Discours à l’Assemblée législative 1849-1851 LA MISÈRE




Assemblée Législative 1849-1851
J Hetzel (Volume 2p. 3-14).

I

LA MISÈRE[1]

9 juillet 1849.

Messieurs, je viens appuyer la proposition de l’honorable M. de Melun. Je commence par déclarer qu’une proposition qui embrasserait l’article 13 de la constitution tout entier serait une œuvre immense sous laquelle succomberait la commission qui voudrait l’entreprendre ; mais ici, il ne s’agit que de préparer une législation qui organise la prévoyance et l’assistance publique, c’est ainsi que l’honorable rapporteur a entendu la proposition, c’est ainsi que je la comprends moi-même, et c’est à ce titre que je viens l’appuyer.

Qu’on veuille bien me permettre, à propos des questions politiques que soulève cette proposition, quelques mots d’éclaircissement.

Messieurs, j’entends dire à tout instant, et j’ai entendu dire encore tout à l’heure autour de moi, au moment où j’allais monter à cette tribune, qu’il n’y a pas deux manières de rétablir l’ordre. On disait que dans les temps d’anarchie il n’y a de remède souverain que la force, qu’en dehors de la force tout est vain et stérile, et que la proposition de l’honorable M. de Melun et toutes autres propositions analogues doivent être tenues à l’écart, parce qu’elles ne sont, je répète le mot dont on se servait, que du socialisme déguisé. (Interruption à droite.)

Messieurs, je crois que des paroles de cette nature sont moins dangereuses dites en public, à cette tribune, que murmurées sourdement ; et si je cite ces conversations, c’est que j’espère amener à la tribune, pour s’expliquer, ceux qui ont exprimé les idées que je viens de rapporter. Alors, messieurs, nous pourrons les combattre au grand jour. (Murmures à droite.)

J’ajouterai, messieurs, qu’on allait encore plus loin. (Interruption.)

Voix à droite. — Qui ? qui ? Nommez qui a dit cela !

M. Victor Hugo. — Que ceux qui ont ainsi parlé se nomment eux-mêmes, c’est leur affaire. Qu’ils aient à la tribune le courage de leurs opinions de couloirs et de commissions. Quant à moi, ce n’est pas mon rôle de révéler des noms qui se cachent. Les idées se montrent, je combats les idées ; quand les hommes se montreront, je combattrai les hommes. '(Agitation.) Messieurs, vous le savez, les choses qu’on ne dit pas tout haut sont souvent celles qui font le plus de mal. Ici les paroles publiques sont pour la foule, les paroles secrètes sont pour le vote. Eh bien, je ne veux pas, moi, de paroles secrètes quand il s’agit de l’avenir du peuple et des lois de mon pays. Les paroles secrètes, je les dévoile ; les influences cachées, je les démasque ; c’est mon devoir. (L’agitation redouble.) Je continue donc. Ceux qui parlaient ainsi ajoutaient que « faire espérer au peuple un surcroît de bien-être et une diminution de malaise, c’est promettre l’impossible ; qu’il n’y a rien à faire, en un mot, que ce qui a déjà été fait par tous les gouvernements dans toutes les circonstances semblables ; que tout le reste est déclamation et chimère, et que la répression suffit pour le présent et la compression pour l’avenir. » (Violents murmures. ― De nombreuses interpellations sont adressées à l’orateur par des membres de la droite et du centre, parmi lesquels nous remarquons MM. Denis Benoist et de Dampierre.)

Je suis heureux, messieurs, que mes paroles aient fait éclater une telle unanimité de protestations.

M. le président Dupin. ― L’assemblée a en effet manifesté son sentiment. Le président n’a rien à ajouter. (Très bien ! très bien !)

M. Victor Hugo. ― Ce n’est pas là ma manière de comprendre le rétablissement de l’ordre… (Interruption à droite.)

Une voix. ― Ce n’est la manière de personne.

M. Noël Parfait. ― On l’a dit dans mon bureau. (Cris à droite.)

M. Dufournel, à M. Parfait. ― Citez ! dites qui a parlé ainsi !

M. de Montalembert. ― Avec la permission de l’honorable M. Victor Hugo, je prends la liberté de déclarer… (Interruption.)

Voix nombreuses. ― À la tribune ! à la tribune !

M. de Montalembert, à la tribune. ― Je prends la liberté de déclarer que l’assertion de l’honorable M. Victor Hugo est d’autant plus mal fondée que la commission a été unanime pour approuver la proposition de M. de Melun, et la meilleure preuve que j’en puisse donner, c’est qu’elle a choisi pour rapporteur l’auteur même de la proposition. (Très bien ! très bien !)

M. Victor Hugo. ― L’honorable M. de Montalembert répond à ce que je n’ai pas dit. Je n’ai pas dit que la commission n’eût pas été unanime pour adopter la proposition ; j’ai seulement dit, et je le maintiens, que j’avais entendu souvent, et notamment au moment où j’allais monter à la tribune, les paroles auxquelles j’ai fait allusion, et que, comme pour moi les objections occultes sont les plus dangereuses, j’avais le droit et le devoir d’en faire des objections publiques, fût-ce en dépit d’elles-mêmes, afin de pouvoir les mettre à néant. Vous voyez que j’ai eu raison, car dès le premier mot, la honte les prend et elles s’évanouissent. (Bruyantes réclamations à droite. Plusieurs membres interpellent vivement l’orateur au milieu du bruit.)

M. le président. ― L’orateur n’a nommé personne en particulier, mais ses paroles ont quelque chose de personnel pour tout le monde, et je ne puis voir dans l’interruption qui se produit qu’un démenti universel de cette assemblée. Je vous engage à rentrer dans la question même.

M. Victor Hugo. ― Je n’accepterai le démenti de l’assemblée que lorsqu’il me sera donné par les actes et non par les paroles. Nous verrons si l’avenir me donne tort ; nous verrons si l’on fera autre chose que de la compression et de la répression ; nous verrons si la pensée qu’on désavoue aujourd’hui ne sera pas la politique qu’on arborera demain. En attendant et dans tous les cas, il me semble que l’unanimité même que je viens de provoquer dans cette assemblée est une chose excellente… (Bruit. ― Interruption.)

Eh bien, messieurs, transportons cette nature d’objections au dehors de cette enceinte, et désintéressons les membres de cette assemblée. Et maintenant, ceci posé, il me sera peut-être permis de dire que, quant à moi, je ne crois pas que le système qui combine la répression avec la compression, et qui s’en tient là, soit l’unique manière, soit la bonne manière de rétablir l’ordre. (Nouveaux murmures.)

J’ai dit que je désintéresse complètement les membres de l’assemblée… (Bruit.)

M. le président. ― L’assemblée est désintéressée ; c’est une objection que l’orateur se fait à lui-même et qu’il va réfuter. (Rires. ― Rumeurs.)

M. Victor Hugo. ― M. le président se trompe. Sur ce point encore j’en appelle à l’avenir. Nous verrons. Du reste, comme ce n’est pas là le moins du monde une objection que je me fais à moi-même, il me suffit d’avoir provoqué la manifestation unanime de l’assemblée, en espérant que l’assemblée s’en souviendra, et je passe à un autre ordre d’idées.

J’entends dire également tous les jours… (Interruption.) Ah ! messieurs, sur ce côté de la question, je ne crains aucune interruption, car vous reconnaîtrez vous-mêmes que c’est là aujourd’hui le grand mot de la situation ; j’entends dire de toutes parts que la société vient encore une fois de vaincre, ― et qu’il faut profiter de la victoire. (Mouvement.) Messieurs, je ne surprendrai personne dans cette enceinte en disant que c’est aussi là mon sentiment.

Avant le 13 juin, une sorte de tourmente agitait cette assemblée ; votre temps si précieux se perdait en de stériles et dangereuses luttes de paroles ; toutes les questions, les plus sérieuses, les plus fécondes, disparaissaient devant la bataille à chaque instant livrée à la tribune et offerte dans la rue. (C’est vrai !) Aujourd’hui le calme s’est fait, le terrorisme s’est évanoui, la victoire est complète. Il faut en profiter. Oui, il faut en profiter ! Mais savez-vous comment ?

Il faut profiter du silence imposé aux passions anarchiques pour donner la parole aux intérêts populaires. (Sensation.) Il faut profiter de l’ordre reconquis pour relever le travail, pour créer sur une vaste échelle la prévoyance sociale, pour substituer à l’aumône qui dégrade (dénégations à droite) l’assistance qui fortifie, pour fonder de toutes parts, et sous toutes les formes, des établissements de toute nature qui rassurent le malheureux et qui encouragent le travailleur, pour donner cordialement, en améliorations de toutes sortes aux classes souffrantes, plus, cent fois plus que leurs faux amis ne leur ont jamais promis ! Voilà comment il faut profiter de la victoire. (Oui ! oui ! Mouvement prolongé.)

Il faut profiter de la disparition de l’esprit de révolution pour faire reparaître l’esprit de progrès ! Il faut profiter du calme pour rétablir la paix, non pas seulement la paix dans les rues, mais la paix véritable, la paix définitive, la paix faite dans les esprits et dans les cœurs ! Il faut, en un mot, que la défaite de la démagogie soit la victoire du peuple ! (Vive adhésion.)

Voilà ce qu’il faut faire de la victoire, et voilà comment il faut en profiter. (Très bien ! très bien !)

Et, messieurs, considérez le moment où vous êtes. Depuis dix-huit mois, on a vu le néant de bien des rêves. Les chimères qui étaient dans l’ombre en sont sorties, et le grand jour les a éclairées ; les fausses théories ont été sommées de s’expliquer, les faux systèmes ont été mis au pied du mur ; qu’ont-ils produit ? Rien. Beaucoup d’illusions se sont évanouies dans les masses, et, en s’évanouissant, ont fait crouler les popularités sans base et les haines sans motif. L’éclaircissement vient peu à peu ; le peuple, messieurs, a l’instinct du vrai comme il a l’instinct du juste, et, dès qu’il s’apaise, le peuple est le bon sens même ; la lumière pénètre dans son esprit ; en même temps la fraternité pratique, la fraternité qu’on ne décrète pas, la fraternité qu’on n’écrit pas sur les murs, la fraternité qui naît du fond des choses et de l’identité réelle des destinées humaines, commence à germer dans toutes les âmes, dans l’âme du riche comme dans l’âme du pauvre ; partout, en haut, en bas, on se penche les uns vers les autres avec cette inexprimable soif de concorde qui marque la fin des dissensions civiles. (Oui ! oui !) La société veut se remettre en marche après cette halte au bord d’un abîme. Eh bien ! messieurs, jamais, jamais moment ne fut plus propice, mieux choisi, plus clairement indiqué par la providence pour accomplir, après tant de colères et de malentendus, la grande œuvre qui est votre mission, et qui peut, tout entière, s’exprimer dans un seul mot : Réconciliation. (Sensation prolongée.)

Messieurs, la proposition de M. de Melun va droit à ce but.

Voilà, selon moi, le sens vrai et complet de cette proposition, qui peut, du reste, être modifiée en bien et perfectionnée.

Donner à cette assemblée pour objet principal l’étude du sort des classes souffrantes, c’est-à-dire le grand et obscur problème posé par Février, environner cette étude de solennité, tirer de cette étude approfondie toutes les améliorations pratiques et possibles ; substituer une grande et unique commission de l’assistance et de la prévoyance publique à toutes les commissions secondaires qui ne voient que le détail et auxquelles l’ensemble échappe ; placer cette commission très haut, de manière à ce qu’on l’aperçoive du pays entier (mouvement) ; réunir les lumières éparses, les expériences disséminées, les efforts divergents, les dévouements, les documents, les recherches partielles, les enquêtes locales, toutes les bonnes volontés en travail, et leur créer ici un centre, un centre où aboutiront toutes les idées et d’où rayonneront toutes les solutions ; faire sortir pièce à pièce, loi à loi, mais avec ensemble, avec maturité, des travaux de la législature actuelle le code coordonné et complet, le grand code chrétien de la prévoyance et de l’assistance publique ; en un mot, étouffer les chimères d’un certain socialisme sous les réalités de l’évangile (vive approbation) ; voilà, messieurs, le but de la proposition de M. de Melun, voilà pourquoi je l’appuie énergiquement. (M. de Melun fait un signe d’adhésion à l’orateur.)

Je viens de dire : les chimères d’un certain socialisme, et je ne veux rien retirer de cette expression, qui n’est pas même sévère, qui n’est que juste. Messieurs, expliquons-nous cependant. Est-ce à dire que, dans cet amas de notions confuses, d’aspirations obscures, d’illusions inouïes, d’instincts irréfléchis, de formules incorrectes, qu’on désigne sous ce nom vague et d’ailleurs fort peu compris de socialisme, il n’y ait rien de vrai, absolument rien de vrai ?

Messieurs, s’il n’y avait rien de vrai, il n’y aurait aucun danger. La société pourrait dédaigner et attendre. Pour que l’imposture ou l’erreur soient dangereuses, pour qu’elles pénètrent dans les masses, pour qu’elles puissent percer jusqu’au cœur même de la société, il faut qu’elles se fassent une arme d’une partie quelconque de la réalité. La vérité ajustée aux erreurs, voilà le péril. En pareille matière, la quantité de danger se mesure à la quantité de vérité contenue dans les chimères. (Mouvement.)

Eh bien, messieurs, disons-le, et disons-le précisément pour trouver le remède, il y a au fond du socialisme une partie des réalités douloureuses de notre temps et de tous les temps (chuchotements) ; il y a le malaise éternel propre à l’infirmité humaine ; il y a l’aspiration à un sort meilleur, qui n’est pas moins naturelle à l’homme, mais qui se trompe souvent de route en cherchant dans ce monde ce qui ne peut être trouvé que dans l’autre. (Vive et unanime adhésion.) Il y a des détresses très vives, très vraies, très poignantes, très guérissables. Il y a enfin, et ceci est tout à fait propre à notre temps, il y a cette attitude nouvelle donnée à l’homme par nos révolutions, qui ont constaté si hautement et placé si haut la dignité humaine et la souveraineté populaire ; de sorte que l’homme du peuple aujourd’hui souffre avec le sentiment double et contradictoire de sa misère résultant du fait et de sa grandeur résultant du droit. (Profonde sensation.)

C’est tout cela, messieurs, qui est dans le socialisme, c’est tout cela qui s’y mêle aux passions mauvaises, c’est tout cela qui en fait la force, c’est tout cela qu’il faut en ôter.

Voix nombreuses. ― Comment ?

M. Victor Hugo. ― En éclairant ce qui est faux, en satisfaisant ce qui est juste. (C’est vrai !) Une fois cette opération faite, faite consciencieusement, loyalement, honnêtement, ce que vous redoutez dans le socialisme disparaît. En lui retirant ce qu’il a de vrai, vous lui retirez ce qu’il a de dangereux. Ce n’est plus qu’un informe nuage d’erreurs que le premier souffle emportera. (Mouvements en sens divers.)

Trouvez bon, messieurs, que je complète ma pensée. Je vois à l’agitation de l’assemblée que je ne suis pas pleinement compris. La question qui s’agite est grave. C’est la plus grave de toutes celles qui peuvent être traitées devant vous.

Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu’on peut supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. (Réclamations. ― Violentes dénégations à droite.)

Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter, circonscrire, je dis détruire. (Nouveaux murmures à droite.) La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. (Oui ! oui ! à gauche.) Détruire la misère ! oui, cela est possible. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas rempli. (Sensation universelle.)

La misère, messieurs, j’aborde ici le vif de la question, voulez-vous savoir où elle en est, la misère ? Voulez-vous savoir jusqu’où elle peut aller, jusqu’où elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas au moyen âge, je dis en France, je dis à Paris, et au temps où nous vivons ? Voulez-vous des faits ?

Il y a dans Paris… (L’orateur s’interrompt.)

Mon Dieu, je n’hésite pas à les citer, ces faits. Ils sont tristes, mais nécessaires à révéler ; et tenez, s’il faut dire toute ma pensée, je voudrais qu’il sortît de cette assemblée, et au besoin j’en ferai la proposition formelle, une grande et solennelle enquête sur la situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les faits éclatassent au grand jour. Comment veut-on guérir le mal si l’on ne sonde pas les plaies ? (Très bien ! très bien !)

Voici donc ces faits.

Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures, j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s’enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l’hiver. (Mouvement.)

Voilà un fait. En voici d’autres. Ces jours derniers, un homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misère n’épargne pas plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l’on a constaté, après sa mort, qu’il n’avait pas mangé depuis six jours. (Longue interruption.) Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans les débris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon ! (Sensation.)

Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire (mouvement), et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu ! (Sensation prolongée.)

Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais pénétrer tous ceux qui m’écoutent de la haute importance de la proposition qui vous est soumise. Ce n’est qu’un premier pas, mais il est décisif. Je voudrais que cette assemblée, majorité et minorité, n’importe, je ne connais pas, moi, de majorité et de minorité en de telles questions ; je voudrais que cette assemblée n’eût qu’une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la misère ! (Bravo ! ― Applaudissements.)

Et, messieurs, je ne m’adresse pas seulement à votre générosité, je m’adresse à ce qu’il y a de plus sérieux dans le sentiment politique d’une assemblée de législateurs. Et, à ce sujet, un dernier mot, je terminerai par là.

Messieurs, comme je vous le disais tout à l’heure, vous venez, avec le concours de la garde nationale, de l’armée et de toutes les forces vives du pays, vous venez de raffermir l’état ébranlé encore une fois. Vous n’avez reculé devant aucun péril, vous n’avez hésité devant aucun devoir. Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions, la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable… Eh bien ! vous n’avez rien fait ! (Mouvement.)

Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que l’ordre matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé ! (Très bien ! très bien ! ― Vive et unanime adhésion.) Vous n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! (Bravos à gauche.) Vous n’avez rien fait tant qu’il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n’avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’âge et qui travaillent peuvent être sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et qui ont travaillé peuvent être sans asile ! tant que l’usure dévore nos campagnes, tant qu’on meurt de faim dans nos villes (mouvement prolongé), tant qu’il n’y a pas des lois fraternelles, des lois évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur ! (Acclamation.) Vous n’avez rien fait, tant que l’esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n’avez rien fait, rien fait, tant que, dans cette œuvre de destruction et de ténèbres qui se continue souterrainement, l’homme méchant a pour collaborateur fatal l’homme malheureux !

Vous le voyez, messieurs, je le répète en terminant, ce n’est pas seulement à votre générosité que je m’adresse, c’est à votre sagesse, et je vous conjure d’y réfléchir. Messieurs, songez-y, c’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, mais c’est la misère qui les creuse. (C’est vrai ! c’est vrai !) Vous avez fait des lois contre l’anarchie, faites maintenant des lois contre la misère ! (Mouvement prolongé sur tous les bancs. ― L’orateur descend de la tribune et reçoit les félicitations de ses collègues.)

  1. M. de Melun avait proposé à l’assemblée législative, au début de ses travaux, de « nommer dans les bureaux une commission de trente membres, pour préparer et examiner les lois relatives à la prévoyance et à l’assistance publique ». Le rapport sur cette proposition fut déposé à la séance du 23 juin 1849. La discussion s’ouvrit le 9 juillet suivant.

    Victor Hugo prit le premier la parole. Il parla en faveur de la proposition, et demanda que la pensée en fût élargie et étendue.

    Ce débat fut caractérisé par un incident utile à rappeler. Victor Hugo avait dit : « Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère. »

    Son assertion souleva de nombreuses dénégations sur les bancs du côté droit. M. Poujoulat interrompit l’orateur : « C’est une erreur profonde ! » s’écria-t-il. Et M. Benoît d’Azy soutint, aux applaudissements de la droite et du centre, qu’il était impossible de faire disparaître la misère. La proposition de M. de Melun fut votée à l’unanimité.

    (Note de l’éditeur.)