Certains calcaires du bassin de la Seine, comme le liais-cliquard, se prêtaient merveilleusement à la sculpture de ces longs morceaux de pierre en saillie sur les constructions. Il fallait, en effet, une matière assez ferme, assez tenace pour résister, dans ces conditions, à toutes les causes de destruction qui hâtaient leur ruine. Aussi est-ce à Paris ou dans les contrées où l’on trouve des liais, comme à Tonnerre, par exemple, que l’on peut recueillir encore les plus beaux exemples de gargouilles. D’ailleurs l’école de sculpture de Paris, au moyen âge, a sur celles des provinces voisines une supériorité incontestable, surtout en ce qui touche à la statuaire.
Les gargouilles sont employées systématiquement à Paris vers 1240 ; c’est à Notre-Dame que nous voyons apparaître, sur les corniches supérieures refaites vers 1225, des gargouilles, courtes encore, robustes, mais taillées déjà par des mains habiles (2). Celles qui sont placées à l’extrémité des caniveaux des arcs-boutants de la nef, et qui sont à peu près de la même époque, sont déjà plus longues, plus sveltes, et soulagées par des corbeaux qui ont permis de leur donner une très-grande saillie en avant du nu des contre-forts (3).
À la Sainte-Chapelle du Palais à Paris, les gargouilles sont plus élancées, plus développées : ce ne sont plus seulement des bustes d’animaux, mais des animaux entiers attachés par leurs pattes aux larmiers supérieurs ; leurs têtes se détournent pour jeter les eaux le plus loin possible des angles des contre-forts (4).
Quelques-unes de ces gargouilles sont évidemment sculptées par des artistes consommés.
Nous avons indiqué, à l’article Gâble, comment les constructeurs gothiques, lorsqu’ils élevaient les grandes voûtes des nefs, ménageaient, provisoirement, des cuvettes dans les reins de ces voûtes, avec gargouilles extérieures pour rejeter les eaux pluviales dans les caniveaux des arcs-boutants jusqu’à l’achèvement des combles définitifs. Ces gargouilles provisoires devenaient définitives elles-mêmes, lorsque les chéneaux supérieurs étaient posés, au moyen d’une conduite presque verticale, descendant du chéneau jusqu’à ces gargouilles. Voici (5) une de ces gargouilles à double fin, provenant des parties supérieures de la nef de la cathédrale d’Amiens (1235 environ).
Les gargouilles sont doublées de chaque côté des contre-forts, comme à la Sainte-Chapelle de Paris, comme autour de la salle synodale de Sens, autour des chapelles du chœur de Notre-Dame de Paris ; ou elles traversent l’axe de ces contre-forts, comme à Saint-Nazaire de Carcassonne et dans tant d’autres édifices des XIIIe et XIVe siècles, et alors elles portent sur une console (6) ; ou elles sont appuyées sur la tête même de ces contre-forts,
comme autour des chapelles du chœur de la cathédrale de Clermont (7) (fin du XIIIe siècle).
C’est vers ce temps que la composition des gargouilles devient plus compliquée, que les figures humaines remplacent souvent celles d’animaux, ainsi qu’on le voit dans ce dernier exemple, qui nous montre un démon ailé paraissant entraîner une petite figure nue.
Il existe autour des monuments de cette époque bon nombre de gargouilles qui sont de véritables morceaux de statuaire. L’église Saint-Urbain de Troyes porte, au sommet des contre-forts de l’abside, des gargouilles fort remarquables ; nous donnons l’une d’elles (8).
Pendant le XIVe siècle, les gargouilles sont généralement longues, déjà grêles et souvent chargées de détails ; au XVe siècle, elles s’amaigrissent encore et prennent un caractère d’étrange férocité. Bien que les détails en soient fins et souvent trop nombreux, cependant leur masse conserve une allure franche, d’une silhouette énergique ; les pattes, les ailes des animaux sont bien attachées, les têtes étudiées avec soin (9 et 9 bis).
Pendant le moyen âge on n’a pas toujours sculpté les gargouilles ; quelquefois, dans les endroits qui n’étaient pas exposés à la vue, les gargouilles sont seulement épannelées. Il en est un grand nombre de cette sorte qui affectent une forme très-simple (10)[1].
Les gargouilles sont fréquentes dans l’Île-de-France, dans la Champagne et sur les bords basse Loire ; elles sont rares en Bourgogne, dans le centre et le midi de la France ; ou si l’on en trouve dans les monuments d’outre-Loire, c’est qu’elles tiennent à des édifices élevés aux XIIIe, XIVe et XVe siècles, par des architectes du Nord, comme la cathédrale de Clermont, celle de Limoges, celle de Carcassonne (Saint-Nazaire), celle de Narbonne. Là où les matériaux durs sont peu communs, comme en Normandie, par exemple, les gargouilles sont courtes, rarement sculptées, ou manquent absolument, les eaux s’égouttant des toits sans chéneaux.
- ↑ Notre-Dame de Paris.