Dieu et les hommes/Édition Garnier/Chapitre 35

Dieu et les hommesGarniertome 28 (p. 208-211).
CHAPITRE XXXV.
Des mœurs de Jésus, de l’établissement de la secte de Jésus, et du christianisme.

Les plus grands ennemis de Jésus doivent convenir qu’il avait la qualité très-rare de s’attacher des disciples. On n’acquiert point cette domination sur les esprits sans des talents, sans des mœurs exemptes de vices honteux. Il faut se rendre respectable à ceux qu’on veut conduire ; il est impossible de se faire croire quand on est méprisé. Quelque chose qu’on ait écrit de lui, il fallait qu’il eût de l’activité, de la force, de la douceur, de la tempérance, l’art de plaire, et surtout de bonnes mœurs. J’oserais l’appeler un Socrate rustique : tous deux prêchant la morale, tous deux sans aucune mission apparente, tous deux ayant des disciples et des ennemis, tous deux disant des injures aux prêtres, tous deux suppliciés et divinisés. Socrate mourut en sage ; Jésus est peint par ses disciples comme craignant la mort. Je ne sais quel écrivain[1] à idées creuses et à paradoxes contradictoires s’est avisé de dire, en insultant le christianisme, que Jésus était mort en dieu. A-t-il vu mourir des dieux ? les dieux meurent-ils ? Je ne crois pas que l’auteur de tant de fatras ait jamais rien écrit de plus absurde ; et notre ingénieux M. Walpole a bien raison d’avoir écrit qu’il le méprise[2].

Il ne paraît pas que Jésus ait été marié, quoique tous ses disciples le fussent, et que chez les Juifs ce fût une espèce d’opprobre de ne pas l’être. La plupart de ceux qui s’étaient donnés pour prophètes vécurent sans femmes ; soit qu’ils voulussent s’écarter en tout de l’usage ordinaire, soit parce que, embrassant une profession qui les exposait toujours à la haine, à la persécution, à la mort même, et qu’étant tous pauvres, ils trouvaient rarement une femme qui osât partager leur misère et leurs dangers.

Ni Jean le baptiseur ni Jésus n’eurent de femme, du moins à ce qu’on croit ; ils s’adonnèrent tout entiers à la profession qu’ils embrassèrent, et, ayant été suppliciés comme la plupart des autres prophètes, ils laissèrent après eux des disciples. Ainsi Sadoc avait formé les saducéens. Hillel était le père des pharisiens. On prétend qu’un nommé Judas fut le principal fondateur des esséniens, du temps même des Machabées[3] ; les réchabites, encore plus austères que les esséniens, étaient les plus anciens de tous.

Les disciples de Jean s’établirent vers l’Euphrate et en Arabie ; ils y sont encore. Ce sont eux qu’on appelle par corruption les chrétiens de saint Jean[4]. Les Actes des apôtres racontent que Paul en rencontra plusieurs à Éphèse. Il leur demanda qui leur avait conféré le Saint-Esprit. « Nous n’avons jamais entendu parler de votre Saint-Esprit, lui répondirent-ils. — Mais quel baptême avez-vous donc reçu ? — Celui de Jean. » Paul les assura que celui de Jésus valait mieux. Il faut qu’ils n’en aient pas été persuadés, car ils ne regardent aujourd’hui Jésus que comme un simple disciple de Jean.

Leur antiquité et la différence entre eux et les chrétiens sont assez constatées par la formule de leur baptême ; elle est entièrement juive, la voici : « Au nom du Dieu antique, puissant, qui est avant la lumière, et qui sait ce que nous faisons. »

Les disciples de Jésus restèrent quelque temps en Judée ; mais, étant poursuivis, ils se retirèrent dans les villes de l’Asie Mineure et de la Syrie où il y avait des Juifs. Alexandrie, Rome même, étaient remplies de courtiers juifs. Les disciples de Paul, de Pierre, de Barnabé, allèrent dans Alexandrie et dans Rome.

Jusque-là nulle trace d’une religion nouvelle. Les sectateurs de Jésus se bornaient à dire aux Juifs : Vous avez fait crucifier notre maître, qui était un homme de bien. Dieu l’a ressuscité ; demandez pardon à Dieu. Nous sommes Juifs comme vous, circoncis comme vous, fidèles comme vous à la loi mosaïque, ne mangeant point de cochon, point de boudin, point de lièvre parce qu’il rumine et qu’il n’a pas le pied fendu[5] (quoiqu’il ait le pied fendu et qu’il ne rumine pas) ; mais nous vous aurons en horreur jusqu’à ce que vous confessiez que Jésus valait mieux que vous, et que vous viviez avec nous en frères.

La haine divisait ainsi les Juifs ennemis de Jésus, et ses sectateurs. Ceux-ci prirent enfin le nom de chrétiens pour se distinguer. Chrétien signifiait suivant d’un Christ, d’un oint, d’un messie. Bientôt le schisme éclata entre eux sans que l’empire romain en eût la moindre connaissance. C’étaient des hommes de la plus vile populace qui se battaient entre eux pour des querelles ignorées du reste de la terre.

Séparés entièrement des Juifs, comment les chrétiens pouvaient-ils se dire alors de la religion de Jésus ? Plus de circoncision, excepté à Jérusalem ; plus de cérémonies judaïques ; ils n’observèrent plus aucun des rites que Jésus avait observés : ce fut un culte absolument nouveau.

Les chrétiens de diverses villes écrivirent leurs Évangiles, qu’ils cachaient soigneusement aux autres Juifs, aux Romains, aux Grecs ; ces livres étaient leurs mystères secrets. Mais quels mystères ! disent les francs-pensants ; un ramas de prodiges et de contradictions ; les absurdités de Matthieu ne sont point celles de Jean, et celles de Jean sont différentes de celles de Luc. Chaque petite société chrétienne avait son grimoire, qu’elle ne montrait qu’à ses initiés. C’était parmi les chrétiens un crime horrible de laisser voir leurs livres à d’autres. Cela est si vrai qu’aucun auteur romain ni grec, parmi les païens, pendant quatre siècles entiers, n’a jamais parlé d’Évangiles. La secte chrétienne défendait très-rigoureusement à ses initiés de montrer leurs livres, encore plus de les livrer à ceux qu’ils appelaient profanes. Ils faisaient subir de longues pénitences à quiconque de leurs frères en faisait part à ces infidèles.

Le schisme des donatistes, comme on sait, arriva en 305 à l’occasion des évêques, prêtres, et diacres, qui avaient livré les Évangiles aux officiers de l’empire ; on les appela traditeurs, et de là vint le mot traître. Leurs confrères voulurent les punir. On assembla le concile de Cirthe, dans lequel il y eut les plus violentes querelles, au point qu’un évêque nommé Purpuris, accusé d’avoir assassiné deux enfants de sa sœur, menaça d’en faire autant aux évêques ses ennemis[6].

On voit par là qu’il fut impossible aux empereurs romains d’abolir la religion chrétienne, puisqu’ils ne la connurent qu’au bout de trois siècles.



  1. J.-J. Rousseau, dans la Profession de foi du vicaire savoyard. (K.) — Voyez le quatrième livre d’Émile.
  2. Voltaire veut parler de la lettre qu’Horace Walpole écrivit à propos de la querelle de Jean-Jacques et de Hume, en 1700. On la trouve dans l’Exposé succinct de Hume. (G. A.)
  3. Voltaire confond ici les Esséniens avec les Assidéens, et il nous semble vouloir désigner Juda le Gaulanite, chef des zélateurs. (G. A.)
  4. Ch. xix. (Note de Voltaire.)
  5. Voyez la note, tome XXIV, page 77.
  6. Histoire ecclésiastique, l. IX. (Note de Voltaire.)