Discours à l’Assemblée législative 1849-1851 L'EXPÉDITION DE ROME




Assemblée Législative 1849-1851
J Hetzel (Volume 2p. 15-28).

II

L’EXPÉDITION DE ROME[1]

13 octobre 1849

M. Victor Hugo. (Profond silence.) — Messieurs, j’entre tout de suite dans la question.

Une parole de M. le ministre des affaires étrangères qui interprétait hier, en dehors de la réalité, selon moi, le vote de l’assemblée constituante, m’impose le devoir, à moi qui ai voté l’expédition romaine, de rétablir d’abord les faits. Aucune ombre ne doit être laissée par nous, volontairement du moins, sur ce vote qui a entraîné et qui entraînera encore tant d’événements. Il importe d’ailleurs, dans une affaire aussi grave, et je pense en cela comme l’honorable rapporteur de la commission, de bien préciser le point d’où nous sommes partis, pour faire mieux juger le point où nous sommes arrivés.

Messieurs, après la bataille de Novare, le projet de l’expédition de Rome fut apporté à l’assemblée constituante. M. le général de Lamoricière monta à cette tribune, et nous dit : L’Italie vient de perdre sa bataille de Waterloo, — je cite ici en substance des paroles que tous vous pouvez retrouver dans le Moniteur, — l’Italie vient de perdre sa bataille de Waterloo, l’Autriche est maîtresse de l’Italie, maîtresse de la situation ; l’Autriche va marcher sur Rome comme elle a marché sur Milan, elle va faire à Rome ce qu’elle a fait à Milan, ce qu’elle a fait partout, proscrire, emprisonner, fusiller, exécuter. Voulez-vous que la France assiste les bras croisés à ce spectacle ? Si vous ne le voulez pas, devancez l’Autriche, allez à Rome. — M. le président du conseil s’écria : La France doit aller à Rome pour y sauvegarder la liberté et l’humanité. — M. le général de Lamoricière ajouta : Si nous ne pouvons y sauver la république, sauvons-y du moins la liberté. — L’expédition romaine fut votée.

L’assemblée constituante n’hésita pas, messieurs. Elle vota l’expédition de Rome dans ce but d’humanité et de liberté que lui montrait M. le président du conseil ; elle vota l’expédition romaine afin de faire contre-poids à la bataille de Novare ; elle vota l’expédition romaine afin de mettre l’épée de la France là où allait tomber le sabre de l’Autriche (mouvement) ; elle vota l’expédition romaine… — j’insiste sur ce point, pas une autre explication ne fut donnée, pas un mot de plus ne fut dit ; s’il y eut des votes avec restriction mentale, je les ignore (on rit) ; —… l’assemblée constituante vota, nous votâmes l’expédition romaine, afin qu’il ne fût pas dit que la France était absente, quand, d’une part, l’intérêt de l’humanité, et, d’autre part, l’intérêt de sa grandeur l’appelaient, afin d’abriter en un mot contre l’Autriche Rome et les hommes engagés dans la république romaine, contre l’Autriche qui, dans cette guerre qu’elle fait aux révolutions, a l’habitude de déshonorer toutes ses victoires, si cela peut s’appeler des victoires, par d’inqualifiables indignités ! (Longs applaudissements à gauche. Violents murmures à droite. — L’orateur, se tournant vers la droite).

Vous murmurez ! Cette expression trop faible, vous la trouvez trop forte ! Ah ! de telles interruptions me font sortir du cœur l’indignation que j’y refoulais ! Comment ! la tribune anglaise a flétri ces indignités aux applaudissements de tous les partis, et la tribune de France serait moins libre que la tribune d’Angleterre ! (Écoutez ! écoutez !) Eh bien ! je le déclare, et je voudrais que ma parole, en ce moment, empruntât à cette tribune un retentissement européen, les exactions, les extorsions d’argent, les spoliations, les fusillades, les exécutions en masse, la potence dressée pour des hommes héroïques, la bastonnade donnée à des femmes, toutes ces infamies mettent le gouvernement autrichien au pilori de l’Europe ! (Tonnerre d’applaudissements.)

Quant à moi, soldat obscur, mais dévoué, de l’ordre et de la civilisation, je repousse de toutes les forces de mon cœur indigné ces sauvages auxiliaires, ces Radetzki et ces Haynau (mouvement), qui prétendent, eux aussi, servir cette sainte cause, et qui font à la civilisation cette abominable injure de la défendre par les moyens de la barbarie ! (Nouvelles acclamations.)

Je viens de vous rappeler, messieurs, dans quel sens l’expédition de Rome fut votée. Je le répète, c’est un devoir que j’ai rempli. L’assemblée constituante n’existe plus, elle n’est plus là pour se défendre ; son vote est, pour ainsi dire, entre vos mains, à votre discrétion ; vous pouvez attacher à ce vote telles conséquences qu’il vous plaira. Mais s’il arrivait, ce qu’à Dieu ne plaise, que ces conséquences fussent décidément fatales à l’honneur de mon pays, j’aurais du moins rétabli, autant qu’il était en moi, l’intention purement humaine et libérale de l’assemblée constituante, et la pensée de l’expédition protestera contre le résultat de l’expédition. (Bravos.)

Maintenant, comment l’expédition a dévié de son but, vous le savez tous ; je n’y insiste pas, je traverse rapidement des faits accomplis que je déplore, et j’arrive à la situation.

La situation, la voici :

Le 2 juillet, l’armée est entrée dans Rome. Le pape a été restauré purement et simplement ; il faut bien que je le dise. (Mouvement.) Le gouvernement clérical, que pour ma part je distingue profondément du gouvernement pontifical tel que les esprits élevés le comprennent, et tel que Pie IX un moment avait semblé le comprendre, le gouvernement clérical a ressaisi Rome. Un triumvirat en a remplacé un autre. Les actes de ce gouvernement clérical, les actes de cette commission des trois cardinaux, vous les connaissez, je ne crois pas devoir les détailler ici ; il me serait difficile de les énumérer sans les caractériser, et je ne veux pas irriter cette discussion. (Rires ironiques à droite.)

Il me suffira de dire que dès ses premiers pas l’autorité cléricale, acharnée aux réactions, animée du plus aveugle, du plus funeste et du plus ingrat esprit, blessa les cœurs généreux et les hommes sages, et alarma tous les amis intelligents du pape et de la papauté. Parmi nous l’opinion s’émut. Chacun des actes de cette autorité fanatique, violente, hostile à nous-mêmes, froissa dans Rome l’armée et en France la nation. On se demanda si c’était pour cela que nous étions allés à Rome, si la France jouait là un rôle digne d’elle, et les regards irrités de l’opinion commencèrent à se tourner vers notre gouvernement. (Sensation.)

C’est en ce moment qu’une lettre parut, lettre écrite par le président de la république à l’un de ses officiers d’ordonnance envoyé par lui à Rome en mission.

M. Desmousseaux de Givré. — Je demande la parole. (On rit.)

M. Victor Hugo. — Je vais, je crois, satisfaire l’honorable M. de Givré. Messieurs, pour dire ma pensée tout entière, j’aurais préféré à cette lettre un acte de gouvernement délibéré en conseil.

M. Desmousseaux de Givré. — Non pas ! non pas ! Ce n’est pas là ma pensée ! (Nouveaux rires prolongés.)

M. Victor Hugo. — Eh bien ! je dis ma pensée et non la vôtre. J’aurais donc préféré à cette lettre un acte du gouvernement. — Quant à la lettre en elle-même, je l’aurais voulue plus mûrie et plus méditée, chaque mot devait y être pesé ; la moindre trace de légèreté dans un acte grave crée un embarras ; mais, telle qu’elle est, cette lettre, je le constate, fut un événement. Pourquoi ? Parce que cette lettre n’était autre chose qu’une traduction de l’opinion, parce qu’elle donnait une issue au sentiment national, parce qu’elle rendait à tout le monde le service de dire très haut ce que chacun pensait, parce qu’enfin cette lettre, même dans sa forme incomplète, contenait toute une politique. (Nouveau mouvement.)

Elle donnait une base aux négociations pendantes ; elle donnait au saint-siége, dans son intérêt, d’utiles conseils et des indications généreuses ; elle demandait les réformes et l’amnistie ; elle traçait au pape, auquel nous avons rendu le service, un peu trop grand peut-être, de le restaurer sans attendre l’acclamation de son peuple… (sensation prolongée) elle traçait au pape le programme sérieux d’un gouvernement de liberté. Je dis gouvernement de liberté, car, moi, je ne sais pas traduire autrement le mot gouvernement libéral. (Rires d’approbation.)

Quelques jours après cette lettre, le gouvernement clérical, ce gouvernement que nous avons rappelé, rétabli, relevé, que nous protégeons et que nous gardons à l’heure qu’il est, qui nous doit d’être en ce moment, le gouvernement clérical publiait sa réponse.

Cette réponse, c’est le Motu proprio, avec l’amnistie pour post-scriptum.

Maintenant, qu’est-ce que c’est que le Motu proprio ? (Profond silence.)

Messieurs, je ne parlerai, en aucun cas, du chef de la chrétienté autrement qu’avec un respect profond ; je n’oublie pas que, dans une autre enceinte, j’ai glorifié son avénement ; je suis de ceux qui ont cru voir en lui, à cette époque, le don le plus magnifique que la providence puisse faire aux nations, un grand homme dans un pape. J’ajoute que maintenant la pitié se joint au respect. Pie IX, aujourd’hui, est plus malheureux que jamais ; dans ma conviction, il est restauré, mais il n’est pas libre. Je ne lui impute pas l’acte inqualifiable émané de sa chancellerie, et c’est ce qui me donne le courage de dire à cette tribune, sur le Motu proprio, toute ma pensée. Je le ferai en deux mots.

L’acte de la chancellerie romaine a deux faces, le côté politique qui règle les questions de liberté, et ce que j’appellerai le côté charitable, le côté chrétien, qui règle la question de clémence. En fait de liberté politique, le saint-siége n’accorde rien. En fait de clémence, il accorde moins encore ; il octroie une proscription en masse. Seulement il a la bonté de donner à cette proscription le nom d’amnistie. (Rires et longs applaudissements.)

Voilà, messieurs, la réponse faite par le gouvernement clérical à la lettre du président de la république.

Un grand évêque a dit, dans un livre fameux, que le pape a ses deux mains toujours ouvertes, et que de l’une découle incessamment sur le monde la liberté, et de l’autre la miséricorde. Vous le voyez, le pape a fermé ses deux mains. (Sensation prolongée.)

Telle est, messieurs, la situation. Elle est toute dans ces deux faits, la lettre du président et le Motu proprio, c’est-à-dire la demande de la France et la réponse du saint-siége.

C’est entre ces deux faits que vous allez prononcer. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise pour atténuer la lettre du président, pour élargir le Motu proprio, un intervalle immense les sépare. L’une dit oui, l’autre dit non. (Bravo ! bravo ! — On rit.) Il est impossible de sortir du dilemme posé par la force des choses, il faut absolument donner tort à quelqu’un. Si vous sanctionnez la lettre, vous réprouvez le Motu proprio ; si vous acceptez le Motu proprio, vous désavouez la lettre. (C’est cela !) Vous avez devant vous, d’un côté, le président de la république réclamant la liberté du peuple romain au nom de la grande nation qui, depuis trois siècles, répand à flots la lumière et la pensée sur le monde civilisé ; vous avez, de l’autre, le cardinal Antonelli refusant au nom du gouvernement clérical. Choisissez !

Selon le choix que vous ferez, je n’hésite pas à le dire, l’opinion de la France se séparera de vous ou vous suivra. (Mouvement.) Quant à moi, je ne puis croire que votre choix soit douteux. Quelle que soit l’attitude du cabinet, quoi que dise le rapport de la commission, quoi que semblent penser quelques membres influents de la majorité, il est bon d’avoir présent à l’esprit que le Motu proprio a paru peu libéral au cabinet autrichien lui-même, et il faut craindre de se montrer plus satisfait que le prince de Schwartzenberg. (Longs éclats de rire.) Vous êtes ici, messieurs, pour résumer et traduire en actes et en lois le haut bon sens de la nation ; vous ne voudrez pas attacher un avenir mauvais à cette grave et obscure question d’Italie ; vous ne voudrez pas que l’expédition de Rome soit, pour le gouvernement actuel, ce que l’expédition d’Espagne a été pour la restauration. (Sensation.)

Ne l’oublions pas, de toutes les humiliations, celles que la France supporte le plus malaisément, ce sont celles qui lui arrivent à travers la gloire de notre armée. (Vive émotion.) Dans tous les cas, je conjure la majorité d’y réfléchir, c’est une occasion décisive pour elle et pour le pays, elle assumera par son vote une haute responsabilité politique.

J’entre plus avant dans la question, messieurs. Réconcilier Rome avec la papauté, faire rentrer, avec l’adhésion populaire, la papauté dans Rome, rendre cette grande âme à ce grand corps, ce doit être là désormais, dans l’état où les faits accomplis ont amené la question, l’œuvre de notre gouvernement, œuvre difficile, sans nul doute, à cause des irritations et des malentendus, mais possible, et utile à la paix du monde. Mais pour cela, il faut que la papauté, de son côté, nous aide et s’aide elle-même. Voilà trop longtemps déjà qu’elle s’isole de la marche de l’esprit humain et de tous les progrès du continent. Il faut qu’elle comprenne son peuple et son siècle…. (Explosion de murmures à droite. — Longue et violente interruption.)

M. Victor Hugo. — Vous murmurez ! vous m’interrompez….

À droite. — Oui ! Nous nions ce que vous dites.

M. Victor Hugo. — Eh bien ! je vais dire ce que je voulais taire ! À vous la faute ! (Frémissement d’attention dans l’assemblée.) Comment ! mais, messieurs, dans Rome, dans cette Rome qui a si longtemps guidé les peuples lumineusement, savez-vous où en est la civilisation ? Pas de législation, ou, pour mieux dire, pour toute législation, je ne sais quel chaos de lois féodales et monacales, qui produisent fatalement la barbarie des juges criminels et la vénalité des juges civils. Pour Rome seulement, quatorze tribunaux d’exception. (Applaudissements. — Parlez ! parlez !) Devant ces tribunaux, aucune garantie d’aucun genre pour qui que ce soit ! les débats sont secrets, la défense orale est interdite. Des juges ecclésiastiques jugent les causes laïques et les personnes laïques. (Mouvement prolongé.)

Je continue.

La haine du progrès en toute chose. Pie VII avait créé une commission de vaccine, Léon XII l’a abolie. Que vous dirai-je ? La confiscation, loi de l’état, le droit d’asile en vigueur, les juifs parqués et enfermés tous les soirs comme au quinzième siècle, une confusion inouïe, le clergé mêlé à tout ! Les curés font des rapports de police. Les comptables des deniers publics, c’est leur règle, ne doivent pas de compte au trésor, mais à Dieu seul. (Longs éclats de rire.) Je continue. (Parlez ! parlez !)

Deux censures pèsent sur la pensée, la censure politique et la censure cléricale ; l’une garrotte l’opinion, l’autre bâillonne la conscience. (Profonde sensation.) On vient de rétablir l’inquisition. Je sais bien qu’on me dira que l’inquisition n’est plus qu’un nom ; mais c’est un nom horrible et je m’en défie, car à l’ombre d’un mauvais nom il ne peut y avoir que de mauvaises choses ! (Explosion d’applaudissements.) Voilà la situation de Rome. Est-ce que ce n’est pas là un état de choses monstrueux ? (Oui ! oui ! oui !)

Messieurs, si vous voulez que la réconciliation si désirable de Rome avec la papauté se fasse, il faut que cet état de choses finisse ; il faut que le pontificat, je le répète, comprenne son peuple, comprenne son siècle ; il faut que l’esprit vivant de l’évangile pénètre et brise la lettre morte de toutes ces institutions devenues barbares. Il faut que la papauté arbore ce double drapeau cher à l’Italie : Sécularisation et nationalité !

Il faut que la papauté, je ne dis pas prépare dès à présent, mais du moins ne se comporte pas de façon à repousser à jamais les hautes destinées qui l’attendent le jour, le jour inévitable, de l’affranchissement et de l’unité de l’Italie. (Explosion de bravos.) Il faut enfin qu’elle se garde de son pire ennemi ; or, son pire ennemi, ce n’est pas l’esprit révolutionnaire, c’est l’esprit clérical. L’esprit révolutionnaire ne peut que la rudoyer, l’esprit clérical peut la tuer. (Rumeurs à droite. — Bravos à gauche.)

Voilà, selon moi, messieurs, dans quel sens le gouvernement français doit influer sur les déterminations du gouvernement romain. Voilà dans quel sens je souhaiterais une éclatante manifestation de l’assemblée, qui, repoussant le Motu proprio et adoptant la lettre du président, donnerait à notre diplomatie un inébranlable point d’appui. Après ce qu’elle a fait pour le saint-siége, la France a quelque droit d’inspirer ses idées. Certes, on aurait à moins le droit de les imposer. (Protestation à droite. — Voix diverses : Imposer vos idées ! Ah ! ah ! essayez !)

Ici l’on m’arrête encore. Imposer vos idées ! me dit-on ; y pensez-vous ? Vous voulez donc contraindre le pape ? Est-ce qu’on peut contraindre le pape ? Comment vous y prendrez-vous pour contraindre le pape ?

Messieurs, si nous voulions contraindre et violenter le pape en effet, l’enfermer au château Saint-Ange ou l’amener à Fontainebleau… (longue interruption, chuchotements)… l’objection serait sérieuse et la difficulté considérable.

Oui, j’en conviens sans nulle hésitation, la contrainte est malaisée vis-à-vis d’un tel adversaire ; la force matérielle échoue et avorte en présence de la puissance spirituelle. Les bataillons ne peuvent rien contre les dogmes ; je dis ceci pour un côté de l’assemblée, et j’ajoute, pour l’autre côté, qu’ils ne peuvent rien non plus contre les idées. (Sensation.) Il y a deux chimères également absurdes, c’est l’oppression d’un pape et la compression d’un peuple. (Nouveau mouvement.)

Certes, je ne veux pas que nous essayions la première de ces chimères ; mais n’y a-t-il pas moyen d’empêcher le pape de tenter la seconde ?

Quoi ! messieurs, le pape livre Rome au bras séculier ! L’homme qui dispose de l’amour et de la foi a recours à la force brutale, comme s’il n’était qu’un malheureux prince temporel ! Lui, l’homme de lumière, il veut replonger son peuple dans la nuit ! Ne pouvez-vous l’avertir ? On pousse le pape dans une voie fatale ; on le conseille aveuglément pour le mal ; ne pouvons-nous le conseiller énergiquement pour le bien ? (C’est vrai !)

Il y a des occasions, et celle-ci en est une, où un grand gouvernement doit parler haut. Sérieusement, est-ce là contraindre le pape ? est-ce là le violenter ? (Non ! non ! à gauche. — Si ! si ! à droite.)

Mais vous-mêmes, vous qui nous faites l’objection, vous n’êtes contents qu’à demi, après tout ; le rapport de la commission en convient, il vous reste beaucoup de choses à demander au saint-père. Les plus satisfaits d’entre vous veulent une amnistie. S’il refuse, comment vous y prendrez-vous ? Exigerez-vous cette amnistie ? l’imposerez-vous, oui ou non ? (Sensation.)

Une voix à droite. — Non ! (Mouvement.)

M. Victor Hugo. — Non ? Alors vous laisserez les gibets se dresser dans Rome, vous présents, à l’ombre du drapeau tricolore ? (Frémissement sur tous les bancs. — À la droite.) Eh bien ! je le dis à votre honneur, vous ne le ferez pas ! Cette parole imprudente, je ne l’accepte pas ; elle n’est pas sortie de vos cœurs. (Violent tumulte à droite.)

La même voix. — Le pape fera ce qu’il voudra, nous ne le contraindrons pas !

M. Victor Hugo. — Eh bien ! alors, nous le contraindrons, nous ! Et s’il refuse l’amnistie, nous la lui imposerons. (Longs applaudissements à gauche.)

Permettez-moi, messieurs, de terminer par une considération qui vous touchera, je l’espère, car elle est puisée uniquement dans l’intérêt français. Indépendamment du soin de notre honneur, indépendamment du bien que nous voulons faire, selon le parti où nous inclinons, soit au peuple romain, soit à la papauté, nous avons un intérêt à Rome, un intérêt sérieux, pressant, sur lequel nous serons tous d’accord, et cet intérêt, le voici : c’est de nous en aller le plus tôt possible. (Dénégations à droite.)

Nous avons un intérêt immense à ce que Rome ne devienne pas pour la France une espèce d’Algérie (Mouvement. — À droite : Bah !), avec tous les inconvénients de l’Algérie sans la compensation d’être une conquête et un empire à nous ; une espèce d’Algérie, dis-je, où nous enverrions indéfiniment nos soldats et nos millions, nos soldats, que nos frontières réclament, nos millions, dont nos misères ont besoin (Bravo ! à gauche. — Murmures à droite), et où nous serions forcés de bivouaquer, jusques à quand ? Dieu le sait ! toujours en éveil, toujours en alerte, et à demi paralysés au milieu des complications européennes. Notre intérêt, je le répète, sitôt que l’Autriche aura quitté Bologne, est de nous en aller de Rome le plus tôt possible. (C’est vrai ! c’est vrai ! à gauche. — Dénégations à droite.)

Eh bien ! pour pouvoir évacuer Rome, quelle est la première condition ? C’est d’être sûrs que nous n’y laissons pas une révolution derrière nous. Qu’y a-t-il donc à faire pour ne pas laisser la révolution derrière nous ? C’est de la terminer pendant que nous y sommes. Or comment termine-t-on une révolution ? Je vous l’ai déjà dit une fois et je vous le répète, c’est en l’acceptant dans ce qu’elle a de vrai, en la satisfaisant dans ce qu’elle a de juste. (Mouvement.)

Notre gouvernement l’a pensé, et je l’en loue, et c’est dans ce sens qu’il a pesé sur le gouvernement du pape. De là la lettre du président. Le saint-siége pense le contraire ; il veut, lui aussi, terminer la révolution, mais par un autre moyen, par la compression, et il a donné le Motu proprio. Or qu’est-il arrivé ? Le Motu proprio et l’amnistie, ces calmants si efficaces, ont soulevé l’indignation du peuple romain ; à l’heure qu’il est, une agitation profonde trouble Rome, et, M. le ministre des affaires étrangères ne me démentira pas, demain, si nous quittions Rome, sitôt la porte refermée derrière le dernier de nos soldats, savez-vous ce qui arriverait ? Une révolution éclaterait, plus terrible que la première, et tout serait à recommencer. (Oui ! oui ! à gauche. — Non ! non ! à droite.)

Voilà, messieurs, la situation que le gouvernement clérical s’est faite et nous a faite.

Vraiment ! est-ce que vous n’avez pas le droit d’intervenir, et d’intervenir énergiquement, encore un coup, dans une situation qui est la vôtre après tout ? Vous voyez que le moyen employé par le saint-siége pour terminer les révolutions est mauvais ; prenez-en un meilleur, prenez le seul bon, je viens de vous l’indiquer. C’est à vous de voir si vous êtes d’humeur et si vous vous sentez de force à avoir hors de chez vous, indéfiniment, un état de siège sur les bras ! C’est à vous de voir s’il vous convient que la France soit au Capitole pour y recevoir la consigne du parti prêtre !

Quant à moi, je ne le veux pas, je ne veux ni de cette humiliation pour nos soldats, ni de cette ruine pour nos finances, ni de cet abaissement pour notre politique. (Sensation.)

Messieurs, deux systèmes sont en présence : le système des concessions sages, qui vous permet de quitter Rome ; le système de compression, qui vous condamne à y rester. Lequel préférez-vous ?

Un dernier mot, messieurs. Songez-y, l’expédition de Rome, irréprochable à son point de départ, je crois l’avoir démontré, peut devenir coupable par le résultat. Vous n’avez qu’une manière de prouver que la constitution n’est pas violée, c’est de maintenir la liberté du peuple romain. (Mouvement prolongé.)

Et, sur ce mot liberté, pas d’équivoque. Nous devons laisser dans Rome, en nous retirant, non pas telle ou telle quantité de franchises municipales, c’est-à-dire ce que presque toutes les villes d’Italie avaient au moyen âge, le beau progrès vraiment ! (On rit. — Bravo !) mais la liberté vraie, la liberté sérieuse, la liberté propre au dix-neuvième siècle, la seule qui puisse être dignement garantie par ceux qui s’appellent le peuple français à ceux qui s’appellent le peuple romain, cette liberté qui grandit les peuples debout et qui relève les peuples tombés, c’est-à-dire la liberté politique. (Sensation.)

Et qu’on ne nous dise pas, en se bornant à des affirmations et sans donner de preuves, que ces transactions libérales, que ce système de concessions sages, que cette liberté fonctionnant en présence du pontificat, souverain dans l’ordre spirituel, limité dans l’ordre temporel, que tout cela n’est pas possible !

Car alors je répondrai : Messieurs, ce qui n’est pas possible, ce n’est pas cela ! ce qui n’est pas possible, je vais vous le dire. Ce qui n’est pas possible, c’est qu’une expédition entreprise, nous disait-on, dans un but d’humanité et de liberté, aboutisse au rétablissement du saint-office ! Ce qui n’est pas possible, c’est que nous n’ayons pas même secoué sur Rome ces idées généreuses et libérales que la France porte partout avec elle dans les plis de son drapeau ! Ce qui n’est pas possible, c’est qu’il ne sorte de notre sang versé ni un droit ni un pardon ! c’est que la France soit allée à Rome, et qu’aux gibets près, ce soit comme si l’Autriche y avait passé ! Ce qui n’est pas possible, c’est d’accepter le Motu proprio et l’amnistie du triumvirat des cardinaux ! c’est de subir cette ingratitude, cet avortement, cet affront ! c’est de laisser souffleter la France par la main qui devait la bénir ! Longs applaudissements.)

Ce qui n’est pas possible, c’est que cette France ait engagé une des choses les plus grandes et les plus sacrées qu’il y ait dans le monde, son drapeau ; c’est qu’elle ait engagé ce qui n’est pas moins grand ni moins sacré, sa responsabilité morale devant les nations ; c’est qu’elle ait prodigué son argent, l’argent du peuple qui souffre ; c’est qu’elle ait versé, je le répète, le glorieux sang de ses soldats ; c’est qu’elle ait fait tout cela pour rien !…. (Sensation inexprimable.) Je me trompe, pour de la honte !

Voilà ce qui n’est pas possible !

(Explosion de bravos et d’applaudissements. L’orateur descend de la tribune et reçoit les félicitations d’une foule de représentants, parmi lesquels on remarque MM. Dupin, Cavaignac et La Rochejaquelein. La séance est suspendue vingt minutes.)

  1. Le triste épisode de l’expédition contre Rome est trop connu pour qu’il soit nécessaire de donner un long sommaire à ce discours. Tout le monde se rappelle que l’assemblée constituante avait voté un crédit de 1 200 000 francs pour les premières dépenses d’un corps expéditionnaire en destination de l’Italie, sur la déclaration expresse du pouvoir exécutif que cette force devait protéger la péninsule contre les envahissements de l’Autriche. On se rappelle aussi qu’en apprenant l’attaque de Rome par les troupes françaises sous les ordres du général Oudinot, l’assemblée constituante vota un ordre du jour qui prescrivait au pouvoir exécutif de ramener à sa pensée primitive l’expédition détournée de son but.

    Dès que l’assemblée législative, dont la majorité était sympathique à la destruction de la république romaine, fut réunie, ordre fut donné au général Oudinot d’attaquer Rome et de l’enlever coûte que coûte. — La ville fut prise, et le pape restauré.

    Le président de la République française écrivit à son aide de camp M. Edgard Ney, une lettre, qui fut rendue publique, où il manifestait son désir d’obtenir du pape des institutions en faveur de la population des états romains.

    Le pape ne tint aucun compte de la recommandation de son restaurateur, et publia une bulle qui consacrait le despotisme le plus absolu du gouvernement clérical dans son domaine temporel.

    La question romaine, déjà débattue plusieurs fois dans le sein de l’assemblée législative, y fut agitée de nouveau, à propos d’une demande de crédits supplémentaires, dans les séances du 18 et du 19 octobre 1849.

    C’est dans cette discussion que M. Thuriot de la Rosière soutint que Rome et la papauté étaient la propriété indivise de la catholicité.

    Victor Hugo soutint au contraire, la thèse « si chère à l’Italie, dit-il, de la sécularisation et de la nationalité ». (Note de l’éditeur)