Discours en vers sur l’homme/Édition Garnier/2

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 388-392).

DEUXIÈME DISCOURS[1]


DE LA LIBERTÉ.
On entend par ce mot Liberté le pouvoir de faire ce qu’on veut. Il n’y a et ne peut y avoir d’autre Liberté. C’est pourquoi Locke l’a si bien définie Puissance.

    Dans le cours de nos ans, étroit et court passage,
Si le bonheur qu’on cherche est le prix du vrai sage,
Qui pourra me donner ce trésor précieux ?
Dépend-il de moi-même ? est-ce un présent des cieux ?
Est-il comme l’esprit, la beauté, la naissance,
Partage indépendant de l’humaine prudence ?
Suis-je libre en effet ? ou mon âme et mon corps
Sont-ils d’un autre agent les aveugles ressorts ?
Enfin ma volonté, qui me meut, qui m’entraîne,
Dans le palais de l’âme est-elle esclave ou reine ?

    Obscurément plongé dans ce doute cruel,
Mes yeux, chargés de pleurs, se tournaient vers le ciel,
Lorsqu’un de ces esprits que le souverain Être
Plaça près de son trône, et fit pour le connaître,
Qui respirent dans lui, qui brûlent de ses feux.
Descendit jusqu’à moi de la voûte des cieux ;
Car on voit quelquefois ces fils de la lumière
Éclairer d’un mondain l’âme simple et grossière,
Et fuir obstinément tout docteur orgueilleux
Qui dans sa chaire assis pense être au-dessus d’eux,
Et, le cerveau troublé des vapeurs d’un système,
Prend ces brouillards épais pour le jour du ciel même.

    « Écoute, me dit-il, prompt à me consoler,
Ce que tu peux entendre et qu’on peut révéler.
J’ai pitié de ton trouble ; et ton âme sincère,

Puisqu’elle sait douter, mérite qu’on l’éclaire.
Oui, l’homme sur la terre est libre ainsi que moi :
C’est le plus beau présent de notre commun roi.
La liberté, qu’il donne à tout être qui pense,
Fait des moindres esprits et la vie et l’essence.
Qui conçoit, veut, agit, est libre en agissant :
C’est l’attribut divin de l’Être tout-puissant ;
Il en fait un partage à ses enfants qu’il aime ;
Nous sommes ses enfants, des ombres de lui-même.
Il conçut, il voulut, et l’univers naquit :
Ainsi, lorsque tu veux, la matière obéit.
Souverain sur la terre, et roi par la pensée,
Tu veux, et sous tes mains la nature est forcée.
Tu commandes aux mers, au souffle des zéphirs,
À ta propre pensée, et même à tes désirs.
Ah ! sans la liberté que seraient donc nos âmes ?
Mobiles agités par d’invisibles flammes,
Nos vœux, nos actions, nos plaisirs, nos dégoûts,
De notre être, en un mot, rien ne serait à nous :
D’un artisan suprême impuissantes machines.
Automates pensants, mus par des mains divines[2],
Nous serions à jamais de mensonge occupés,
Vils instruments d’un Dieu qui nous aurait trompés.
Comment, sans liberté, serions-nous ses images ?
Que lui reviendrait-il de ces brutes ouvrages ?
On ne peut donc lui plaire, on ne peut l’offenser ;
Il n’a rien à punir, rien à récompenser.
Dans les cieux, sur la terre il n’est plus de justice.
Pucelle est sans vertu[3], Desfontaines sans vice :

Le destin nous entraîne à nos affreux penchants,
Et ce chaos du monde est fait pour les méchants.
L’oppresseur insolent, l’usurpateur avare,
Cartouche, Miriwits[4], ou tel autre barbare,
Plus coupable enfin qu’eux, le calomniateur
Dira : « Je n’ai rien fait. Dieu seul en est l’auteur ;
Ce n’est pas moi, c’est lui qui manque à ma parole,
Qui frappe par mes mains, pille, brûle, viole. »
C’est ainsi que le Dieu de justice et de paix
Serait l’auteur du trouble et le dieu des forfaits.
Les tristes partisans de ce dogme effroyable
Diraient-ils rien de plus s’ils adoraient le diable ? »
    J’étais à ce discours tel qu’un homme enivré
Qui s’éveille en sursaut, d’un grand jour éclairé.
Et dont la clignotante et débile paupière
Lui laisse encore à peine entrevoir la lumière.
J’osai répondre enfin d’une timide voix :
« Interprète sacré des éternelles lois,
Pourquoi, si l’homme est libre, a-t-il tant de faiblesse ?
Que lui sert le flambeau de sa vaine sagesse ?
Il le suit, il s’égare ; et, toujours combattu,
Il embrasse le crime en aimant la vertu.
Pourquoi ce roi du monde, et si libre, et si sage,
Subit-il si souvent un si dur esclavage ? »
    L’esprit consolateur à ces mots répondit :
« Quelle douleur injuste accable ton esprit ?
La liberté, dis-tu, t’est quelquefois ravie :
Dieu te la devait-il immuable, infinie,
Égale en tout état, en tout temps, en tout lieu ?
Tes destins sont d’un homme, et tes vœux sont d’un Dieu[5].
Quoi ! Dans cet océan cet atome qui nage
Dira : « L’immensité doit être mon partage. »
Non ; tout est faible en toi, changeant et limité,

Ta force, ton esprit, tes talents, ta beauté,
La nature en tout sens a des bornes prescrites ;
Et le pouvoir humain serait seul sans limites !
Mais, dis-moi, quand ton cœur, formé de passions,
Se rend malgré lui-même à leurs impressions,
Qu’il sent dans ses combats sa liberté vaincue,
Tu l’avais donc en toi, puisque tu l’as perdue.
Une fièvre brûlante, attaquant tes ressorts,
Vient à pas inégaux miner ton faible corps :
Mais quoi ! par ce danger répandu sur ta vie
Ta santé pour jamais n’est point anéantie ;
On te voit revenir des portes de la mort
Plus ferme, plus content, plus tempérant, plus fort.
Connais mieux l’heureux don que ton chagrin réclame :
La liberté dans l’homme est la santé de l’âme.
On la perd quelquefois ; la soif de la grandeur,
La colère, l’orgueil, un amour suborneur,
D’un désir curieux les trompeuses saillies,
Hélas ! combien, le cœur a-t-il de maladies !
Mais contre leurs assauts tu seras raffermi :
Prends ce livre sensé, consulte cet ami
(Un ami, don du ciel, est le vrai bien du sage) ;
Voilà l’Helvétius[6], le Silva, le Vernage[7],
Que le Dieu des humains, prompt à les secourir,
Daigne leur envoyer sur le point de périr.
Est-il un seul mortel de qui l’âme insensée,
Quand il est en péril, ait une autre pensée ?
Vois de la liberté cet ennemi mutin.
Aveugle partisan d’un aveugle destin :
Entends comme il consulte, approuve, délibère ;
Entends de quel reproche il couvre un adversaire ;
Vois comment d’un rival il cherche à se venger,
Comme il punit son fils, et le veut corriger.
Il le croyait donc libre ? Oui, sans doute, et lui-même
Dément à chaque pas son funeste système ;
Il mentait à son cœur en voulant expliquer
Ce dogme absurde à croire, absurde à pratiquer :
Il reconnaît en lui le sentiment qu’il brave ;
Il agit comme libre, et parle comme esclave.

Sûr de ta liberté, rapporte à son auteur
Ce don que sa bonté te fit pour ton bonheur.
Commande à ta raison d’éviter ces querelles,
Des tyrans de l’esprit disputes immortelles ;
Ferme en tes sentiments et simple dans ton cœur,
Aime la vérité, mais pardonne à l’erreur ;
Fuis les emportements d’un zèle atrabilaire ;
Ce mortel qui s’égare est un homme, est ton frère :
Sois sage pour toi seul, compatissant pour lui ;
Fais ton bonheur enfin par le bonheur d’autrui. »
    Ainsi parlait la voix de ce sage suprême.
Ses discours m’élevaient au-dessus de moi-même :
J’allais lui demander, indiscret dans mes vœux,
Des secrets réservés pour les peuples des cieux ;
Ce que c’est que l’esprit, l’espace, la matière,.
L’éternité, le temps, le ressort, la lumière :
Étranges questions, qui confondent souvent
Le profond S’Gravesande[8] et le subtil Mairan[9],
Et qu’expliquait en vain dans ses doctes chimères
L’auteur des tourbillons[10] que l’on ne croit plus guères.
Mais déjà, s’échappant à mon œil enchanté,
Il volait au séjour où luit la vérité.
Il n’était pas vers moi descendu pour m’apprendre
Les secrets du Très-Haut que je ne puis comprendre.
Mes yeux d’un plus grand jour auraient été blessés :
Il m’a dit : « Sois heureux ! » il m’en a dit assez.

  1. Voyez sur ce discours la lettre de Frédéric à Voltaire, du 17 février 1738, et celle de Voltaire à Frédéric, du 8 mars, même année.
  2. Vers souvent cité par les spiritualistes. (G. A.)
  3. L’abbé Pucelle, célèbre conseiller au parlement. L’abbé Desfontaines, homme souvent repris de justice, qui tenait une boutique ouverte où il vendait des louanges et des satires. (Note de Voltaire, 1748.) — L’abbé Pucelle était neveu de M.  de Catinat. Sa mère accordait à son frère aîné une préférence que les premières années de la jeunesse du cadet semblaient excuser, et qui cependant était la seule cause de ces erreurs, dans un homme qui était né avec un caractère très-ferme et une âme ardente. Elle le déshérita ; il n’avait encore aucun état, quoiqu’il eût été tonsuré dans son enfance. Son frère vint le trouver quelques jours après, lui remit la fortune dont sa mère l’avait privé, et lui annonça en même temps qu’il avait acheté pour lui une charge de conseiller-clerc au parlement de Paris, et obtenu sa nomination à une abbaye, en ajoutant qu’il ne lui demandait d’autres preuves de reconnaissance que d’oublier l’injustice de sa mère. Le frère de l’abbé Pucelle mourut, peu de temps après, premier président du parlement de Grenoble.


    Le conseiller au parlement de Paris se fit une grande réputation par son intégrité, par le courage avec lequel il défendait la liberté des citoyens contre les prétentions de la cour de Rome et du clergé. Comme le jansénisme était alors le prétexte de ses entreprises, les Parisiens le prirent pour un janséniste : mais sa véritable religion était l’amour des lois et la haine de la tyrannie sacerdotale ; il n’en eut jamais d’autre. (K.)

  4. Assassin du prince de Candahar, au commencement du xviiie siècle. Voyez le chapitre xvi de la deuxième partie de l’Histoire de Russie.
  5. Traduction de ce vers d’Ovide (Métam., II, 56) :
    Sors tua mortalis, non est mortale quod optas.
  6. Père du philosophe.
  7. Fameux médecins de Paris. (Note de Voltaire, 1748.)
  8. M.  S’Gravesande, professeur à Leyde, le premier qui ait enseigné en Hollande les découvertes de Newton. (Note de Voltaire, 1748.)
  9. M.  Dortous de Mairan, secrétaire de l’Académie des sciences de Paris, Id. 1748.)
  10. Descartes.