Discours de réception à l’Académie française de Prosper Mérimée

Discours de réception à l’Académie française de Prosper Mérimée
Discours de réception à l’Académie françaiseFirmin-Didot1840-1849, 1re partie (p. 417-441).


DISCOURS
DE  M. MÉRIMÉE,

PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 6 FÉVRIER 1845, EN VENANT PRENDRE
SÉANCE À LA PLACE DE M. CH. NODIER.
Séparateur



Messieurs,

Vos suffrages m’imposent un difficile devoir. Vous entretenir de la perte que vous avez faite, c’est vous montrer tout ce qui me manque pour la réparer. Mais je ne me préoccupe pas en ce moment d’une comparaison trop dangereuse. Ma seule crainte est de ne pas louer assez dignement un homme qui a laissé parmi vous des souvenirs ineffaçables.

Je dois vous retracer la vie de M. Nodier. Quel sujet plus attrayant, quelle tâche plus simple en apparence ? Sa vie, souvent il nous l’a racontée dans ses ouvrages. Qui ne se rappelle ces épisodes touchants de notre histoire contemporaine, ces aventures étranges où il s’est plu à se mettre en scène ; ces grands morts d’un autre âge évoqués par sa plume, et que nous croyons avoir connus ? Si je rassemblais tous ces traits épars, si je laissais en quelque sorte M. Nodier parler seul, et vous redire ce que nul ne saurait dire aussi bien que lui, vous m’oublieriez en l’écoutant, et je ne craindrais pas, dès cette première épreuve, de vous faire regretter l’indulgente bienveillance à laquelle je dois l’honneur de siéger parmi vous. Malheureusement, Messieurs, une telle ressource m’est interdite. Ce serait mal comprendre, en effet, M. Nodier ; ce serait ignorer, non-seulement le caractère de son talent, mais la nature même de son esprit, que de supposer qu’il eut jamais l’intention de se donner pour un historien, et surtout pour un biographe. Qu’il s’agisse de lui, qu’il s’agisse des autres, qu’importe à M. Nodier l’exactitude rigoureuse des faits ? Pour lui, tout est drame ou roman. Il cherche partout des traits et des couleurs. Un nom propre lui rappelle une idée, d’où bientôt jaillit une composition tout entière. Ce qu’il touche, il l’orne à plaisir. — Socrate avait sculpté dans les Propylées les statues des Grâces couvertes de vêtements magnifiques ; M. Nodier voile l’histoire d’une parure empruntée à la poésie. Parfois il s’introduit lui-même dans son œuvre, à l’exemple de ces anciens peintres qui se représentèrent dans leurs tableaux agenouillés aux pieds de la Vierge ou assis à la table des apôtres.

Ici, Messieurs, je me rappelle involontairement ce mot d’un homme qui se prenait pour un érudit, et que la postérité comptera surtout parmi les habiles écrivains de notre époque. « Plutarque, disait Courier, ferait gagner à Pompée la bataille de Pharsale si cela pouvait arrondir tant soit peu sa phrase. Il a raison. » M. Nodier était de l’école de Plutarque. – Je ne sais d’ailleurs si toutes les fictions de l’homme de lettres furent volontaires, si, en s’abandonnant à son imagination, il ne crut pas quelquefois consulter sa mémoire. Tel que ces preneurs d’opium de l’Asie, moins sensibles aux impressions extérieures qu’aux hallucinations du breuvage enivrant, il s’était accoutumé, dans la solitude, à vivre parmi les créations de sa fantaisie comme au milieu des réalités. Souvent ses brillantes rêveries se confondirent à son insu avec les souvenirs moins attachants des scènes du monde qu’il avait traversées. Poëte, il ne pouvait comprendre le travail ingrat du chroniqueur. Pour moi, Messieurs, c’est la tâche dédaignée par M. Nodier qui me reste en partage aujourd’hui. Je ne l’ai malheureusement connu que dans ses ouvrages, mais je me suis appliqué à recueillir de toutes parts des détails exacts sur sa vie. L’esquisse que je vous présente est bien imparfaite sans doute ; grâce à de bienveillantes communications, j’ose du moins la croire fidèle.

L’éducation que M. Nodier reçut, tout enfant, dans la maison paternelle, en décidant de sa vocation, eut la plus grande influence sur sa carrière littéraire. Il me semble que son style, sa méthode, étaient déjà formés, à une époque où la plupart des gens de lettres s’ignorent eux-mêmes. Qu’il me soit permis d’appeler votre attention sur ses premières années.

Il naquit à Besançon en 1780. Son père, avocat distingué, ancien professeur à l’Oratoire, fut longtemps son seul maître, et jamais précepteur plus tendre n’eut un élève plus heureusement doué. Le précepteur impossible d’Émile était trouvé cette fois. Il s’efforçait de hâter le développement de cette jeune intelligence ; il voulait donner à un enfant les goûts et les idées d’un homme. Trop souvent cette culture hors de saison ne produit que des fruits trompeurs dans leur précocité ; mais une nature généreuse et privilégiée sait garder et mûrir tous les germes qu’on lui confie. Enfant, Charles Nodier avait déjà les habitudes studieuses, les préférences littéraires, et jusqu’aux manies de l’oratorien. Celui-ci aimait les vieux livres, les éditions rares ; il en faisait collection, et mieux encore, il les lisait. Nos auteurs du XVIe siècle étaient surtout l’objet de ses prédilections. Son fils pouvait-il ne pas les partager ? Plus d’une fois on surprit l’enfant, loin des jeux de ses camarades, lisant un in-folio presque aussi grand que lui. « La première fois que je le vis, » me dit M. Weiss, le savant bibliothécaire de Besançon, « il avait huit ans, et portait sous son bras un volume de Montaigne. » Il apprit à lire dans les immortels Essais, et peut-être parla-t-il la langue de Montaigne à un âge où les autres enfants bégayent à peine celle de leurs nourrices.

Vers la fin du XVIIIe siècle, la ville de Besançon conservait encore des souvenirs singuliers de la domination espagnole. À voir ses innombrables couvents, ses palais aux balcons grillés, ses confréries de pénitents de toutes couleurs, on aurait pu se croire dans une ville de Castille. Les mœurs de ses habitants étaient empreintes d’une austérité qui n’avait rien de français. D’anciennes ordonnances défendaient aux juifs de demeurer plus de trois jours dans l’enceinte des remparts. La société était divisée en plusieurs castes, soigneuses de s’isoler par des barrières infranchissables. D’un côté, des préjugés hautains, de l’autre des espérances insensées ; partout des haines traditionnelles. Dans une telle ville, la première étincelle de la révolution devait exciter les passions les plus violentes. M. Nodier père appartenait au parti de la bourgeoisie qui allait triompher. D’un naturel doux jusqu’à la faiblesse, il était devenu républicain avec l’enthousiasme et l’inexpérience d’un homme de lettres. En 1790, il fut nommé maire constitutionnel de Besançon, et, l’année suivante, président du tribunal criminel : fonctions terribles qu’il accepta sans les connaître, et qu’il n’eut pas le courage d’abdiquer quand il les eut comprises.

Associé à toutes les pensées de son père, vivant au milieu d’un cercle d’hommes instruits, que charmaient son intelligence et sa vivacité, traité par eux comme un égal, Charles Nodier admettait toutes les théories nouvelles avec la candeur de son âge. À douze ans, il haïssait la tyrannie comme un Caton d’Utique ; il discourait sur les droits du peuple comme l’un des Gracques. C’était ainsi qu’on lui faisait repasser son histoire romaine. Malgré son âge, par une exception singulière, il fut élu, en 1792, membre d’une des plus fougueuses sociétés populaires, celle des Amis de la Constitution, qui venait de s’établir dans sa ville natale. J’ai retrouvé son discours de réception, qui fut imprimé alors, et ce n’est pas sans surprise que je l’ai lu, il y a quelques mois. Ma surprise, vous le pensez bien, Messieurs, ne fut pas à voir un enfant de douze ans donner des conseils à la nation, au Roi, à Dieu même. Mais, ce qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans une œuvre semblable, c’est un style travaillé, de l’art dans le choix et l’agencement des mots, une entente de la période, enfin une manière d’écrire où déjà se devine l’auteur original, qui devait, quarante ans plus tard, prendre place parmi vous.

La Société des Amis de la Constitution donna bientôt une nouvelle preuve de son estime au jeune citoyen qu’elle avait initié de si bonne heure à la vie politique. Pichegru venait d’obtenir un brillant succès sur l’armée autrichienne ; il avait repris les lignes de Weissembourg : l’Alsace était sauvée. La Société populaire se souvint des allocutions que le Sénat de Rome adressait à ses consuls victorieux. Pour complimenter l’heureux général et ses braves volontaires, une députation fut nommée, dont Charles Nodier fit partie. Accueilli par Pichegru, il passa quelques jours auprès de lui dans les environs de Strasbourg, goûtant le plaisir délicieux, à son âge, de voir de près un camp, des canons et tout l’appareil de la guerre. Alors, sans doute, plusieurs de nos grandes figures républicaines passèrent devant ses yeux. Il en retint quelques traits, qu’il a reproduits avec bonheur dans ses Souvenirs de la Révolution.

Parmi les hommes qui exercèrent sur l’enfance de Charles Nodier la plus grande et la plus utile influence, je ne dois point oublier un vieux gentilhomme, officier du génie, homme d’esprit, de savoir, véritable philosophe pratique à la manière de Xénophon. À Besançon encore, on ne parle de lui qu’avec attendrissement. M. de Chantrans, c’était son nom, avait remarqué les dispositions singulières du jeune Charles, et prenait plaisir à les cultiver. Il lui prêtait des livres, il satisfaisait à son inquiète curiosité, et, dans de longues promenades, il développait chez l’enfant le talent inné de l’observation, en lui inspirant un goût précoce pour l’étude de l’histoire naturelle. M. Nodier a fait, dans Séraphine, un portrait délicieux de ce sage qu’il chérit toute sa vie ; portrait d’une ressemblance achevée, et le seul, m’a-t-on dit, qu’il n’ait pu embellir.

Il lui dut une de ces actions dont le souvenir console de bien des malheurs. J’ai déjà dit que M. Nodier père était, en 1792, président du tribunal criminel de Besançon. On sait trop quelles étaient les déplorables fonctions de juge à cette époque. Il fallait se faire l’esclave d’une multitude en délire, ou se condamner à une perte certaine. Tristes temps, où l’honnêteté a besoin de se grandir jusqu’à l’héroïsme, où la faiblesse peut se précipiter au crime. Le président gémissait, mais appliquait les lois. Hélas ! dans les discordes civiles, on nomme ainsi le caprice du vainqueur. On venait d’ôter aux émigrés leurs biens, leur patrie ; on voulait encore qu’ils n’eussent plus de famille. Correspondre avec un émigré, fût-ce un père, un fils, un époux, était un fait de haute trahison, un crime puni de mort. Une femme appartenant à une famille considérée de Besançon, madame d’Olivet, était accusée d’avoir envoyé à son mari, réfugié en Suisse,… son portrait. Elle allait comparaître devant le redoutable tribunal, lorsque M. de Chantrans supplia son jeune ami d’intercéder auprès de son père en faveur de l’accusée. Charles jura de la sauver, et tint parole. Une seule pièce existait qui prouvait la correspondance avec le proscrit, et cette pièce était entre les mains du président. Les prières, les larmes de l’enfant, ses menaces même, car il voulait se tuer, si madame d’Olivet était condamnée, émurent un homme naturellement humain. Il souffrit que son fils détruisit en sa présence la lettre fatale ; et cette fois sa faiblesse ne put lui coûter un remords.

Peu de temps après, une de ces lois révolutionnaires que le bon sens ne réprouve pas moins que l’humanité, vint atteindre M. de Chantrans lui-même. Banni de Besançon par un décret qui interdisait aux nobles la résidence des places de guerre, il gémissait d’abandonner son élève sans guide dans un pareil moment. Heureusement M. Nodier père, comprenant la nécessité d’arracher son fils aux hideux spectacles qui l’entouraient, eut le courage de s’en séparer, et de le remettre aux soins du proscrit. Il espérait d’ailleurs que l’innocence de l’enfant protégerait la vie du vieillard, dont le patriotisme ne pouvait faire oublier la naissance. — « Je ne connais pas d’homme plus vertueux que toi, dit le juge à M. de Chantrans ; tu méritais de n’être pas né gentilhomme ; mais obéis à la loi ; emmène mon fils ; va vivre avec lui au village ; je te le confie ; tu lui apprendras à connaître la Nature et la Vérité. » C’était le style du temps. M. de Chantrans alla s’établir avec son pupille au hameau de Novilars, et dans cette charmante solitude ils attendirent la fin de la tempête.

Le vieil ingénieur voulait enseigner les mathématiques à son élève, espérant qu’elles pourraient régler et tempérer une imagination dont l’ardeur lui inspirait de sérieuses inquiétudes ; mais la géométrie n’avait point de charmes pour un enfant qui déjà griffonnait des vers. La poésie est un don inné dans sa famille. Un de ses oncles a laissé au théâtre une tragédie et des opéras estimés ; et la muse de M. Charles Nodier, vous le savez, Messieurs, continue d’inspirer sa fille. L’étude de l’histoire naturelle, et surtout de l’entomologie, qui d’abord n’avait été qu’une récréation pour les deux exilés, devint bientôt leur occupation principale. Le jour se passait en promenades, ou plutôt en courses vagabondes. Le soir, après avoir mis en ordre le butin de la journée, des insectes et des plantes, on se trouvait trop fatigué pour résoudre des problèmes. On préférait une courte lecture ; mais toujours la veillée se prolongeait fort tard. M. de Chantrans avait apporté à Novilars quelques volumes de Shakspeare, que son élève dévora dès qu’il les eut ouverts. À cet esprit amoureux de l’indépendance, Shakspeare, avec ses beautés incultes, apparut comme le génie libre de toute entrave. Pour tout autre, pareille lecture aurait eu ses dangers : l’homme qui va gravir un mont ne doit pas prendre l’aigle pour guide. Mais Charles Nodier avait déjà un goût prononcé pour la perfection de la forme, un sentiment de la délicatesse dans les détails, rare surtout à son âge, et qu’il devait sans doute aux sages leçons de son père. Cet amour pour la correction ne l’abandonna jamais au milieu de ses enthousiasmes pour le génie sans frein, et malgré lui, pour ainsi dire, le ramena toujours à la religion des règles et au culte de nos grands modèles.

Après la terreur, il suivit à l’école centrale de Besançon les cours de M. Droz, qui devait le précéder dans votre compagnie. Le savant professeur le distingua bientôt parmi ses condisciples et s’efforça de lui inspirer le goût des études classiques, toujours indispensables, même aux novateurs. Toutefois, il n’y réussit alors qu’imparfaitement. Chez son père, et dans les bibliothèques de ses amis, Charles Nodier trouvait des livres qui satisfaisaient mieux le besoin d’émotions fortes dont il était tourmenté. C’était alors la grande vogue du roman de Werther, chef-d’œuvre d’exaltation du sceptique le plus habile à prendre tous les masques. Werther devint le héros de Charles Nodier. Il voulait vivre et peut-être mourir comme lui : on sait que plusieurs enthousiastes portèrent la rage de l’imitation jusqu’au suicide. Heureusement, la sienne se borna au costume de son modèle. Le plus beau jour de sa vie, s’il faut l’en croire, fut celui où son père lui donna un habit bleu et des culottes jaunes, uniforme alors obligé de quiconque se croyait un cœur sensible et des passions indomptables.

En quittant l’école centrale, Charles Nodier, à peine âgé de 17 ans, fut nommé bibliothécaire adjoint de Besançon. Il devait ce titre à la variété de ses connaissances, surtout à l’immensité de ses lectures, dirigées d’ailleurs par une méthode étrange. Il choisissait les livres, les uns, tels que Werther, parce qu’ils étaient à la mode, les autres, tels que le Cymbalum mundi, et maint conte du XVIe siècle, par un motif contraire, parce qu’il les avait exhumés lui-même de la poussière des bibliothèques. Quelque variés que fussent alors ses goûts littéraires, ses préférences étaient toujours acquises à l’originalité, qu’il ne distinguait pas assez encore de la bizarrerie. De Shakspeare nous l’avons vu passer à Goëthe, et la traduction du théâtre allemand de Bonneville acheva d’exciter en lui une passion enthousiaste pour la littérature germanique. Outre le mérite de quelques-uns de ses écrivains, elle présentait encore à un très-jeune homme cet attrait particulier, qu’elle portait sa poétique avec elle, neuve alors et d’une application facile. Chez les Allemands, en effet, les systèmes précèdent les œuvres d’art, et l’imagination d’ordinaire s’emploie à compléter les théories par des exemples.

Ce goût pour les littératures étrangères obligea le jeune enthousiaste d’étudier plusieurs langues modernes, et bientôt il se prit à méditer sur la grammaire générale. D’abord ses travaux se ressentirent de l’inexpérience et de la présomption naturelles à son âge. Au sortir du collége, il avait inventé une langue, qu’il appelait catholique, et il ne désespérait pas de lui voir un jour mériter ce nom par son universalité. L’excellent M. Weiss, confident de toutes ses pensées, et qui plaidait toujours auprès de lui la cause de la raison, l’arrêta par bonheur dès le commencement de son dictionnaire. – « J’apprendrai volontiers ta langue, lui dit-il, mais traduis-moi d’abord Corneille, Molière et Racine. » La difficulté découragea le novateur, et il laissa la langue catholique pour une autre qui avait déjà conquis l’Europe, la langue française.

Son premier essai fut un mémoire scientifique. Une série d’observations ingénieuses l’avait conduit à penser que l’organe de l’ouïe, chez les insectes, résidait dans leurs antennes. Vers 1798, il publia sur ce sujet quelques pages qui attirèrent l’attention des naturalistes. J’ignore quelle est aujourd’hui la valeur de ce système dans la science moderne ; je remarquerai seulement qu’il eut assez de succès pour trouver dans la suite de doctes usurpateurs ; M. Nodier fut contraint de réclamer la priorité de sa découverte, et d’en donner des preuves irrécusables.

L’âge et les relations de collége, ordinaire école d’opposition, avaient depuis longtemps fait justice de ces opinions démagogiques si ridiculement soufflées à son enfance. À dix-huit ans, oubliant ses succès parmi les Amis de la Constitution, il s’amusait à tourner en ridicule les sociétés populaires. À cette époque, en 1799, c’était encore un divertissement dangereux. Il faillit le payer cher. Quelques étudiants s’étant avisés de parodier, sur la place de Granvelle, une séance d’un club républicain, M. Nodier se distingua dans cette parade et fut un des orateurs les plus applaudis. La municipalité s’en émut ; les baïonnettes vinrent à son aide. On arrêta les mauvais plaisants ; mais le plus coupable parvint à s’échapper et à trouver un asile chez M. de Chantrans. Le procès fut sérieux. D’une turlupinade on fit un complot royaliste, et pour peine on demandait la mort de dix enfants. Le jury se partagea. Une seule voix, le suffrage de Minerve, acquitta les jeunes étourdis. M. Nodier, qui s’était hâté de réclamer sa part dans le crime de ses amis, plaida lui-même sa cause, et son discours, qui s’est conservé, se recommande autant par le bon sens que par l’habileté de la défense. On voit qu’il comprime avec prudence une ironie mordante, craignant de trop faire rire aux dépens de ses juges, déjà mal disposés pour les gens d’esprit.

Deux ans après, il publia, à un très-petit nombre d’exemplaires (il avait dès lors les manies des bibliophiles), un Recueil de Pensées tirées de Shakspeare, parmi lesquelles un assez grand nombre appartiennent en propre au soi-disant traducteur. Sans doute, c’est à une défiance modeste de lui-même qu’il faut attribuer cette espèce de déguisement, auquel il eut souvent recours dans la suite.

Sa famille le destinait au barreau, mais le temps qu’il devait consacrer à l’étude des lois était employé à composer des romans et des vers. Il ne put répondre au premier examen, et, dégoûté par ce mauvais succès, il abandonna pour toujours une carrière où il n’était entré qu’avec répugnance.

Il n’y a point d’auteur qui ne cherche à ses débuts le plus vaste théâtre. En 1800, M. Nodier quitta Besançon pour offrir ses manuscrits aux libraires de la capitale. Romans et mémoires scientifiques furent publiés à la fois ; d’un côté les Proscrits et le Peintre de Saltzbourg, imitations avouées de Werther ; de l’autre, une Histoire des insectes, ou plutôt un système nouveau pour leur classification. Les romans lui valurent l’amitié de madame de Genlis, et ses travaux plus sérieux, imprimés sous le titre de Bibliothèque entomologique, furent remarqués comme un modèle de méthode. Il les interrompit bientôt. Alors Paris lui offrait de trop nombreuses distractions. Déjà lié avec quelques personnages suspects au nouveau gouvernement, il se trouva bientôt associé à une foule de gais compagnons, frondeurs comme lui, royalistes ou républicains, que leur haine contre Napoléon unissait dans une opposition commune. M. Nodier ne connut jamais qu’un principe politique. « Le parti le plus juste, disait-il, c’est le parti des vaincus. » D’après cette maxime, qui trouvera peu d’approbateurs, il réglait sa conduite. D’abord il écrivit plusieurs articles dans le Citoyen français, seul journal qui protestât alors contre l’entraînement de servitude excité dans une nation guerrière par l’ivresse des armes et l’éblouissante fortune du premier consul. Il fit plus, il osa s’attaquer à la personne même du chef de l’État, à la toute-puissance du général victorieux. Une ode, intitulée la Napoléone, circulant manuscrite, obtint un succès prodigieux, qu’elle dut autant aux sentiments d’un républicanisme exalté qu’à l’énergie du poëte, accusant le grand homme d’aspirer à descendre. Bientôt, la satire, s’enhardissant jusqu’à paraître imprimée, attira sur le libraire qui s’en était fait l’éditeur le courroux de l’autorité. Grâce à sa jeunesse, à son obscurité, M. Nodier avait évité jusqu’alors des poursuites personnelles ; mais apprenant que son libraire était compromis, il n’hésita pas à se nommer et à demander que la vengeance du pouvoir ne tombât que sur lui seul. Son dévouement ne lui fut pas fatal. Fouché, ministre de la police, avait pour bibliothécaire un oratorien comme lui, le P. Oudet, ancien ami du président Nodier. Le P. Oudet s’empressa de prendre la défense du poëte, qu’il peignit au ministre comme un jeune homme de talent, plus étourdi que dangereux. Tout se borna à une réprimande, avec injonction de partir sur-le-champ. Déjà le président, effrayé, rappelait avec instances son fils auprès de lui. Le jeune satirique quitta Paris le désespoir dans le cœur. Il avait rêvé la palme du martyre, et n’obtenait que l’humiliation d’une dédaigneuse clémence. En ne le fusillant point, on enlevait à son roman un dénoûment magnifique.

Reçu à Besançon avec, enthousiasme, par les royalistes que l’exil n’avait pas dégoûtés de projets chimériques, et par les républicains frémissant sous un joug nouveau, il continua, avec plus d’imprudence que jamais, des relations que se disputaient les deux camps, naguère ennemis. Je crois qu’il s’affilia vers cette époque à une société secrète, je veux dire, surveillée d’un peu loin par l’active police du consulat. Il conspira, théoriquement surtout, cherchant plutôt les émotions d’une entreprise hasardeuse, que ses résultats politiques. Le moment était mal choisi, car, parmi les associés de Charles Nodier, il y avait quelques hommes dont les projets trop sérieux pouvaient provoquer et justifier les rigueurs du gouvernement. Un soir, alarmé de l’arrestation imprévue d’un de ses amis, il crut n’avoir que le choix entre la fuite et les cachots de la citadelle. Leste et plein d’adresse, il escalada les remparts et se sauva dans la campagne. Il racontait que son trouble l’avait empêché de se reconnaître dans des lieux qu’il avait parcourus tant de fois, et qu’après avoir marché plusieurs heures par des sentiers détournés, il s’était retrouvé au lever de l’aurore en face d’une des portes de Besançon. Il se garda bien d’y rentrer, et rassemblant ce qui lui restait de forces il gagna les montagnes du Jura. Là, il vécut assez longtemps en proscrit, changeant continuellement d’asile, évitant les chemins frayés et demandant l’hospitalité de chalet en chalet. Cette vie rude et aventureuse avait pour lui des charmes qui ne sortirent jamais de sa mémoire, et qui lui ont inspiré plus d’une ravissante description. Il est vrai que le soin de sa sûreté ne l’empêchait pas de se livrer à ses goûts favoris. Il croyait fuir les gendarmes et poursuivait les papillons. Après une longue marche, portant pour tout bagage un faisceau de plantes et une boîte remplie d’insectes, il arrivait à un presbytère écarté. D’abord il se faisait connaître, exagérant les dangers qui le menaçaient, ceux même auxquels il était contraint d’exposer ses hôtes. Alors s’engageait un combat de générosité où Nodier se laissait vaincre. Il soupait gaiement, dormait sur la paille, et repartait à l’aube, emportant les vœux et les bénédictions du bon prêtre. Après les curés, c’était aux médecins de campagne qu’il s’adressait d’ordinaire, pour se donner ces scènes de roman, si souvent répétées qu’il avait fini par se croire le plus persécuté des proscrits. Habile à discourir sur la médecine, comme sur toutes les sciences qui s’y rattachent, il étonnait ses hôtes par l’étendue et la variété de ses connaissances. En les quittant, il leur laissait des plantes rares, des insectes curieux, et les engageait à faire des collections. Professeur nomade d’histoire naturelle, il a formé de nombreux élèves dans le Jura, qui se rappellent encore ses leçons, rendues plus attrayantes par le charme merveilleux de sa conversation, et l’intérêt qu’excitait sa mystérieuse existence.

Au milieu de cette agitation continuelle, dépourvu de livres et de conseils, on s’étonne qu’il ait pu trouver le loisir de composer un de ses ouvrages de linguistique les plus remarquables, le Dictionnaire des Onomatopées. Après Jules César, M. Nodier est, je pense, le seul grammairien qui fût poëte et conspirateur. Il est vrai que ses idées de grammaire se ressentent un peu de l’ardeur de son imagination ; mais les théories, même hasardées, d’un écrivain ingénieux, sont toujours plus utiles à consulter que les froides observations d’un puriste. Le goût le plus correct a d’ailleurs dicté les écrits de M. Nodier sur notre langue. Personne n’en pénétra mieux les secrets, n’en révéla d’une manière plus piquante les finesses et les difficultés.

Cette vie errante, cette continuelle préoccupation de se dérober à des poursuites imaginaires, cette monomanie du malheur, pour me servir d’une de ses expressions, avaient fini par attirer l’attention de l’autorité. Au soin qu’il prenait de se cacher, on devait lui supposer les projets les plus criminels. Une descente de la police eut lieu dans une de ses retraites temporaires. On ne l’y trouva pas ; mais on saisit ses papiers, qu’on porta au préfet du Doubs, M. Jean de Bry, le plénipotentiaire de Rastadt. C’étaient des vers, des chapitres de romans, des observations d’histoire naturelle, puis le Dictionnaire des Onomatopées. Le préfet parcourut avec intérêt ces ébauches, et conclut qu’un homme tout occupé de science et de littérature n’était pas un conspirateur bien redoutable. Il manda les amis de Charles Nodier, et les chargea d’engager le proscrit à quitter sa vie errante et à poursuivre ses travaux sans inquiétude. Il lui fournit même les moyens de retourner à Besançon, et, quelque temps après, de se rendre à Dôle pour y ouvrir un cours de littérature. Quinze ans plus tard, M. Nodier eut le bonheur d’acquitter cette dette de reconnaissance. Les temps étaient changés, M. Jean de Bry était exilé à son tour. M. Nodier avait pour ami un ministre influent, et obtenait comme un service personnel le rappel de son ancien protecteur.

Dans ses courses à l’aventure, M. Nodier avait reçu à Quintigny l’hospitalité d’une famille aimable à laquelle il devait bientôt appartenir par les liens les plus doux. Peu de temps après son arrivée à Dôle, il épousa la femme qui fit le bonheur de sa vie, et dont la tendresse adoucit les souffrances de son dernier jour. Son modeste patrimoine était dissipé. Rarement un poëte connaît le prix de l’argent, et M. Nodier ne put jamais voir l’infortune sans la secourir jusqu’à s’y associer. Désormais, père de famille, et sentant qu’il devait vivre, non plus pour lui, mais pour sa jeune compagne, il quitta la position précaire de professeur à Dôle, pour accepter la place de secrétaire d’un riche Anglais, le chevalier Croft, savant philologue, ami et collaborateur du célèbre Johnson. Sans un goût bizarre pour les minuties, sir Herbert Croft aurait pu, grâce à sa vaste érudition, occuper un rang distingué parmi les critiques. Un seul trait le peindra : il avait passé plusieurs années à copier et recopier le Télémaque pour en réformer la ponctuation ; et lorsqu’il s’associa M. Nodier, il méditait un semblable travail contre Horace. Peut-être M. Nodier dut-il à ces nouvelles relations de se perfectionner dans la connaissance des classiques grecs et latins, auprès d’un homme qui était comme un dictionnaire vivant de toutes les difficultés philologiques ; en retour, probablement, sir Herbert lui emprunta ces vues originales, qui dans l’Horace éclairci par la ponctuation, trahissent une critique plus large que celle du baronnet, trop préoccupé de points et de virgules, pour apprécier toujours l’esprit et les grâces de son auteur.

Rappelé à Quintigny vers 1809, par l’amour de l’indépendance, M. Nodier y demeura près de deux ans dans l’oisiveté. Trop heureux alors pour écrire, il employa ce temps à augmenter ses collections, à méditer quelques vers, surtout à jouir d’un repos dont il goûtait pour la première fois la douceur.

Il n’en sortit qu’en 1810, pour publier sous le titre de Questions de littérature légale, un petit volume rempli d’intérêt, dans lequel il examine avec une grande supériorité d’aperçus, les cas où l’imitation d’un auteur est permise, et ceux où elle doit être flétrie du nom de plagiat. Ce livre, qui réunit à toutes les qualités brillantes du style de M. Nodier une force de raisonnement qu’on n’attendrait peut-être pas d’un esprit naturellement enclin au paradoxe, est demeuré comme un code fixe, dont pas un honnête homme ne contestera les articles.

Peu après, la protection du duc d’Otrante, que M. Nodier s’obstina longtemps à prendre pour une persécution, lui procura une place modeste dans les provinces Illyriennes récemment annexées à l’Empire. Nommé d’abord bibliothécaire à Laybach, il s’empressa de partager ses appointements avec l’ancien titulaire, pauvre érudit allemand qu’on venait de destituer. Puis, dans la même ville, il fut directeur d’un journal, le Télégraphe illyrien, qui se publiait en quatre langues parlées dans la Carniole, le français, l’italien, l’allemand et le slave. Il y inséra de nombreux articles de science et de littérature, cependant qu’il étudiait avec soin les mœurs originales d’une contrée où plus tard il plaça la scène de quelques-unes de ses compositions.

À son retour en France, après l’abandon des provinces Illyriennes, il prit part à la rédaction du Journal de l’Empire. M. Geoffroy, atteint de la maladie à laquelle il succomba, avait lu quelques articles manuscrits de M. Nodier ; ils lui plurent, et, si je suis bien informé, il consentit, dans l’intérêt du journal, à leur donner le patronage de son nom. Le public les goûta. Geoffroy rajeunit, disait-on. Quelques jours après, le célèbre critique n’était plus, et le nom de Nodier, obscur encore, ne trouva pas la même faveur. Homme nouveau, il eut à subir les dégoûts qui attendent toujours le talent à ses premiers efforts pour se produire.

M. Nodier s’était cru, de bonne foi, l’une des victimes du despotisme impérial. Après la déchéance de l’empereur, il avait inévitablement sa place marquée dans un parti avec lequel il n’avait jamais cessé d’entretenir de nombreuses amitiés. À cette fois seulement il se départit de sa règle de conduite qui l’attachait aux vaincus. Les vainqueurs, il est vrai, étaient bien faibles encore, en butte à mille dangers, chargés de la responsabilité de nos désastres par l’orgueil national, impitoyable comme la fortune. Jeté dans la politique sans trop s’expliquer comment, M. Nodier défendit de sa plume les opinions qu’il professait, ou plutôt le parti qui s’était emparé de lui. Dans la suite, il fallut tout le talent du romancier, toute la bienveillance, toute la séduction de l’homme du monde, pour faire oublier, à quelques-uns de ses adversaires politiques, une polémique passionnée, mais consciencieuse, à laquelle il se livra pendant nos jours d’orage.

Je dois m’arrêter un instant sur le dernier des ouvrages de M. Nodier, que lui aient inspiré les passions politiques, je veux parler de son Histoire des sociétés secrètes de l’armée, publiée au commencement de 1815. Dans cet écrit, mélange de fictions et de vérités, il raconte, avec les embellissements romanesques dont il se plaisait à orner tous ses ouvrages, les efforts ignorés de quelques conspirateurs plus que douteux, préparant dans l’ombre le retour des Bourbons.

Admirez, Messieurs, l’art de M. Nodier à flatter le pouvoir, son adresse à faire valoir des services imaginaires ! D’abord il déguise son nom, puis, à chaque page, il exalte un héros républicain. C’est ainsi qu’il faisait sa cour. Son but, me dit-on, fut de rassurer le gouvernement sur les dispositions de l’armée, de tromper l’armée elle-même, en lui persuadant que son dévouement à l’empereur n’était point partagé par ses chefs. Quoi qu’il en soit, nul lecteur impartial n’imputera des calculs intéressés à l’auteur de ce petit ouvrage ; et quant à ces fictions souvent reprochées, il n’y verra qu’un artifice littéraire, et non une invention de la vanité.

Hâtons-nous de quitter le terrain de la politique, pour suivre M. Nodier dans ses travaux littéraires, que désormais la mort seule devait arrêter. Ses études, ses préférences de jeunesse, l’ardeur de son imagination, l’associaient naturellement aux écrivains qui réclamaient pour la France un peu de cette liberté des littératures étrangères. C’était encore la guerre qui s’offrait à lui, mais une guerre courtoise, des combats de savoir et d’esprit. Vous en étiez les juges, Messieurs, et vous adoptiez les vainqueurs, quelle que fût leur devise. Dans cette lutte nouvelle, M. Nodier se distingua d’abord, bien que ses premiers ouvrages se ressentissent de cette exagération, en quelque sorte fatale, où la polémique entraîne les esprits les plus sages et les plus mesurés. Il reprochait à nos maîtres de sacrifier le naturel à une majesté de convention ; et les héros de Jean Sbogar et de Thérèse Aubert sont plutôt les fantômes d’une imagination exaltée que des êtres réels. Ces défauts, qui sont moins les siens, peut-être, que ceux de toute école à son début, disparaissent dans les productions dues à la maturité de son talent. On sent que l’auteur, plus sûr de lui-même, abandonne les combinaisons extraordinaires pour étudier la nature de près, et pour y découvrir des ressorts simples, mais irrésistibles. Ses couleurs sont vraies, sans cesser d’être artistement nuancées ; ses caractères excitent la sympathie, parce qu’ils appartiennent à l’humanité. Il sut donner de la vraisemblance aux compositions les plus fantastiques ; car, imitant les Grecs, il revêtit ses Chimères de formes prises dans la nature. À cette époque de son talent, nous devons les Souvenirs de jeunesse, Mademoiselle de Marsan, la Fée aux miettes, Inès de las Sierras, les Souvenirs de la Révolution et de l’Empire, récits charmants, pour lesquels il est difficile de trouver un nom ; sous sa plume, en effet, le roman, l’histoire, l’érudition, se transforment, se mêlent et se prêtent mutuellement leurs ressources. Il avait l’art de donner aux sujets les plus arides un attrait qui les rendait populaires. Ses Voyages en Normandie et en Franche-Comté apprirent à respecter nos vieux monuments, et vengèrent le moyen âge d’injustes dédains. Ses Notions de linguistique, publiées en feuilletons, étaient lues avec avidité par les gens du monde, et ses Catalogues de livres, destinés en apparence à une petite classe d’érudits, ont associé les financiers eux-mêmes aux recherches et aux passions des bibliophiles.

Son goût pour l’originalité l’égara quelquefois. D’illustres savants ont condamné son système sur la formation du langage, qu’il attribue à l’imitation des bruits naturels, réduisant tous les mots à des métaphores empruntées aux onomatopées. Jamais d’ailleurs un vain désir de briller ne lui fit attaquer les opinions reçues. Toujours ce fut avec une conviction, au moins momentanée, qu’il produisit ses théories, et s’il abusa parfois de la souplesse de son talent pour défendre des causes désespérées, c’est que, chez un poëte, l’imagination a sa conscience, qui défie les arguments de la raison.

Partisan déclaré de l’innovation, il s’arrêta devant la langue de Pascal et de Bossuet, et ne cessa de la regarder comme l’arche sainte à laquelle il est défendu de toucher. Dans ses conceptions, il poussa peut-être quelquefois la hardiesse jusqu’à la bizarrerie, mais il régla toujours son style sur les meilleurs modèles. Sa phrase demeura claire, facile, harmonieuse. Smarra, le plus étrange de ses récits fantastiques, semble le rêve d’un Scythe raconté par un poëte de la Grèce.

M. Nodier connaissait trop bien le génie français pour que le style ne fût pas l’objet de ses constantes études. Dès le moyen âge, aussitôt que le parler gaulois devient une langue écrite, on le travaille. À peine les mots existent-ils, et déjà on les discute, on les choisit. Ils reçoivent du goût public une espèce de consécration qui les rend précis, c’est-à-dire durables, et qui donne à notre idiome cette clarté dont il s’enorgueillit justement. En France, à toutes les époques et dans toutes les conditions, les hommes éminents se sont piqués de bien écrire. Politique, guerrier, courtisan, quiconque a dû s’adresser à des Français s’est présenté devant des juges qu’on ne peut convaincre à moins de les séduire. Cette séduction a ses règles aussi, qu’il faut, pour ainsi dire, dérober aux grands maîtres. J’ai dit que M. Nodier les rechercha particulièrement dans nos auteurs du XVIe siècle, chez lesquels l’art, encore mêlé d’une naïveté primitive, laisse plus facilement deviner et surprendre ses secrets. Déjà la Fontaine avait emprunté à Rabelais ces tours libres et vifs que lui refusait le langage de son temps, peut-être un peu trop exclusif et cérémonieux dans sa politesse. Puisant à la même source, M. Nodier, m’a-t-on dit, copia trois fois de sa main Rabelais tout entier, afin de se l’assimiler en quelque sorte. En effet, pour un esprit si curieux de la perfection des détails, c’était le modèle par excellence. L’historien de Gargantua n’a pas, il est vrai, une seule page qu’on puisse lire tout haut, mais il n’a pas une ligne qui n’offre un sujet de méditation à qui veut écrire notre langue. Nul mieux que lui ne sut donner à sa pensée cette forme, je dirai si française, que chacune de ses phrases est comme un proverbe national. Nul mieux que lui ne connut ce que la position d’un mot peut ôter ou ajouter de grâce à une période. Esprit cultivé par la connaissance la plus approfondie de l’antiquité classique, Rabelais, vivant à la cour, mais nourri parmi le peuple, savait de Platon que le peuple est le meilleur maître de langue. Sentiments élevés, finesse, bon sens,… que manque-t-il à Rabelais ? une grande qualité, sans doute. Satirique et railleur impitoyable, il ne connut jamais cette douce sensibilité qui établit un lien intime entre un écrivain et son lecteur. Mais il vivait dans un siècle rude et cruel. La guerre commençait contre la pensée et l’intelligence ; les bûchers s’allumaient autour de lui ; il combattait, et ce n’est pas sur le champ de bataille qu’il faut s’attendrir.

Né dans un temps plus malheureux peut-être, mais plus éclairé, M. Nodier n’emprunta à Rabelais que l’ingénieux mécanisme de son style. Il trouva dans son propre cœur le moyen de plaire et de toucher. Son âme tout entière se reflète dans ses écrits, qui semblent inspirés par la maxime de Térence :

Homo sum ; humani nihil a me alienum puto.

On peut dire de M. Nodier qu’il était tout imagination et tout cœur. De là les qualités si originales qui brillent dans ses ouvrages ; de là aussi leurs imperfections. Pourquoi le tairais-je en effet ? N’y a-t-il pas telle critique qui est encore un éloge ? Cet homme, qui occupe une place si particulière dans la littérature contemporaine, a-t-il fait tout ce qu’il pouvait faire ? Quand on relit ces vers charmants échappés, pour ainsi dire, à sa première jeunesse, on se demande comment s’est tue cette voix mélodieuse, qui nous eût rendu peut-être André Chénier. Quand on admire cette prose savante, où l’art des mots et des tournures n’ôte rien à l’élégante facilité du langage, on regrette qu’un si merveilleux instrument n’ait pas été employé à des œuvres plus sérieuses ; on voudrait qu’il eût moins sacrifié à des goûts fugitifs, et, si j’ose m’exprimer ainsi, à des modes littéraires. Si l’on se rappelle, enfin, ce que vous savez, Messieurs, mieux que personne, à quel degré M. Nodier possédait la connaissance grammaticale de notre langue, ses origines et ses transformations, on déplore amèrement qu’il n’ait pas laissé après lui quelqu’un de ces grands ouvrages, dans lesquels la science du passé devient la règle du présent et le guide de l’avenir. Il ne suffit pas, a dit la Rochefoucauld, d’avoir de grandes qualités, il faut en avoir l’économie. Cette économie a manqué peut-être à M. Nodier : esclave du caprice, pressé souvent par la nécessité, il travaillait au jour le jour, cédant sans cesse aux sollicitations des libraires, qui osaient tout demander à un homme dont la bonté ne savait rien refuser… Je m’arrête, Messieurs, car je m’aperçois que je fais plutôt la critique de mon temps que celle des écrits de M. Nodier. Pour lui, modeste jusqu’à l’humilité, sa seule faute fut de ne pas employer tous les dons précieux qu’il avait reçus en partage. La postérité, dont il ne s’est point assez occupé, conservera sa mémoire ; la faveur qui, de nos jours, accueillit ses ouvrages, ne les abandonnera pas : le moyen d’être sévère pour celui qu’on ne peut lire sans l’aimer !


Séparateur