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LANTERNE DES MORTS. Fanal, tournièle, phare. Pile creuse en pierre terminée à son sommet par un petit pavillon ajouré, percé à sa base d’une petite porte, et destinée à signaler au loin, la nuit, la présence d’un établissement religieux, d’un cimetière. « Adont moru Salehedins li miudres princes qui onkes fust en Paienie et fu enfouis en la cymitère S. Nicholai d’Acre de jouste sa mère qui moult ricement y fu ensévelie : et à sour eaus une tournièle bièle et grant, où il art nuit et jour une lampe plaine d’oile d’olive : et le paient et font alumer cil del hospital de S. Jehan d’Acre, qui les grans rentes tiènent que Salehedins et sa mère laissièrent[1]. »

Les provinces du centre et de l’ouest de la France conservent encore un assez grand nombre de ces monuments pour faire supposer qu’ils étaient jadis fort communs. Peut-être doit-on chercher dans ces édifices une tradition antique de la Gaule celtique. En effet, ce sont les territoires où se trouvent les pierres levées, les menhirs, qui nous présentent des exemples assez fréquents de lanternes des morts. Les mots lanterne, fanal, phare, pharus ignea[2], ont des étymologies qui indiquent un lieu sacré, une construction, une lumière. Later, laterina, en latin, signifient brique, lingot, bloc, amas de briques ; φανός, en grec, lumineux, flambeau ; φανής, dieu de lumière ; fanum, lieu consacré ; par, en celtique, pierre consacrée ; fanare, réciter des formules de consécration. Le dieu celte Cruth-Loda habite un palais dont le toit est parsemé de feux nocturnes[3]. Encore de nos jours, dans quelques provinces de France, les pierres levées dont on attribue, à tort selon nous[4], l’érection aux druides, passent pour s’éclairer, la nuit, d’elles-mêmes, et pour guérir les malades qui se couchent autour la nuit précédant la Saint-Jean. La pierre des Érables (Touraine), entre autres, prévient les terreurs nocturnes. Il est bon d’observer que le menhir des Érables est percé d’un trou de part en part, ainsi que plusieurs de ces pierres levées. Ces trous n’étaient-ils pas disposés pour recevoir une lumière ? et s’ils devaient recevoir une lumière, ont-ils été percés par les populations qui primitivement ont élevé ces blocs, ou plus tard ? Que les menhirs aient été des pierres consacrées à la lumière, au soleil, ou des pierres préservatrices destinées à détourner les maladies, à éloigner les mauvais esprits, ou des termes, des bornes, traditions des voyages de l’Hercule tyrien, toujours est-il que le phare du moyen âge, habituellement accompagné d’un petit autel, semble, particulièrement dans les provinces celtiques, avoir été un monument sacré d’une certaine importance. Il en existait à la porte des abbayes, dans les cimetières, et principalement sur le bord des chemins et auprès des maladreries. On peut donc admettre que les lanternes des morts érigées sur le sol autrefois celtique ont perpétué une tradition fort antique, modifiée par le christianisme.

Les premiers apôtres des Gaules, de la Bretagne, de la Germanie et des contrées scandinaves, éprouvaient des difficultés insurmontables lorsqu’ils prétendaient faire abandonner aux populations certaines pratiques superstitieuses. Souvent ils étaient contraints de donner à ces pratiques, qu’ils ne pouvaient détruire, un autre but et de les détourner, pour ainsi dire, au profit de la religion nouvelle, plutôt que de risquer de compromettre leur apostolat par un blâme absolu de ces traditions profondément enracinées. M. de Caumont[5] pense que les lanternes des morts, pendant le moyen âge, étaient destinées particulièrement aux services des morts qu’on apportait de très-loin et qui n’étaient point introduits dans l’église. Il admet alors que le service se faisait dans le cimetière et que le fanal remplaçait les cierges. Cette opinion est partagée par M. l’abbé Cousseau[6] : « Les églises mères (ecclesiæ matrices) seules, dit M. Cousseau, possédaient sans restrictions tous les droits qui se rattachent à l’exercice du culte. Cela résultait de ce que souvent le seigneur, en faisant donation d’une église à un corps religieux, apportait à sa libéralité cette restriction, que le droit de dîme, le droit de sépulture, etc., ne seraient pas compris dans la donation. » Que les lanternes des morts aient été utilisées pour les services funèbres dans les cimetières, le fait paraît probable ; mais qu’on ait élevé des colonnes de plusieurs mètres de hauteur pour placer à leur sommet, en plein jour, des lampes allumées dont personne n’aurait pu apercevoir l’éclat, et cela seulement avec l’intention de remplacer l’éclairage des cierges, c’est douteux. Si les lanternes des morts n’eussent été destinées qu’à tenir lieu de cierges pendant les enterrements, il eut été plus naturel de les faire très-basses et disposées de manière que la lumière pût être aperçue de jour par l’assistance. Au contraire tout, dans ces petits monuments, paraît combiné pour que la lampe que renferme leur lanterne supérieure puisse être vue de très-loin et de tous les points de l’horizon. M. Lecointre, archéologue de Poitiers[7], « remarque que les colonnes creuses ou fanaux étaient élevés particulièrement dans les cimetières qui bordaient les chemins de grande communication ou qui étaient dans des lieux très-fréquentés. Il pense que ces lanternes étaient destinées à préserver les vivants de la peur des revenants et des esprits de ténèbres, de les garantir de ce timore nocturno, de ce negotio perambulante in tenebris dont parle le Psalmiste ; enfin de convier les vivants à la prière pour les morts. » Quant à l’idée qu’on attachait à ces monuments, au XIIe siècle par exemple, M. Lecointre nous paraît être dans le vrai ; mais nous n’en sommes pas moins disposés à croire que ces colonnes appartiennent, par la tradition, à des usages ou à des superstitions d’une très-haute antiquité[8]. Il est à regretter qu’il ne nous reste plus de lanternes des morts antérieures au XIIe siècle ; il n’y a pas à douter de leur existence, puisqu’il en est parfois fait mention, entre autres à la bataille livrée entre Clovis et Alaric, mais nous ne connaissons pas la forme de ces premiers monuments chrétiens.

Une des lanternes des morts les mieux conservées, datant du XIIe siècle, se voit à Celfrouin (Charente)[1].
La petite porte qui servait à introduire, à allumer et à guinder la lampe, est relevée de trois mètres au-dessus de la plate-forme circulaire sur laquelle s’élève l’édicule ; ce qui fait supposer qu’il fallait se servir d’une échelle pour allumer cette lampe et la hisser au sommet de la cheminée. La lanterne de Celfrouin, contrairement à l’usage adopté, n’a qu’une seule ouverture au sommet, par laquelle on peut apercevoir la lumière de la lampe. Quant à la petite tablette qui se trouve disposée sous l’ouverture inférieure, elle ne saurait être considérée comme un autel, mais seulement comme un repos destiné à appuyer l’échelle et à placer la lampe pour l’arranger avant de la monter. Une autre lanterne, plus complète que celle-ci, se trouve dans le village de Ciron (Indre) ; elle date de la fin du XIIe siècle. Posée sur une large plate-forme élevée de sept marches au-dessus du sol, elle possède une table d’autel et, à la droite de cette table, l’ouverture nécessaire à l’introduction de la lampe (2).
Cette porte était fermée par un vantail en bois. Nous donnons, en A, le plan général du monument de Ciron ; en B, le plan au niveau de l’autel, et en C, au niveau de la lanterne supérieure.
La fig. 3 présente l’élévation et la coupe de ce monument, bien conservé encore aujourd’hui. La lanterne est à claire-voie, de manière à laisser voir la lumière de tous les points de l’horizon.
La fig. 4 présente une vue perspective et un plan de la lanterne des morts d’Antigny (Vienne), qui date du milieu du XIIIe siècle. Le monument, suivant l’usage, repose sur une plate-forme de trois marches ; il est sur plan carré, possède son petit autel avec une marche, une porte latérale pour l’introduction de la lampe et quatre ouvertures au sommet pour laisser passer la lumière. L’amortissement supérieur était probablement terminé par une croix, comme les deux exemples précédents.

Les lanternes des morts perdent leur caractère de pierre levée, de colonne isolée, pendant le XIVe siècle, et sont remplacées par de petites chapelles ajourées dans lesquelles on tenait une lampe allumée (voy. Chapelle, fig. 20). C’est ainsi que les vieilles traditions gauloises, qui s’étaient perpétuées à travers le christianisme jusqu’à la fin du XIIIe siècle, changeaient de forme peu à peu jusqu’à faire oublier leurs origines.

  1. La Chronique de Rains (XIIIe siècle). Publ. par Louis Pâris. Paris, Techener, 1837.
  2. Il existait un pharus ignea près Poitiers, sur l’emplacement de l’église Saint-Hilaire, lors de la bataille de Clovis contre Alaric.
  3. Edward, Recherches sur les langues celtiques (voy. l’ouvrage de M. L. A. Labourt : Recherches sur l’origine des ladreries, maladreries, etc. Paris, 1854.
  4. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette question que nous nous proposons de traiter ailleurs. Nous devons dire seulement que nous considérons ces monuments comme appartenant à des traditions antérieures à la domination des Celtes.
  5. Cours d’antiquités, t. VI.
  6. Bulletin monumental, t. IX, p. 540.
  7. Bulletin monumental, t. III, p. 452.
  8. Pour ne donner ici qu’un petit nombre d’exemples de l’antiquité de cette tradition, Hérodote rapporte que, dans le temple de l’Hercule tyrien, il y avait une colonne isolée en émeraude (escarboucle) qui éclairait d’elle-même tout l’intérieur de ce temple. Le géographe Pomponius Méla prétend qu’au sommet du mont Ida, célèbre dans l’antiquité par le jugement de Pâris, on voit, la nuit, briller des feux qui se réunissent en faisceau avant le lever du soleil. Euripide dit la même chose dans les Troyennes.