Dina, la belle juive

Eugène Renduel (p. 205-292).



DINA,


LA BELLE JUIVE.




LYON.


Lecteur, sans hyperbole elle était vraiment belle ;
— Très belle ! — C’est-à-dire elle paraissait telle,
Et c’est la même chose. — Il suffit que les yeux
Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime :
Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est le même
Que s’il était prouvé par l’algèbre. — Être heureux,
Qu’est-ce ? Sinon le croire. · · · · · · · · · · · · ·

Théophile Gautier.

Rosa mystica.
Turris Davidica.
Turris eburnea.
Domus aurea.
Fœderis arca.
Janua cœli.
Stella matutina.
Regina virginum.

Litanies de la Sainte Vierge.


  Dépêche-toi de céder ; tu auras beau faire, mignonne, c’est reculer pour mieux sauter ! Ô la mâtine, mord-elle ? Allons, calmons-nous, mademoiselle. Sacrrr !
P. L. Jacob. Vertu et Tempérament.


I.

Amour é râsco, rëgardo par ountë s’atâco




  Là où il n’y a point de haye, l’héritage sera gastée : et là où il n’y a point de femme, l’indigent gémit. À qui croit celuy qui n’a point de nid ?
La Bible.


Le couvre-feu sonnait, les ponts-levis se hissaient, quelques bourgeois attardés s’empressaient, Lyon la Riche, assise entre ses deux fleuves s’endormait, ceinte dans ses murailles comme un guerrier dans son armure de fer.

Par un quai étroit et désert, deux hommes, un jouvenceau, un vieillard, allaient précédés d’un laquais portant un falot.

Quand je dis un quai, je ne suis pas exact ; car en ces vieux temps, clos par une double haie de maisons, la plupart des quais étaient semblables à des rues ; les soubassements des masures qui ourlaient la rivière trempaient dans l’eau ; suspendues sur pilotis ou fondées dans la vase, ces demeures amphibies avaient pignon sur voie et pignon se mirant aux flots, et par le bas un escalier de pierre, rampant et profond, qui descendait à l’eau comme une citerne espagnole, tantôt séparé du courant par un détroit de terre, tantôt inondé jusqu’à mi-degrés.

De combien de crimes ces pierres ont dû être témoin ! que de meurtres ont dû faire tressaillir ces murailles ! Enfer ! avec quelle aisance on se délivrait d’un ennemi, d’un rival, d’une femme abusée, d’un père vivace, on le poussait du haut de la montée, on ouvrait un châssis, tout était fait… Au plus, on entendait le bruit d’un corps tombant dans les flots dont le roulis étouffait le râlement. Oh ! si ces ruines confidentes parlaient !…

Le jeune, enveloppé d’un manteau blanchâtre, abrité sous un feutre abattu sur ses moustaches, était long et svelte ; à son allure cavalière et minaudée, au cliquetis de ses éperons, à sa flamberge retroussant l’orée de son mantelet, on flairait aisément le gentilhomme.

Le vieux, enchevêtré dans sa robe noire, coiffé d’un mortier noir, juché sur sa tignasse grisonnante, et, parchemins au poing, exhalait à une portée d’arquebuse le docteur de la loi.

Capitoul ou conseiller au parlement, procureur, juge ou tabellion, cet oiseau de proie rompit brusquement le silence.

— Seigneur Aymar, croassa-t-il, sans indiscrétion, la mineure sur laquelle je vais instrumenter, si j’en préjuge par votre goût exquis, est belle, est-ce pas ?

— Oh ! si elle est belle !… maître, je l’avoue. Cette question me froisse, il me semble que quiconque doit avoir la prescience de sa beauté. Ô ma Dina, on me demande si tu es belle !… maître, elle est plus belle que la plus belle Sarazine du Soudan ! C’est une tourelle d’ivoire ! c’est une buire d’argent !

— Au moins, seigneur Aymar, vous n’exigerez point, j’espère, la prescience de sa richesse ; a-t-elle de l’or ?

— Vous demandez si l’or a de l’or, si le soleil est radieux : oui ! maître, elle a assez d’or pour écraser sous le poids de sa dot la plus forte haquenée.

— Vous êtes jeune, seigneur Aymar, qui peut donc vous pousser sitôt aux épousailles ? croyez à ma prud’homie, il faut user dans les guérets le feu du poulain emporté, il faut courir et beaucoup faire par le monde avant de cloîtrer son amour en une femme ; c’est chose grave que d’engager foi éternelle. Tenez, moi, j’entrai dans la confrérie à quarante ans, c’est pardieu ! le bel âge ; on commence à redescendre la vie, il faut un appui, il faut au pèlerin qui se voûte un bâton, une hôtesse qui le soigne ; on choisit alors femme douce et bonne, ayant un patrimoine alléchant ; c’est ainsi que j’ai fait, on ne saurait mieux faire. La jeunesse, voyez-vous, doit se passer dans l’orage et le bruit ; quand je songe à ma vie de Paris, à ma vie de vingt ans, de clerc de la basoche !… Aussi, y fis-je époque, y suis-je resté en proverbe, y sers-je d’ère pour supporter le temps : on dit encore au Palais du temps joyeux de Bonaventure Chastelart ; et, levant son mortier et s’inclinant, le joconde tabellion ricanait et croassait, tout triomphant, de ces vieilles folies, peut-être de ses turpitudes.

— Sans vous heurter, maître Bonaventure Chastelart, vous me permettrez de vous dire que vos conseils me semblent peu nobles, mais je puis vous affirmer que quant à moi ils ne seront point pernicieux.

— Jeune homme, vous êtes péremptoire, pour cela je ne me crois point débarré et je m’en réfère à la sagesse de Pierre Charron, Parisien, docteur-ez-droicts. Le Saint Sacrement de mariage n’est pas chose valable en soi ; écoutez, voici au juste, ce qu’il en dit en un certain malicieux chapitre de ses trois livres de sagesse, dont, vie durante, j’ai fait mon oraison.

— Combien que l’état de mariage soit comme la fontaine de la Société humaine, prima societas in conjugio est, quod principium urbis, seminarium reipublicae, si est ce qu’il est désestimé et décrié par plusieurs grands personnages, qui l’ont jugé indigne de gens de cœur et d’esprit et ont dressé ces objets contre lui.

Son lien est une injuste et dure captivité ; que s’il advient d’avoir mal rencontré, s’être méconté au choix et au marché, et qu’on ait pris plus d’or que de chair, on demeure misérable toute sa vie. Quelle iniquité pourrait être plus grande, que pour une heure de fol marché, pour une faute faite sans malice et par mégarde, et bien souvent pour obéir, suivre l’avis d’autrui, l’on soit obligé à une peine perpétuelle ! Il vaudrait mieux se mettre la corde au col, et se jeter en la mer la tête la première pour finir ses jours bientôt, que de souffrir sans cesse à son côté la tempête d’une rage et manie, d’une bêtise opiniâtre et autres misérables conditions.

Celui qui a inventé le nœud du mariage a trouvé un bel et spécieux expédient, pour se venger des humains, une chausse-trappe ou un filet pour attraper les bêtes ; et puis les faire languir à petit feu.

Le mariage est une corruption et un abâtardissement des bons et rares esprits ; d’autant que les mignardises de la partie que l’on aime, l’affection des enfants, le soin de la maison et l’avancement de la famille, relâchent, détrempent, ramollissent la vigueur du plus généreux esprit qui puisse être ; témoins, Samson, Salomon, Marc-Antoine ; au pis-aller, il ne faudrait marier que ceux qui ont plus de viande que d’âme, leur bailler la charge des choses petites et basses selon leur portée. Mais ceux qui, faibles de corps ont l’esprit grand, est-ce pas grand dommage de les enferrer et garrotter à la chair, comme l’on fait des bestiaux à l’étable ?

L’utile peut bien être du côté du mariage, mais l’honnêteté est de l’autre.

Il empêche de voyager parmi le monde, soit pour apprendre à se faire sage ou pour enseigner les autres à l’être, et publier ce qu’on sait ; il apoltronit et accroupit les bons esprits au giron d’une femme et autour des petits enfants.

— Assez, assez, maître Chastelart, assez, s’il vous plaît !

— C’est du tout un grand mal…

— Assez, assez, vous dis-je, maître Chastelart, vous m’étourdissez !… finissez cette capucinade !

— Humeurs débauchées, âmes turbulentes et détraquées, ne sont point propres à ce marché…

— Assez, assez, maître, je vous prie. Maudite loquacité !

— Ne vous emportez point, beau cavalier ; au moins vous ne m’accuserez pas, moi, tabellion, moi, notaire royal, de prêcher pour mon saint.

— Cela est bel et bon, peut-être même orthodoxe, maître Bonaventure Chastelart, mais non pas de règle absolue. Vous disiez tantôt qu’il faut jeter son feu, d’accord : mais celui dont l’âme est vive, chaleureuse, aimante, qui fuit les tavernes, qui hait les dez et les ribaudes, pour celui-là, une femme aimée, avenante, un intérieur paisible, une troupe d’enfantelets, c’est le bonheur ! Je suis bouillant, mais pur, mon cœur ardent a besoin d’étreindre quelque être de son amour chaste et tranquille. J’avais d’abord donné cet amour aux arts libéraux, je voulais dépenser avec eux mon activité, leur consacrer ma vigueur, mais mon père, qui tranche du châtelain, qui nomme les artistes gueux et les artisans gueusards ! a brisé mon chevalet et brûlé mes études sur Philibert Delorme. Oisive, ennuyée, mon âme est sortie errante comme la colombe de l’arche, cherchant un rameau vert pour se poser ; elle a trouvé un myrte fleurissant, elle s’y pose… S’il est des Dalila qui tondent la force de leurs amants et les vendent, il en est d’autres aussi qui les réconfortent, et qui épandent autour d’eux un aromate de bonheur et qui versent du benjoin sur leurs maux.

— Ah ! ah ! seigneur Aymar, que de roses paraboles ! l’amour vous met en délire et nous battons la campagne. Or, voilà un long-temps que nous cheminons, n’adviendrons-nous pas bientôt ? Par saint Polycarpe ! où diantre me conduisez-vous ?

— À votre tour ne vous impatientez point, Chastelart, nous approchons fort, la Juiverie doit être peu éloignée maintenant.

— La Juiverie !

— Oui ! la Juiverie où nous sommes attendus.

— Votre future est donc une hérétique ? une juiferesse ?

— Une Israélite, maître.

— Jésus-Dieu ! la mesure est comble, j’espère !… et vous voudriez m’entraîner, à cette heure, chez ces mécréants, merci !… Voudriez-vous me faire présider un sanhédrin ou chômer un sabbat ? merci !… Je n’ai nulle envie de faire commerce avec ces damnés ; c’est une conspiration, pour me faire endosser la chemise soufrée et me faire roussir en place des Terreaux, par maître Carnifex, rôtisseur de brucolaques ! merci !…

— Que craignez-vous, Bonaventure ? vous êtes en la compagnie d’un féal gentilhomme. Il ne s’agit ici ni de sabbat, ni de sanhédrin, il s’agit simplement de dresser un contrat.

— Enfant ! me prenez-vous pour le tabellion de l’enfer ?… vous pourriez, ce me semble, faire vos pactes vous-même ! Bonsoir !

— Tu vas me suivre, te dis-je, ou sinon, je te pourfends et te cloue à cette porte comme un chat-huant ! Butor ! ânier en pourpoint de docteur, tu vas me suivre et faire ton devoir, puis après, je te jetterai cette bourse à la face et ma bottine en croupe, marche !

— Cavalier, je ferai tout votre bon plaisir, mais remettez votre flamberge en son lieu !

Le bon homme grelottait de peur.

— Je vous supplie, calmez-vous ; je suis votre serviteur le plus humble.

— Cafard !…

Aymar remit son olinde au fourreau, et, silencieux, tous deux ils reprirent leur route. Après un moment de marche, Bonaventure Chastelart, licencié ès bavarderies, rompit l’abstinence pour la seconde fois.

— Vous me permettrez, seigneur Aymar de Rochegude, de vous manifester mon étonnement sur votre alliance avec une hérétique ; en ma qualité de prud’homme et de robin, vous me permettrez de vous dire qu’il est messéant et dangereux d’épouser une juiferesse.

— Juif toi-même !

— Juif moi-même !…

— Oui ! ânier que vous êtes ! Qu’êtes-vous donc, sinon un pauvre juif ?

— Moi, Bonaventure Chastelart, fils légitime de Claude Chastelart, imprimeur privilégié de l’église primatiale de Lyon, et de dame Anne-Pétronille-Maguelonne de Saint-Marcelin, ma mère, que Dieu les garde en son giron ! et frère puîné de Pantaléon Chastelart, chamarier du chapitre de Saint-Paul, moi ! je suis un Hébreu, un hérétique ! Allons donc, cavalier, votre tête galope !

— Moins qu’un juif fidèle, docteur ! Voyez la source ; ne sommes-nous pas tous païens ou juifs réformés, retapés, hébreux-huguenots, de la secte de Jésus de Nazareth, infidèles, déserteurs, renégats de la loi mosaïque, du sabéisme, du saducéisme, du polythéisme, pour le protestantisme du paysan de Bethléem. Monstrueux que nous sommes ! nous voudrions raser la roche d’où découle notre torrent. Bâtards ! nous voudrions égorger notre aïeul. Nous brûlons les Hébreux, et nous baisons leurs livres ; stupidité ! nous les brûlons, parce qu’ils sont fidèles à leur loi, à leur dieu, et nous chantons autour de leurs bûchers les psaumes de leur roi David, poussant jusqu’aux cieux des Hozanna in excelsis ! Mascarade sanglante !…

— N’arriverons-nous pas bientôt, seigneur Aymar ?

— Bientôt.

— Comment ? par Beelzébuth, prince des démons ! comment, diantre, avez-vous déniché cette hirondelle ?

— Le hasard.

— Le hasard ?…


II.


Aco’s la canson dë l’Agnel Blan.




  Ma colombe, qui es és pertuis de la pierre, és cachettes de la muraille, monstre-moy ta face, que ta voix sonne en mes oreilles ; car ta voix est douce, et ta face est belle.
La Bible.


Oui ! tous les ans, je descendais de Montélimart, demeure de mon père et ma patrie, pour aller, par désœuvrement, passer quelques jours à Avignon. Un soir que je promenais mon ennui sur le rempart, fuyant le monde et le bruit, je fus involontairement attiré par le charme secret de l’harmonie, et je tombai, éveillé en sursaut, au milieu de la foule réunie au Boulingrin, où s’assemblaient, tous les soirs, l’élite de la ville, les ménétriers, joueurs de luth, de mandoline, de vielle, les sonneurs de trompe et de buccine, pour faire des concerts de voix et d’instruments. Que de soirées délicieuses j’y passai sous un firmament outremer moucheté d’étoiles, à la brise fraîche et sereine qui jouait parfumée et mélodieuse sur nos têtes, bercé, ravi par des chœurs de voix humaines et de musique céleste ! Oh ! surtout, quel transport ! alors qu’on entonnait quelque chant glorieux, quelque romance en suave langue provençale ; ou quand, dans les solennités religieuses, les jours saints, on chantait de la musique sacrée, ces hymnes spirituelles, ces proses graves, funèbres, ces psaumes majestueux, ce Stabat langoureux et sonore, ce sépulcral Dies irae, qui, quoique veufs des orgues et du mystère de la cathédrale, nous faisaient frissonner d’épouvante, comme la contemplation solitaire et nocturne de l’immensité.

Ainsi que dans un carrousel, les damoiselles et les dames étaient assises en cercle aux places d’honneur ; leurs bons époux et leurs tenants, postés derrière elles, tout entiers aux petits soins, échangeaient force courtoisies, épiant le moindre geste du doigt, la moindre œillade, signe de satisfaction et de plaisir, pour applaudir galamment le motet ou le ménétrier qui charmait leur amie.

Or, ce soir-là, je remarquai près de moi, isolée des dames, à l’écart de la foule, penchée sur l’épaule d’un vieillard, une toute jeune fille.

Je me tournai, surpris, et la contemplai.

Dès lors, la musique ne me toucha plus ; je ne l’entendis plus, peut-être ne venait-elle plus jusqu’à moi ; la pensée de sa beauté l’exorcisait. Je ne saurais que dire de mon ravissement : fixe, ainsi qu’une statue dont la poitrine de marbre battrait, je l’étudiais ; elle m’apparaissait comme une vierge dans une gloire, une vierge peinte par Barthélemy Murillo ou Diego de Sylva Vélasquez. Sa belle figure, dans ma mémoire, n’avait point de sœur ; elle ne semblait ni aux belles filles de mes montagnes, ni aux ravissantes femmes d’Arles, ni aux vives Marseillaises, ni aux Lyonnaises jolies, ni aux damoiselles de Paris, ni aux blondes Brabançonnes ; c’était quelque chose d’oriental, de célestin, d’inconnu ! Des cheveux roux, des traits nobles, longs, gracieux, un teint blanc purpurin, un doux regard, voilé sous une paupière diaphane, des lèvres de grenat. Son costume était simple, mais des joyaux étincelants atournaient ses cheveux, son front, ses oreilles, son cou, ses doigts, et trahissaient sa fortune.

Le vieillard à tête nue, à barbe blanchie, assis auprès d’elle, appuyé sur un bâton, paraissait assoupi.

Ainsi depuis long-temps je la considérais, quand par hasard, elle égara sur moi ses beaux yeux pers ; ses deux prunelles, comme deux balles parties d’une arquebuse, me frappèrent droit au cœur. Pour la première fois, à la vue d’une femme, je ressentais pareille commotion, mes jambes fléchissaient voluptueusement, je rougissais, je blêmissais, j’étais glacé et brûlant ; toute ma vie, toute mon âme, tout mon sang avaient reflué là dans mon cœur bouleversé ; mes yeux laissés à leur volonté, biglaient et semblaient regarder dans ma poitrine ; pour la première fois je subissais le charme d’une femme, pour la première fois je me sentis subjugué, pour la première fois l’amour que j’ignorais, que je bravais, entrait chez moi, mais comme un tonnerre qui se rue dans un colombier sans retrouver l’issue ; l’amour non plus chez moi ne l’a pas retrouvée l’issue, ma passion sera éternelle.

Revenu à moi, ayant retrempé ma hardiesse, je profitai du repos des ménétriers et m’approchant du vieillard :

— Messire, lui dis-je, en le saluant révérencieusement, vous permettrez de trouver messéant à un cavalier, qu’une aussi noble damoiselle que celle que voici, soit à l’écart de la sérénade dont elle ferait la gloire ; si vous le désirez, messire, je vais faire ouvrir un passage à la foule pour que vous puissiez l’accompagner sans méfait jusqu’au cercle des dames.

— Monsieur, je ne puis profiter de votre offre aimable, et vous dis merci de tout cœur.

— Vous êtes excellent, messire, répliquai-je, mais ma damoiselle d’aussi loin ne peut bien entendre la sérénade.

À ce moment, cette noble fille, vermeille, s’inclina pour me remercier, je me troublai et balbutiai quelques syllabes.

— Monsieur, me dit alors le vieillard, Dina, ma fille, est bien sensible à votre politesse, je vous remercie franchement, mais cela pour nous est impossible, nous sommes d’une ruche étrangère, et cette abeille ne saurait sans avanie se mêler à ce guêpier.

Je me retirai tout leste, et joyeux intérieurement de mon effronterie. Mais je m’éloignai seulement de quelques pas guettant et épiant pour les suivre à leur départ jusqu’à leur demeure, afin d’obtenir des renseignements sur cette belle inconnue, de la voir à son balcon en passant, de pénétrer jusqu’à elle ou de lui faire parvenir un message. Je me berçais de ces flatteurs pensers, j’arrangeais tout cela dans ma tête, je savais sa demeure, je passais sous sa croisée, elle y était penchée, je la saluais d’un sourire et du chapeau, j’épiais sa sortie, je gagnais sa duègne ; ou bien, je la suivais à l’église, et comme par hasard je la rencontrais au bénitier, j’offrais de l’eau bénite du bout de mon doigt à son joli doigt, qui la portait à son joli front que bientôt mes lèvres devaient toucher aussi. J’arrangeais tout cela, la déclaration de mon amour, elle me donnait le sien, j’étais reçu chez son père ; ainsi, je nageais dans un lac de bonheur, j’étais éperdu dans ces illusions. Cependant, parfois, j’étais tourmenté par le sens mystérieux de ces paroles que m’avait dites le vieillard : Nous sommes d’une ruche étrangère et cette abeille ne saurait sans avanie se mêler à ce guêpier. Je faisais mille conjectures qui tour à tour me semblaient bien trouvées ; de minute en minute je les métamorphosais ; je leur donnais pour patrie, l’Espagne, la Bohême, la Bosnie, Venise, Cerigo… j’en faisais des Hospodars, des Boïards, des princes voyageant incognito, des proscrits, puis toutes ces interprétations me semblaient folles ; en effet, tout cela n’était pas raison pour se tenir à l’écart et craindre une avanie. Puis le nom de Dina me persécutait, ce nom ne m’était pas inconnu, j’avais un souvenir vague de l’avoir ouï, quand et où, je ne pouvais me le remembrer. Un bruit lointain qui me fit soubresauter fustigea toutes ces rêveries : je me trouvai debout appuyé contre une palissade, seul sur le rempart désert ; la sérénade finie, la foule s’était écoulée. Je heurtai du pied, je maudis ma maladroite distraction ; tout mon bonheur s’évanouissait, plus d’espoir de la revoir, ma passion née ex abrupto tombait de même.


Ah ! c’est bien grande souffrance que la rencontre d’un être sympathique qui vous capte, qui vous incline à lui ! On l’a vu au promenoir, au bal, en voyage, à l’église, on lui a jeté un regard, on a reçu une œillade, on l’a touché de la main, on a causé à la dérobée, on est épris, ravi, enveloppé, on s’est déjà façonné un avenir, c’est déjà de l’amour, de l’amour enraciné ; le temps de pousser un soupir, ou de regarder le ciel, cet être s’est envolé comme un oiseau, l’apparition s’est éteinte, et l’on reste atterré, anéanti par la commotion. Pour moi, cette pensée qu’on ne reverra jamais cet éclair qui nous a éblouis, cette femme, amie spontanée, notre pierre de touche ; que deux existences, faites l’une pour l’autre, pour être adouées, pour être heureuses ensemble en cette vie et dans l’éternité, sont à jamais écartées, et se traîneront peut-être malheureuses sans plus retrouver jamais d’âme qui leur agrée, d’esprit et de cœur à leur taille ; pour moi, cette pensée est profondément douloureuse.

J’errais long-temps sur le rempart, invectivant contre ma fatale chance et la dérision du sort, qui m’avait, archer infernal, décoché une femme au cœur, pour m’y faire une plaie mortelle.

J’errais et m’emplissais de solitude et de calme, troublé souvent par l’image de Dina, qui repassait devant moi, qui descendait sur mon front et me replongeait dans de tumultueuses tempêtes, dans d’ascétiques ravissements, dans une fièvre délirante de volupté.

À l’instant où je rentrai chez moi, l’horloge tinta une heure, une heure du matin : dans mon insomnie, pourpensant à toutes ces choses, je me rappelai que le nom de Dina, qui ne me semblait point inconnu, était dans la sainte Bible ; je rallumai ma lampe, j’ouvris ma sainte Bible, toujours placée sur ma table, auprès de mon lit, et feuilletant la Genèse, je trouvai au chapitre XXXIV, Dina enlevée par Sichem. 1. Or, Dina, la fille que Léa avait enfantée à Jacob, sortit pour voir les filles du pays. 2. Et Sichem, fils d’Hémor, Hétien prince du pays, la vit et l’enleva, et coucha avec elle et la força, etc., etc., etc. Cette découverte me remplit de joie ; et j’en conjecturai que, portant un nom hébraïque, cette fille devait être hébraïque. Ses traits orientaux corroboraient cette opinion, et, par là, j’expliquais le sens énigmatique des paroles que m’avait dites son vieux père. Réconforté par cette découverte, enhardi par ce léger succès, je repris espoir de découvrir sa retraite et je jurai gravement de tout oser pour arriver à bonne fin.

Dès le matin-jour, je parcourus la ville ; présumant qu’ils devaient être des étrangers en passage, je commençai par visiter les hôtelleries ; j’allai de la Croix-d’Or au Saint-Esprit, de l’Écu de France aux Trois-Maures, du Lion d’Argent à Saint-Vidal, m’enquérant partout aux hôtes s’il ne se trouvait point en leurs logis, un vieillard à barbe blanche, accompagné de sa jeune fille nommée Dina. Partout, je ne reçus que des réponses négatives. J’allai trouver le rabbin sans plus de succès.

Alors, sans me décourager, je rôdais par la ville, j’allais aux promenoirs, aux remparts, sur les places, aux églises, à la synagogue, je ne manquais aucune sérénade et je visitais les environs ; vainement, je n’obtins pas le plus léger indice. Après quinze jours de recherches assidues et pénibles, je renonçai : l’activité m’avait soutenu, je tombai, soudain, dans l’ennui et l’abattement ; je ne sortais plus, je restais alité une partie du jour, ma sainte Bible ouverte près de moi, et, de temps en temps, je relisais et je baisais la page où brillait le nom de Dina.

Avignon m’était devenu insipide, je le haïssais, je haïssais tout ; tout me semblait puant ou fade, et le néant venait toujours s’interposer entre le monde et moi ; je caressais l’idée de mon anéantissement, idée que j’avais toujours portée en croupe. Ma bonne hôtesse me conseilla d’aller passer quelques semaines chez mon père, afin de me distraire et de sortir de ce malaise, que cette brave femme attribuait au renouveau de la saison.

Je retournai donc à Montélimart, l’ennui m’y suivit : depuis long-temps j’avais le désir de visiter la belle cité de Lyon, je partis inopinément.


III.

Lou gal rëmëno l’alo.




  Je te prendrai, et t’amènerai en la maison de ma mère, et en la chambre de celle qui m’a engendré. Illec tu m’enseigneras, et je te donnerai à boire du vin confict, et du moust de mes pommes de grenade.
La Bible.


Il y avait à peine quelques journées que j’étais ici, où l’ennui m’avait poursuivi, où mon inclination à rompre avec la vie de plus en plus se décidait, au détour de la sombre et majestueuse cathédrale de Saint-Jean, j’aperçus une jeune fille qui se hâtait, je crus reconnaître son erre, je m’approchai, c’était Dina ! Cependant, je n’osais me l’affirmer, ni l’accoster cavalièrement. Je la suivis à quelques pas en arrière et l’appelant plusieurs fois, à demi-voix, Dina ! Dina ! elle se retourna et me salua sans me reconnaître, je l’abordai tremblant : — Noble damoiselle, vous rappelez-vous, lui dis-je, ce jeune homme qui, à Avignon sur le rempart, un soir de sérénade, adressa la parole à messire votre père et que vous remerciâtes de son accortise ?

— Quoi ! c’est vous ?… dit-elle, émue, posant sa main sur mon bras, le front rouge et baissé, fixant les dalles du parvis.

— Ô belle Dina, que je suis heureux de vous rencontrer ! ne me repoussez pas, laissez-moi épancher tout ce qui s’est amassé de souffrances en mon cœur depuis l’heure où je vous vis, où je perdis tout repos ; vous avez fait jaillir en moi un amour subit, une passion violente.

J’épiai la fin de la sérénade pour vous suivre jusqu’à votre demeure, dans l’espoir de pouvoir un jour vous avouer mon amour ; j’attendais dans le trouble de l’heure du départ ; mais vous m’aviez si bien frappé au cœur, que peu à peu je tombai dans une profonde cogitation, et quand je m’éveillai j’étais seul sur le rempart ; je vous cherchai long-temps, je vaguai par la ville, sans succès ; désespéré, un ennui mortel s’était saisi de moi, et vous le voyez, belle dame, j’étais venu le traîner ici ! Oh ! béni soit le ciel, si c’est lui qui me fait ce bonheur de vous revoir ! vous êtes, Dina, maîtresse de ma vie, je suis à vos genoux, si vous me repoussiez, vous me tueriez !…

— Monsieur, il n’est pas bien qu’une jeune fille s’arrête ainsi à causer avec un cavalier ; ne me retenez pas, je vous prie ; calmez-vous, voyez comme les passants nous regardent.

— De grâce alors, entrons dans cette sombre église, là, sous une voûte noire, nous pourrons deviser d’amour loin des regards mauvais.

— Oh ! non, monsieur, je ne puis entrer dans ce temple où demeure l’ennemi de mon Dieu ; j’affligerais trop mon vieux père si jamais il l’apprenait.

— Quel est donc votre Dieu ?…

— Le Dieu d’Israël !

— Je l’avais deviné, car j’ai lu votre nom dans la Genèse. S’il en est ainsi, soyez ma sœur, permettez que je vous accompagne, et nous parlerons.

— Je mets ma confiance en vous, monsieur.

— Depuis long-temps habitez-vous Lyon ?

— J’y suis née, monsieur.

— Votre beauté aurait dû me l’apprendre : mais depuis quand quittâtes-vous Avignon ?

— Le lendemain que vous me vîtes à la sérénade. C’est peut-être mal d’être franche ainsi, mais je ne puis mentir ; à votre vue je me sentis touchée et assaillie d’un sentiment nouveau ; je m’étais aperçue de votre trouble et j’interprétai votre courtoisie. Quand nous nous levâmes au départ, vous étiez debout appuyé contre une palissade ; vous étiez tellement absorbé que nous passâmes près de vous et que mon père vous salua sans que vous l’aperçussiez ; je me retournai plusieurs fois en chemin et je ne vis personne. C’est peut-être messéant d’avouer tout cela ; mais cependant, c’est la vérité. Votre souvenir m’agita toute la nuit. Je fis tous mes efforts pour retarder le départ de mon père, dans l’espoir de vous revoir aux sérénades, mais ce fut en vain : mon père, qui fait le commerce des pierreries, était venu à Avignon pour affaires et se trouvait par elles impérieusement rappelé à Lyon. J’ai bien souffert aussi depuis ce temps !…

La pauvre enfant essuyait quelques larmes.

— Hélas ! je ne pouvais me familiariser avec cette pensée qui me disait : Tu ne le reverras jamais. Pourtant, je devais dans quelques mois retourner à Avignon, et j’espérais…

— Ô Dina, Dina, que je suis heureux ! Oh ! combien je vous aime ! oh ! que votre esprit me plaît ! Je vous adore, croyez-moi, vous êtes ma Rachel, vous êtes mon bon ange visible ! Dina, jusqu’à l’heure où vous m’apparûtes, j’étais passé fier et dédaigneux parmi les femmes, et j’embrasse vos pieds !

— Oh ! si tout ce que j’éprouve pour vous… Mais dites-moi donc votre joli nom, que je vous nomme aussi.

— Aymar de Rochegude.

— Oh ! si tout ce que j’éprouve pour vous, mon Aymar, si tout ce que je ressens est de l’amour, croyez que j’en ai bien, de l’amour !


Dans ces épanchements mutuels, nous arrivâmes au seuil de la maison de Dina ; alors, je lui demandai un rendez-vous prochain.

— Eh ! pourquoi ? me dit-elle.

— Pour nous voir et nous parler d’amour !

— Aymar, il n’est besoin de rendez-vous : Vous êtes un cavalier distingué, vous m’aimez, je crois bien que je vous aime ; venez chez mon père quand vous voudrez, si vous désirez même, montons de suite. Je dirai à mon père, voici venir le jeune cavalier qui vous parla, un soir de sérénade, sur le rempart d’Avignon ; le reconnaissez-vous ? Je viens de le rencontrer, étranger en cette ville ; il m’aime beaucoup, je l’aime aussi… Et mon père vous saluera et vous aimera pour l’amour de moi.

Je montai ; ce bon vieillard, Judas, me reçut avec aménité et me présenta à sa compagne Léa ; et, depuis ce temps, il y a bien dix mois, j’ai, pour ainsi dire, passé tous mes loisirs en sa maison.

Mon amour pour Dina n’a fait que s’accroître par une intimité chaste et délicieuse, comblant de soins et de tous égards possibles le vieux Judas qui me chérit, et sa Léa qui me fait oublier ma mère que je perdis enfant.


IV.


Ploujhas dë Marselha




  Comme la pluie en la toison, et comme les gouttières dégouttantes sur la terre.
La Bible.


À ce moment, ils détournèrent une rue.

— Maître Bonaventure Chastelart, dit alors Rochegude, bâillez moins fort, je vous prie, vous faites un bruit à réveiller toute la ville et faire venir le guet.

— Seigneur Aymar, c’est que…

— C’est bon, c’est bon, consolez-vous, c’est fini ; et, d’ailleurs, nous voici arrivés, c’est ici la Juiverie.

— Jésus-Dieu ! ici la Juiverie !… s’écria le vieux tabellion tout transi, faisant force signes de croix.

— Oui, maître, c’est bien ici ; voici, là, à l’encoignure, cette belle maison à tourelle en trompillon, bâtie pour votre illustre compatriote, Philibert Delorme.

— Philibert Delorme !… un sorcier, est-ce pas ? un astrologue ?… Hélas ! monseigneur Aymar, je vous en prie, couvrez-moi un peu de votre manteau, j’ai une peur d’enfer ! Il me semble qu’il me choit quelque chose sur la tête ; j’ai toujours ouï dire qu’il était périlleux de traverser la nuit les juiveries, qu’il y pleuvait des chaudières et des matras, des chats noirs, des mandragores, des chauves-souris, des feux grégeois…

— Pouvez-vous bien, à votre âge, croire pareilles balivernes ? Un homme de loi ! un docteur ! vous faites pitié !

Maître Bonaventure, par mon honneur ! je puis vous attester que si la nuit il pleut en ce quartier, à coup sûr, ce ne sont ni des mandragores, ni des chats noirs.


V.


Melh ës nocëiar që ëssër usclat.




  Celui qui trouve une bonne femme, il trouve un bien, et puisera une liesse du Seigneur.
La Bible.


Le valet, qui portait en avant le falot, s’arrêta vers le milieu de la rue, auprès d’une haute maison, dont les croisées étaient vitrées tout bonnement de papier huilé aux cinquième, sixième, septième, huitième et neuvième étages, sans doute occupés par des ouvriers en étoffes d’or et de soie, qui recherchent un jour doux et pâle. La baie d’entrée était basse et étroite ; Aymar la dépassait de la tête : la porte, de bois massif, et dont le parement était découpé en losanges, était ornée et consolidée par de larges clous rivés à tête ronde comme une cuirasse de Milan. Un marmouset, de cuivre ciselé, pendait sur le milieu et servait de heurtoir ; et, au-dessus du linteau de pierre, l’imposte à jour était armée de croisillons.

Aymar de Rochegude heurta deux fois le cul du marmouset sur la porte, et aussitôt on entendit, au second étage, un châssis grincer dans ses coulisses, et une voix douce crier : — C’est vous, seigneur Aymar, je descends. — La cage de l’escalier s’éclaira subitement, et la lumière descendant se reflétait par de grandes fenêtres obliques sur le mur vis-à-vis. La porte poussa un long gémissement, et s’ouvrit : Dina apparut dans toute sa splendeur, se dessinant sur le fond noir de l’allée, et vêtue d’une robe courte de brocatelle, et, selon sa coutume, chargée de bijoux et de joyaux. Sa figure blanche rayonnait dans l’obscurité, on aurait dit l’ange de l’annonciation. Sa petite main effilée portait un chandelier de fer, à jour, et tourné en spirale, comme le serpentin d’un hermétique.

Chastelard, en apercevant cette belle femme, stupéfait, ouvrit de grands yeux, et recula de plusieurs pas, si grande est la puissance de la vénusté ! Aymar s’approcha d’elle, lui prit la main, et la baisa au front sur sa féronière.

— Vous venez tard, dit-elle d’un ton aigre-doux.

— Il est vrai : j’ai été retardé malgré moi ; ne me grondez pas, je vous prie ; je ne pouvais revenir, vous le savez, sans le notaire que voici.

À ce mot, Bonaventure Chastelart ôta son mortier, et fit force salamalecs aux genoux de Dina ; puis ils grimpèrent un petit escalier de pierre, en vis, à l’aide d’une corde servant d’écuyer et luisante par le frottement, comme la haste d’une pertuisane. Durant la montée, Bonaventure tirait Aymar par son manteau, et lui répétait à l’oreille :

— Qu’elle est belle, cette hérétique ! Oh ! vous n’avez pas menti, Rochegude !

— Mon père, cria Dina joyeuse et du milieu du palier, c’est Aymar et son notaire ! — ils passèrent par une galerie en encorbellement sur la cour, et entrèrent dans une grande salle éclairée par une girandole placée sur une torchère de bois doré. Les parois étaient couvertes de tentures en basane dorée, gaufrée et nervée comme le dos d’un livre. Au fond de la pièce, dans une vaste niche, un buffet de palixandre marqueté, incrusté d’ivoire et de nacre, couronné d’une tablette en marbre griotte de Suisse creusée en coquille comme un bénitier, portait une urne épanchant de l’eau ; et à droite et à gauche une grande cruche d’étain, ventrue comme une amphore, et semblable à celles que portent encore aujourd’hui les servantes quand elles vont quérir de l’eau aux pompes publiques.

Sur une des murailles était adossé un meuble vitré dont les rayons étaient chargés de cébiles de bois emplies de turquoises, d’améthistes, de beryls, d’onix, de cornalines, de cabochons de rubis, d’émeraudes, d’aventurines, de topazes, de sydoines, de diamants, de lapis, de marcassites, de camaïeux et de mille autres pierreries ; contre les verrières étaient suspendus quelques colliers de grenat, d’ambre, de baroques, de corail, etc., etc., objets de négoce de Judas le lapidaire, qui, enfoncé dans son pourpoint noir et son fauteuil, devant une table couverte d’une tapisserie de Bergame, sur laquelle était posée une bible in-folio, garnie de fermoirs, lisait hautement et solennellement un passage de l’Exode.

Léa, son épouse, vêtue de ses plus beaux atours était à sa gauche ; la peau brune de son cou et de ses mains se confondait presque avec sa robe de moire Cap de More ; ses cils et ses sourcils alezans, drus et longs, voilaient ses yeux qui étincelaient comme à travers un treillis ; son nez en bec de corbin formait un promontoire anguleux qui morcelait en deux lots la superficie de sa face en lame de coutelas ; mais après tout, dans sa personne, il régnait un air digne et affable, et le son de sa voix doux et melliflu captivait.

Non loin d’elle, était un groupe d’hommes et de femmes ; leur costume semi-oriental, leurs têtes caractéristiques coiffées de turbans bâtards, sentaient fort la Mésopotamie. C’étaient les proches et alliés de Judas venus pour assister aux fiançailles et signer au contrat. Je ne sais s’ils étaient talmudistes ou caraïtes, mais, en revanche, je puis affirmer qu’ils prétendaient appartenir, d’après la tradition de famille, à la tribu d’Aaron. Quand Aymar entra, ils s’inclinèrent et le saluèrent d’un Dieu soit avec vous, auquel il répondit par un baise-main ; et retirant son feutre et sa cape :

— Pardon, mes bons parents, si je vous ai fait attendre, c’est la faute du notaire, maître Bonaventure Chastelart, que j’ai l’honneur de vous présenter. Impérieusement forcé par mon père de retourner à Montélimart et de partir demain, sous menaces d’exhérédation, comme vous ne l’ignorez pas, tout répit était impossible.

— Judith, dit Judas, à une servante qui se tenait à l’entrée, approchez maintenant cette table et cet escabeau, apportez une écritoire, afin que M. le tabellion puisse entamer son ministère.

À la droite de son père, Dina souriait d’intelligence avec Rochegude de l’embarras et de la mine panique de Bonaventure qui froissait un chapelet dans ses mains ; pour le rassurer, Rochegude l’étreignit violemment par le bras, feignant un air de douceur : — Bouvier stupide, lui gronda-t-il à l’oreille, l’asseyant devant la table comme on asseoirait un mannequin.

— Si vous êtes prêt, monsieur le tabellion, vous pouvez commencer la teneur d’usage, dit Judas, interrogez, et nous répondrons.

— Monsieur, avec votre gendre, mon clerc a préparé la minute du contrat, bégaya maître Bonaventure, tirant un parchemin de son carnet ; je réclame l’attention, nous allons procéder à la lecture.

Écoutez :

« Théodebert de Chantemerle, chevalier, seigneur de Rochecardon, Gorge-de-Loup, et autres lieux, sénéchal de Lyon, savoir faisons que :

« Par devant les conseillers du roi, notaire à Lyon, soussignés.

« Furent présents, sieur Carloman, Aymar de Rochegude, à Lyon, où il habite, hôtel de la Cornemuse, rue des Quatre-Chapeaux, paroisse Saint-Nizier, fils légitime de sieur Tiburce Aymar, chevalier de Rochegude, habitant au lieu dit, Dieulefit, près Montélimart en Dauphiné, et de défunte Madeleine Garnaud, de Rémusat près Nyons ; époux avenir d’une part ;

« Et damoiselle Dina, fille légitime d’Israël Judas, de Tripoli de Syrie, négociant lapidaire en cette ville, et de dame Léa Baruch, de Damas, demeurant auprès de ses père et mère, domiciliés rue de la Juiverie, paroisse Saint-Paul ; épouse avenir, d’autre part.

« Lesquels procédant, l’époux futur comme majeur, libre et maître de ses droits, après trois sommations respectueuses et révérencielles faites à son père, et après décès de sa mère ; dont et du tout il justifiera lors de la bénédiction nuptiale ; et l’épouse future de l’autorité et agrément desdits sieur et dame ses père et mère, tous ici présents, ont promis de se prendre en vrai et légitime mariage, et à cet effet de se présenter à l’église…

— Non, non, monsieur Bonaventure, mettez s’il vous plaît, à la synagogue, s’écria Rochegude.

— À la synagogue, au diable si vous voulez ! murmura le tabellion.

— Monsieur le notaire royal, vous êtes impoli ! et salissez votre ministère.

« Et à cet effet, de se présenter à la synagogue, pour y recevoir la, la… malédic… la bénédiction nuptiale, sur la première invitation de l’un à l’autre.

« En faveur duquel mariage, ledit sieur Israël Judas, a donné et constitué en dot et avancement d’hoirie à l’épouse future sa fille, la somme de quinze mille écus, qu’il a ce jourd’hui remise et délivrée en deniers et espèces du cours ès-mains du sieur époux futur, ainsi qu’il le reconnaît et dont en conséquence, tant lui que l’épouse future de lui autorisée se contentent, quittent et remercient le sieur Israël Judas.

« En même faveur, l’épouse future s’est constituée en dot tous les autres biens et droits qui pourront ci-après lui…

— C’est bon, c’est bon, maître Chastelart, passez outre, nous connaissons la teneur obligée.

— Alors, ta ta ta ta ta ta ta… Ah ! c’est cela. Nous y sommes…

« Déclarant, l’époux futur que ses biens présents provenant de défunte sa mère, se composent : premièrement, de deux métairies et dépendances, situées au lieu dit Rémusat, près Nyons, estimées, évaluées vingt mille livres ; secondement, d’une bastide sise au même lieu, jugée, évaluée trente-deux mille livres ; troisièmement, d’une maison à location, à l’enseigne du Bras d’Or, sise à Montélimart, prisée, évaluée neuf mille livres ; et, en outre, d’une somme espèces, n’excédant pas cinq cents pistoles ; et l’épouse future déclarant qu’elle n’en a pas d’autres que les quinze mille écus à elle ci-dessus constitués.

« Ainsi convenu réciproquement, accepté et promis être observé à peine de tous dépens, dommages et intérêts, par obligation de biens, affectation, imposition de dot et accessoires, à la forme du droit et usage de cette ville, aux lois et usages qui s’y observent ; les parties se soumettent et renoncent en conséquence expressément à toutes autres lois et coutumes qui peuvent y être contraires, soumissions, renonciations et clauses. Fait et passé audit Lyon, dans le domicile du sieur Israël Judas susdésigné, après le vêpre, le 28 juin 1661.

« En présence du sieur Abraham Baruch, marchand mercier, frère d’Israël Judas, et de sieur Gédéon Tobie, parfumeur à Grasse en Provence, qui signeront ci-dessous avec les parties. »

— Maintenant veuillez approcher et signer, vous d’abord, monsieur Aymar de Rochegude, ensuite mademoiselle, vous ensuite, messieurs.

En ce moment, Judith la servante, apportait sur la table deux énormes bassins remplis de dragées de fiançailles, et plusieurs corbillons, coffrets et valises.

Quand les parents et témoins eurent signé, maître Bonaventure, usant du droit et coutume, baisa sur les deux joues Dina, qui lui présentait un des bassins dans lequel plongeant sa main croche, il retira une grosse provision de dragées. Dina et Aymar se jetèrent dans les bras de Léa et de Judas qui pleuraient de joie, puis ils embrassèrent tous leurs alliés ; alors Judith promena les dragées devant l’assemblée, chacun y puisa sans cérémonie et à pleine main ; les deux époux offrirent aux femmes et filles d’Abraham Baruch et de Tobie, leurs tantes, cousines et amies, les coffrets de bonbons et d’objets précieux de toilette dont ils leur faisaient gracieusement cadeau, selon l’usage de la ville.

La cérémonie achevée et les félicitations, les protestations d’amour et d’amitié éternels faites, les bons parents se levèrent pour se retirer ; il était tard.

— Adieu, mes amis, leur dit Rochegude, adieu, mes bonnes amies, je pars demain pour Montélimart, mon père m’y rappelle tyranniquement, j’espère le fléchir par des instances faites de vive voix à ses genoux, j’espère obtenir son consentement et peut-être revenir bientôt avec lui célébrer comme il convient, notre mariage et nos noces. À bientôt, que Dieu vous garde la santé du corps et de l’esprit.

— Adieu, seigneur Aymar, adieu, mon ami ! adieu, cousin, adieu, neveu ! chance heureuse !

— Adieu !

— Vous, maître Bonaventure, attendez-moi, nous partirons ensemble.

— Mes bons père et mère, dit alors Aymar, comme je ne puis demain, avec Dina, faire nos visites de fiançailles, vous voudrez bien m’excuser auprès de nos amis, et leur faire parvenir les dragées et les présents qui leur sont destinés. — Maintenant, il me reste à vous presser sur mon cœur, ainsi que ma Dina, que j’aime tant !

— Ah ! pourquoi faut-il que vous nous quittiez, Aymar, restez, restez encore quelques jours !

— Ne pleure pas, Dina, je reviendrai bientôt et je ne te quitterai plus, à tout jamais !

— Reste, reste avec moi ! j’ai de funestes pressentiments.

— Folie ! ma chère enfant.

— Non, je ressens quelque chose de lointain, de douloureux, qui me fatigue ; oh ! le ciel ne ment pas à ce point !

— Console-toi, ma bonne fille, disait Judas, qu’est-ce ? quelques jours d’attente. Songe à notre père Jacob, qui, chez Laban, son oncle, attendit sept années Rachel qu’il aimait ; injustement, au bout de sept années, il ne l’obtint pas ; et, sans murmurer, il attendit encore sept autres années ; ce n’est qu’après quatorze ans de désirs, de promesses et de labeurs, qu’il reçut le prix de sa constance. Aie courage, ma fille !

— Courage, ma chère ! répéta Léa, qui la tenait embrassée et lui baisait ses beaux yeux en larmes.

— Mon père, dit Aymar en s’agenouillant devant Judas, mon père, donnez-moi votre bénédiction !

Judas, imposant alors ses deux mains sur la tête de son gendre, lut plusieurs passages de la sainte Bible, récita plusieurs prières en hébreu, puis ajouta d’une voix haute : — Mon fils, je te bénis au nom du Dieu d’Israël, je te bénis comme Isaac et Esaü ; que ta postérité soit nombreuse, que ta postérité soit un peuple, et que le Très-Haut, Seigneur Dieu d’Israël, habite en toi et ta postérité !

Lève-toi, mon fils, tu ne dévieras point, car Dieu t’obombrera et marchera avec toi.

Aymar pleurait : il couvrit de baisers les mains et la barbe blanche de Judas, s’arracha des bras de Dina et de Léa qui sanglotaient.

Aymar n’y tenait plus.

— Adieu ! adieu !… Partons, Chastelart ; vite, partons !…

Sur le quai, à la faveur du falot que portait le laquais, on vit briller quelques écus dans la main de Rochegude ; puis, à la faveur du silence, on entendit s’échapper de l’escarcelle de maître Bonaventure Chastelart, un gros soupir, sincopé, argentin.


VI.


Langhimën.





  Ô très belle entre les femmes, où est allé ton amy ? où s’est escarté ton bien-aimé, et nous le chercherons avec toy ?
La Bible.


La fin de juillet approchait : il y avait environ un mois qu’Aymar de Rochegude était parti à Montélimart, et habitait chez son père le domaine de Dieulefit. Il avait promis à sa fiancée de revenir avant peu, et rien pourtant n’annonçait à Dina son prochain retour. Depuis son absence, elle n’avait reçu, en mémoire de lui, qu’un seul message, une boîte de nougat de Montélimart, un coffret de mannes de mélèzes et d’amusettes ou pignons de pins de Briançon et un cabas de délicieuses gimblettes de la foire de Sainte-Madeleine de Beaucaire. Dans le cabas, s’était trouvé un billet ainsi conçu :


Aymar de Rochegude à Dina


« Ma belle fiancée, ne vous fâchez point si je vous traite comme une enfant, car je vous aime comme une enfant ! Que cet éloignement m’est douloureux ! Oh ! si du moins vous étiez près de moi, combien cette grande et primitive nature qui m’environne, qui cejourd’hui, me semble lourde et insipide, s’animerait, bondirait comme un bélier, tressaillirait comme un agneau, oh ! je l’aimerais, je la comprendrais mieux, si votre regard ouvrait mon âme qui se concentre comme un hérisson, si votre voix épanouissait mon cœur, si j’avais votre main dans ma main, si le maëstral de ces montagnes, se fourvoyant dans vos longs cheveux roux, m’inondait du nard qu’ils exhalent ! joyeux, nous parcourrions cette belle patrie, nous gravirions au plus haut pic, et tous deux, sous le même manteau, perdus dans les brumes, nous verrions sous nos pieds des planchers de nuages, et nous saluerions l’immensité, et l’esprit du Dieu d’Israël qui habite les hauts lieux, nous visiterait !… Pardon, pardon, la souffrance m’égare… Mais, cependant, n’est-ce pas, tout cela serait beau ? Nous vaguerions depuis la grotte de Balme jusqu’à Briançon, aire d’aigle ; depuis les ours de Saint-Jean-de-Maurienne jusqu’au château fort de Viviers, posé comme un chapeau sur la cime d’une roche hautaine.

« Un montagnard du Monestier, dernièrement, m’a vendu un jeune aigle, je l’élève pour me distraire ; vous ne vous fâcherez point, si pour redire souvent votre nom balsamique, je l’ai nommé Dina. Mon père et tous les gens qui me visitent s’étonnent de ce nom et m’interrogent pour en connaître la source, je ne sais que leur répondre, j’allègue ma fantaisie. Ces braves Dauphinois aimeraient mieux sans doute que je l’appelasse Margot.

« Depuis que je suis arrivé à Dieulefit, j’ai eu plusieurs explications et entretiens avec mon père ; ces entretiens ont tourné en altercations, et ces explications n’ont rien expliqué, comme tu le penses. Mon père est toujours bardé et crénelé dans sa volonté, rien ne peut fléchir sa sauvage fermeté. Sa violente irritabilité ne fait que s’accroître ; cependant, depuis quelques jours, il feint, pour me gagner, sans doute, une douceur mielleuse qu’il n’a pas accoutumé de distiller. Le matin de mon arrivée, j’ai été horriblement maltraité : cet homme fier avait sur le cœur mes trois sommations révérencielles ; ma volonté persévérante le heurtait, il m’a couvert de tout son fiel, il a blasphémé, et invectivé contre moi ; je gardais le silence, et vois jusqu’où vont ses emportements, moi jeune, ce vieillard m’a jeté à terre, j’embrassais ses genoux, il m’a frappé du pied.

« Après ces accès, où il dépense tant de vie, la faiblesse et le froid s’emparent de lui, souvent il s’alite plusieurs jours.

« Il ne veut en aucune manière entendre parler de mon alliance avec toi, avec une hérétique, une Bohème comme il t’appelle ; les Israélites pour lui sont des hérétiques et des voleurs. Non seulement, aujourd’hui il me menace de me déshériter, mais, pis encore, de me faire claquemurer dans une prison d’État, à Pierre-Encise, à la Bastille, je ne sais où, peut-être à la Grande-Chartreuse. J’ai perdu à peu près l’espoir de le fléchir, cependant j’essaierai prochainement une nouvelle tentative, et quoi qu’il advienne, je serai bientôt près de toi béni ou maudit.

« Embrasse bien Léa ma mère, embrasse bien mon père Judas, j’ai besoin plus que jamais de leur bénédiction.

« Pour toi, ma Dina, je t’adore, et mon âme te contemple comme une arche sainte.

« Si tu trouvais le loisir de m’écrire une consolation, adresse-moi ce billet, non à Dieulefit, à cause de mon père, mais à Montélimart à l’enseigne du Bras-d’Or, elle me parviendra. »


Cette lettre emplit de joie et navra Dina : cette bonne fille s’accusait des malheurs d’Aymar, et se regardait coupable des mauvais traitements et des tempêtes que son amour pour elle lui faisait essuyer. Elle ne pouvait comprendre ce vieux Rochegude, le père de son fiancé ; pour elle, douce, sans malignité aucune, ignorante du mal, sa cruauté le faisait apparaître à ses yeux sous une forme inhumaine, sous les dehors d’un ogre ; elle ne pouvait croire que de la poitrine d’un homme il pût sortir tant de barbarie. Cette heureuse enfant ne savait pas que la société pervertit tout, que le fanatisme de la possession et de la religion endurcit et donne la soif du sang ; que l’homme bon dans l’état naturel, civilisé devient soldat, propriétaire, prêtre, juge, bourreau ; elle ignorait que pendant son bas âge, son aïeul avait été rôti en place de Grève à Paris, et que bien avant, pour éviter la mort, son père, accusé de magie, s’était enfui de cette cité imbue de sang humain.

Six semaines étaient passées, Rochegude n’arrivait point, la pauvre Dina s’attristait de jour en jour, sa gaieté s’effeuillait ; que l’attente lui semblait dure ! Le temps s’allongeait derrière elle et l’avenir était sombre à ses yeux. Elle se disait : — Aymar en ce moment est peut-être accroupi en un cachot humide, m’appelant d’une voix mourante, à ses gémissements l’écho rauque d’un souterrain répond seul, et son front, quand il se dresse, se déchire aux stalactites de la voûte. Ou peut-être, a-t-il été égorgé sur la route par des bandits. —


Voici les roses pensers dont elle se berçait. L’ennui la minait sourdement. Elle si parleuse, restait oisive et taciturne, assise auprès d’une fenêtre qu’elle affectionnait. Sa mélancolie navrait sa mère et le vieux Judas qu’elle ne caressait plus comme d’usage, ou dont elle ne baisait le front que pour le mouiller de ses larmes. Dépravée par la douleur, elle recherchait ardemment tout ce qui irritait ses nerfs, tout ce qui titillait et éveillait son apathie ; elle se chargeait des fleurs les plus odorantes ; elle s’entourait de vases pleins de syringa, de jasmin, de verveines, de roses, de lys, de tubéreuses ; elle faisait fumer de l’encens, du benjoin ; elle épandait autour d’elle de l’ambre, du cinnamome, du storax, du musc. Souvent elle était violemment agitée, allait, venait dans le logis, semblant avoir l’esprit égaré ; quelquefois même, elle disparaissait plusieurs heures ; cette absence alarmait la maison, on volait en vain à sa recherche par la ville, puis elle rentrait tranquille.

— Je souffrais enfermée, disait-elle, j’ai été voir le ciel, je me sens mieux. —

À cette époque de l’année où tout renaît, où tout s’avive, où l’être le plus froid se sent remué, où l’on éprouve un besoin impérieux d’épanchements, où le plus mysantrope se dépouille de sa haine et de son austérité et voudrait faire de la courtoisie ; à cette époque, où un sentiment sympathique nous incline à l’amour, à cet amour jeune qui tourmente même ceux qui l’ignorent et les jette dans le malaise et dans la langueur ; à cette époque, Dina qui, depuis une année, avait auprès d’elle, à ses genoux, un ami, un compagnon qui l’obombrait sous ses ailes, avec lequel elle passait ses jours dans des conversations qui la ravissaient, dans des lectures de la Bible, dans de saints aveux, dans des rêves illusoires ; Dina, soumise et confiante, habituée à ne plus penser, à ne plus songer que par l’homme dont elle aimait la volonté, dont le contact lui avait épanoui l’âme et dont elle avait plus besoin que jamais ; Dina se trouvait fatalement isolée, le bras qui la soutenait, la main qui la dirigeait, la bouche qui lui soufflait la volonté, l’amour, la haine, tout lui manquait ; la pauvre fille, accablée, s’affaissait éperdue dans son trouble, et par surcroît, la crainte, la timeur intime d’avoir perdu ou de perdre son bien-aimé la tuait.

Rien ne pouvait l’arracher à ses cogitations : cependant ses sensibles parents faisaient tout pour la distraire. On lui achetait mille choses dont elle n’avait nulle envie ; comme une enfant malade qui repousse ses jouets, elle regardait à peine ces fanfreluches, ces bijoux qui, quelque temps auparavant, l’auraient emplie d’allégresse. Souvent on la menait aux promenoirs de la ville, souvent on la menait parcourir les campagnes, à l’Île-Barbe, à Roche-Taillée, dans les bois de Tassin ou de Roche-Cardon, à la tour de la Belle-Allemande, sur les rivages de la Saône et du Rhône, mais rien ne lui plaisait ; elle restait muette sous son voile abattu.

Un jour, elle demanda à sa mère Léa la permission d’écrire un billet à son fiancé, le voici :

« Aymar, si vous aimez Dina, comme Dina vous aime ! revenez de suite, je vous supplie, si vous êtes libre encore. Si vous ne l’êtes plus, rompez vos fers, où que vous alliez, j’irai ! Ou dites-moi seulement où est votre cachot, que j’y meure avec vous ! Votre absence me cause tant de mal, je suis tellement affaiblie que je ne puis tenir ma plume, ni rassembler plus d’idées.


« Revenez mon fiancé ! »


Six jours après, Dina reçut cette réponse :

« Console-toi, ma fiancée, console-toi ! je pars, demain, à l’aube du jour. Pardon si je t’ai fait tant de mal, mais je souffre bien aussi. Pour étouffer ma souffrance, j’ai chassé l’ours dans les montagnes, et toi, pour chasser l’ennui, ours qui t’étouffe dans ses bras de plomb, qu’as-tu fait ?… Croyant revenir de jour en jour, j’ai tardé à te faire réponse, je voulais te l’apporter ; j’espérais attendrir mon père, il est plus inflexible que les Alpes. Ce soir, je lui annoncerai mon départ, prévois-tu quelle bourrasque ?… Prie Dieu que l’ouragan ne me brise pas !

« Salue Judas et Léa, adieu ! Dans trois jours je heurterai à ta porte. »


VII.


Oustâou pairolaou.




Disant au bois, tu es mon père, à la pierre, tu m’as engendré.


Il mettra sa bouche en la poudre, pour voir s’il y a espoir.
La Bible.


En effet, le soir même où partit ce message, après la collation, Aymar suivit son père qui se retirait dans sa chambre à coucher.

Et, tremblant, parla ainsi :

— Mon père, pardon si je viens encore vous troubler, vous me voyez à vos pieds, ne vous emportez point ; souvenez-vous que toute sa vie, votre humble fils vous a été soumis ; une seule fois, il lui arrive d’avoir une volonté, et cette volonté lui est fatale. Vous le savez, l’amour ne se commande point, l’amour vrai ne s’arrache pas, vous le savez, car vous avez aimé ma mère, est-ce pas ?…

À ce mot, Rochegude tressaillit, comme accablé par d’affreux souvenirs, et fit d’affreuses contorsions pour rassereiner sa figure.

— Est-ce ma faute, reprit Aymar, si la femme que le ciel m’a envoyée, s’est trouvée Israélite ? si cette femme choisie, s’est trouvée du peuple choisi de Dieu ? Est-ce ma faute, si elle est du même sang que votre Christ ?… Elle est belle, elle est pure, elle est vierge, je l’adore ! elle m’adore, elle vous adorerait aussi, mon père ! N’est-ce donc rien que l’amour d’une bru ? Sa joie égaierait votre vieillesse ; vous ne me répondez pas, mais dites-moi donc enfin, quelle bru voulez-vous ?…

— Jamais, monsieur Aymar, je ne permettrai que le sang chrétien des Rochegude se mêle au sang impur d’une Bohémienne ! d’une basse hérétique ! d’une bagasse !…

— D’une bagasse… Ô mon père, vous êtes bien injuste !… Tenez, lisez ce contrat, car elle est ma fiancée ! Tenez, lisez ce contrat qui n’attend plus que votre signature, vous le voyez, elle n’est pas sans fortune, elle est riche, cette enfant, si c’est de l’or qu’il vous faut ?…

Rochegude lui arracha des mains.

— Damnation ! Quel pacte infernal !…

Et, sans le regarder, il le rompit et le jeta à la face d’Aymar en lui donnant des soufflets.

— Tiens, voilà tes fiançailles ! Nous verrons, infâme ! si tu déshonoreras ta famille !

— Mon père, vous me frappez, parce que vous savez que je ne vous frapperai point : pourtant, je suis jeune et fort ; pourtant, j’ai du sang qui bout ; pourtant, j’ai un cœur qui fracasse ma poitrine !… Tenez, je vous briserais, vieillard, comme je brise cette porte !…

Et la porte, effondrée, tomba sous le choc avec un bruit épouvantable. Rochegude, atterré, blêmi, se renversa dans son fauteuil.

— Assez, assez, mon père ! tout cela me tue ! Vous êtes de roche, je serai de fer ! je partirai demain, adieu !

— Vous ne partirez point ! entends-tu ?…

— Mon père, je partirai : mais, terre et ciel ! qu’a donc cette union de si fatal ? Dites-moi ce qui vous rend si farouche ?

— Une Bohémienne !… une damnée !… Le sang des Rochegude est chrétien !

— Ô mon Dieu ! vous faites sonner bien haut votre sang chrétien : que vous importe chrétien ou more ? n’êtes-vous pas si religieux, n’avez-vous pas tant de foi !… Je suis sûre que vous ne croyez pas en Dieu ; est-ce pas que vous n’y croyez pas, en Dieu ?…

Rochegude, à ce mot, se dressa subitement ; saisi d’une fureur démoniaque, il étreignit un couteau par la lame, et, la main teinte de sang, il frappait du manche sur la table.

— Va-t-en, va-t-en, brigand, je te maudis ! Et de l’autre main, saisissant la chevelure de son fils, il le traîna, par terre, au long du corridor, et le précipita par l’escalier.


VIII.


Bënëzets los maldisors dë vos.




  Son rugissement est comme celui du lion.


Et les posteaux avec le surseuil furent esmeuz.
La Bible.


Le lendemain, à l’aurore, Aymar descendit : les valets à cheval, accompagnés de son moreau et de la pouliche qu’il destinait à Dina, et de plusieurs mulets, chargés de valises, déjà l’attendaient.

Éveillé par le hennissement des chevaux, Rochegude ouvrit précipitamment la croisée de sa chambre, fit claquer les volets sur la muraille, et, stupéfait, cria d’une voix forte à Aymar :

— Tu ne partiras pas, ou je te déshérite et maudis !…

— Je pars, mon père, répondit Aymar, et pour le reste qu’il soit fait selon votre volonté ; mon autre père, là-bas, me bénira.

— Tu ne partiras point, je te crie !…

Rochegude disparut de la croisée.

Aymar et sa caravane se mit en route ; à peine était-il au milieu de l’avenue, que Rochegude reparut sur le perron, à demi nu, une arquebuse en main.

— Arrête, parricide ! arrête, je te maudis !… Que la foudre t’écrase ! que l’enfer t’engouffre ! T’arrêteras-tu, te dis-je ? je te maudis et te chasse ! C’est ton père qui te maudit et le ciel en est témoin !… Tu ne partiras pas !

Il frappait sur la dalle et se heurtait la tête aux piliers du porche, la maison tressaillait ; c’était affreux à voir. Aymar, en silence, s’éloignait toujours ; quand il fut près du détour de l’avenue, perdant espoir de le ramener, Rochegude redoubla de fureur.

— Va-t-en, va-t-en, parricide, monstre, à jamais !…

Et, ajustant son arquebuse, une détonation éclata, Aymar jeta un cri, et Rochegude tomba raide sur les degrés du porche.


IX.


Bourdëscâdo.




Car je languis d’amour.
La Bible.


Depuis que Dina avait reçu la lettre d’Aymar, elle était moins inquiète, mais non moins agitée ; et, le lendemain, sur le vêpre, elle dit à son père : — Je sors visiter Élisabeth, mon amie ; je reviendrai bientôt. — Cette sotte mentait, car elle était peu disposée à la société, à la causerie ; pour songer à son aise et voir le ciel comme elle disait, seule, elle s’en fut errer sur les rives de la Saône ; imprudente !…

Son futur devait arriver après deux ou trois jours. Que de jolis rêves ne dut-elle pas faire, qui bercent plus que la solitude !

Un peu en deçà de l’Île-Barbe, un passeur était assis sur la proue de sa bèche, espèce de barque abritée sous des toiles ou pavois, comme une gondole.

Une fantaisie s’empara subitement de Dina.

— Batelier, dit-elle en s’approchant, j’ai bien envie de voguer sur cette belle eau, mais je suis seule.

— Belle dame, qu’importe ?…

— Batelier, voici un écu pour mon passage, et voici ma bourse pour que vous respectiez une jeune malade.

Le batelier prit l’écu et la bourse ; Dina sauta dans la bèche, et disparut sous la tente.

Déjà la barque voguait au loin.

Tout à coup on entendit une symphonie douce, éloignée, qui glissait sur la surface de l’eau, et l’on vit poindre une autre bèche, qui ramait fort, et d’où partaient souvent des rires inextinguibles. Elle était chargée de jeunes hommes et de jeunes filles qui étaient venus faire de la musique et s’ébattre à la fraîcheur du soir ; ils ramèrent pour s’approcher de la barque de Dina, et passèrent tout auprès, se penchant pour voir sous la tente silencieuse ; mais le passeur pressa son aviron en amont, et ces indiscrets filèrent en aval sans rien distinguer.

La bèche de Dina remontait et s’éloignait toujours, et pourtant la nuit noire était tombée, et pourtant elle avait demandé au batelier à ne voguer qu’une heure au plus.

Et le batelier quittant son banc, se glissa sous la tente ; un cri s’échappa de la bèche qui disparut à l’horizon.


X.


Escumergamën.




  Les cheveux de ton chef sont comme la pourpre du roi.

  Ô fille de prince, combien sont beaux tes pas en chaussures ! Les joinctures de tes cuisses sont comme joyaux, lesquelles sont forgées de la main de l’ouvrier. Tes deux mamelles sont comme deux bichelots gémeaux de la biche.
La Bible.


— Eh bien ! l’homme, que faites-vous ? Restez donc à votre banc, et ramez en courant. Redescendons ; vous voyez bien qu’il est déjà tard. Ne m’approchez pas !…

— Vous êtes belle, ma damoiselle !

— Vous êtes fou !

— C’est vous qui m’avez mis cette folie en tête.

— Retirez-vous ; mais enfin ne me touchez pas ! Que me voulez-vous ?

— Rien, seulement ce que M. le sénéchal a voulu à ma sœur il y a trois mois.

— M. le sénéchal… vous le calomniez.

— Je le calomnie… c’est le ventre de ma sœur qui le calomnie… Oh ! les douces mains ! j’en ai peu touché d’aussi douces. Quel bonheur d’être caressé par des mains blanches et mignonnes ! le joli pied !… et la jambe, voyons !

— Au secours ! au secours ! Laissez-moi donc, grossier !

— Tout beau, tout beau, la donzelle… ne nous égosillons pas… Ah ! la jambe est divine !

— Au secours ! à l’assassin !…

— À l’assassin, non pas encore ; vous allez vite en besogne. Allons, calmons-nous, que je baise ces beaux yeux ; soyons sage, la petite, on ne vous veut pas de mal ; laissez donc, que je baise ce beau cou !

— Ah ! que je meure…

Holà ! au secours ! à l’assassin !

— Vous appelez en vain, personne ne viendra ; et, d’ailleurs, puis-je pas vous faire taire ? J’ai là une provision de cordes et de quoi faire des bâillons.

— Traître ! lâche ! tuez-moi !

— Je ne m’effraie pas pour si peu ; j’ai l’habitude de cela, moi ; ce qu’on obtient de gré pour moi est sans valeur, c’est le viol que j’aime !… Aussi, à la dernière guerre d’Allemagne, m’étais-je enrôlé volontaire ; et, Dieu sait ! que j’y ai semé plus de Français que je n’y ai tué d’Allemands. Vous avez beau vous débattre, la belle, on n’est pas forte ! Je ne m’effraie pas, vous dis-je, j’ai l’habitude de cela ; je viole une fille comme vous touchez de l’épinette, et je tue, au besoin, comme vous brodez une fraise.

— Ô mon pauvre fiancé !…

— Ah ! ah ! à ce qu’il paraît, nous sommes fiancée ?… Très bien, la nuit est sereine, causons : vous êtes fiancée, ma belle vierge ?… Votre fiancé s’en passera : ce n’est pas toujours le pêcheur qui mange l’alose ; c’est ainsi qu’en ce monde, on ne peut compter sur rien ; Guillot bat, et c’est Charlot qui engraine. Oh ! que vous êtes charmante, noble dame ! que je vous aime ! Quelle joie de vous presser dans mes bras ! moi, Jean Ponthu, un passeur, un manant, une noble dame !… Oh ! si vous vouliez m’aimer !… Voyons, les belles bagues ! jolies et de prix, n’est-ce pas ? même main que ma Marion. Béni soit Dieu ! laissez donc faire, je lui offrirai de votre part…

— Vous me déchirez les doigts !…

— Souvent, quand j’étais soldat, et la nuit en védette, je réfléchissais, et je me disais : — Nous autres paysans, nos sœurs, nos filles et nos femmes sont toujours pour MM. les seigneurs, les nobles, les bourgeois ; ce sont eux qui violentent nos amies, et nous autres bétas nous ne faisons jamais rien à leurs femmes, à leurs filles ; cela n’est pas juste. Je me disais aussi : — Pourquoi donc nous autres que nous sommes pauvres, et eux autres sont-ils riches ?… Ah ! par exemple, cela, je n’ai jamais pu me l’expliquer ; ce n’est pas juste, est-ce pas ? Pour former un garçon et le rendre malin, il n’y a tel que la guerre.

Le charmant collier, les gentilles perles fines ! Ma Marion a juste le même cou que vous. Béni soit Dieu ! cela se trouve bien. Je lui offrirai de votre part, est-ce pas ?…

Vraiment, je suis désolé de dégarnir d’aussi mignonnes oreilles ; que je les baise pour la peine ! Mais, ma Marion n’a pas de pendants sortables pour la vogue prochaine, et vous sentez bien… Allons, ne pleurez pas, je lui offrirai de votre part aussi. Mais avec une toilette aussi simple, maintenant, vous ne pouvez garder ces épingles d’or en vos cheveux ; je me vois forcé de vous décoiffer… Oh ! vous êtes cent fois plus belle échevelée !

Maintenant, nous n’avons plus rien à perdre, à moins…

— Au secours ! au secours ! laissez-moi, je vous en supplie, ou tuez-moi à l’instant.

— Nous nous débattrons donc toujours ?… Maudite ! donnez ces petites mains que je les lie.

— À l’assassin ! personne ne viendra donc ?…

— Vous vous tairez, voici un bandeau qui vous apaisera ; allons, levez la tête, que je noue ce bâillon.

— De grâce, de grâce ! laissez-moi, au nom de Dieu ! oh lâchez-moi ! Que voulez-vous, de l’argent ? que voulez-vous !… vous l’aurez !…

Ah ! vous me torturez par trop, bourreau ! brigand !

Haie !… haie !… je suis perdue…

Alors, on n’entendit plus dans la barque que des plaintes sourdes, des cris étouffés, et des râlements qui s’éteignirent.

Une heure après, environ, Jean Ponthu, le batelier, sortit de dessous la tente, traînant Dina par les cheveux ; au moment où il la jeta dans la Saône, son bâillon se défit, et, d’une voix brisée, elle appela Aymar.

Et Jean Ponthu, à la proue de sa barque, un harpon à la main, penché, refoulait et renfonçait sous l’eau le corps de Dina, chaque fois qu’il remontait à la surface.


XI.


Dò ou.




Seigneur, les morts ne vous loueront point.

  Ma vertu est séchée comme un test, et ma langue s’est affichée à mon palais, et m’a amené en la poudre de mort.
La Bible.


Toute la nuit, on chercha vainement Dina par la ville.

Au point du jour, les paysans qui descendaient leur lait et leurs denrées à la ville, aperçurent, en traversant le pont de pierre, un cadavre de jeune femme, arrêté par ses longs cheveux roux sur les rochers et les brisants, qui, en cet endroit, effleurent la surface de la Saône.

Jean Ponthu, le batelier, le recueillit dans sa barque et l’apporta sur le rivage au lieu nommé la Mort qui trompe ; le peuple s’ameuta à l’entour, tout plein de regrets ; il contemplait sa fatale beauté ; ses deux petites mains, meurtries, étaient liées sur le dos par une grosse corde.

Tout à coup, une voix, partie de la foule, cria : — Ne la reconnaissez-vous pas ? c’est Dina, la rousse ! Dina la belle juive ! la fille de Judas, le lapidaire, qui demeure là derrière, dans la Juiverie.


Toute la journée, il y eut foule dans la maison d’Israël Judas. Dina était exposée sur son lit, vêtue de ses vêtements de fête, et parée de ses joyaux, suivant le rituel hébraïque. Léa, sa pauvre mère, mourante, était assise au pied du lit, jetant des hurlements ; Judas, accoudé dans son fauteuil, son pourpoint lacéré et la tête couverte de cendres, muet, dévorait sa douleur.

Un rabbin priait.


XII.


Goudoumar ! Goullamas !




Qui est celui qui enveloppe sentence de paroles sans science ?…
La Bible.


Sur le midi, à la maison de ville, sous le vestibule, à la porte d’un bureau des échevins, un homme hâlé et trapu, portant le costume des patrons du port, tempêtait et battait des valets qui voulaient le repousser.

— Holà ! messieurs les garçons, quel bruit faites-vous donc à cette porte ? cria une voix de l’intérieur.

— Messire, c’est un patron, un batelier, qui veut forcément entrer, malgré votre consigne !

— Eh ! oui, margobleu ! c’est Jean Ponthu, le passeur ! Voilà deux heures qu’on me fait attendre ; je crois qu’on se fiche de la procession de Genève, milledieux !

Alors, distribuant quelques coups de poings, Jean Ponthu repoussa la valetaille, ouvrit brutalement la porte, et se jeta dans le bureau.

— Monsieur le batelier, vous êtes un croquant, un maroufle ! Faire un pareil vacarme en cet hôtel, vous mériteriez que je vous envoyasse coucher à la cave.

— Monseigneur…

— C’est bien, que me voulez-vous ?

— Je viens faire déclaration d’un noyé que j’ai pêché ce matin au pont de pierre, et réclamer les deux pistoles de récompense.

— Le cadavre a-t-il été reconnu ?

— Oui, messire, c’est une jeune fille, nommée Dina, enfant d’un nommé Israël Judas, un lapidaire.

— Une juive ?

— Oui, messire, une hérétique, une huguenote… une juive…

— Une juive !… Tu vas pêcher des juifs, maroufle ! et tu as le front, après cela, de venir demander récompense ? — Holà ! valets ! holà ! Martin ! holà ! Lefabre !… mettez-moi ce butor à la porte, ce paltoquet !

Qui pêche un hérétique, monsieur le batelier, pêche un chien.


XIII.


Golgotha.




  Et l’ensevelit en la vallée de la terre de Moab contre Phogor, et nul n’a cogneu son sépulchre jusques aujourd’hui.
La Bible.


Vers deux heures du matin, un cercueil blanc, porté par quatre hommes, et suivi d’un convoi peu nombreux, silencieusement traversait la ville.

De loin en loin, on entendait quelques châssis se hisser, le grincement des birloirs et le bruit des cadoles, et l’on voyait quelques têtes empaquetées se pencher sur la rue.

C’étaient de bons bourgeois ou des commères qui, éveillés par le bruit des pas, accouraient aux fenêtres et jetaient des propos en l’air.

— Qu’est-ce donc, mon épouse, un enterrement d’hérétique, si je ne me trompe ? Il me semble voir un cercueil blanc ?… — C’est à coup sûr une jeune fille, pauvre enfant, sitôt !… — Heureux ! qui meurt avant d’avoir connu le monde.

Puis ces bons bourgeois poussaient de gros soupirs, et rebaissaient leurs châssis.

— Maître Bonaventure Chastelart, n’est-ce pas un convoi de huguenots qui passe ?

— Non, voisin, car il n’y a ni torches ni flambeaux, et d’ailleurs ce n’est point ici la route pour aller à l’hôpital ; ce n’est rien, sinon que quelque chienne de juiferesse qu’on traîne à la Madeleine ou à Bêchevilain.

Dès que le jour poignit, on distingua, sur la rive gauche du Rhône, au-delà de la plaine, une caravane qui chevauchait ; un jeune homme allait en tête, accompagné de quelques fringans cavaliers ; les valets et les mulets chargés de valises se tenaient à l’arrière.

Arrivés vers un champ nommé la Madeleine, sépulture des suppliciés, Golgotha des Israélites, le cavalier qui caracolait en avant dit à un vieillard qui creusait une fosse :

— Brave homme, quelle heure peut-il être maintenant ?

— Trois heures environ ; vous êtes aux portes de la ville.

— Merci, mon brave ! Mais pour qui donc cette fosse que vous creusez si matin avec tant de hâte ?

— Seigneur, c’est pour enterrer une belle enfant retrouvée hier dans la Saône.

— Bien jeune ?

— Dix-sept ans, seigneur.

— Mais ce champ, brave homme, n’est pas une terre sainte ?

— Seigneur, c’est vrai, mais c’est le cimetière des meurtriers et des juifs.

— Des Israélites !… Sauriez-vous le nom de cette jeune femme ?

— Si je ne me trompe, c’est Dina, fille d’un nommé Israël Judas, lapidaire.

— Dina !… enfer ! ma fiancée ! ! !…

— Au reste, seigneur, voici le convoi, là-bas, qui s’avance ; voyez-vous ce cercueil blanc ?

Aymar resta un moment morne et froid ! puis appelant un des cavaliers : — Carle, mon ami, lui dit-il, tout à l’heure tu prendras mon manteau, et le porteras à mon père, comme on porta la robe sanglante de Joseph à son père Jacob ; tu lui diras que tu as vu ma fiancée ; car la voici qui s’avance, regardez !…

Eh ! toi, vieillard, élargis cette fosse !…, dit-il en jetant sa bourse au fossoyeur ; puis il cria contre le ciel, et d’une voix retentissante :

— Dina !… Israël !… éternité !…

Et se déchargea dans la tête les pistolets de ses arçons.