Discours aux peintres


Commune de 1935no 22, juin 1935 (p. 1135-1141).

DISCOURS AUX PEINTRES[1]

Devant le tableau le plus bouleversant, que l’on se garde bien de crier au miracle de la génération spontanée. Ils ont une racine, ils s’accrochent au quotidien ces fugaces liserons de l’inconscient, qui veinent le cristal ésotérique et marquent des chemins au plus inextricable du labyrinthe intérieur.

Nous pouvons reconnaître la toute-puissance de ces fils ténus, sans être tentés d’en faire des lignes-frontières. L’analyse n’a que trop longtemps, trop impunément, scindé, morcelé. Elle avait construit des cloisons étanches autour des plus infimes poussières d’état psychique. Or, comme l’a constaté Hegel, l’esprit n’est pas un sac à facultés.

D’accord avec la psychologie, l’art, depuis les débuts du XXe siècle, a décelé, exploré, conquis des montagnes de mouvants désirs, les geyzers inavoués, les coraux de l’inavouable, les algues d’un tumulte dont, au bord de sa plage d’apparence, le flâneur de la surface n’aurait su prévoir les sous-marines splendeurs.

Dès lors, il n’y a point d’abîme où ne doive avoir le courage de plonger qui se propose de représenter l’homme. Mais que la zone hier interdite ne prétende point aujourd’hui figurer le paradis retrouvé. Si, dans une page fameuse, Lénine a dit quelle source d’énergie pouvait être le rêve, il ne s’ensuit pas, bien au contraire, que tel ou tel puisse valablement se retirer dans ses songes, comme d’autres à la campagne, s’en faire un refuge, un alibi.

La flamme d’une vie intérieure, si intense soit-elle, ne saurait à elle seule, ni éclairer le monde qui est, ni suffire pour forger le monde dont un strict minimum de bonne foi et d’intelligence donne à vouloir qu’il soit et à faire en sorte qu’il devienne.

Cette flamme, si elle s’obstine à ne se nourrir que d’elle-même, bientôt elle s’étiole et n’est plus qu’une piètre virgule, une rognure de feu de Bengale juste bonne à ponctuer les mièvreries décoratives des jardins en miniature, les quelques centimètres carrés d’îles, débris de liège et de mousse, qui flottent à la surface des aquariums, tandis que, au fond des eaux croupies, se meurt la veine transparente des poissons tarabiscotés.

Et surtout, que l’on se garde bien de voir une fin, la fin des fins, le fin du fin, dans un moyen d’exploration, eût-il permis des découvertes à ces regards que trop de brûlantes questions assaillaient, pour qu’ils pussent accepter de rabâcher le sempiternel mot à mot.

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Une bourgeoisie qui se sent décliner, fondre et tomber en morceaux, toujours se met en quête de fontaines pétrifiantes.

Or ces fontaines pétrifiantes, elles ne sauraient trouver d’excuse dans aucune esthétique, fût-ce l’esthétique de la machine, si chère aux rénovateurs de l’art sacré futuriste.

Des académiciens qui portent chapeau d’aluminium valent d’autres académiciens en bicornes miteux. Marinetti et sa clique se garderaient bien d’oublier que, depuis les accords du Latran, l’on a repris du poil de la bête au Vatican.

La tiare marche, si l’on peut dire, la main dans la main de la chemise noire. Si le Vatican a sa gare, il a aussi sa petite prison.

Fillia, spécialiste de l’art sacré, intitule un de ses chefs-d’œuvre Religion impériale.

Et il sait de quoi il s’agit, puisqu’il a signé avec Marinetti le manifeste de l’art sacré, qui, pratiquement, conclut à l’urgence de refaire un pucelage en béton armé à la Sainte Vierge.

Ces messieurs veulent que les églises soient éclairées à l’électricité, parce que sa lumière blanche et bleutée est infiniment plus mystique que la lumière rougeâtre et luxurieuse des chandelles.

Une œuvre d’Enrico Prampolini s’intitule : Croire, obéir et combattre. Elle est destinée à une maison de jeunes fascistes, ainsi que cette autre : Livre et carabine.

Le roi d’Italie, si petit que son menton rabote les pavés ensanglantés du fascisme où Mussolini fait claquer ses talons, par compensation, raffole d’aéropeinture, essentielle, mystique, ascensionnelle, symbolique, comme dit le chef des futuristes.

Il achète volontiers de ces toiles ornées de villes géométrisées et stylisées au point de paraître de cylindriques prières métalliques, sous des aéroplanes sanctifiés comme des croix, dans une atmosphère tout à fait abstraite jusqu’à paraître sacrée.

Marinetti se révèle, d’autre part, bienfaiteur de l’humanité, puisque, pour la distraire de ses ennuis, il se propose d’organiser de nouveaux plaisirs latins, parallèlement aux plaisirs africains dont le corps expéditionnaire des fascistes en mal de colonisation est le grand ordonnateur en Érythrée.

Exemples de nouveaux plaisirs latins : la démangeaison provoquée et calmée (autrement dit, une petite séance de gale), l’éternuement provoqué et calmé (autrement dit, un petit coup de rhume de cerveau), le maximum de lenteur à bicyclette, sous un tir de projectiles désagréables, tels que fruits pourris, œufs, eau sale, jets d’eau de Seltz.

Il y a au choix une trentaine de plaisirs latins de cette qualité humaine, de cette valeur imaginative, tant pour l’esprit que pour le corps.

À la lumière de cette liste complaisamment publiée par Le Journal, comment le peintre n’accuserait-il pas une société qui prétend assigner aux peintres la place que, jadis, les bouffons occupaient près des rois ?

Et certes, la volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale purement formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines. Il y a surenchère et non point trouvaille.

Malgré leurs apparences contradictoires, les vers nouveaux sur les pensers antiques et les vers antiques sur les pensers nouveaux se réduisent à une piètre identité.

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Toujours et sans que jamais la plus petite ombre d’exception soit venue confirmer la règle, l’homme a été le sujet de tous les livres, de tous les tableaux, de toutes les architectures.

De la condition qui lui est faite, de son devenir le plus général dépendent les manifestations les plus particulières de l’art.

Le peintre peut et doit donc se refuser à séparer l’art et l’homme, même s’il n’en est pas encore, comme Robert Delaunay, à n’user de l’art qu’en vue de préparer des maisons à l’homme.

Alors que la mode était au tableau de chevalet, nous a-t-il dit, Robert Delaunay ne pensait qu’à de grands ouvrages muraux, architecturés, présentant une idée collective. Il n’a pas cessé de suivre ce chemin. Il veut que l’homme sorte de sa caverne, qu’il n’ait plus de portes pareilles à des coffres-forts, qu’il vive dans un habitat digne de lui.

Cette décision du peintre révèle une des tendances de la peinture, marque une de ses possibilités, lui ouvre une des voies où s’engager pour se renouveler, au lieu de s’étioler et de finir par crever, dans un coin de galerie, sous la couronne des projecteurs, avec des prétentions de naine ou des soupirs d’évanescence.

Il est très bien de dire : « Moi, Robert Delaunay, moi artiste, moi manuel, je fais la révolution dans les murs. »

Mais pour que la révolution vraiment se fasse dans les murs, dans les portes et fenêtres, ne croyez-vous pas, Delaunay, qu’elle doive commencer par se faire ailleurs ?

« Les Soviets partout », réclament les manuels, ouvriers et artistes et les intellectuels, s’ils ont pris conscience, d’une part, du sort inadmissible que leur fait le désordre capitaliste, et d’autre part des chances individuelles que pourra leur valoir l’harmonie collective, dans un monde sans classe.

Il suffit d’une petite promenade à travers les rues des grandes villes et des petites campagnes, pour constater que la bourgeoisie, la minorité de gros richards, propriétaires de cahutes et de taudis, ne tient guère à donner à l’homme un habitat digne de lui, un habitat qui permette à l’homme d’être, chaque jour, un peu plus, un peu mieux digne de lui-même.

Et dans ce domaine, lorsque les théoriciens de l’obscurantisme se livrent à quelques précautions oratoires, exprimées non point en mots, mais en habitats, c’est toujours la même chute au milieu de la même régression moyenâgeuse, du même pathos, du même gâchis.

Partout et toujours la réaction parle le même langage.

Ainsi, M. Paul Iribe, dont le faux Témoin jamais ne perd une occasion d’attaquer la peinture moderne, M. Paul Iribe écrit :

Malgré la sirène du professeur Gropius de Berlin, nous resterons Français. Malgré le son de la petite flûte idyllique de M. Le Corbusier de Genève, nous resterons Français. Notre littérature a déjà connu un citoyen de Genève. Un deuxième nous paraît superflu.

Et au nom du luxe qu’il a de bonnes raisons de défendre, M. Paul Iribe exhortera la France à ne pas oublier qu’elle devint la patrie spirituelle de Léonard de Vinci.

C’est un mal foncier que révèlent et perpétuent l’idolâtrie du motif périmé, la vénération des cadavres formels et la rage à les ressusciter.

Il ne veut certes point la transformation du monde celui qui replâtre le vieux gâchis, consolide les façades écaillées et rafistole les ruines qui s’opposent au libre jeu des choses et de leurs reflets dans l’homme. À l’homme de nier ce qui le nie.

Détruire et nier ont été les mots d’ordre de presque toutes les écoles d’avant-garde de la bourgeoisie, a déclaré notre camarade J.-L. Garcin.

Pour moi, je dirai plutôt :

Détruire et nier ont été les mots d’ordre de toutes les écoles d’avant-garde, contre la bourgeoisie.

Il importe souvent de savoir aller à rebours, à condition toutefois que cet « à rebours » ne devienne jamais un « à reculons », comme ce fut sinistrement le cas pour Huysmans.

Non moins que pour tout autre mouvement dialectique, l’histoire, l’allégorie du grain d’orge, telle que nous l’a contée Engels, vaut pour le mouvement artistique.

Parmi les œuvres les plus importantes, il faut compter, il a toujours fallu compter celles qui, du fait même qu’elles constataient une décomposition, requéraient contre ses responsables, non sans d’ailleurs répandre sur la présente décomposition les phosphorescentes promesses d’une germination future.

De Grünewald à Dali, du Christ pourri à l’âne pourri, dans l’excès même de certaines fermentations, au fond des plus vénéneuses rutilences, la peinture a su trouver, exprimer des vérités nouvelles qui n’étaient pas seulement d’ordre pictural.

Mais cet apport de connaissances, cette aide en vue de la transformation d’un monde ne sauraient suffire, pour que l’homme au pinceau brigue cette place de mage à laquelle, depuis le Romantisme, l’homme à l’encrier a, non sans ridicule, osé prétendre.

Trop de spectacles sollicitent les yeux qui savent voir pour qu’ils veuillent sans plus se saouler de la très belle opale faisandée, ciel diurne offert aux fantômes des nuits, à ces monstres que, selon Goya, enfante le sommeil de la raison.

Au musée Gustave-Moreau, devant une toile splendide et cependant limitée à sa splendeur, s’aidant peut-être de souvenirs intimes sur ce peintre qu’il avait personnellement connu, le concierge eut ce mot qui valait bien toutes les ratiocinations plus ou moins théoriques :

— C’est de la belle peinture, dit-il, mais c’est de la peinture d’égoïste.

Or le temps n’est plus à la peinture d’égoïste.

Le père de l’austère purisme, comme il se définit lui-même, Amédée Ozenfant, bien décidé à ne pas renier ses aînés, impressionnistes, fauves, cubistes, constructionnistes, abstraits dont les œuvres constituent d’admirables inventaires des moyens de l’art, toujours prêt, d’autre part, à tenir compte des expériences de l’avant-garde, n’en constate pas moins que la recherche de la pureté pour elle-même est un travail stérile.

Et il s’écrie :

L’obsession de l’abîme creusé entre le peuple et soi finit par donner un vertige paralysant.

Ce fait, énoncé sous une forme antithétique, se trouve corroboré par la thèse d’André Derain, selon qui ce n’est pas à l’artiste d’éduquer le peuple, mais au peuple d’éduquer l’artiste.

Parce qu’il donne raison contre tous les esthéticiens au bonhomme en train de dessiner avec un charbon sur un mur, parce qu’il trouve les graffiti à l’origine des plus belles œuvres, parce qu’il a beaucoup appris à regarder un marin repeindre son bateau, Derain ne craint pas d’insister : « C’est le peuple qui crée les mots, leur donne leur chair, si c’est le poète qui leur trouve un rythme. »

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C’est aux peintres, aux peintres seuls qu’il appartient de dire, et plus encore que de dire, de montrer dans de prochaines œuvres, comment et où peuvent se chercher, se trouver des rouges dignes de leur émotion[2], des rouges capables de se multiplier, pour donner naissance à des prismes de couleurs et de formes inattendues.

Mais que ne soient reniés ni les moyens d’investigation, ni les apports culturels qu’ils ont permis.

Non seulement, grâce au collage, Max Ernst a rendu cette atmosphère, qui est l’atmosphère même de ce que Paul Éluard a nommé l’évidence poétique.

Mais encore, grâce au collage, ou plutôt grâce au photomontage, John Heartfield, comme en témoigne son exposition, ici même, John Heartfield a traité, avec la plus exacte violence et la plus péremptoire imagination, les sujets que l’actualité, l’urgence de la lutte, le besoin de savoir, l’indignation qui n’a pas à se contenir, les nécessités révolutionnaires peuvent imposer à l’artiste, pour le plus grand profit de l’art.

D’autre part, l’histoire nous montre que des tableaux, des dessins à signification politique précise, des œuvres révolutionnaires, aussi bien par le sujet que par la technique, comme furent celles de Goya, de Daumier, non seulement ont décrit, pour la condamner dans ce qu’elle avait de plus atrocement particulier, leur époque, mais encore ont permis aux artistes à venir de trouver des chemins nouveaux.

Il y a Les Désastres de la guerre de Goya, il y a la Journée du 8 mai 1808 du même, il y a la Rue Transnonain de Daumier, mais il y a aussi les fameux noirs de Goya que Manet certes n’ignora point, il y a chez Daumier, surtout dans ses sculptures, des déformations dont l’expressionnisme se garda bien de faire fi.

Récemment, à la prison de Madrid, où je le visitai, un camarade qui ne dédaignait point de parler peinture, derrière ses barreaux, se réjouissait de constater : « Si Goya vivait, il serait avec nous. »

Les obscurantins qui seraient contre lui, nous savons à quelle clique ils n’ont cessé d’appartenir.

À Paris même, sur les panneaux électoraux du quartier Notre-Dame-des-Champs, s’étale une affiche intitulée : « Au seuil des luttes futures » et rédigée dans un langage de bourrique corse par le mec à la truie des fondations Marcelle-Jean Chiappe.

L’ex-César de la Tour Pointue se voit déjà président du Conseil municipal et sans doute ministre de l’Intérieur, avec, dans ses mignonnes petites mains d’assassin, les beaux ciseaux de la censure.

Nous n’avons certes point envie d’aller farfouiller dans les rêves de ce Napoléon en peau de chantage. Lui-même d’ailleurs nous en évite la peine, puisqu’il déclare la guerre à ceux qu’il appelle des métèques et des pseudo-intellectuels.

Xénophobie, antisémitisme, nous connaissons les rengaines dont accompagnent leurs méfaits tous les porte-parole et porte-glaive, les brûle-livres et les crève-tableaux à la solde des exploiteurs, depuis ceux qui en 1914 condamnèrent le cubisme parce que boche, jusqu’aux Paul Iribe de 1935, en passant par les antisémites de 1931 qui saccagèrent toute une exposition, à l’occasion de l’Âge d’or.

René CREVEL.

  1. Fragments d’une conférence faite le 9 mai 1935 à la Maison de la Culture.
  2. Voir déclaration de Signac. Commune, no 21, p. 956.