Discours à l’Assemblée législative 1849-1851 LA LIBERTÉ DE LA PRESSE




Assemblée Législative 1849-1851
J Hetzel (Volume 2p. 85-107).


VIII

LA LIBERTÉ DE LA PRESSE[1]

9 juillet 1850.

Messieurs, quoique les vérités fondamentales, qui sont la base de toute démocratie, et en particulier de la grande démocratie française, aient reçu le 31 mai dernier une grave atteinte, comme l’avenir n’est jamais fermé, il est toujours temps de les rappeler à une assemblée législative. Ces vérités, selon moi, les voici :

La souveraineté du peuple, le suffrage universel, la liberté de la presse, sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c’est la même chose sous trois noms différents. À elles trois, elles constituent notre droit public tout entier ; la première en est le principe, la seconde en est le mode, la troisième en est le verbe. La souveraineté du peuple, c’est la nation à l’état abstrait, c’est l’âme du pays. Elle se manifeste sous deux formes ; d’une main, elle écrit, c’est la liberté de la presse ; de l’autre, elle vote, c’est le suffrage universel.

Ces trois choses, ces trois faits, ces trois principes, liés d’une solidarité essentielle, faisant chacun leur fonction, la souveraineté du peuple vivifiant, le suffrage universel gouvernant, la presse éclairant, se confondent dans une étroite et indissoluble unité, et cette unité, c’est la république.

Et voyez comme toutes les vérités se retrouvent et se rencontrent, parce qu’ayant le même point de départ elles ont nécessairement le même point d’arrivée ! La souveraineté du peuple crée la liberté, le suffrage universel crée l’égalité, la presse, qui fait le jour dans les esprits, crée la fraternité.

Partout ou ces trois principes, souveraineté du peuple, suffrage universel, liberté de la presse, existent dans leur puissance et dans leur plénitude, la république existe, même sous le mot monarchie. Là, où ces trois principes sont amoindris dans leur développement, opprimés dans leur action, méconnus dans leur solidarité, contestés dans leur majesté, il y a monarchie ou oligarchie, même sous le mot république.

Et c’est alors, comme rien n’est plus dans l’ordre, qu’on peut voir ce phénomène monstrueux d’un gouvernement renié par ses propres fonctionnaires. Or, d’être renié à être trahi il n’y a qu’un pas.

Et c’est alors que les plus fermes cœurs se prennent à douter des révolutions, ces grands événements maladroits qui font sortir de l’ombre en même temps de si hautes idées et de si petits hommes (applaudissements) ! des révolutions, que nous proclamons des bienfaits quand nous voyons leurs principes, mais qu’on peut, certes, appeler des catastrophes quand on voit leurs ministres ! (Acclamations.)

Je reviens, messieurs, à ce que je disais.

Prenons-y garde et ne l’oublions jamais, nous législateurs, ces trois principes, peuple souverain, suffrage universel, presse libre, vivent d’une vie commune. Aussi voyez comme ils se défendent réciproquement ! La liberté de la presse est-elle en péril, le suffrage universel se lève et la protège. Le suffrage universel est-il menacé, la presse accourt et le défend. Messieurs, toute atteinte à la liberté de la presse, toute atteinte au suffrage universel est un attentat contre la souveraineté nationale. La liberté mutilée, c’est la souveraineté paralysée. La souveraineté du peuple n’est pas, si elle ne peut agir et si elle ne peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c’est lui ôter l’action ; entraver la liberté de la presse, c’est lui ôter la parole.

Eh bien, messieurs, la première moitié de cette entreprise redoutable (mouvement) a été faite le 31 mai dernier. On veut aujourd’hui faire la seconde. Tel est le but de la loi proposée. C’est le procès de la souveraineté du peuple qui s’instruit, qui se poursuit et qu’on veut mener à fin. (Oui ! oui ! c’est cela !) Il m’est impossible, pour ma part, de ne pas avertir l’assemblée.

Messieurs, je l’avouerai, j’ai cru un moment que le cabinet renoncerait à cette loi.

Il me semblait, en effet, que la liberté de la presse était déjà toute livrée au gouvernement. La jurisprudence aidant, on avait contre la pensée tout un arsenal d’armes parfaitement inconstitutionnelles, c’est vrai, mais parfaitement légales. Que pouvait-on désirer de plus et de mieux ? La liberté de la presse n’était-elle pas saisie au collet par des sergents de ville dans la personne du colporteur ? traquée dans la personne du crieur et de l’afficheur ? mise à l’amende dans la personne du vendeur ? persécutée dans la personne du libraire ? destituée dans la personne de l’imprimeur ? emprisonnée dans la personne du gérant ? Il ne lui manquait qu’une chose, malheureusement notre siècle incroyant se refuse à ce genre de spectacles utiles, c’était d’être brûlée vive en place publique, sur un bon bûcher orthodoxe, dans la personne de l’écrivain. (Mouvement.)

Mais cela pouvait venir. (Rire approbatif à gauche.)

Voyez, messieurs, où nous en étions, et comme c’était bien arrangé ! De la loi des brevets d’imprimerie, sainement comprise, on faisait une muraille entre le journaliste et l’imprimeur. Écrivez votre journal, soit ; on ne l’imprimera pas. De la loi sur le colportage, dûment interprétée, on faisait une muraille entre le journal et le public. Imprimez votre journal, soit ; on ne le distribuera pas. (Très bien !)

Entre ces deux murailles, double enceinte construite autour de la pensée, on disait à la presse : Tu es libre ! (On rit.) Ce qui ajoutait aux satisfactions de l’arbitraire les joies de l’ironie. (Nouveaux rires.)

Quelle admirable loi en particulier que cette loi des brevets d’imprimeur ! Les hommes opiniâtres qui veulent absolument que les constitutions aient un sens, qu’elles portent un fruit, et qu’elles contiennent une logique quelconque, ces hommes-là se figuraient que cette loi de 1814 était virtuellement abolie par l’article 8 de la constitution, qui proclame ou qui a l’air de proclamer la liberté de la presse. Ils se disaient, avec Benjamin Constant, avec M. Eusèbe Salverte, avec M. Firmin Didot, avec l’honorable M. de Tracy, que cette loi des brevets était désormais un non-sens ; que la liberté d’écrire, c’était la liberté d’imprimer ou ce n’était rien ; qu’en affranchissant la pensée, l’esprit de progrès avait nécessairement affranchi du même coup tous les procédés matériels dont elle se sert, l’encrier dans le cabinet de l’écrivain, la mécanique dans l’atelier de l’imprimeur ; que, sans cela, ce prétendu affranchissement de la pensée serait une dérision. Ils se disaient que toutes les manières de mettre l’encre en contact avec le papier appartiennent à la liberté ; que l’écritoire et la presse, c’est la même chose ; que la presse, après tout, n’est que l’écritoire élevée à sa plus haute puissance ; ils se disaient que la pensée a été créée par Dieu pour s’envoler en sortant du cerveau de l’homme, et que les presses ne font que lui donner ce million d’ailes dont parle l’Écriture. Dieu l’a faite aigle, et Gutenberg l’a faite légion. (Applaudissements.) Que si cela est un malheur, il faut s’y résigner ; car, au dix-neuvième siècle, il n’y a plus pour les sociétés humaines d’autre air respirable que la liberté. Ils se disaient enfin, ces hommes obstinés, que, dans un temps qui doit être une époque d’enseignement universel, que, pour le citoyen d’un pays vraiment libre, — à la seule condition de mettre à son œuvre la marque d’origine, avoir une idée dans son cerveau, avoir une écritoire sur sa table, avoir une presse dans sa maison, c’étaient là trois droits identiques ; que nier l’un, c’était nier les deux autres ; que sans doute tous les droits s’exercent sous la réserve de se conformer aux lois, mais que les lois doivent être les tutrices et non les geôlières de la liberté. (Vive approbation à gauche.)

Voilà ce que se disaient les hommes qui ont cette infirmité de s’entêter aux principes, et qui exigent que les institutions d’un pays soient logiques et vraies. Mais, si j’en crois les lois que vous votez, j’ai bien peur que la vérité ne soit une démagogue, que la logique ne soit une rouge (rires), et que ce ne soient là des opinions et un langage d’anarchistes et de factieux.

Voyez en regard le système contraire ! Comme tout s’y enchaîne et s’y tient ! Quelle bonne loi, j’y insiste, que cette loi des brevets d’imprimeur, entendue comme on l’entend, et pratiquée comme on la pratique ! Quelle excellente chose que de proclamer en même temps la liberté de l’ouvrier et la servitude de l’outil, de dire : La plume est à l’écrivain, mais l’écritoire est à la police ; la presse est libre, mais l’imprimerie est esclave !

Et, dans l’application, quels beaux résultats ! quels phénomènes d’équité ! Jugez-en. Voici un exemple :

Il y a un an, le 13 juin, une imprimerie est saccagée. (Mouvement d’attention.) Par qui ? Je ne l’examine pas en ce moment, je cherche plutôt à atténuer le fait qu’à l’aggraver ; il y a eu deux imprimeries visitées de cette façon, mais pour l’instant je me borne à une seule. Une imprimerie donc est mise à sac, dévastée, ravagée de fond en comble.

Une commission, nommée par le gouvernement, commission dont l’homme qui vous parle était membre, vérifie les faits, entend des rapports d’experts, déclare qu’il y a lieu à indemnité, et propose, si je ne me trompe, pour cette imprimerie spécialement, un chiffre de 75 000 francs. La décision réparatrice se fait attendre. Au bout d’un an, l’imprimeur victime du désastre reçoit enfin une lettre du ministre. Que lui apporte cette lettre ? L’allocation de son indemnité ? Non, le retrait de son brevet. (Sensation.)

Admirez ceci, messieurs ! Des furieux dévastent une imprimerie. Compensation : le gouvernement ruine l’imprimeur. (Nouveau mouvement. — En ce moment l’orateur s’interrompt. Il est très pâle et semble souffrant. On lui crie de toutes parts : Reposez-vous ! M. de Larochejaquelein lui passe un flacon. Il le respire, et reprend au bout de quelques instants.)

Est-ce que tout cela n’était pas merveilleux ? Est-ce qu’il ne se dégageait pas, de l’ensemble de tous ces moyens d’action placés dans la main du pouvoir, toute l’intimidation possible ? Est-ce que tout n’était pas épuisé là en fait d’arbitraire et de tyrannie, et y avait-il quelque chose au delà ?

Oui, il y avait cette loi.

Messieurs, je l’avoue, il m’est difficile de parler avec sang-froid de ce projet de loi. Je ne suis rien, moi, qu’un homme accoutumé, depuis qu’il existe, à tout devoir à cette sainte et laborieuse liberté de la pensée, et, quand je lis cet inqualifiable projet de loi, il me semble que je vois frapper ma mère. (Mouvement.)

Je vais essayer pourtant d’analyser cette loi froidement.

Ce projet, messieurs, c’est là son caractère, cherche à faire obstacle de toute part à la pensée. Il fait peser sur la presse politique, outre le cautionnement ordinaire, un cautionnement d’un nouveau genre, le cautionnement éventuel, le cautionnement discrétionnaire, le cautionnement de bon plaisir (rires et bravos), lequel, à la fantaisie du ministère public, pourra brusquement s’élever à des sommes monstrueuses, exigibles dans les trois jours. Au rebours de toutes les règles du droit criminel, qui présume toujours l’innocence, ce projet présume la culpabilité, et il condamne d’avance à la ruine un journal qui n’est pas encore jugé. Au moment où la feuille incriminée franchit le passage de la chambre d’accusation à la salle des assises, le cautionnement éventuel est là comme une sorte de muet aposté qui l’étrangle entre les deux portes. (Sensation profonde.) Puis, quand le journal est mort, il le jette aux jurés, et leur dit : Jugez-le ! (Très bien !)

Ce projet favorise une presse aux dépens de l’autre, et met cyniquement deux poids et deux mesures dans la main de la loi.

En dehors de la politique, ce projet fait ce qu’il peut pour diminuer la gloire et la lumière de la France. Il ajoute des impossibilités matérielles, des impossibilités d’argent, aux difficultés innombrables déjà qui gênent en France la production et l’avènement des talents. Si Pascal, si La Fontaine, si Montesquieu, si Voltaire, si Diderot, si Jean-Jacques, sont vivants, il les assujettit au timbre. Il n’est pas une page illustre qu’il ne fasse salir par le timbre. Messieurs, ce projet, quelle honte ! pose la griffe malpropre du fisc sur la littérature ! sur les beaux livres ! sur les chefs-d’œuvre ! Ah ! ces beaux livres, au siècle dernier, le bourreau les brûlait, mais il ne les tachait pas. Ce n’était plus que de la cendre ; mais cette cendre immortelle, le vent venait la chercher sur les marches du palais de justice, et il l’emportait, et il la jetait dans toutes les âmes, comme une semence de vie et de liberté ! (Mouvement prolongé.)

Désormais les livres ne seront plus brûlés, mais marqués. Passons.

Sous peine d’amendes folles, d’amendes dont le chiffre, calculé par le Journal des Débats lui-même, peut varier de 2 500 000 francs à 10 millions pour une seule contravention (violentes dénégations au banc de la commission et au banc des ministres) ; je vous répète que ce sont les calculs mêmes du Journal des Débats, que vous pouvez les retrouver dans la pétition des libraires, et que ces calculs, les voici. (L’orateur montre un papier qu’il tient à la main.) Cela n’est pas croyable, mais cela est ! — Sous la menace de ces amendes extravagantes (nouvelles dénégations au banc de la commission : — Vous calomniez la loi), ce projet condamne au timbre toute édition publiée par livraisons, quelle qu’elle soit, de quelque ouvrage que ce soit, de quelque auteur que ce soit, mort ou vivant ; en d’autres termes, il tue la librairie. Entendons-nous, ce n’est que la librairie française qu’il tue, car, du contrecoup, il enrichit la librairie belge. Il met sur le pavé notre imprimerie, notre librairie, notre fonderie, notre papeterie, il détruit nos ateliers, nos manufactures, nos usines ; mais il fait les affaires de la contre-façon ; il ôte à nos ouvriers leur pain et il le jette aux ouvriers étrangers. (Sensation profonde.)

Je continue.

Ce projet, tout empreint de certaines rancunes, timbre toutes les pièces de théâtre sans exception, Corneille aussi bien que Molière. Il se venge du Tartuffe sur Polyeucte. (Rires et applaudissements.)

Oui, remarquez-le bien, j’y insiste, il n’est pas moins hostile à la production littéraire qu’à la polémique politique, et c’est là ce qui lui donne son cachet de loi cléricale. Il poursuit le théâtre autant que le journal, et il voudrait briser dans la main de Beaumarchais le miroir où Basile s’est reconnu. (Bravos à gauche.)

Je poursuis.

Il n’est pas moins maladroit que malfaisant. Il supprime d’un coup, à Paris seulement, environ trois cents recueils spéciaux, inoffensifs et utiles, qui poussaient les esprits vers les études sereines et calmantes. (C’est vrai ! c’est vrai !)

Enfin, ce qui complète et couronne tous ces actes de lèse-civilisation, il rend impossible cette presse populaire des petits livres, qui est le pain à bon marché des intelligences. (Bravo ! à gauche. — À droite : Plus de petits livres ! tant mieux ! tant mieux !)

En revanche, il crée un privilège de circulation au profit de cette misérable coterie ultramontaine à laquelle est livrée désormais l’instruction publique. (Oui ! oui !) Montesquieu sera entravé, mais le père Loriquet sera libre.

Messieurs, la haine pour l’intelligence, c’est là le fond de ce projet. Il se crispe, comme une main d’enfant en colère, sur quoi ? Sur la pensée du publiciste, sur la pensée du philosophe, sur la pensée du poëte, sur le génie de la France. (Bravo ! bravo !)

Ainsi, la pensée et la presse opprimées sous toutes les formes, le journal traqué, le livre persécuté, le théâtre suspect, la littérature suspecte, les talents suspects, la plume brisée entre les doigts de l’écrivain, la librairie tuée, dix ou douze grandes industries nationales détruites, la France sacrifiée à l’étranger, la contrefaçon belge protégée, le pain ôté aux ouvriers, le livre ôté aux intelligences, le privilège de lire vendu aux riches et retiré aux pauvres (mouvement), l’éteignoir posé sur tous les flambeaux du peuple, les masses arrêtées, chose impie ! dans leur ascension vers la lumière, toute justice violée, le jury destitué et remplacé par les chambres d’accusation, la confiscation rétablie par l’énormité des amendes, la condamnation et l’exécution avant le jugement, voilà ce projet ! (Longue acclamation.)

Je ne le qualifie pas, je le raconte. Si j’avais à le caractériser, je le ferais d’un mot : c’est tout le bûcher possible aujourd’hui. (Mouvement. — Protestations à droite.)

Messieurs, après trente-cinq années d’éducation du pays par la liberté de la presse ; alors qu’il est démontré par l’éclatant exemple des États-Unis, de l’Angleterre et de la Belgique, que la presse libre est tout à la fois le plus évident symptôme et l’élément le plus certain de la paix publique ; après trente-cinq années, dis-je, de possession de la liberté de la presse ; après trois siècles de toute-puissance intellectuelle et littéraire, c’est là que nous en sommes ! Les expressions me manquent, toutes les inventions de la restauration sont dépassées ; en présence d’un projet pareil, les lois de censure sont de la clémence, la loi de justice et d’amour est un bienfait, je demande qu’on élève une statue à M. de Peyronnet ! (Rires et bravos à gauche. — Murmures à droite.)

Ne vous méprenez pas ! ceci n’est pas une injure, c’est un hommage. M. de Peyronnet a été laissé en arrière de bien loin par ceux qui ont signé sa condamnation, de même que M. Guizot a été bien dépassé par ceux qui l’ont mis en accusation. (Oui, c’est vrai ! à gauche.) M. de Peyronnet, dans cette enceinte, je lui rends cette justice, et je n’en doute pas, voterait contre cette loi avec indignation, et, quant à M. Guizot, dont le grand talent honorerait toutes les assemblées, si jamais il fait partie de celle-ci, ce sera lui, je l’espère, qui déposera sur cette tribune l’acte d’accusation de M. Baroche. (Acclamation prolongée.)

Je reprends.

Voilà donc ce projet, messieurs, et vous appelez cela une loi ! Non ! ce n’est pas là une loi ! Non ! et j’en prends à témoin l’honnêteté des consciences qui m’écoutent, ce ne sera jamais là une loi de mon pays ! C’est trop, c’est décidément trop de choses mauvaises et trop de choses funestes ! Non ! non ! cette robe de jésuite jetée sur tant d’iniquités, vous ne nous la ferez pas prendre pour la robe de la loi ! (Bravos.)

Voulez-vous que je vous dise ce que c’est que cela, messieurs ? c’est une protestation de notre gouvernement contre nous-mêmes, protestation qui est dans le cœur de la loi, et que vous avez entendue hier sortir du cœur du ministre ! (Sensation.) Une protestation du ministère et de ses conseillers contre l’esprit de notre siècle et l’instinct de notre pays ; c’est-à-dire une protestation du fait contre l’idée, de ce qui n’est que la matière du gouvernement contre ce qui en est la vie, de ce qui n’est que le pouvoir contre ce qui est la puissance, de ce qui doit passer contre ce qui doit rester ; une protestation de quelques hommes chétifs, qui n’ont pas même à eux la minute qui s’écoule, contre la grande nation et contre l’immense avenir ! (Applaudissements.)

Encore si cette protestation n’était que puérile, mais c’est qu’elle est fatale ! Vous ne vous y associerez pas, messieurs, vous en comprendrez le danger, vous rejetterez cette loi !

Je veux l’espérer, quant à moi. Les clairvoyants de la majorité, — et, le jour où ils voudront se compter sérieusement, ils s’apercevront qu’ils sont les plus nombreux, — les clairvoyants de la majorité finiront par l’emporter sur les aveugles, ils retiendront à temps un pouvoir qui se perd ; et, tôt ou tard, de cette grande assemblée, destinée à se retrouver un jour face à face avec la nation, on verra sortir le vrai gouvernement du pays.

Le vrai gouvernement du pays, ce n’est pas celui qui nous propose de telles lois. (Non ! non ! — À droite : Si ! si !)

Messieurs, dans un siècle comme le nôtre, pour une nation comme la France, après trois révolutions qui ont fait surgir une foule de questions capitales de civilisation dans un ordre inattendu, le vrai gouvernement, le bon gouvernement est celui qui accepte toutes les conditions du développement social, qui observe, étudie, explore, expériqui accueille l’intelligence comme un auxiliaire et non comme une ennemie, qui aide la vérité à sortir de la mêlée des systèmes, qui fait servir toutes les libertés à féconder toutes les forces, qui aborde de bonne foi le problème de l’éducation pour l’enfant et du travail pour l’homme ! Le vrai gouvernement est celui auquel la lumière qui s’accroît ne fait pas mal, et auquel le peuple qui grandit ne fait pas peur ! (Acclamation à gauche.)

Le vrai gouvernement est celui qui met loyalement à l’ordre du jour, pour les approfondir et pour les résoudre sympathiquement, toutes ces questions si pressantes et si graves de crédit, de salaire, de chômage, de circulation, de production et de consommation, de colonisation, de désarmement, de malaise et de bien-être, de richesse et de misère, toutes les promesses de la constitution, la grande question du peuple, en un mot !

Le vrai gouvernement est celui qui organise, et non celui qui comprime ! celui qui se met à la tête de toutes les idées, et non celui qui se met à la suite de toutes les rancunes ! Le vrai gouvernement de la France au dix-neuvième siècle, non, ce n’est pas, ce ne sera jamais celui qui va en arrière ! (Sensation.)

Messieurs, en des temps comme ceux-ci, prenez garde aux pas en arrière !

On vous parle beaucoup de l’abîme, de l’abîme qui est là, béant, ouvert, terrible, de l’abîme où la société peut tomber.

Messieurs, il y a un abîme, en effet ; seulement il n’est pas devant vous, il est derrière vous.

Vous n’y marchez pas, vous y reculez. (Applaudissements à gauche.)

L’avenir où une réaction insensée nous conduit est assez prochain et assez visible pour qu’on puisse en indiquer dès à présent les redoutables linéaments. Écoutez ! il est temps encore de s’arrêter. En 1829, on pouvait éviter 1830. En 1847, on pouvait éviter 1848. Il suffisait d’écouter ceux qui disaient aux deux monarchies entraînées : Voilà le gouffre !

Messieurs, j’ai le droit de parler ainsi. Dans mon obscurité, j’ai été de ceux qui ont fait ce qu’ils ont pu, j’ai été de ceux qui ont averti les deux monarchies, qui l’ont fait loyalement, qui l’ont fait inutilement, mais qui l’ont fait avec le plus ardent et le plus sincère désir de les sauver. (Clameurs et dénégations à droite.)

Vous le niez ! Eh bien ! je vais vous citer une date. Lisez mon discours du 12 juin 1847 à la chambre des pairs ; M. de Montebello, lui, doit s’en souvenir.

(M. de Montebello baisse la tête et garde le silence. Le calme se rétablit.)

C’est la troisième fois que j’avertis ; sera-ce la troisième fois que j’échouerai ? Hélas ! je le crains.

Hommes qui nous gouvernez, ministres ! — et en parlant ainsi je m’adresse non-seulement aux ministres publics que je vois là sur ce banc, mais aux ministres anonymes, car en ce moment il y a deux sortes de gouvernants, ceux qui se montrent et ceux qui se cachent (rires et bravos), et nous savons tous que M. le président de la république est un Numa qui a dix-sept Égéries (explosion de rires)[2], — ministres ! ce que vous faites, le savez-vous ? Où vous allez, le voyez-vous ? Non !

Je vais vous le dire.

Ces lois que vous nous demandez, ces lois que vous arrachez à la majorité, avant trois mois, vous vous apercevrez d’une chose, c’est qu’elles sont inefficaces, que dis-je inefficaces ? aggravantes pour la situation.

La première élection que vous tenterez, la première épreuve que vous ferez de votre suffrage remanié, tournera, on peut vous le prédire, et de quelque façon que vous vous y preniez, à la confusion de la réaction. Voilà pour la question électorale.

Quant à la presse, quelques journaux ruinés ou morts enrichiront de leurs dépouilles ceux qui survivront. Vous trouvez les journaux trop irrités et trop forts. Admirable effet de votre loi ! dans trois mois, vous aurez doublé leur force. Il est vrai que vous aurez doublé aussi leur colère. (Oui ! oui ! — Profonde sensation.) Ô hommes d’état ! (On rit.)

Voilà pour les journaux.

Quant au droit de réunion, fort bien ! les assemblées populaires seront résorbées par les sociétés secrètes. Vous ferez rentrer ce qui veut sortir. Répercussion inévitable. Au lieu de la salle Martel et de la salle Valentino, où vous êtes présents dans la personne de votre commissaire de police, au lieu de ces réunions en plein air où tout s’évapore, vous aurez partout de mystérieux foyers de propagande où tout s’aigrira, où ce qui n’était qu’une idée deviendra une passion, où ce qui n’était que de la colère deviendra de la haine.

Voilà pour le droit de réunion.

Ainsi, vous vous serez frappés avec vos propres lois, vous vous serez blessés avec vos propres armes !

Les principes se dresseront de toutes parts contre vous ; persécutés, ce qui les fera forts ; indignés, ce qui les fera terribles ! (Mouvement.)

Vous direz : Le péril s’aggrave.

Vous direz : Nous avons frappé le suffrage universel, cela n’a rien fait. Nous avons frappé le droit de réunion, cela n’a rien fait. Nous avons frappé la liberté de la presse, cela n’a rien fait. Il faut extirper le mal dans sa racine.

Et alors, poussés irrésistiblement, comme de malheureux hommes possédés, subjugués, traînés par la plus implacable de toutes les logiques, la logique des fautes qu’on a faites (Bravo !), sous la pression de cette voix fatale qui vous criera : Marchez ! marchez toujours ! — que ferez-vous ?

Je m’arrête. Je suis de ceux qui avertissent, mais je m’impose silence quand l’avertissement peut sembler une injure. Je ne parle en ce moment que par devoir et avec affliction. Je ne veux pas sonder un avenir qui n’est peut-être que trop prochain. (Sensation.) Je ne veux pas presser douloureusement et jusqu’à l’épuisement des conjectures les conséquences de toutes vos fautes commencées. Je m’arrête. Mais je dis que c’est une épouvante pour les bons citoyens de voir le gouvernement s’engager sur une pente connue au bas de laquelle il y a le précipice.

Je dis qu’on a déjà vu plus d’un gouvernement descendre cette pente, mais qu’on n’en a vu aucun la remonter. Je dis que nous en avons assez, nous qui ne sommes pas le gouvernement, qui ne sommes que la nation, des imprudences, des provocations, des réactions, des maladresses qu’on fait par excès d’habileté et des folies qu’on fait par excès de sagesse ! Nous en avons assez des gens qui nous perdent sous prétexte qu’ils sont des sauveurs ! Je dis que nous ne voulons plus de révolutions nouvelles. Je dis que, de même que tout le monde a tout à gagner au progrès, personne n’a plus rien à gagner aux révolutions. (Vive et profonde adhésion.)

Ah ! il faut que ceci soit clair pour tous les esprits ! il est temps d’en finir avec ces éternelles déclamations qui servent de prétexte à toutes les entreprises contre nos droits, contre le suffrage universel, contre la liberté de la presse, et même, témoin certaines applications du règlement, contre la liberté de la tribune. Quant à moi, je ne me lasserai jamais de le répéter, et j’en saisirai toutes les occasions, dans l’état où est aujourd’hui la question politique, s’il y a des révolutionnaires dans l’assemblée, ce n’est pas de ce côté. (L’orateur montre la gauche.)

Il est des vérités sur lesquelles il faut toujours insister et qu’on ne saurait remettre trop souvent sous les yeux du pays ; à l’heure où nous sommes, les anarchistes, ce sont les absolutistes ; les révolutionnaires, ce sont les réactionnaires ! (Oui ! oui ! à gauche. — Une inexprimable agitation règne dans l’assemblée.)

Quant à nos adversaires jésuites, quant à ces zélateurs de l’inquisition, quant à ces terroristes de l’église (applaudissements), qui ont pour tout argument d’objecter 93 aux hommes de 1850, voici ce que j’ai à leur dire :

Cessez de nous jeter à la tête la terreur et ces temps où l’on disait : Divin cœur de Marat ! divin cœur de Jésus ! Nous ne confondons pas plus Jésus avec Marat que nous ne le confondons avec vous ! Nous ne confondons pas plus la Liberté avec la Terreur que nous ne confondons le christianisme avec la société de Loyola ; que nous ne confondons la croix du Dieu-agneau et du Dieu-colombe avec la sinistre bannière de saint Dominique ; que nous ne confondons le divin supplicié du Golgotha avec les bourreaux des Cévennes et de la Saint-Barthélemy, avec les dresseurs de gibets de la Hongrie, de la Sicile et de la Lombardie (agitation) ; que nous ne confondons la religion, notre religion de paix et d’amour, avec cette abominable secte, partout déguisée et partout dévoilée, qui, après avoir prêché le meurtre des rois, prêche l’oppression des nations (Bravo ! bravo !) ; qui assortit ses infamies aux époques qu’elle traverse, faisant aujourd’hui par la calomnie ce qu’elle ne peut plus faire par le bûcher, assassinant les renommées parce qu’elle ne peut brûler les hommes, diffamant le siècle parce qu’elle ne peut plus décimer le peuple, odieuse école de despotisme, de sacrilège et d’hypocrisie, qui dit béatement des choses horribles, qui mêle des maximes de mort à l’évangile et qui empoisonne le bénitier ! (Mouvement prolongé. — Une voix à droite : Envoyez l’orateur à Bicêtre !)

Messieurs, réfléchissez dans votre patriotisme, réfléchissez dans votre raison. Je m’adresse en ce moment à cette majorité vraie, qui s’est plus d’une fois fait jour sous la fausse majorité, à cette majorité qui n’a pas voulu de la citadelle ni de la rétroactivité dans la loi de déportation, à cette majorité qui vient de mettre à néant la loi des maires. C’est à cette majorité qui peut sauver le pays que je parle. Je ne cherche pas à convaincre ici ces théoriciens du pouvoir qui l’exagèrent, et qui, en l’exagérant, le compromettent, qui font de la provocation en artistes, pour avoir le plaisir de faire ensuite de la compression (rires et bravos) ; et qui, parce qu’ils ont arraché quelques peupliers du pavé de Paris, s’imaginent être de force à déraciner la presse du cœur du peuple ! (Bravo ! bravo !)

Je ne cherche pas à convaincre ces hommes d’état du passé, infiltrés depuis trente ans de tous les vieux virus de la politique, ni ces personnages fervents qui excommunient la presse en masse, qui ne daignent même pas distinguer la bonne de la mauvaise, et qui affirment que le meilleur des journaux ne vaut pas le pire des prédicateurs. (Rires.)

Non, je me détourne de ces esprits extrêmes et fermés. C’est vous que j’adjure, vous législateurs nés du suffrage universel, et qui, malgré la funeste loi récemment votée, sentez la majesté de votre origine, et je vous conjure de reconnaître et de proclamer par un vote solennel, par un vote qui sera un arrêt, la puissance et la sainteté de la pensée. Dans cette tentative contre la presse, tout le péril est pour la société. (Oui ! oui !) Quel coup prétend-on porter aux idées avec une telle loi, et que leur veut-on ? Les comprimer ? Elles sont incompressibles. Les circonscrire ? Elles sont infinies. Les étouffer ? Elles sont immortelles. (Longue sensation.) Oui ! elles sont immortelles ! Un orateur de ce côté l’a nié un jour, vous vous en souvenez, dans un discours où il me répondait ; il s’est écrié que ce n’étaient pas les idées qui étaient immortelles, que c’étaient les dogmes, parce que les idées sont humaines, disait-il, et que les dogmes sont divins. Ah ! les idées aussi sont divines ! et, n’en déplaise à l’orateur clérical…. (Violente interruption à droite. — M. deMontalembert s’agite.)

À droite. — À l’ordre ! c’est intolérable. (Cris.)

M. le président. — Est-ce que vous prétendez que M. de Montalembert n’est pas représentant au même titre que vous ? (Bruit.) Les personnalités sont défendues.

Une voix déjà gauche. — M. le président s’est réveillé.

M. Charras. — Il ne dort que lorsqu’on attaque la révolution.

Une voix déjà gauche. — Vous laissez insulter la république !

M. le président. — La république ne souffre pas et ne se plaint pas.

M. Victor Hugo. — Je n’ai pas supposé un instant, messieurs, que cette qualification pût sembler une injure à l’honorable orateur auquel je l’adressais. Si elle lui semble une injure, je m’empresse de la retirer.

M. le président. — Elle m’a paru inconvenante.

(M. de Montalembert se lève pour répondre.)

Voix à droite. — Parlez ! parlez !

À gauche. — Ne vous laissez pas interrompre, monsieur Victor Hugo !

M. le président. — Monsieur de Montalembert, laissez achever le discours ; n’interrompez pas. Vous parlerez après.

Voix à droite. — Parlez ! parlez !

Voix à gauche. — Non ! non !

M. le président, à M. Victor Hugo. — Consentez-vous à laisser parler M. de Montalembert ?

M. Victor Hugo. — J’y consens.

M. le président. — M. Victor Hugo y consent.

M. Charras, et autres membres. — À la tribune !

M. le président. — Il est en face de vous !

M. de Montalembert, de sa place. — J’accepte pour moi, monsieur le président, ce que vous disiez tout à l’heure de la république. À travers tout ce discours, dirigé surtout contre moi, je ne souffre de rien et ne me plains de rien. (Approbation à droite. — Réclamations à gauche)

M. Victor Hugo. — L’honorable M. de Montalembert se trompe quand il suppose que c’est à lui que s’adresse ce discours. Ce n’est pas à lui personnellement que je m’adresse ; mais, je n’hésite pas à le dire, c’est à son parti ; et quant à son parti, puisqu’il me provoque lui-même à cette explication, il faut bien que je le lui dise…. (Rires bruyants à droite.)

M. Piscatory. — Il n’a pas provoqué.

M. le président. — Il n’a pas provoqué du tout.

M. Victor Hugo. — Vous ne voulez donc pas que je réponde ?…. (À gauche : Non ! ils ne veulent pas ! c’est leur tactique.)

M. Victor Hugo. — Combien avez-vous de poids et de mesures ? Voulez-vous, oui ou non, que je réponde ? (Parlez !) Eh ! bien, alors, écoutez !

Voix diverses à droite. — On ne vous a rien dit, et nous ne voulons pas que vous disiez qu’on vous a provoqué.

À gauche. — Si ! si ! parlez, monsieur Victor Hugo !

M. Victor Hugo. — Non, je n’aperçois pas M. de Montalembert au milieu des dangers de ma patrie, j’aperçois son parti tout au plus ; et, quant à son parti, puisqu’il veut que je le lui dise, il faut bien qu’il sache… (Interruption à droite.)

Quelques voix à droite. — Il ne vous l’a pas demandé.

M. Victor Hugo. — Puisqu’il veut que je le lui dise, il faut bien qu’il sache… (Nouvelle interruptions.)

M. le président. — M. de Montalembert n’a rien demandé, vous n’avez donc rien à répondre !

À gauche. — Les voilà qui reculent maintenant ! ils ont peur que vous ne répondiez. Parlez !

M. Victor Hugo. — Comment ! je consens à être interrompu, et vous ne me laissez pas répondre ? Mais c’est un abus de majorité, et rien de plus.

Que m’a dit M. de Montalembert ? Que c’était contre lui que je parlais. (Interruption à droite)

Eh bien ! je lui réponds, j’ai le droit de lui répondre, et vous, vous avez le devoir de m’écouter.

Voix à droite. — Comment donc !

M. Victor Hugo. — Sans aucun doute, c’est votre devoir. (Marques d’assentiment de tous les côtés.)

J’ai le droit de lui répondre que ce n’est pas à lui que je m’adressais, mais a son parti ; et, quant à son parti, il faut bien qu’il le sache, les temps où il pouvait être un danger public sont passés.

Voix à droite. — Eh bien ! alors, laissez-le tranquille.

M. le président, à l’orateur. — Vous n’êtes plus du tout dans la discussion de la loi.

Un membre à l’extrême gauche. — Le président trouble l’orateur.

M. le président. — Le président fait ce qu’il peut pour ramener l’orateur à la question. (Vives dénégations à gauche.)

M. Victor Hugo. — C’est une oppression ! La majorité m’a invité à répondre ; veut-elle, oui ou non, que je réponde ? (Parlez donc !) Ce serait déjà fait.

Il m’est impossible d’accepter la question posée ainsi. Que j’aie fait un discours contre M. de Montalembert, non. Je veux et je dois expliquer que ce n’est pas contre M. de Montalembert que j’ai parlé, mais contre son parti.

Maintenant, je dois dire, puisque j’y suis provoqué….

À droite. — Non ! non ! — À gauche. — Si ! si !

M. Victor Hugo. — Je dois dire, puisque j’y suis provoqué….

À droite. — Non ! non ! — À gauche. — Si ! si !

M. le président, s’adressant à la droite. — Ça ne finira pas ! Il est évident que c’est vous qui êtes dans ce moment-ci les indisciplinables de l’assemblée. Vous êtes intolérables de ce côté-ci maintenant.

Plusieurs membres à droite. — Non ! non !

M. Victor Hugo, s’adressant à la droite. — Exigez-vous, oui ou non, que je reste sous le coup d’une inculpation de M. de Montalembert ?

À droite. — Il n’a rien dit !

M. Victor Hugo. — Je répète pour la troisième, pour la quatrième fois que je ne veux pas accepter cette situation que M. de Montalembert veut me faire. Si vous voulez m’empêcher, de force, de répondre, il le faudra bien, je subirai la violence et je descendrai de cette tribune ; mais autrement, vous devez me laisser m’expliquer, et ce n’est pas une minute de plus ou de moins qui importe.

Eh bien ! j’ai dit à M. de Montalembert que ce n’était pas à lui que je m’adressais, mais à son parti. Et quant à ce parti…. (Nouvelle interruption à droite.) Vous tairez-vous ?

(Le silence se rétablit. L’orateur reprend :)

Et quant au parti jésuite, puisque je suis provoqué à m’expliquer sur son compte (bruit à droite) ; quant à ce parti qui, à l’insu même de la réaction, est aujourd’hui l’âme de la réaction ; à ce parti aux yeux duquel la pensée est une contravention, la lecture un délit, l’écriture un crime, l’imprimerie un attentat (bruit) ! quant à ce parti qui ne comprend rien à ce siècle, dont il n’est pas ; qui appelle aujourd’hui la fiscalité sur notre presse, la censure sur nos théâtres, l’anathème sur nos livres, la réprobation sur nos idées, la répression sur nos progrès, et qui, en d’autres temps, eût appelé la proscription sur nos têtes (C’est cela ! bravo !), à ce parti d’absolutisme, d’immobilité, d’imbécillité, de silence, de ténèbres, d’abrutissement monacal ; à ce parti qui rêve pour la France, non l’avenir de la France, mais, le passé de l’Espagne ; il a beau rappeler complaisamment ses titres historiques à l’exécration des hommes ; il a beau remettre à neuf ses vieilles doctrines rouillées de sang humain ; il a beau être parfaitement capable de tous les guet-apens sur tout ce qui est la justice et le droit ; il a beau être le parti qui a toujours fait les besognes souterraines et qui a toujours accepté dans tous les temps et sur tous les échafauds la fonction de bourreau masqué ; il a beau se glisser traîtreusement dans notre gouvernement, dans notre diplomatie, dans nos écoles, dans notre urne électorale, dans nos lois, dans toutes nos lois, et en particulier dans celle qui nous occupe ; il a beau être tout cela et faire tout cela, qu’il le sache bien, et je m’étonne d’avoir pu moi-même croire un moment le contraire, oui, qu’il le sache bien, les temps où il pouvait être un danger public sont passés ! (Oui ! oui !).

Oui, énervé comme il l’est, réduit à la ressource des petits hommes et à la misère des petits moyens, obligé d’user pour nous attaquer de cette liberté de la presse qu’il voudrait tuer, et qui le tue (applaudissements) ! hérétique lui-même dans les moyens qu’il emploie, condamné à s’appuyer, dans la politique, sur des voltairiens qui le raillent, et dans la banque sur des juifs qu’il brûlerait de si bon cœur (explosion de rire et d’applaudissements) ! balbutiant en plein dix-neuvième siècle son infâme éloge de l’inquisition, au milieu des haussements d’épaules et des éclats de rire, le parti jésuite ne peut plus être parmi nous qu’un objet d’étonnement, un accident, un phénomène, une curiosité (rires), un miracle, si c’est là le mot qui lui plaît (rire universel), quelque chose d’étrange et de hideux comme une orfraie qui volerait en plein midi (vive sensation), rien de plus. Il fait horreur, soit ; mais il ne fait pas peur ! Qu’il sache cela, et qu’il soit modeste ! Non, il ne fait pas peur ! Non, nous ne le craignons pas ! Non, le parti jésuite n’égorgera pas la liberté, il fait trop grand jour pour cela. (Longs applaudissements.)

Ce que nous craignons, ce dont nous tremblons, ce qui nous fait peur, c’est le jeu redoutable que joue le gouvernement, qui n’a pas les mêmes intérêts que ce parti et qui le sert, et qui emploie contre les tendances de la société toutes les forces de la société.

Messieurs, au moment de voter sur ce projet insensé, considérez ceci.

Tout, aujourd’hui, les arts, les sciences, les lettres, la philosophie, la politique, les royaumes qui se font républiques, les nations qui tendent à se changer en familles, les hommes d’instinct, les hommes de foi, les hommes de génie, les masses, tout aujourd’hui va dans le même sens, au même but, par la même route, avec une vitesse sans cesse accrue, avec une sorte d’harmonie terrible qui révèle l’impulsion directe de Dieu. (Sensation.)

Le mouvement au dix-neuvième siècle, dans ce grand dix-neuvième siècle, n’est pas seulement le mouvement d’un peuple, c’est le mouvement de tous les peuples. La France va devant, et les nations la suivent. La providence nous dit : Allez ! et sait où nous allons.

Nous passons du vieux monde au monde nouveau. Ah ! nos gouvernants, ah ! ceux qui rêvent d’arrêter l’humanité dans sa marche et de barrer le chemin à la civilisation, ont-ils bien réfléchi à ce qu’ils font ? Se sont-ils rendu compte de la catastrophe qu’ils peuvent amener, de l’effroyable Fampoux[3] social qu’ils préparent, quand, au milieu du plus prodigieux mouvement d’idées qui ait encore emporté le genre humain, au moment où l’immense et majestueux convoi passe à toute vapeur, ils viennent furtivement, chétivement, misérablement mettre de pareilles lois dans les roues de la presse, cette formidable locomotive de la pensée universelle ! (Profonde émotion.)

Messieurs, croyez-moi, ne nous donnez pas le spectacle de la lutte des lois contre les idées. (Bravo ! à gauche. — Une voix à droite : Et ce discours coûtera 25 francs à la France !)

Et, à ce propos, comme il faut que vous connaissiez pleinement quelle est la force à laquelle s’attaque et se heurte le projet de loi, comme il faut que vous puissiez juger des chances de succès que peut avoir, dans ses entreprises contre la liberté, le parti de la peur, — car il y a en France et en Europe un parti de la peur (sensation), c’est lui qui inspire la politique de compression, et, quant à moi, je ne demande pas mieux que de n’avoir pas à le confondre avec le parti de l’ordre, — comme il faut que vous sachiez où l’on vous mène, à quel duel impossible on vous entraîne, et contre quel adversaire, permettez-moi un dernier mot.

Messieurs, dans la crise que nous traversons, crise salutaire, après tout, et qui se dénouera bien, c’est ma conviction, on s’écrie de tous les côtés : Le désordre moral est immense, le péril social est imminent.

On cherche autour de soi avec anxiété, on se regarde, et l’on se demande :

Qui est-ce qui fait tout ce ravage ? Qui est-ce qui fait tout le mal ? quel est le coupable ? qui faut-il punir ? qui faut-il frapper ?

Le parti de la peur, en Europe, dit : C’est la France. En France, il dit : C’est Paris. À Paris, il dit : C’est la presse. L’homme froid qui observe et qui pense dit : Le coupable, ce n’est pas la presse, ce n’est pas Paris, ce n’est pas la France ; le coupable, c’est l’esprit humain ! (Mouvement.)

C’est l’esprit humain. L’esprit humain qui a fait les nations ce qu’elles sont ; qui, depuis l’origine des choses, scrute, examine, discute, débat, doute, contredit, approfondit, affirme et poursuit sans relâche la solution du problème éternellement posé à la créature par le créateur. C’est l’esprit humain qui, sans cesse persécuté, combattu, comprimé, refoulé, ne disparaît que pour reparaître, et, passant d’une besogne à l’autre, prend successivement de siècle en siècle la figure de tous les grands agitateurs ! C’est l’esprit humain qui s’est nommé Jean Huss, et qui n’est pas mort sur le bûcher de Constance (Bravo !) ; qui s’est nommé Luther, et qui a ébranlé l’orthodoxie ; qui s’est nommé Voltaire, et qui a ébranlé la foi ; qui s’est nommé Mirabeau, et qui a ébranlé la royauté ! (Longue sensation.) C’est l’esprit humain qui, depuis que l’histoire existe, a transformé les sociétés et les gouvernements selon une loi de plus en plus acceptable par la raison, qui a été la théocratie, l’aristocratie, la monarchie, et qui est aujourd’hui la démocratie. (Applaudissements.) C’est l’esprit humain qui a été Babylone, Tyr, Jérusalem, Athènes, Rome, et qui est aujourd’hui Paris ; qui a été tour à tour, et quelquefois tout ensemble, erreur, illusion, hérésie, schisme, protestation, vérité ; c’est l’esprit humain qui est le grand pasteur des générations, et qui, en somme, a toujours marché vers le juste, le beau et le vrai, éclairant les multitudes, agrandissant les âmes, dressant de plus en plus la tête du peuple vers le droit et la tête de l’homme vers Dieu. (Explosion de bravos.)

Eh bien ! je m’adresse au parti de la peur, non dans cette chambre, mais partout où il est en Europe, et je lui dis : Regardez bien ce que vous voulez faire ; réfléchissez à l’œuvre que vous entreprenez, et, avant de la tenter, mesurez-la. Je suppose que vous réussissiez. Quand vous aurez détruit la presse, il vous restera quelque chose à détruire, Paris. Quand vous aurez détruit Paris, il vous restera quelque chose à détruire, la France. Quand vous aurez détruit la France, il vous restera quelque chose à tuer, l’esprit humain. (Mouvement prolongé.)

Oui, je le dis, que le grand parti européen de la peur mesure l’immensité de la tâche que, dans son héroïsme, il veut se donner. (Rires et bravos.) Il aurait anéanti la presse jusqu’au dernier journal, Paris jusqu’au dernier pavé, la France jusqu’au dernier hameau, il n’aurait rien fait. (Mouvement.) Il lui resterait encore à détruire quelque chose qui est toujours debout, au-dessus des générations et en quelque sorte entre l’homme et Dieu, quelque chose qui a écrit tous les livres, inventé tous les arts, découvert tous les mondes, fondé toutes les civilisations ; quelque chose qui reprend toujours, sous la forme révolution, ce qu’on lui refuse sous la forme progrès ; quelque chose qui est insaisissable comme la lumière et inaccessible comme le soleil, et qui s’appelle l’esprit humain ! (Acclamations prolongées.)

(Un grand nombre de membres de la gauche quittent leurs places et viennent féliciter l’orateur. La séance est suspendue.)

  1. Depuis le 24 février 1848, les journaux étaient affranchis de l’impôt du timbre.

    Dans l’espoir de tuer, sous une loi d’impôt, la presse républicaine, M. Louis Bonaparte fit présenter à l’assemblée une loi fiscale, qui rétablissait le timbre sur les feuilles périodiques.

    Une entente cordiale, scellée par la loi du 31 mai, régnait alors entre le président de la république et la majorité de la législative. La commission nommée par la droite donna un assentiment complet à la loi proposée.

    Sous l’apparence d’une simple disposition fiscale, le projet soulevait la grande question de la liberté de la presse.

    C’est l’époque où M. Rouher disait : la catastrophe de Février.

    (Note de l’éditeur.)
  2. La commission qui proposait la loi, de connivence avec le président, se composait de dix-sept membres.
  3. On se rappelle la catastrophe de chemin de fer à Fampoux.