Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle/Épi

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ÉPI, s. m. On donne le nom d'épi à certaines décorations en terre cuite ou en plomb qui enveloppent l’extrémité des poinçons de croupe ou de pavillon à leur sortie d’un comble. Tout pavillon ou croupe en charpente doit s’assembler dans un poinçon central vertical, qui ne saurait être coupé au ras du faîte, puisqu’il faut que les tenons des arêtiers de croupe ou de pavillon rencontrent une forte résistance au-dessus des mortaises. A (1) étant un poinçon recevant quatre arêtiers B, on doit toujours laisser un bout de bois BA au-dessus des tenons pour que l’assemblage soit solide. La partie BA se trouve ainsi dépasser la couverture, et il est nécessaire de la revêtir. Si le comble est couvert en tuiles, le revêtement BA du bout du poinçon est en terre cuite ; si le comble est couvert en ardoise ou en plomb, l’enveloppe de l’extrémité du poinçon est également faite en plomb, car on ne saurait mettre du plomb sur de la tuile, pas plus qu’il ne convient de poser de la terre cuite sur de l’ardoise ou du plomb. Les architectes du moyen âge se plaisaient à décorer avec luxe ces bouts sortants des poinçons de pavillons et de croupes qui se détachaient sur le ciel et prenaient ainsi beaucoup d’importance. Ils ne faisaient d’ailleurs, en ceci, que suivre une tradition antique, car les Romains et les Grecs avant eux avaient grand soin de couronner les combles de leurs édifices par des ornements en terre cuite ou en métal qui se découpaient sur le ciel ; et en cela, comme en beaucoup d’autres choses, les prétendues imitations de l’architecture antique tentées depuis le XVIIe siècle s’éloignent un peu des modèles que l’on croyait suivre.

Les épis de l’époque romane ne se sont pas conservés jusqu’à nos jours. Ces accessoires sont fragiles, fort exposés aux intempéries de l’atmosphère, et ont été détruits depuis longtemps avec les charpentes qui les portaient. À peine, dans les bas-reliefs ou les manuscrits, peut-on trouver la trace de ces décorations avant le XIIIe siècle, et les premiers temps du moyen âge ne nous ont pas laissé sur leurs édifices ces médailles qui nous donnent des renseignements précieux touchant l’aspect extérieur des monuments romains.

Il faut distinguer d’abord les épis en terre cuite des épis en plomb. Les plus anciens épis en terre cuite sont figurés dans des bas-reliefs du XIIIe siècle ; nous n’en connaissons pas qui soient antérieurs à cette époque ; ils paraissent être composés de plusieurs pièces s’emboîtant les unes dans les autres, terminées par un chapeau. Voici (2) quelle est la forme la plus habituelle des épis de cette époque. Ils figurent ordinairement une colonnette avec son chapiteau couvert d’un cône. Le profil AB indique les diverses pièces dont se compose l’épi enveloppant le bout du poinçon. La pièce inférieure C est une dernière faîtière recouvrant les tuiles extrêmes de la coupe du comble.

À mesure que l’architecture devenait plus riche et que les couronnements des édifices se découpaient davantage, il fallait nécessairement donner plus d’importance à ces détails se détachant en silhouette sur le ciel. Il existe encore quelques fragments d’épis en terre cuite, du commencement du XIIIe siècle, dans les contrées où cette matière était employée par des mains exercées. Troyes est une des villes de France où les fabriques de terres cuites étaient particulièrement florissantes pendant le moyen âge ; elle possédait, il y a peu d’années, un grand nombre d’épis fort beaux en terre vernissée qui, la plupart, ont été détruits ou déplacés. M. Valtat, sculpteur à Troyes, a recueilli l’un des plus remarquables spécimens de cette décoration de combles.
C’est une pièce (3) qui n’a pas moins de 0,75  c. de hauteur, d’un seul morceau, et qui était terminée par une forte tige en fer recevant probablement une girouette. Le soubassement AB manque, et nous l’avons restauré ici pour compléter cette décoration. Sur un bout de fût s’épanouit un chapiteau feuillu portant un édicule circulaire terminé par cinq gâbles et un cône percé à son sommet. Le tout est vernissé au plomb, vert et jaune, et les petites ouvertures simulant des fenêtres sont percées vivement au moyen d’un outil tranchant. Il est facile de voir que cette poterie a été modelée à la main, car elle présente beaucoup d’irrégularités ; le travail est grossier, et c’est par la composition et le style, mais non par l’exécution, que se recommande notre exemple. La tige de fer s’emmanchait simplement à l’extrémité du poinçon en charpente, ainsi que l’indique la coupe D. C’était là un objet vulgaire ; on ne peut en douter, lorsqu’on voit à Troyes et dans les environs la quantité de débris de poteries de ce genre qui existent encore sur les combles des maisons ou des édifices. La céramique est un art en retard sur les autres ; les fabriques continuaient des traditions qui n’étaient plus en harmonie souvent avec le siècle ; c’est ce qui explique l’apparence romane de cet épi, auquel cependant on ne peut assigner une date antérieure à 1220. Un certain nombre de ces objets pouvaient d’ailleurs rester plusieurs années dans une fabrique avant d’être vendus, et ce n’était qu’à la longue que les potiers se décidaient à modifier leurs modèles. Ces colonnettes portant des édicules furent très-longtemps admises pour la décoration des poinçons ; cependant, vers la fin du XIIIe siècle ou le commencement du XIVe, ce type était trop en désaccord avec les formes de l’architecture de cette époque : on en vint aux pinacles de terre cuite pour couronner les croupes ou pavillons couverts en tuiles. On voit, dans le musée de l’évêché de Troyes, un de ces épis provenant de l’ancien hôtel de ville (4) ;
nous croyons qu’il a pu être fabriqué vers le milieu du XIVe siècle : il est carré en plan, décoré de petites baies seulement renfoncées et remplies d’un vernis brun, de quatre gâbles et d’une pyramide à quatre pans. Le fleuron supérieur est brisé et la pièce C du bas manque, c’est-à-dire que la partie existante est celle comprise entre A et B. Cet épi est vernissé en rouge brun et en jaune, comme les carreaux des XIVe et XVe siècles ; il devait se terminer par une broche en fer et une girouette. Son exécution est grossière, sans moules, le tout paraissant monté en terre à la main ; mais il faut reconnaître qu’à la hauteur à laquelle ces objets étaient placés, il n’était pas besoin d’une exécution soignée pour produire de l’effet. On allait chercher ces épis en fabrique, comme aujourd’hui on va chercher des pots à fleurs et toutes les poteries ordinaires, et on les employait tels quels. Bientôt ces formes parurent trop rigides, pas assez découpées ; les pinacles en pierre se couvraient de crochets saillants, les faîtages des combles se fleuronnaient ; on donna aux épis de terre cuite une apparence moins architectonique et plus libre ; on voulut y trouver des ajours, des saillies prononcées ; on fit leur tige principale plus grêle ; elle n’enveloppa plus le bout du poinçon en bois, mais une broche de fer.

L’emploi de la tuile était moins fréquent cependant, celle-ci étant remplacée par le métal ou l’ardoise ; les poinçons en terre cuite devenaient par conséquent moins communs.

Nous avons dessiné à Villeneuve-l’Archevêque, il y a plusieurs années, un poinçon en terre cuite, sur une maison qui datait du XVe siècle ; il était composé de trois pièces (5), complètement vernissé d’émail brun ; les joints étaient en A et B ; la tige de fer, qui maintenait la poterie, s’emmanchait sur un moignon du poinçon, ainsi qu’il est indiqué en C.

Le XVIe siècle remplaça les épis en terre cuite vernissée par des épis en faïence, c’est-à-dire en terre émaillée. Les environs de Lizieux en possédaient un grand nombre sortis des fabriques de la vallée d’Orbec[1] ; la plupart de ces objets ont été achetés par des marchands de curiosités qui les vendent aux amateurs comme des faïences de Palissy, et il faut aujourd’hui aller plus loin pour rencontrer encore quelques-uns de ces épis en faïence de la Renaissance, si communs il y a vingt ans. L’un des plus remarquables parmi ces produits de l’industrie normande se trouve au château de Saint-Christophe-le-Jajolet (Orne). Nous en donnons ici (6) une copie[2]. Cet épi en faïence se compose de quatre pièces dont les joints sont en A, B, C. Le tout est enfilé par une broche de fer. Le socle est jaune moucheté de brun, le vase est bleu clair avec ornements jaunes et têtes naturelles, les fleurs sont blanches avec feuilles vertes et graines jaunes, le culot est blanc, la boule jaune bistre et l’oiseau blanc tacheté de brun.

Les fabriques de faïences de Rouen, de Beauvais, de Nevers, fournissaient ces objets de décoration extérieure à toutes les provinces environnantes ; malheureusement l’incurie, l’amour de la nouveauté, la mode des combles dépourvus de toute décoration les ont fait disparaître, et les musées de ces villes n’ont pas su même en sauver quelques débris. Les idées nouvelles qui, au XVIe siècle, tendaient à enlever à notre architecture nationale son originalité, détruisaient peu à peu cette fabrication provinciale, prospère encore au XVIe siècle. L’art du potier résista plus longtemps que tout autre à cette triste influence, et sous Louis XIII on continuait à fabriquer des faîtières, des épis en terre émaillée ou vernissée, pour décorer les combles des habitations privées. Le musée de la cathédrale de Sées possède un épi de cette époque qui, tout barbare qu’il est, conserve quelques restes de ces traditions du moyen âge ; c’est pourquoi nous en présentons ici (7) une copie. Cet épi est complétement passé au vernis brun verdâtre.

Le plomb se prêtait beaucoup mieux que la terre cuite à l’exécution de ces décorations supérieures des toits ; aussi l’employait-on pour faire des épis sur les combles, toutes les fois que ceux-ci étaient couverts en métal ou en ardoise. Au XIIe siècle, et avant cette époque, on n’employait guère, pour les couvertures des combles, que la tuile et, exceptionnellement, le plomb ; l’ardoise n’était en usage que dans les contrées où le schiste est abondant (voy. Ardoises, Plomberie, Tuile). Ce n’était donc que sur des monuments construits avec luxe que l’on pouvait poser des épis en plomb, et, les couvertures en métal posées avant le XIIIe siècle n’existant plus, il nous serait difficile de donner des exemples d’épis antérieurs à cette époque. L’épi le plus ancien que nous ayons vu et dessiné se trouvait sur les combles de la cathédrale de Chartres[3] ; il était placé à l’intersection du bras de croix, et pouvait avoir environ 2m,50 de hauteur. C’était un bel ouvrage de plomberie repoussée, mais fort délabré (8).
Son fleuron se divisait en quatre folioles avec quatre boutons intermédiaires. Une large bague ornée de grosses perles lui servait de base. Il est à croire que son âme était une tige de fer enfourchée dans la tête du poinçon de bois. Vers la fin du XIIIe siècle, les couvertures en ardoises devinrent très-communes et remplacèrent presque partout la tuile, à laquelle cependant la Bourgogne, l’Auvergne, le Lyonnais et la Provence restèrent fidèles. Les faîtages et les épis en plomb devinrent ainsi plus communs. Nous en possédons encore un assez grand nombre d’exemples qui datent du XIVe siècle. Il existe un de ces épis sur le bâtiment situé derrière l’abside de la cathédrale de Laon.
En voici un autre (9) qui couronne la tourelle d’escalier de la salle dite des Machabées, dépendante de la cathédrale d’Amiens. Cet épi est fait entièrement au repoussé et modelé avec une extrême recherche ; il date de l’époque de la construction de la salle, c’est-à-dire de 1330 environ. En A, nous présentons la section de la tige sur a b et le plan de la bague faite de deux coquilles soudées. L’épi est maintenu par une tige de fer attachée à la tête du poinçon de charpente. Sur le pignon nord du transsept de la cathédrale d’Amiens, on voit encore un très-bel épi en plomb, à deux rangs de feuilles, qui date de la fin du XIVe siècle ou commencement du XVe. Cet épi couronne un pan-de-bois qui remplace, depuis cette époque, le gâble en pierre. Beaucoup trop délicat pour la hauteur à laquelle il est placé, il conviendrait mieux au couronnement d’un comble de château.
Nous en donnons (10) la reproduction ; chaque bouquet se compose de trois feuilles très-découpées, vivement modelées au repoussé, et formant en plan deux triangles équilatéraux se contrariant. Sous la bague sont soudées de petites feuilles en plomb coulé ; c’est, en effet, à dater du XVe siècle, que l’on voit la plomberie coulée employée en même temps que la plomberie repoussée. Mais nous traitons cette question en détail dans l’article Plomberie. On voit que les épis de plomb suivent les transformations de l’architecture ; à mesure que celle-ci est plus légère, plus refouillée, ces couronnements deviennent plus grêles, laissent plus de jour passer entre leurs ornements, recherchent les détails précieux. Cependant les silhouettes sont toujours heureuses et se découpent sur le ciel de manière à laisser aux masses principales leur importance. L’Hôtel-Dieu de Beaune, fondé en 1441, conserve encore sur les pignons en pans-de-bois de ses grandes lucarnes, sur ses tourelles et sur les croupes de ses combles, de beaux épis du XVe siècle, terminés par des girouettes armoriées. Ces épis sont partie en plomb repoussé, partie en

plomb coulé. Nous donnons ici (11) une copie de l’un d’eux. Les bouquets supérieurs, dont le détail se voit en A, sont en plomb repoussé ; les couronnes et dais, détaillés en B et en C, sont formés de bandes coulées dans des creux et soudées à des rondelles circulaires. La souche de l’épi est complétement faite au repoussé, sauf le soleil rapporté, qui est moulé. La Bourgogne était, au XVe siècle, une province riche, puissante, et ses habitants pouvaient se permettre d’orner les combles de leurs hôtels et maisons de belle plomberie, tandis que le nord de la France, ruiné par les guerres de cette époque, ne pouvait se livrer au luxe des constructions privées. Aussi, malgré l’espèce d’acharnement que l’on a mis depuis plus d’un siècle à supprimer les anciens couronnements historiés des combles, reste-t-il encore dans les villes de la Bourgogne quelques exemples oubliés de ces épis du XVe siècle.

À Dijon, il en existe plusieurs sur des maisons particulières, et notamment dans la Petite rue Pouffier (12). En A, nous donnons la moitié du plan du poinçon, dont la souche est un triangle curviligne concave sous la bague. À dater du XIVe siècle, on rencontre assez souvent des bagues d’épis ornées de prismes ou de cylindres qui les pénètrent horizontalement, et qui se terminent par une fleurette ou un quatre-feuilles. Ces sortes de bagues produisent une silhouette assez heureuse. Il ne faut pas oublier de mentionner ici les quelques épis de plomb qui surmontent encore les combles de l’hôtel de Jacques Cœur à Bourges, et dont les souches sont décorées de feuillages en petit relief, de coquilles et de cœurs. Souvent les épis de plomb étaient peints et dorés, ce qui ajoutait singulièrement à l’effet qu’ils produisaient au sommet des combles.

L’époque de la Renaissance, qui, en changeant les détails de l’architecture française, en conservait cependant les données générales, surtout dans les habitations privées, ne négligea pas le luxe de la plomberie. Les combles furent, comme précédemment, enrichis de crêtes et d’épis. On en revint alors au plomb repoussé, et on abandonna presque partout les procédés du moulage. Plusieurs châteaux et hôtels de cette époque conservent encore d’assez beaux épis ornés de fruits, de chapiteaux, de feuillages et même de figures, le tout repoussé avec beaucoup d’adresse. Parmi ces épis, on peut citer ceux de l’hôtel du Bourgtheroulde à Rouen, des châteaux d’Amboise, de Chenonceaux, du Palais-de-Justice à Rouen. On en voit de très-beaux, quoique fort mutilés, sur les lucarnes placées à la base de la flèche de la cathédrale d’Amiens, dans les noues.

Nous reproduisons (13) un de ces épis dont les plombs sont repoussés par une main très-habile. Il serait difficile de dire ce que fait Cupidon sur les combles de Notre-Dame d’Amiens, mais cette figure se trouve très-fréquemment répétée à cette époque au sommet des épis. On voit aussi quelques-uns de ces enfants tirant de l’arc, sur des maisons de Rouen élevées au commencement du XVIe siècle. Au sommet du chevet de la chapelle absidale de Notre-Dame de Rouen, il existe un très-bel épi du XVIe siècle, qui représente une sainte Vierge tenant l’Enfant. Comme ouvrage de plomberie, c’est une œuvre remarquable. À la fin du XVIe siècle, les épis perdent leur caractère particulier : ils figurent des vases de fleurs, des colonnettes avec chapiteaux, des pots à feu, des chimères attachées à des balustres. À mesure qu’on se rapproche du XVIIe siècle, l’art de la plomberie va s’affaiblissant, bien que sous Louis XIV on ait encore exécuté d’assez beaux ouvrages en ce genre ; mais alors ils ne s’appliquent plus qu’aux grands monuments, aux habitations princières : c’est un luxe que ne se permet pas le simple particulier[4] (voy. Crête, Girouette).

  1. Voy. le Bullet. monument. de M. de Caumont, t. XVI, Notes sur quelques procédés céramiques du moyen âge.
  2. Ce dessin nous a été fourni par M. Ruprich Robert.
  3. Cette couverture et la charpente qui la portait dataient de la seconde moitié du XIIIe siècle ; la charpente fut brûlée en 1836.
  4. Il faut dire que depuis peu cet art ou cette industrie, si l’on veut, a repris une certaine importance. C’est encore une des sources de richesse que nous devons à l’étude des arts du moyen âge.