Discours à l’Assemblée législative 1849-1851 RÉPLIQUE A M. DE MONTALEMBERT




Assemblée Législative 1849-1851
J Hetzel (Volume 2p. 81-84).


VII

RÉPLIQUE À M. DE MONTALEMBERT

23 mai 1850.

M. Victor Hugo. — Je demande la parole pour un fait personnel. (Mouvement.)

M. le président. — M. Victor Hugo a la parole.

M. Victor Hugo, à la tribune. (Profond silence.)

— Messieurs, dans des circonstances graves comme celles que nous traversons, les questions personnelles ne sont bonnes, selon moi, qu’à faire perdre du temps aux assemblées, et si trois honorables orateurs, M. Jules de Lasteyrie, un deuxième dont le nom m’échappe (on rit à gauche, tous les regards se portent sur M. Béchard), et M. de Montalembert, n’avaient pas tous les trois, l’un après l’autre, dirigé contre moi, avec une persistance singulière, la même étrange allégation, je ne serais certes pas monté à cette tribune.

J’y monte en ce moment pour n’y dire qu’un mot. Je laisse de côté les attaques passionnées qui m’ont fait sourire. L’honorable général Cavaignac a dit noblement hier qu’il dédaignait de certains éloges ; je dédaigne, moi, de certaines injures (sensation), et je vais purement et simplement au fait.

L’honorable M. de Lasteyrie a dit, et les deux honorables orateurs ont répété après lui, avec des formes variées, que j’avais glorifié plus d’un pouvoir, et que par conséquent mes opinions étaient mobiles, et que j’étais aujourd’hui en contradiction avec moi-même.

Si mes honorables adversaires entendent faire allusion par là aux vers royalistes, inspirés du reste par le sentiment le plus candide et le plus pur, que j’ai faits dans mon adolescence, dans mon enfance même, quelques-uns avant l’âge de quinze ans, ce n’est qu’une puérilité, et je n’y réponds pas. (Mouvement.) Mais si c’est aux opinions de l’homme qu’ils s’adressent, et non à celles de l’enfant (Très bien ! à gauche. — Rires à droite), voici ma réponse (Écoutez ! écoutez !) :

Je vous livre à tous, à tous mes adversaires, soit dans cette assemblée, soit hors de cette assemblée, je vous livre, depuis l’année 1827, époque où j’ai eu âge d’homme, je vous livre tout ce que j’ai écrit, vers ou prose ; je vous livre tout ce que j’ai dit à toutes les tribunes, non seulement à l’assemblée législative, mais à l’assemblée constituante, mais aux réunions électorales, mais à la tribune de l’institut, mais à la tribune de la chambre des pairs. (Mouvement.)

Je vous livre, depuis cette époque, tout ce que j’ai écrit partout où j’ai écrit, tout ce que j’ai dit partout où j’ai parlé, je vous livre tout, sans rien retenir, sans rien réserver, et je vous porte à tous, du haut de cette tribune, le défi de trouver dans tout cela, dans ces vingt-trois années de l’âme, de la vie et de la conscience d’un homme, toutes grandes ouvertes devant vous, une page, une ligne, un mot, qui, sur quelque question de principes que ce soit, me mette en contradiction avec ce que je dis et avec ce que je suis aujourd’hui ! (Bravo ! bravo ! — Mouvement prolongé.)

Explorez, fouillez, cherchez, je vous ouvre tout, je vous livre tout ; imprimez mes anciennes opinions en regard de mes nouvelles, je vous en défie. (Nouveau mouvement.)

Si ce défi n’est pas relevé, si vous reculez devant ce défi, je le dis et je le déclare une fois pour toutes, je ne répondrai plus à cette nature d’attaques que par un profond dédain, et je les livrerai à la conscience publique, qui est mon juge et le vôtre ! (Acclamations à gauche.)

M. de Montalembert a dit, — en vérité j’éprouve quelque pudeur à répéter de telles paroles, — il a dit que j’avais flatté toutes les causes et que je les avais toutes reniées. Je le somme de venir dire ici quelles sont les causes que j’ai flattées et quelles sont les causes que j’ai reniées.

Est-ce Charles X dont j’ai honoré l’exil au moment de sa chute, en 1830, et dont j’ai honoré la tombe après sa mort, en 1836 ? (Sensation.)

Voix déjà droite. — Antithèse !

M. Victor Hugo. — Est-ce madame la duchesse de Berry, dont j’ai flétri le vendeur et condamné l’acheteur ? ( Tous les yeux se tournent vers M. Thiers.)

M. le président, s’adressant à la gauche. — Maintenant, vous êtes satisfaits ; faites silence. (Exclamations à gauche.)

M. Victor Hugo. — Monsieur Dupin, vous n’avez pas dit cela à la droite hier, quand elle applaudissait.

M. le président. — Vous trouvez mauvais quand on rit, mais vous trouvez bon quand on applaudit. L’un et l’autre sont contraires au règlement. (Les applaudissements de la gauche redoublent.)

M. de la Moskowa. — Monsieur le président, rappelez-vous le principe de la libre défense des accusés.

M. Victor Hugo. — Je continue l’examen des causes que j’ai flattées et que j’ai reniées.

Est-ce Napoléon, pour la famille duquel j’ai demandé la rentrée sur le sol de la patrie, au sein de la chambre des pairs, contre des amis actuels de M. de Montalembert, que je ne veux pas nommer, et qui, tout couverts des bienfaits de l’empereur, levaient la main contre le nom de l’empereur ? (Tous les regards cherchent M. de Montebello.)

Est-ce, enfin, madame la duchesse d’Orléans dont j’ai, l’un des derniers, le dernier peut-être, sur la place de la Bastille, le 24 février, à deux heures de l’après-midi, en présence de trente mille hommes du peuple armés, proclamé la régence, parce que je me souvenais de mon serment de pair de France ? (Mouvement.) Messieurs, je suis en effet un homme étrange, je n’ai prêté dans ma vie qu’un serment, et je l’ai tenu ! (Très bien ! très bien !)

Il est vrai que depuis que la république est établie, je n’ai pas conspiré contre la république ; est-ce là ce qu’on me reproche ? (Applaudissements à gauche.)

Messieurs, je dirai à l’honorable M. de Montalembert : Dites donc quelles sont les causes que j’ai reniées ; et, quant à vous, je ne dirai pas quelles sont les causes que vous avez flattées et que vous avez reniées, parce que je ne me sers pas légèrement de ces mots-là. Mais je vous dirai quels sont les drapeaux que vous avez, tristement pour vous, abandonnés. Il y en a deux : le drapeau de la Pologne et le drapeau de la liberté. (À gauche : Très bien ! très bien !)

M. Jules de Lasteyrie. — Le drapeau de la Pologne, nous l’avons abandonné le 15 mai.

M. Victor Hugo. — Un dernier mot.

L’honorable M. de Montalembert m’a reproché hier amèrement le crime d’absence. Je lui réponds : — Oui, quand je serai épuisé de fatigue par une heure et demie de luttes contre MM. les interrupteurs ordinaires de la majorité (cris à droite), qui recommencent, comme vous voyez ! (Rires à gauche.)

Quand j’aurai la voix éteinte et brisée, quand je ne pourrai plus prononcer une parole, et vous voyez que c’est à peine si je puis parler aujourd’hui (la voix de l’orateur est, en effet, visiblement altérée) ; quand je jugerai que ma présence muette n’est pas nécessaire à l’assemblée ; surtout quand il ne s’agira que de luttes personnelles, quand il ne s’agira que de vous et de moi, oui, monsieur de Montalembert, je pourrai vous laisser la satisfaction de me foudroyer à votre aise, moi absent, et je me reposerai pendant ce temps-là. (Longs éclats de rire à gauche et applaudissements.) Oui, je pourrai n’être pas présent ! Mais attaquez, par votre politique, vous et le parti clérical (mouvement), attaquez les nationalités opprimées, la Hongrie suppliciée, l’Italie garrottée, Rome crucifiée (profonde sensation) ; attaquez le génie de la France par votre loi d’enseignement ; attaquez le progrès humain par votre loi de déportation ; attaquez le suffrage universel par votre loi de mutilation ; attaquez la souveraineté du peuple, attaquez la démocratie, attaquez la liberté, et vous verrez, ces jours-là, si je suis absent !

(Explosion de bravos. — L’orateur, en descendant de la tribune, est entouré d’une foule de membres qui le félicitent, et regagne sa place, suivi par les applaudissements de toute la gauche. — La séance est un moment suspendue.)