d’intérêts étroits et souvent mal compris : puisqu’ils sont au pouvoir, les membres de la bourgeoisie doivent s’élever des préoccupations individuelles à l’esprit politique.

Dans l’intérieur d’une société, l’esprit politique consiste à faire avec précision la part de ce qui doit être conservé, maintenu d’une manière inébranlable, et de ce qui appelle des réformes motivées, nécessaires. Ceux qui ont le fanatisme de l’immobilité ne sont pas plus sages que ceux que possède la manie des innovations. Quand un gouvernement a contre lui à la fois les stationnaires et les utopistes, il peut penser qu’il est dans le vrai.

À l’extérieur, l’esprit politique consiste à soutenir la dignité du pays sans forfanterie comme sans faiblesse, à porter dans les rapports avec les peuples, dans les négociations avec les gouvernemens, toute la conscience et tout le poids de la grandeur nationale, à sentir ce qu’on vaut, à ne pas croire qu’à la première résistance il sera répondu par la guerre, à vouloir que dans le maintien d’une paix nécessaire, non pas à une seule puissance, mais à toutes, chaque cabinet apporte sa concession, et, s’il le faut, son sacrifice. En face d’états qui parcourent encore une période ascendante comme l’Angleterre et la Russie, la France doit apporter un soin d’autant plus jaloux à étendre son influence, à maintenir ses droits. Si en ce moment nous ne pouvons nous élever, au moins ne perdons rien.

La révolution et la monarchie de 1830 compteront bientôt autant d’années que la restauration, et déjà le parallèle est institué aux yeux du monde. Chaque jour vient apporter des élémens nouveaux à cette comparaison qui prépare le jugement souverain de l’avenir. On raconte que dans les temps antiques il y eut des rois dont un historien, témoin incorruptible, enregistrait chaque jour les actions et les paroles : ces rois ne l’ignoraient pas, ils avaient sans cesse à se demander ce qu’on penserait après eux de leurs discours et de leurs actes, et l’on assure que les peuples éprouvèrent souvent les heureux effets de cette inquiétude salutaire. La prévision des jugemens de l’histoire aura-t-elle moins d’empire sur une époque démocratique ?


Lerminier.
  1. Librairie d’Amyot, rue de la Paix ; 4 vol. in-8o.
  2. Discours, t. III, p. 171-175.
  3. Esprit des Lois, liv. XXVIII, ch. XLI.
  4. Discours, t. II, p. 100.
  5. Ibid., t. II, p. 106-107.
  6. Des Moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, par F. Guizot, 1821.
  7. Voltaire, les Cabales.