Fleuron <
Index alphabétique - F
> Fondation
Index par tome

FLORE, s. f. Nous avons souvent l’occasion de parler de la flore sculptée de l’architecture du moyen âge ; c’est qu’en effet cette architecture possède sa flore, qui se modifie à mesure que l’art progresse et décline. Pendant la période romane, la flore n’est guère qu’une imitation de la sculpture romaine et byzantine ; cependant on aperçoit, vers le commencement du XIIe siècle, dans certains édifices romans, une tendance manifeste à chercher les modèles de l’ornementation sculptée parmi les plantes des bois et des champs. Mais comment cette recherche commence-t-elle ? À quels éléments s’attache-t-elle d’abord ? Qui la provoque ? Comment s’érige-t-elle en système et parvient-elle à former une école ? Résoudre ces questions, c’est faire l’histoire de notre art français au moment où il se développe, où il est réellement original et n’emprunte plus rien au passé.

Il semble, en examinant les monuments, que les clunisiens ont été les premiers à former des écoles de sculpteurs allant chercher, dans les productions naturelles, les éléments de leur décoration. Les chapiteaux de la nef de l’église abbatiale de Vézelay ne sont plus déjà des imitations abâtardies de la sculpture antique : leur végétation sculptée possède une physionomie qui lui est propre, qui a l’âpreté d’un art neuf plutôt que l’empreinte barbare d’un art, dernier reflet de traditions vieillies. Sur les bords de la Loire, de la Garonne, en Poitou et en Saintonge, au commencement du XIIe siècle, on voit aussi la sculpture chercher d’autres éléments que ceux laissés par l’antiquité. Ces essais, toutefois, sont partiels ; ils semblent appartenir à des artistes isolés, fatigués de toujours reproduire des types dont ils ne comprenaient plus le sens, parce qu’ils n’en connaissaient plus l’origine. Quoi qu’il en soit, ces essais ont une certaine importance : ils ont ouvert la voie à la nouvelle école des architectes laïques ; c’est du moins probable.

Présentons tout d’abord un de ces exemples, qui fera ressortir d’une façon plus claire ce que nous allons dire. Nous donnons ici un chapiteau de l’église abbatiale de Bourg-Dieu près Châteauroux (Déols) sculpture date de 1130 environ (1).

Or voici (2) des feuilles de fougère au moment où elles commencent à se développer, à sortir de leur tissu cotonneux.
Il n’est pas besoin, pensons-nous, de faire remarquer, dans ce chapiteau, l’intention évidente de l’artiste ; il a certainement voulu se servir de ces formes puissantes données par ces bourgeons de fougère, de la fougère qu’on trouve partout, en France, sous les grands bois. Le sculpteur ne s’est inspiré ni des traditions romaines, ni des ornements byzantins : il a cueilli un brin de fougère, l’a examiné curieusement, s’est épris de passion pour ces charmantes productions naturelles, puis il a composé son chapiteau. Observons à notre tour cette fig. 2 ; nous aurons l’occasion d’y revenir. C’est là, pour cette époque, disons-le encore, un fait isolé. Mais bientôt l’école des architectes laïques s’élève, s’empare de toutes les constructions, particulièrement dans le domaine royal. Dès ses premiers pas, on sent que cette école laïque veut rompre avec les traditions d’art des moines. Il y avait peut-être de l’ingratitude dans le procédé, puisque cette école s’était élevée sous les voûtes des cloîtres ; mais cela nous importe peu aujourd’hui. Comme système de construction (voy. Cathédrale, Construction), comme méthode de bâtir, les architectes laïques de la seconde moitié du XIIe siècle cherchent à rompre avec les traditions monastiques. Les formes qu’ils adoptent, les moulures qu’ils tracent, les profils qu’ils taillent et les ornements qu’ils sculptent s’appuient sur des principes étrangers à l’art roman ; l’examen, la recherche, remplacent la tradition. Quand il s’agit d’ornements, ils ne veulent plus regarder les vieux chapiteaux et les frises romanes : ils vont dans les bois, dans les champs ; ils cherchent, sous l’herbe, les plus petites plantes ; ils examinent leurs bourgeons, leurs boutons, leurs fleurs et leurs fruits, et les voilà qui, avec cette humble flore, composent une variété infinie d’ornements d’une grandeur de style, d’une fermeté d’exécution qui laissent bien loin les meilleurs exemples de la sculpture romane. Soit instinct, soit raisonnement, ces artistes comprennent que les plus petites plantes, comme les insectes, sont douées d’organes relativement beaucoup plus forts que les arbres et les grands animaux ; destinées à vivre dans le même milieu, à résister aux mêmes agents, la nature prévoyante a en effet donné à ses créations les plus humbles une puissance relativement supérieure à celle des grands êtres. Les formes des plus petits insectes, comme celles des plus petites plantes, ont une énergie, une pureté de lignes, une vigueur d’organisation qui se prêtent merveilleusement à exprimer la grandeur et la force ; tandis qu’au contraire on remarque, dans les formes des grands végétaux particulièrement, une sorte d’indécision, de mollesse, qui ne peut fournir d’exemples à la sculpture monumentale. D’ailleurs, qui sait ? Ces artistes laïques qui s’élèvent en France à la fin du XIIe siècle, et qui s’élèvent au milieu d’une société mal constituée, ces artistes à peine compris de leur temps, fort peu aujourd’hui, trouvaient peut-être un certain charme à envelopper leur art de mystère ; de même qu’ils se transmettaient leurs grands principes à l’ombre d’une sorte de franc-maçonnerie, de même aussi, en allant chercher leurs motifs de décorations au bord des ruisseaux, dans les prés, au fond des bois, dans les plus infimes productions végétales, se laissaient-ils conduire par cet instinct du poëte qui ne veut pas découvrir au vulgaire les secrets de ses conceptions. L’art véritable a sa pudeur : il cache aux regards ses amours fécondes. Qui sait si ces artistes ne trouvaient pas des joies intimes dans la reproduction monumentale de ces humbles plantes, d’eux seuls connues, aimées d’eux seuls, cueillies et observées longuement dans le silence des bois ? Ces réflexions nous sont venues souvent lorsqu’en examinant les merveilleux développements de végétaux perdus sous l’herbe, leurs efforts pour repousser la terre, la puissance vitale de leurs bourgeons, les lignes énergiques de leurs tigettes naissantes, les formes des beaux ornements de la première période gothique nous revenaient en mémoire. Puisque nous allions chercher des éléments d’un art dans ces productions infimes sur lesquelles la nature semble avoir jeté un de ses plus doux regards, pourquoi d’autres avant nous ne l’auraient-ils pas fait aussi ? Pourquoi des artistes observateurs, ennuyés de la monotonie des arts romans, ne se seraient-ils pas épris de cette modeste flore des champs, et, cherchant un art, n’auraient-ils pas dit, en découvrant ces trésors cachés : « Je l’ai trouvé » ? Une fois sur cette voie, nous suivîmes pas à pas, et non sans un vif intérêt, les interprétations ingénieuses de nos devanciers ; notre examen nous conduisit à de singuliers résultats. Nous reconnûmes que les premiers artistes (il est entendu que nous ne parlons ici que de l’école laïque qui s’élève, de 1140 à 1180, dans l’Île-de-France et les provinces voisines) s’étaient attachés à imiter la physionomie de ces modestes plantes des champs au moment où elles se développent, où les feuilles sortent à peine de leurs bourgeons, où les boutons apparaissent, où les tiges épaisses pleines de sève n’ont pas atteint leur développement ; qu’ils avaient été jusqu’à chercher comme motifs d’ornements des embryons, ou bien encore des pistils, des graines et jusqu’à des étamines de fleurs. C’est avec ces éléments qu’ils composent ces larges chapiteaux que nous admirons autour du chœur de Notre-Dame de Paris, dans l’église Saint-Julien-le-Pauvre, dans celle de Saint-Quiriace de Provins, à Senlis, à Sens, à Saint-Leu d’Esserent, dans le chœur de Vézelay, dans l’église de Montréale, à Notre-Dame de Châlons-sur-Marne, autour du sanctuaire de Saint-Remy de Reims. Bientôt (car nous savons que ces artistes ne s’arrêtent pas en chemin) de l’imitation de la flore naissante ils passent à l’imitation de la flore qui se développe : les tiges s’allongent et s’amaigrissent ; les feuilles s’ouvrent, s’étalent ; les boutons deviennent des fleurs et des fruits. Plus tard, ces artistes oublient leurs humbles modèles primitifs : ils vont chercher leurs exemples sur les arbustes ; ils s’emparent du lierre, de la vigne, du houx, des mauves, de l’églantier, de l’érable. À la fin du XIIIe siècle, ils en viennent à copier servilement le chêne, le prunier sauvage, le figuier, le poirier, aussi bien que les feuilles d’eau, le liseron, le persil, les herbacées, comme les feuillages des grands arbres de nos forêts ; tout leur est bon, tout leur est un motif d’ornement. Disons tout de suite que l’imitation s’approche d’autant plus de la réalité que l’art gothique avance vers sa décadence. À la fin du XIIe siècle, et encore au commencement du XIIIe, cette imitation est soumise à des données monumentales qui prêtent à la sculpture une beauté particulière. Disons encore que cette sculpture est d’autant plus grande, large, puissante, monumentale enfin, qu’elle va chercher ses inspirations parmi les plantes les plus modestes ; tandis qu’elle tombe dans la sécheresse et la maigreur lorsqu’elle veut copier les feuilles des grands végétaux. Les artistes laïques du XIIe siècle, se servant de ces plantes, en saisissent les caractères principaux, la physionomie ; elles deviennent pour eux un sujet d’inspiration plutôt qu’un modèle banal. Mais prenons quelques exemples. N’est-il pas évident, par exemple, que les rinceaux qui décorent l’un des côtés du trumeau de la porte centrale de la cathédrale de Sens (1170 environ) ont été inspirés de ces jeunes pousses de fougère dont nous avons donné plus haut quelques brins, et ces feuilles naissantes de plantain (3) n’ont-elles pas inspiré les artistes qui sculptaient les chapiteaux du chœur de l’église de Vézelay, ceux de la galerie du chœur de Notre-Dame de Paris (3 bis),
ou ceux de l’église de Montréale (Yonne) (4) ?
N’y a-t-il pas entre les petites fleurs de la coronille à peine développées (5)
et les crochets primitifs qui ornent les angles de ces chapiteaux une grande analogie ? La section d’une de ces feuilles de plantain (fig. 3), faite sur ab et tracée en A, est observée fidèlement dans les sculptures que nous donnons ici.

Avant de pousser plus loin l’examen de la flore monumentale de l’école laïque, il est nécessaire de se rendre un compte exact du mélange qui s’était fait, pendant la période romane, des traditions antiques avec certaines formes inspirées évidemment par quelques végétaux de nos bois. Des écrivains ont déjà fait, à ce sujet, des observations ingénieuses, sans toutefois appuyer ces observations par des figures étudiées : les uns prétendent que les ornements qui, au XIIe siècle, sont arrivés à former ce qu’on appelle la fleur de lis, ont été inspirés de l’iris ou du glaïeul ; les autres, que ces ornements sculptés et peints, si fréquents à dater de la fin du XIe siècle, sont une réminiscence des plantes aroïdes. Nous laisserons chacun juger le procès, nous nous bornerons à fournir les pièces ; aussi bien importe-t-il assez peu, à notre avis, que les sculpteurs des XIe et XIIe siècles aient copié l’iris ou l’arum : la question est de savoir si ces sculpteurs ont ajouté quelque chose aux traditions usées des arts romans dans leur ornementation. Le fait ne paraît pas douteux.

Prenons d’abord les Aroïdées, qui paraissent avoir inspiré nos sculpteurs dès une époque fort ancienne.

D’après Jussieu, les Aroïdées sont « des plantes à racines tubéreuses, à feuilles simples, alternes, engaînantes ; fleurs unisexuelles, réunies dans une véritable spathe colorée, avec ou sans périanthe particulier ; un style ; fruit bacciforme. »

L’Arum maculatum, connu vulgairement sous le nom de Gouet ou Pied-de-veau, porte une tige dressée, simple, nue, haute de 0,20 c. environ, glabre ; les feuilles sont radicales, portées sur de longs pétioles, grandes, sagittées-cordiformes, comme tronquées obliquement des deux côtés à la base, entières, sans taches, glabres ; la spathe terminale est allongée, aiguë ; le spadice est moitié moins long qu’elle ; en mûrissant, la portion qui est au-dessus des baies tombe ; celles-ci restent grosses, nombreuses, rouges et contiennent deux graines chagrinées. Les fleurs (spathe) sont d’un vert pâle et tournent au violet en se fanant. L’Arum apparaît en avril et mai, et est très-commun dans les bois humides des environs de Paris, de Champagne et de Bourgogne.

Comme il n’est pas certain que tous les architectes soient botanistes, nous donnons (6) une représentation de l’Arum.


En A, la spathe est fermée ; elle enveloppe encore le spadice. En B, la plante est montrée entière avec sa racine tubéreuse ; la spathe s’est développée, s’est ouverte et laisse voir le spadice. Les feuilles sont sagittées. En C est donnée une coupe de la spathe, laissant voir le spadice entier avec ses étamines et ses pistils à la base. Quand le fruit est mûr, D, la partie supérieure du spadice se détruit ; la spathe demeure à l’état de débris, E. En F est une des étamines. Il n’est personne qui, en se promenant au printemps dans les bois, n’ait examiné cette plante d’une physionomie remarquable, déjà épanouie lorsque les arbres et les buissons portent quelques feuilles tendres à peine sorties des bourgeons. L’Arum et l’Iris sont les premiers signes du retour des beaux jours. Est-ce pour cela que les sculpteurs romans paraissent avoir affectionné ces plantes, comme le réveil de la nature ? Faut-il attacher à l’imitation des Aroïdes une idée symbolique, y voir quelque tradition antique ? Nous nous garderons de trancher la question. Le fait est que, dans les sculptures de la fin du XIe siècle, nous trouvons la trace évidente de cette imitation. Les beaux chapiteaux de la nef de l’église abbatiale de Vézelay nous montrent des imitations d'Aroïdes (7) qui terminent des feuillages plus ou moins dérivés de la sculpture romaine du chapiteau corinthien. En A, la spathe de l’Arum est développée, l’extrémité du spadice est tombée et les graines restent apparentes. En B, ce sont les feuilles de l’Arum qui se roulent en volutes ou crochets aux angles d’un chapiteau. Dans la fig. 7 bis, le sculpteur a doublé le spadice en A, l’a laissé simple en B ; mais, dans l’un et l’autre cas, la spathe enveloppe le fruit.

Ces plantes de bois marécageux ne paraissent pas seules avoir inspiré les sculpteurs romans ; nous voyons qu’ils ont une affection particulière pour les nénuphars, pour les feuilles d’eau. Deux autres chapiteaux de la nef de Vézelay présentent encore, en guise de crochets, des feuilles fanées de nénuphars avec ou sans fleurs (8).
On sait avec quelle rapidité se flétrissent les plantes d’eau lorsqu’elles ont été cueillies ; il semble, dans l’exemple A, que le sculpteur a suspendu près de lui, pour décorer l’angle de son chapiteau, des feuilles de nénuphars si communs dans nos étangs, et que celles-ci se soient fermées, comme il arrive bientôt lorsqu’elles ne peuvent plus s’étendre sur la surface de l’eau.

Ces imitations sont fort libres, ainsi qu’il arrive chez les artistes primitifs, mais elles ne paraissent guère douteuses. Il ne s’agissait pas, en effet, de reproduire, avec tout le soin d’un naturaliste, telle ou telle plante, mais de trouver un motif d’ornement. D’ailleurs les yeux d’observateurs naïfs se contentent d’une interprétation, et tous les jours nous voyons des enfants pour lesquels un pantin grossièrement taillé dans un morceau de bois est l’image complète d’un personnage. Il faut bien reconnaître aussi que le style dans les arts, pour les ornements comme pour toute chose empruntée à la nature, demande l’interprétation plutôt que l’imitation scrupuleuse de l’objet. Les plantes ont une allure, une physionomie, un port, qui frappent tout d’abord un observateur inexpérimenté. Celui-ci saisit ces caractères généraux sans aller au delà ; il produit une seconde création qui devient une œuvre d’art, bien qu’on retrouve dans cette seconde création l’empreinte puissante de la nature. Les artistes romans se sont tenus à ces inspirations primitives ; ils les corrompent même à mesure que leur main acquiert de l’habileté, et il est intéressant de voir comment, lorsque l’art devient laïque, l’esprit d’examen s’introduit promptement dans la sculpture d’ornement ; comment l’inspiration libre, ou soumise à certaines traditions de métier, est bientôt étouffée par le désir d’arriver à l’imitation servile de la nature.

Disons un mot maintenant de la fleur d’Iris, qui joue aussi un grand rôle dans l’ornementation romane des XIe et XIIe siècles. La fleur de l’iris est enveloppée dans une spathe membraneuse avant son épanouissement. La corolle, d’après Linné, « est à six divisions profondes, alternativement dressées et réfléchies ; le style est court, portant trois lanières pétaloïdes, souvent échancrées, qui tiennent lieu de stigmates ; la capsule infère est à trois valves, à trois loges polyspermes. »

Voici (9) une fleur d’iris, connue sous le nom de flambe, copiée de grandeur naturelle. Si nous présentons cette fleur de manière à régulariser ses diverses parties, nous obtenons la fig. 10.
Les six divisions de la corolle sont visibles en AA, BB, CC. Deux des lanières pétaloïdes sont apparentes en D, la troisième devant se trouver dans l’axe de la fleur. La spathe est en E. De cette figure à l’ornement connu sous le nom de fleur de lis, il n’y a pas loin. Dans les ornements romans du XIIe siècle (11[1], 12 et 13[2]),
on reconnaît l’essai d’artistes qui cherchent à s’inspirer des formes générales de la fleur d’iris, tout en conservant le faire de l’art romain dégénéré. Ces artistes affectionnent tout particulièrement l’arum et l’iris ; ces deux plantes donnent, dès le commencement du XIIe siècle, une physionomie particulière à l’ornementation sculptée ou peinte (voy. Peinture ). Quelle était la raison qui avait fait choisir de préférence ces végétaux des lieux humides, qui arrivent à leur floraison dès les premiers jours du printemps ? M. Woillez, auteur d’une brochure fort intéressante sur ce sujet[3], n’hésite pas à voir dans cette imitation des plantes aroïdes une idée symbolique de la puissance. Il voit là un reste du paganisme, et s’exprime ainsi[4] : « Je pense que le gouet, type actuel de la famille botanique des aroïdes, ou une autre plante du même genre[5], devint, en quelque sorte, le phalle transfiguré par le christianisme. La simple appellation rustique de la première plante dans certains lieux de la Picardie, et notamment dans les environs de Clermont (Oise), a suffi pour me suggérer d’abord cette opinion. Je savais que ce végétal, caché sous les bois humides et ombragés, bizarre dans ses formes extérieures, était en grand crédit parmi les magiciens et les enchanteurs du moyen âge, lorsque j’appris sa dénomination la plus vulgaire. Cette qualification correspond aux mots latins presbiteri phallus ; le spadice enveloppé de sa spathe verte est encore appelé vicaire, tandis que, au moment de la fécondation, et lorsque ce spadice a pris une teinte violette, c’est un curé… Le gouet, que l’on pourrait appeler le phalle végétal, est une des premières plantes qui annoncent le retour de la végétation, ou, comme le phalle proprement dit, le réveil de la nature ; il peut bien être l’expression ou l’emblème de la puissance génératrice impérissable, puisque, chaque année, sans culture préalable, on le voit percer la terre, puis disparaître après la fructification, pour reparaître après l’hiver suivant. Mais il y a plus : de même que le phalle, il a été figuré comme l’attribut de la puissance en général, ce qui prouverait son identité avec lui… » M. Woillez rappelle à propos la notice du docteur Colson[6] sur une médaille de Julia Mamée, au revers de laquelle on voit Junon tenant un phallus d’une main et un lis de l’autre, et il est à remarquer, en effet, que les premiers sceptres portés par des rois ou même la Vierge sainte sont terminés par une fleur d’arum ou une fleur de lis assez semblable à celle que nous avons donnée plus haut (fig. 10) ; seulement M. Woillez ne voit dans ces ornements que l’imitation des plantes aroïdes. Je pense qu’on y trouve et l’arum et l’iris (flambe) ; quelquefois même, comme dans l’ornement (fig. 13), un mélange des deux plantes printanières. Il ne nous paraît pas, toutefois, que l’on puisse, dans l’état des connaissances actuelles, donner comme des faits certains l’influence de ces traditions païennes d’une haute antiquité dans les arts du moyen âge.

Si la flore sculptée romane mêle aux derniers débris des arts romains des inspirations nouvelles provoquées par l’observation des plantes printanières des bois, elle subit aussi l’influence des arts de l’Orient. Pendant les Xe, XIe et XIIe siècles, quantité d’objets apportés de Byzance et de Syrie remplissaient les trésors des monastères et des palais : étoffes, ivoires sculptés, ustensiles, menus meubles, venaient en grand nombre d’Orient et fournissaient aux artistes français des motifs d’ornements qu’ils interprétaient à leur manière. Beaucoup de ces ornements byzantins étaient empruntés eux-mêmes à la flore orientale. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on trouve sur nos chapiteaux et nos frises des XIe et XIIe siècles des formes qui rappellent certains végétaux qui alors n’étaient pas connus en Occident (voy. Sculpture ).

Telles étaient les diverses sources auxquelles avaient été puiser les sculpteurs romans lorsqu’apparut l’école laïque de la seconde moitié du XIIe siècle ; cette école ne pouvait rompre tout à coup avec celle qui la précédait. Dans un même édifice on voit, comme à la cathédrale de Paris, comme autour du chœur de l’église de Saint-Leu d’Esserent, comme à Noyon, des sculptures empreintes encore des traditions romanes à côté d’ornements d’un style entièrement étranger à ces traditions, recueillis dans la flore française. Ce sont les feuilles de l’Ancolie, de l’Aristoloche, de la Primevère, de la Renoncule, du Plantain, de la Cymbalaire, de la Chélidoine, de l’Hépatique, du Cresson, des Géraniums, de la Petite-Oseille, de la Violette, des Rumex, des Fougères, de la Vigne ; les fleurs du Muflier, de l’Aconit, du Pois, du Nénuphar, de la Rue, du Genêt, des Orchidées, des Cucurbitacées, de l’Iris, du Safran, du Muguet ; les fleurs, fruits ou pistils des Papaveracées, des Polygalées, du Lin, des Malvacées, de quelques Rosacées, du Souci, des Euphorbiacées, des Alismacées, des Iridées et Colchicacées qui inspirent les sculpteurs d’ornement. Mais il ne faudrait pas se méprendre sur la valeur de notre observation, ces artistes ne sont pas botanistes ; s’ils cherchent à rendre la physionomie de certains végétaux, ils ne se piquent pas d’exactitude organographique ; ils ne se font pas faute de mêler les espèces, de prendre un bouton à telle plante, une feuille à celle-ci, une tige à celle-là ; ils observent avec une attention scrupuleuse les caractères principaux des végétaux, le modelé des feuilles, la courbure et la diminution des tiges, les attaches, les contours si purs et si fermes des pistils, des fruits ou des fleurs ; ils créent une flore qui leur appartient, mais qui, toute monumentale qu’elle est, conserve un caractère de vraisemblance plein de vie et d’énergie. Cette flore monumentale a ses lois, son développement, ses allures ; c’est un art, pour tout dire en un mot, non point une imitation. Nous sommes aujourd’hui si loin de la voie suivie à toutes les belles époques, qu’il nous faut faire quelques efforts pour comprendre la puissance de cette création de second ordre, éloignée autant de l’imitation servile et de la banalité que de la fantaisie pure. Nos monuments se couvrent d’imitations de l’ornementation romaine, qui n’est qu’une copie incomprise de la flore monumentale des Grecs ; nous copions les copies de copies, et à grands frais ; notre parure architectonique tombe dans la vulgarité, tandis que l’école laïque de la fin du XIIe siècle allait aux sources chercher ses inspirations. Non-seulement ainsi elle trouvait une décoration originale, mais elle s’appuyait sur un principe toujours neuf, toujours vivant, toujours applicable. L’art français de la grande école laïque d’architecture est logique ; dans la construction, il émet des principes nouveaux qui, sans imposer une forme, sont applicables partout et dans tous les temps ; dans la décoration, cet art ne fait de même qu’émettre des principes ; il ne prescrit pas l’emploi d’une forme hiératique, comme l’a fait l’art oriental. Le génie de chaque artiste peut sans cesse tirer de ces principes féconds des formes neuves, imprévues.

De nos jours, on a remplacé en France la méthode, l’énoncé des principes, par l’enseignement, non raisonné, d’une ou de plusieurs formes de l’art ; on a pris l’une des applications du principe pour l’art lui-même, et on a dit alors avec beaucoup de raison : « Toute imitation est funeste, si nous proscrivons l’imitation des arts de l’antiquité, nous ne pouvons prescrire l’imitation des arts du moyen âge. » Mais remplaçant l’enseignement de telle ou telle forme, d’une des applications du principe, par l’enseignement du principe lui-même, on ne prescrit pas l’imitation, on ne fait que se servir d’une méthode vraie qui permet à chacun de suivre ses inspirations. Nous savons bien qu’il est une école pour laquelle des principes sont un embarras : elle veut que la fantaisie soit le seul guide de l’artiste. La fantaisie a des tours charmants quand elle n’est que le vernis d’un esprit réfléchi, observateur, quand elle couvre d’un vêtement à mille reflets imprévus un corps solide, bien fait et sain ; mais rien n’est plus monotone et fatigant que la fantaisie lorsqu’elle est seule et ne drape qu’un corps inconsistant, chétif et pauvre. Il y a certainement de la fantaisie, et beaucoup, dans l’ornementation architectonique de notre école française ; mais elle ne fait que se jouer autour des principes solides, vrais, dérivés d’une observation subtile de la nature ; la fantaisie alors n’est autre chose que la grâce qui sait éviter la pédanterie. Poursuivons notre étude.

Voici (14) une plante bien vulgaire, le Cresson. Regardons cependant avec attention ces tiges souples et grasses, ces pétioles bien soudées, ces courbes gracieuses des limbes, leur profil A. Dans ces limbes cependant, il y a une indécision de contour qui ne se prête pas à la décoration monumentale ; les stipules B jettent de la confusion au milieu des masses. Pour faire un ornement avec cette plante, il faut en sacrifier quelque chose, donner de la fermeté aux silhouettes des pétioles ; il faut prendre et laisser, ajouter et retrancher ; ce qu’il faut conserver, c’est la force, la grâce, la souplesse, l’aisance de ces contours. Avec une adresse incomparable, les sculpteurs de Notre-Dame de Paris sont arrivés à ce résultat (15)[7].
Tout en conservant la silhouette de ces feuilles de cresson, ils leur ont donné un accent plus ferme, monumental, précis ; entre ces limbes, ils ont ajouté des grappes qui donnent de la grandeur et de la finesse en même temps à l’ornement. Ils ont vu, étudié la nature, et en ont tiré une création nouvelle. Ici, point de traditions des ornements romains ou byzantins : c’est original, vivant, bien compris comme composition, exécuté avec habileté. Cela se fait regarder comme toute œuvre où l’art s’appuie sur la nature sans la copier platement. Examinons encore cette feuille de Chélidoine (éclaire) (16),
plante si commune dans nos campagnes ; ces feuilles sont profondément pinnatifides, à folioles ovales, à dents et lobes arrondis ; leur faisceau fibreux est accusé, épais ; les stipules latérales développées. Il s’agit d’interpréter cette plante, belle par sa forme générale et par ses détails. Les mêmes sculpteurs[8] composent l’ornement (17).


Ils retournent le limbe supérieur, le font retomber sur lui-même, le doublent d’une seconde feuille pour augmenter sa masse. Ils observent les deux stipules latérales ; ils élargissent démesurément le pétiole ; ils conservent ces œils qui donnent un caractère particulier à la feuille de chélidoine, ces lobes arrondis ; de ce faisceau fibreux, puissant, ils exagèrent la structure : ainsi, fig. 16, la section transversale d’une des stipules donne le tracé A ; B étant le dessous de la feuille, ils adoptent la section C dans leur sculpture. Toujours attentifs à saisir les caractères principaux, tranchés, qui se prêtent à l’ornementation monumentale, ils font bon marché des détails dont la reproduction rapetisse ou amaigrit la sculpture. Sans chercher la symétrie absolue, cependant ils évitent les irrégularités incertaines de la plante. Ils composent un ornement avec plusieurs membres de végétaux, mais ils ont assez bien observé la nature pour donner à leur composition la vraisemblance. Beaucoup de ces inspirations sont des monstres, au point de vue de la science, mais ce sont des monstres qui sont créés viables. Nous retrouvons ces mêmes qualités chez les sculpteurs du XIIIe siècle, lorsqu’ils composent des animaux fantastiques (voy. Sculpture, Gargouille).

Si ces artistes ne possèdent pas la science du botaniste, s’ils ne copient pas exactement telle plante ou telle partie de plante, ils ont cependant observé avec délicatesse certaines lois organiques dont ils ne s’écartent pas ; ils connaissent l’anatomie du végétal et suivent ses règles générales : ainsi le faisceau fibreux, qui est comme l’ossature de la feuille, est toujours disposé d’une manière vraisemblable ; le modelé du limbe est finement rendu et, comme nous le disions plus haut, inspiré de préférence sur ces petits végétaux dont la puissance d’organisation est relativement plus développée que chez les grands, dont les formes sont plus caractérisées, plus simples et d’un style plus ferme.

Dans la fig. 18, par exemple, qui nous donne, en A, des feuilles de la famille des Scrofuliacées[9], on voit comme le dernier limbe B se retourne sur lui-même lorsqu’il est récemment sorti du bourgeon ; comme cette feuille d’Ombellifère C, de grandeur naturelle, est bien découpée, puissante, largement modelée. À l’aide de ces humbles végétaux, nos sculpteurs du XIIIe siècle vont composer une frise d’un aspect monumental, énergique et grand. La petite feuille B leur aura fourni le motif de ces crochets aux têtes saillantes de la fig. 19[10],


et la feuille d’ombellifère ce bouquet qui s’interpose entre chaque tige du crochet. Sur la façade occidentale de la cathédrale de Paris[11],


le sculpteur a su faire de la feuille du Rumex (20)[12] une grande ornementation (21), d’une largeur de modelé et d’une pureté de forme incomparables.
Quelquefois d’une fleur (car rarement les fleurs se prêtent à la sculpture monumentale) ils composent un ornement qui n’a rien de la fleur, si ce n’est une silhouette particulière, un galbe étrange ; mais aux corolles, dont les formes sont presque toujours indécises, ils substituent de véritables feuilles très-nettement caractérisées.


Ainsi (22), de la fleur du Muflier, dont nous donnons les divers aspects en A, ils ont composé une tête de crochet B[13], dont les trois membres rappellent la feuille de l’Hépatique (23). De ces mêmes fleurs de mufliers encore jeunes, C, ils ont fait des crochets feuillus extrêmement simples D, que l’on trouve aux angles des chapiteaux du commencement du XIIIe siècle.


De cette feuille de l’hépatique, fig. 23, les artistes de cette époque ont tiré un grand parti : ils en ont orné les bandeaux, les corbeilles des chapiteaux ; quelquefois ils ont superposé ces limbes pour former des cordons d’archivoltes ; en conservant exactement ce modelé concave, simple, lisse, mais en accentuant un peu les découpures du limbe.

Bien que l’école laïque voulût évidemment rompre avec les traditions de la sculpture romane, on sent encore, jusque vers 1240, percer parfois quelques restes vagues de cette influence. Peut-être aussi les objets d’art que l’on rapportait alors de l’Orient en Occident fournissaient-ils certains motifs d’ornements qui ne peuvent être dérivés de la flore française ; mais ces exemples sont si rares, ils sont, dirons-nous, tellement effacés, qu’ils ne font que confirmer la règle. D’ailleurs, les maîtres qui construisaient nos édifices du commencement du XIIIe siècle étaient obligés de recourir à un si grand nombre de sculpteurs pour réaliser leurs conceptions, qu’ils devaient souvent employer et des vieillards et des jeunes gens ; les premiers, nécessairement imbus des traditions romanes, ne pouvaient tout à coup se faire à la mode nouvelle et mêlaient, timidement il est vrai, les restes de l’art de leur temps aux modèles qu’on leur imposait. Comme preuve de la répulsion de l’école laïque pour ces traditions vieillies, c’est que l’on ne trouve des réminiscences du passé, dans la sculpture, que sur certaines parties sacrifiées, peu apparentes des monuments. Là où la sculpture était visible, où elle occupait une place importante, on reconnaît, au contraire, l’emploi de la flore nouvelle dès les premières années du XIIIe siècle.

L’esprit d’analyse, de recherche, de rationalisme de l’école laïque repoussait, dans l’ornementation architectonique comme dans la construction, les traditions romanes : d’abord, parce que ces traditions appartenaient aux anciens ordres religieux, et qu’une réaction générale s’était faite contre ces ordres ; puis, parce que la nouvelle école tenait à se rendre compte de tout, ou plutôt à donner la raison de tout ce qu’elle créait. C’était un système qui, comme tout système, était inflexible, impérieux dans son expression, n’admettait nulle concession, nul écart. C’était une réforme radicale.

Si, comme nous l’avons vu au commencement de cet article, les moines clunisiens avaient introduit dans leur décoration sculptée quelques végétaux empruntés à la flore locale ; s’ils avaient, peut-être les premiers, placé l’art de l’ornemaniste sur cette voie, il faut bien reconnaître qu’ils avaient adopté un grand nombre d’ornements qui dérivaient de la décadence romaine, quelques autres pris sur les objets ou les étoffes que l’Orient leur fournissait. Comme nous avons eu plusieurs fois l’occasion de signaler ce dernier fait, il est nécessaire, tout en restant dans le sujet de cet article, de donner nos preuves.

Nous possédons en France aujourd’hui, grâce à nos jardins et à nos serres-chaudes, un grand nombre de végétaux qui nous viennent du fond de l’Orient, et qui, au XIe siècle, étaient parfaitement inconnus en France. Telle est, par exemple, cette plante charmante désignée par les botanistes sous le nom de Diclytra, dont les belles grappes de fleurs affectent des formes si élégantes et d’un contour si original (24).


La Diclytra vient de Chine et de l’Inde. Nous ne savons si, au XIe siècle de notre ère, elle se trouvait sur les rives du Tigre et de l’Euphrate ; mais ce qui est apparent pour tous, c’est que la forme bien caractérisée de ces fleurs est reproduite sur les étoffes ou les menus objets sculptés les plus anciens qui sont venus d’Orient par Byzance. Or nous trouvons parmi les cordons d’arcs doubleaux et d’archivoltes de l’église abbatiale de Vézelay des ornements qui ne sont qu’une interprétation mal comprise et de seconde main de ces fleurs (25).


Nous pourrions multiplier ces exemples, mais il faut nous borner. On comprend très-bien que ces ornements, aux yeux de gens qui prétendaient trouver à toute chose une raison d’être, une origine, n’étaient que des conceptions barbares, dues au hasard, n’ayant aucune signification, qu’ils devaient rejeter, par conséquent. Aussi, l’école laïque tombe-t-elle bientôt dans l’abus de son système ; après avoir interprété, arrangé la flore naturelle des champs, pour l’approprier aux données sévères de la sculpture monumentale, elle arrive à imiter scrupuleusement cette flore, d’abord avec réserve, en choisissant soigneusement les végétaux qui, par leur forme, se prêtent le mieux à la sculpture, puis plus tard en prenant les plantes les plus souples, les plus déliées, puis en exagérant même le modelé de ces productions naturelles. Cette seconde phase de l’art gothique est plus facile à faire connaître que la première ; elle est encore pleine d’intérêt. En se rapprochant davantage de la nature, les sculpteurs du milieu du XIIIe siècle, observateurs fins et scrupuleux, saisissent les caractères généraux de la forme des plantes et reproduisent ces caractères avec adresse. Ils aiment les végétaux, ils connaissent leurs allures, ils savent comment s’attachent les pétioles des feuilles, comment se disposent leurs faisceaux fibreux ; ils conservent et reproduisent avec soin ces contours si beaux, parce qu’ils expriment toujours une fonction ou se soumettent aux nécessités de l’organisme ; ils trouvent dans les végétaux les qualités qu’ils cherchent à faire ressortir dans la structure de leurs édifices, quelque chose de vrai, de pratique, de raisonné : aussi y a-t-il harmonie parfaite entre cette structure et l’ornementation. Jamais celle-ci n’est un placage, une superfétation. L’ornementation de l’architecture gothique de la belle époque est comme une végétation naturelle de la structure ; c’est pour cela qu’on ne fait rien qui puisse satisfaire le goût, lorsqu’en adoptant le mode de construire de ces architectes raisonneurs, on veut y appliquer une ornementation prise ailleurs ou de fantaisie. La construction gothique est (nous l’avons démontré ailleurs) la conséquence d’un système raisonné, logique ; les profils sont tracés en raison de l’objet ; de même, aussi, l’ornementation a ses lois comme les produits naturels qui lui servent de types. Ces artistes vont jusqu’à admettre la variété que l’on remarque dans les feuilles ou fleurs d’un même végétal, ils ont observé comment procède la nature et ils procèdent comme elle. Pourquoi et comment avons-nous perdu ces charmantes facultés, inhérentes à notre pays ? Pourquoi avons-nous abandonné ces méthodes d’art sorties de notre esprit gaulois ? Pourquoi, au lieu d’aller recourir aux sources vraies, aux modèles que nous fournit notre intelligence, notre faculté de comprendre la nature, avons-nous été chercher des arts étrangers, abâtardis, pour les copier sans les comprendre, puis recopier ces copies ? Nous nous garderons de le dire ici, parce que ce sujet nous entraînerait trop loin (voy. Goût, Style). Constatons simplement que ce que l’on appelle vulgairement les fantaisies de l’art gothique sont, dans la structure comme pour l’ornementation, des déductions très-logiques et très-délicates d’un système complet, d’un corps de doctrine établi sur une suite d’observations vraies, profondes et justes.

Une preuve que le principe d’ornementation admis par la grande école laïque d’architecture est fertile, c’est que chaque province en fait une application différente en raison de son caractère propre. Dans l’Île-de-France, l’imitation servile des végétaux ne se fait sentir qu’assez tard, vers la seconde moitié du XIIIe siècle ; pendant longtemps, l’interprétation de la nature, le style, persistent dans les grands ornements, l’imitation matérielle étant permise seulement dans quelques détails trop peu importants pour influer sur les lignes de l’architecture. En Champagne, l’imitation matérielle paraît plus tôt ; elle incline rapidement vers la sécheresse et la manière. En Bourgogne, l’imitation se fait sentir dès que le gothique apparaît ; mais elle conserve longtemps un tel caractère de grandeur, de puissance, elle est si vivante, qu’elle étouffe, pour ainsi dire, ses modèles sous sa plantureuse apparence. La flore architectonique de la Bourgogne possède, jusqu’à la fin du XIIIe siècle, un caractère large, énergique, qui ne tombe jamais dans la manière ; elle est toujours monumentale, bien qu’elle reproduise souvent les végétaux avec une scrupuleuse exactitude. Ce n’est pas en Bourgogne qu’il faut aller chercher ces délicates frises et archivoltes de feuillages que nous voyons sculptées, dès 1257, sur le portail méridional et sous les voussures de la porte Rouge de Notre-Dame de Paris, ou de l’ancienne porte de la chapelle de la Vierge de Saint-Germain-des-Prés[14] ; mais nous y trouvons encore, dans les monuments du milieu du XIIIe siècle, de grands chapiteaux à larges feuillages, de hautes frises dont la végétation de pierre est largement traitée.


Les sculpteurs bourguignons vont chercher les végétaux dont les feuilles sont hardiment découpées, comme celles de l’Ancolie (26),


de la Chrysantème (27), du Persil (28) ; dont les pétioles et les faisceaux fibreux sont longs, bien attachés, vivement accentués.


Ils aiment les jeunes pousses de la Vigne (29),


les boutons du Liseron (30),
les feuilles, d’un si beau caractère, de la Scabieuse (31).


Ils dédaignent l’Églantier, souvent reproduit par les sculpteurs du XIIIe siècle, le Trèfle, les feuilles de la Mauve, de la Brione, des Ombellifères, de la Chélidoine, d’un modelé si doux, de la Potentille, si fines, des Géraniums, si délicates. S’ils veulent se servir des feuillages à contours simples mais d’un modelé puissant, ils cueillent l’Aristoloche, la Violette, l’Oseille, l’Hépatique, le Fraisier, le Plantain, le Lierre. Observons, par exemple, comment ces hardis sculpteurs ont tiré parti des feuilles de la Chrysanthème et du Persil. On voit, sur la porte principale de la façade de l’église abbatiale de Vézelay, une belle archivolte refaite vers 1240 autour d’un cintre du XIIe siècle. Cette archivolte se compose d’une suite de claveaux portant chacun, dans une gorge, un large bouquet de feuilles vigoureusement retournées sur elles-mêmes et refouillées de main de maître.
L’un de ces bouquets A, que nous donnons ici (32), reproduit des feuilles de Persil ; l’autre, B, des feuilles de Chrysanthème.

Ce n’est pas là cette sculpture rangée, contenue, soumise aux profils, que nous trouvons à la même époque sur les monuments de l’Île-de-France. C’est une véritable végétation reproduite avec un surcroît de sève. Le sang bourguignon a poussé la main de l’artiste. Il prend la nature, il ne l’arrange pas comme son confrère des bords de la Seine et de la Marne ; il la développe, il l’exagère. N’est-ce point un art, celui qui permet ainsi à l’artiste d’imprimer si vivement son caractère sur son œuvre, tout en suivant un principe admis ? Bien que les sculpteurs de nos trois écoles laïques françaises choisissent les végétaux qui s’accordent avec leur tempérament, tous appliquent scrupuleusement certaines lois qui, aux yeux du botaniste, ne sont pas suffisantes pour indiquer l’individualité de la plante, mais qui, pour les artistes, sont les véritables : celles dont l’observation donne à chaque imitation d’un végétal sa physionomie, son caractère propre. Lorsque aujourd’hui nous copions une centième copie d’une feuille d’Acanthe ou d’Angélique, parce que les Grecs ont imité ces végétaux, nous pouvons faire faire à nos sculpteurs d’ornement une œuvre parfaite, comme exécution, sur le marbre, la pierre, le stuc ou le bois ; mais nous ne saurions donner les qualités apparentes de la vie à ces imitations de centième main : ce ne sont là que des décorations glacées qui n’intéressent personne, ne font songer à autre chose, sinon que nous avons fait faire un chapiteau ou une frise. Il est même admis que pour occuper le moins possible l’œil du passant, nous répéterons dix, vingt, cent fois le même chapiteau, sur un modèle identique. Ce point établi, que l’architecture pour être classique doit être ennuyeuse, nous ne pouvons, sous peine d’être mis au ban de l’école classique, essayer d’intéresser le public à nos œuvres. Pourvu que l’ornementation sculptée soit propre, égale, uniforme, chacun doit être satisfait ; on ne s’inquiète point de savoir si ces feuilles qui courent sur nos tympans, si ces enroulements qui se développent sur une frise, ont quelques points de rapport avec les végétaux ; s’ils sont créés viables, s’ils se soumettent à ces lois admirables, parce qu’elles sont raisonnables, de la flore naturelle. Les artistes du XIIIe siècle, que l’on veut bien croire livrés à la fantaisie, ont d’autres scrupules : ils pensent que des ornements soumis à une même ordonnance ne doivent pas, pour cela, être tous coulés dans un même moule ; que le public prendra quelque plaisir à voir vingt chapiteaux différant par les détails ; qu’il aimera retrouver autour de ces chapiteaux, sur ces bandeaux, sous ces archivoltes, les plantes de ses champs ; qu’imiter pour imiter, mieux vaut chercher ses modèles dans la nature, qui est toujours vraie, souvent belle et variée, que d’aller copier des passementeries byzantines ou des ornements romains exécutés à la tâche par des artistes peu soucieux de la forme, d’après des traditions mal comprises ; que la flore locale étant admise comme point de départ de toute ornementation, les types étant suffisamment variés, faciles à trouver, vivants, chacun peut, suivant son goût ou son mérite, trouver des applications innombrables de ces types ; que, dans les arts, s’il faut établir des principes très-rigoureux, il est nécessaire de permettre toutes les applications qu’on en peut faire. Si bien que ces artistes laïques du XIIIe siècle, qui ont fermement cru ouvrir aux arts une ère de liberté, de progrès, et qui l’ont ouverte en effet, seraient probablement étonnés s’ils entendaient dire aujourd’hui, par ceux qui veulent nous river aux arts de l’antiquité et à leurs imitations non raisonnées, que cet art du XIIIe siècle est un art suranné, sans applications nouvelles.

« Eh ! qui vous empêche d’en faire ? pourraient-ils répondre ; nous n’avons pas imposé des formes, nous n’avons mis que des principes en avant, soit en construction, soit en ornementation ; nous avons pris la forme, il est vrai, qui nous semblait le mieux s’accorder avec ces principes et notre goût ; mais qui vous interdit d’en prendre d’autres, ou de modifier celles que nous avons adoptées ? Croyez-vous être neuf parce que vous imitez un chapiteau du temple de Mars Vengeur, ou d’une maison de Pompéi, ou une arabesque de la Renaissance, ou un cartouche du XVIIe siècle, ou une frise du boudoir de madame de Pompadour ? Ne pensez-vous point qu’il y aurait plus de chances de trouver des formes neuves en allant cueillir dans les bois quelques-unes de ces herbes sur lesquelles vous marchez, indifférents ; en analysant ces plantes, comme nous le faisions nous-mêmes ; en examinant les angles de leurs pétioles, le galbe de leurs feuilles, les attaches de leurs tigettes ? Qui vous demande de copier nos chapiteaux ? Allez chercher les mêmes modèles que nous, tâchez de les mieux comprendre que nous, ce qui ne vous sera pas difficile, puisque vous êtes plus savants et que toute la terre apporte ses végétaux dans vos serres. Est-ce que nous nous copiions réciproquement ? est-ce que nos artistes n’allaient pas recourir sans cesse à ces sources naturelles ? Il y a peut-être un million de chapiteaux de notre temps en France, vous n’en trouverez pas deux identiquement semblables ; il en est de même pour toute notre ornementation sculptée. Nous avons reproduit des milliers de fois et la feuille de vigne, et celle du figuier, et celle du lierre, et celles des géraniums, et celle de l’érable, et celle de la grenadine, et celle de la violette, et celles des fougères ; mais pour faire une feuille d’érable nous n’allions pas copier la sculpture de notre voisin, nous allions nous promener dans les taillis ; aussi nos feuilles d’érable sculptées sur les édifices que nous avons élevés sont aussi variées que peuvent l’être celles qui poussent dans les bois. D’ailleurs, avec ces fragments de végétaux, nous composions, nous inventions des combinaisons neuves ; pourquoi ne pas faire comme nous avons fait, et en quoi cette méthode vous fera-t-elle rétrograder ? — Rétrograder est votre plus grande crainte. — Bien ; est-ce pour cela que vous repoussez le seul art qui permette d’aller en avant à cause de la largeur et de la libéralité de ses principes ? Et, pour ne parler que de l’ornementation sculptée, pensez-vous ouvrir des voies nouvelles en copiant une fleur ciselée par les Étrusques, ou en reproduisant pauvrement quelque beau chapiteau du temps d’Auguste, ou en imitant la sculpture étiolée de la fin du dernier siècle ? Cependant que vous disputez s’il est plus conforme au goût immuable de copier les Romains ou les lourdes fantaisies du siècle de Louis XIV, les champs continuent à se couvrir, chaque printemps, de leur charmante parure, les arbres bourgeonnent toujours, les fleurs ne cessent d’éclore ; que n’allez-vous donc puiser à cet écrin inépuisable ? C’est parce que nous voulions fonder une méthode d’art toujours jeune, toujours vivante, que nous allions y puiser nous-mêmes. Les végétaux sont-ils moins variés, ont-ils moins de grâce et de souplesse que de notre temps ? »

Que pourrions-nous répondre à ces artistes, qui parlent dans leurs œuvres, nos devanciers de six siècles, mais plus jeunes que nous et surtout plus amis du progrès ?

Ce que l’on ne saurait trop étudier dans les applications que ces artistes ont faites de la flore à l’ornementation sculptée, c’est l’exacte observation des caractères principaux de la forme. Les détails, ils les négligent ou les suppriment ; mais ce qu’ils expriment avec l’attention d’amants passionnés de la nature, ce sont les grandes lignes, celles qui caractérisent chaque végétal, comme, par exemple, les angles formés par les faisceaux fibreux des feuilles, le port des pétioles, les belles lignes données par le bord de ces feuilles, le caractère de leurs échancrures, les profils saillants du modelé, le renflement énergique des coussinets. Analysons, car, sur ce sujet qui nous paraît important, il ne faut laisser aucune incertitude dans l’esprit de nos lecteurs. Les feuilles, par exemple, ne sont flexibles que dans un sens, elles peuvent se recourber dans le sens de leur plat ; mais, à cause du tissu fibreux qui forme un étrésillonnement entre leurs côtes, elles ne peuvent se contourner dans le sens de leur champ.
Ainsi (33) une feuille d’Érable A peut être tortillée comme l’indique le tracé B, mais ne saurait donner le tracé G sans détruire ou chiffonner son tissu et altérer sa forme. Cependant nous voyons que, depuis la Renaissance, où l’étude de ces productions naturelles a été remplacée par des imitations de la sculpture antique de plus en plus corrompues, nos sculpteurs d’ornement ont enfreint cette loi principale. Son observation, au contraire, laisse à la sculpture monumentale une fermeté, une vie nécessaires. Les artistes gothiques ont-ils une frise ou une guirlande de feuilles à faire : en plaçant les feuilles dans tous les sens, suivant les besoins de l’ornementation, ils ont le soin de conserver à chaque feuille l’immobilité qu’elle doit nécessairement garder dans le sens du champ. Pour obtenir de la variété dans le modelé, ils présentent quelquefois ces feuilles tantôt du côté du dos, tantôt du côté du plat, ainsi que le fait voir la fig. 34[15]. Ils observent que les faisceaux fibreux imposent nécessairement la forme au tissu, comme les os des animaux imposent la forme des muscles. C’est donc sur les faisceaux fibreux qu’ils portent toute leur attention, afin qu’étant obligés de supprimer certains détails pour donner à la sculpture l’aspect monumental qu’elle doit garder, ils puissent conserver toujours la physionomie du végétal.
Ainsi, par exemple, d’une feuille de Figuier (35), ils retrancheront beaucoup de dentelures, assez molles de forme, qui alourdissent la feuille,
mais (36)[16] ils conserveront exactement les angles du faisceau fibreux ; ils exagéreront le caractère des échancrures principales ; ils saisiront tous les points saillants, les belles lignes des redents ; ils donneront au modelé assez plat de cette feuille une grande énergie, tout en respectant son galbe.


Mais si nous jetons les yeux sur la fig. 35, nous voyons que dans la feuille de figuier, comme dans la plupart des feuilles, les contours se contrarient, en conservant cependant, de chaque côté des branches fibreuses, des portions de tissus qui présentent une certaine symétrie. Ainsi, en face des dépressions A se trouvent des renflements B. La même observation peut être faite sur les contours musculeux des animaux. Cette disposition des bords des tissus donne aux feuilles une souplesse et une élégance particulières. Les sculpteurs du moyen âge ont, en cela, suivi fidèlement les règles naturelles dans tous les cas où les besoins de l’ornementation n’exigeaient pas une pondération rigoureuse des deux bords, comme dans les parties milieux. La fig. 36, qui nous montre comme ces sculpteurs ont interprété la feuille du figuier, ne donne deux bords absolument pondérés que sur le membre central de la feuille ; quant aux six autres membres, ils sont galbés suivant le principe naturel. Leur imitation de la flore est donc parfaitement intelligente ; l’artiste sait faire les sacrifices nécessaires ; d’une plante, il produit une œuvre d’art qui lui appartient, bien qu’elle conserve et fasse ressortir même les caractères distinctifs, les qualités, les allures de l’objet naturel. La feuille sculptée que nous donnons ici a une physionomie beaucoup plus caractérisée que la feuille de l’arbre. Elle est (au point de vue de l’art sinon de la science) plus feuille de figuier que n’est la véritable.

Il est rare que les sculpteurs du XIIIe siècle prennent pour modèles des feuilles aussi grandes d’échelle que celle-ci ; habituellement, ainsi que nous l’avons dit plus haut, ils vont chercher leurs inspirations dans les végétaux les plus petits, parce qu’ils possèdent des formes plus simples, des contours plus énergiques, un modelé plus puissant. On a pu voir, par les exemples déjà donnés, quel parti l’ornemaniste peut tirer de ces plantes qui s’élèvent à peine au-dessus du sol. Ce qui paraît avoir déterminé le choix de ces artistes, c’est, d’abord, la belle disposition des pétioles et des faisceaux fibreux ; puis, les angles et les contours donnés par les tissus des feuilles. Lorsque les contours sont mous, n’accusent pas clairement l’anatomie, contrarient la direction des faisceaux fibreux, ce qui arrive quelquefois, ils rejettent la feuille. Or les feuilles dont l’anatomie est la plus belle et la plus claire, ce sont celles des plus petites plantes.

Voici (37) une Fougère fort commune, copiée un peu plus grande que nature. Y a-t-il rien de plus énergique comme disposition de lignes et comme modelé que cette petite plante ? Que l’on observe les belles courbes des pétioles, la délicatesse et la fermeté des jonctions, on comprendra qu’un sculpteur peut tirer un grand parti de ce modèle ; aussi, ne s’est-on pas fait faute de s’en inspirer dans les ornements du XIIIe siècle et même du XIVe. Ces fines dentelures des extrémités des feuilles ont souvent servi également comme moyen décoratif de grands ornements auxquels on tenait à donner un aspect délicat et précieux (38)[17].

Les artistes du XIVe siècle ne vont chercher des exemples que parmi les plantes d’un modelé tourmenté : ils choisissent l’Ellébore noire, les Chrysanthèmes, la Sauge, la Grenadine, le Fraisier, la Mauve, les Géraniums, les Fougères à larges feuilles, le Chêne, l’Érable, la Passiflore, le Lierre, la Vigne, et ils copient les feuilles de ces végétaux avec une rare perfection, en exagérant souvent leur modelé ou leurs contours. Ils abandonnent ces bourgeons, ces graines, avec lesquels les artistes de la fin du XIIe siècle avaient su composer de si beaux ornements. Non-seulement ils choisissent des feuilles parvenues à leur entier développement, mais encore ils aiment à les froisser ; ce qu’ils veulent, c’est produire de l’effet, et à tout prendre, leurs ornements deviennent confus, mesquins, par le manque de simplicité dans les contours et le modelé. De la feuille de vigne, dont le galbe est large, disposé par grands plans, ils trouvent moyen de composer l’ornement (39)[18].
Ils aiment les lignes ondulées, les feuilles plissées, chiffonnées ; ils cueillent cette grande fougère qui vient sur les parois des murs humides (40) ;
ils observent ces capsules ou coques A, placées sur la surface inférieure des feuilles et qui forment des bosses sur leur face externe, et en exagérant encore les plis des appendices foliacés, ils obtiennent des ornements d’un contour chiffonné, d’un modelé gras, dont l’aspect est saisissant de près, mais qui, à distance, ne présentent plus qu’une suite de ressauts de lumières et d’ombres très-difficiles à comprendre (41)[19].
Vers le commencement du XVe siècle, l’imitation des végétaux tombe absolument dans le réalisme. Les sculpteurs alors choisissent les feuillages les plus découpés, la Passiflore, les Chardons, les Épines, l’Armoise (42)
 ; et, de cette dernière plante, si petite qu’à peine l’aperçoit-on sur les terrains pierreux où elle pousse, ils composent de grandes et larges frises, des cordons, des crochets énergiques, mais refouillés à l’excès. Cependant on conçoit qu’avec ces feuilles, dont les lignes sont belles, on puisse faire de grands ornements : c’était encore là un reste des traditions de l’école laïque du XIIIe siècle, qui cherchait ses modèles d’ornements parmi les infimes créations de l’ordre végétal. Les artistes du XVe siècle aiment aussi à imiter les algues d’eau douce ou marines, d’un modelé très-puissant (voy. Fleuron, Sculpture). À la fin du XVe siècle, les artistes gothiques avaient atteint les dernières limites du possible dans l’art de la construction ; pour l’ornementation, ils étaient de même arrivés aussi loin que faire se pouvait dans l’imitation des végétaux les plus délicats et les plus difficiles à rendre sur la pierre ou le bois ; la Renaissance vint arrêter cette progression de la sculpture vers le réalisme outré. Pendant quelques années, de 1480 à 1510, on voit la vieille école française de sculpture mêler ses traditions aux réminiscences de l’antiquité ; mais il est facile de reconnaître que les artistes ne vont plus puiser aux sources naturelles, qu’ils ne consultent plus la flore, et que leurs ornements ne sont autre chose que des poncifs plus ou moins habilement exécutés. Ils copient, ou interprètent plutôt, les ornements empruntés à l’antiquité sans les comprendre ; en mêlant ces imitations aux derniers vestiges de l’art gothique, ils produisent encore des œuvres remarquables, tant le goût de la sculpture était vivace chez nous alors, tant les exécutants étaient habiles de la main. Mais, à travers cette confusion de styles et d’origines, on a bien de la peine à suivre la marche d’un art ; c’est un mouvement imprimé par une école puissante, qui continue longtemps après la disparition de cette école. Peu à peu, cependant, l’exécution s’amollit, et l’art de la sculpture d’ornement, à la fin du XVIe siècle, n’est plus qu’un pâle reflet de ce qu’il était encore en France sous le règne de Louis XII ; l’étude de la nature n’entre plus pour rien ni dans la composition ni dans le travail de l’artiste ; les ornements perdent ce caractère vivant et original qu’ils possédaient un siècle auparavant pour se reproduire de proche en proche sur des types qui, chaque jour, s’abâtardissent. Vers le commencement du XVIIe siècle, l’ornementation se relève quelque peu par suite d’une étude plus attentive de l’antiquité ; mais l’originalité, la sève manquent depuis lors à cet art que notre vieille école laïque avait su porter si haut.

  1. Musée de Toulouse (frise).
  2. Chapiteaux déposés dans les magasins de l’église impériale de Saint-Denis.
  3. Iconog. des plantes aroïdes figurées au moyen âge en Picardie, et considérées comme origine de la fleur de lis de France. Amiens, 1848.
  4. Page 41.
  5. L’iris, comme nous venons de le faire voir, a servi de type aux sculpteurs romans.
  6. Mémoires de la Société des antiq. de Picardie, t. VIII, p. 245.
  7. Portail occidental de la cathédrale de Paris, premières années du XIIIe siècle.
  8. De Notre-Dame de Paris. Cet ornement se trouve sous les statues du portail, au droit des contre-forts ; commencement du XIIIe siècle.
  9. Un peu plus grandes que nature.
  10. De la corniche extérieure de la salle synodale de Sens ; 1235 environ.
  11. Bandeau sous la grande galerie ; 1215 environ.
  12. De grandeur naturelle.
  13. De la cathédrale de Paris ; 1220 environ.
  14. Fragments déposés à Saint-Denis ; 1250 environ.
  15. Du jubé de la cathédrale de Chartres ; fragments, 1245 environ.
  16. De Notre-Dame de Paris ; portail méridional, 1257.
  17. Chapiteau de la nef de Notre-Dame de Paris ; triforium, 1205 environ.
  18. Du tombeau de l’évêque Pierre de Roquefort. Saint-Nazaire de Carcassonne ; 1325 environ.
  19. De l’église abbat. d’Eu.