Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Éclipse

Éd. Garnier - Tome 18
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E.
ÉCLIPSE.

Chaque phénomène extraordinaire passa longtemps, chez la plupart des peuples connus, pour être le présage de quelque événement heureux ou malheureux. Ainsi, les historiens romains n’ont pas manqué d’observer qu’une éclipse de soleil accompagna la naissance de Romulus, qu’une autre annonça son décès, et qu’une troisième avait présidé à la fondation de la ville de Rome.

Nous parlerons, à l’article Vision de Constantin, de l’apparition de la croix qui précéda le triomphe du christianisme ; et, sous le mot Prophéties, de l’étoile nouvelle qui avait éclairé la naissance de Jésus : bornons-nous ici à ce que l’on a dit des ténèbres dont toute la terre fut couverte avant qu’il rendît l’esprit.

Les écrivains de l’Église, grecs et latins, ont cité comme authentiques deux lettres attribuées à Denis l’Aréopagite, dans lesquelles il rapporte qu’étant à Héliopolis d’Égypte avec Apollophane son ami, ils virent tout d’un coup, vers la sixième heure, la lune qui vint se placer au-dessous du soleil, et y causer une grande éclipse ; ensuite, sur la neuvième heure, ils l’aperçurent de nouveau, quittant la place qu’elle y occupait pour aller se remettre à l’endroit opposé du diamètre. Ils prirent alors les règles de Philippe Aridœus, et ayant examiné le cours des astres, ils trouvèrent que le soleil naturellement n’avait pu être éclipsé en ce temps-là. De plus, ils observèrent que la lune, contre son mouvement naturel, au lieu de venir de l’occident se ranger sous le soleil, était venue du côté de l’orient, et s’en était enfin retournée en arrière de même côté. C’est ce qui fit dire à Apollophane : « Ce sont là, mon cher Denis, des changements des choses divines ; » à quoi Denis répliqua : « Ou l’auteur de la nature souffre, ou la machine de l’univers sera bientôt détruite. »

Denis ajoute qu’ayant exactement remarqué et le temps et l’année de ce prodige, et ayant combiné tout cela avec ce que Paul lui en apprit dans la suite, il se rendit à la vérité ainsi que son ami. Voilà ce qui a fait croire que les ténèbres arrivées à la mort de Jésus-Christ avaient été causées par une éclipse surnaturelle, et ce qui a donné tant de cours à ce sentiment que Maldonat dit que c’est celui de presque tous, les catholiques. Comment en effet résister à l’autorité d’un témoin oculaire, éclairé, et désintéressé, puisque alors on suppose que Denis était encore païen ?

Comme ces prétendues lettres de Denis ne furent forgées que vers le ve ou vie siècle, Eusèbe de Césarée s’était contenté d’alléguer le témoignage de Phlégon, affranchi de l’empereur Adrien[1]. Cet auteur était aussi païen, et avait écrit l’histoire des olympiades, en seize livres, depuis leur origine jusqu’à l’an 140 de l’ère vulgaire. On lui fait dire qu’en la quatrième année de la deux cent deuxième olympiade il y eut la plus grande éclipse de soleil qu’on eût jamais vue : le jour fut changé en nuit à la sixième heure ; on voyait les étoiles, et un tremblement de terre renversa plusieurs édifices de la ville de Nicée en Bithynie. Eusèbe ajoute que les mêmes événements sont rapportés dans les monuments anciens des Grecs comme étant arrivés la dix-huitième année de Tibère. On croit qu’Eusèbe veut parler de Thallus, historien grec, déjà cité par Justin, Tertullien, et Jules Africain ; mais l’ouvrage de Thallus ni celui de Phlégon n’étant point parvenus jusqu’à nous, l’on ne peut juger de l’exactitude des deux citations que par le raisonnement.

Il est vrai que le Chronicon paschale des Grecs, ainsi que saint Jérôme, Anastase, l’auteur de l’Historia miscellanea, et Fréculphe de Luxem[2] parmi les Latins, se réunissent tous à représenter le fragment de Phlégon de la même manière, et s’accordent à y lire le même nombre qu’Eusèbe. Mais on sait que ces cinq témoins, allégués comme uniformes dans leur déposition, ont traduit ou copié le passage, non de Phlégon lui-même, mais d’Eusèbe, qui l’a cité le premier ; et Jean Philoponus, qui avait lu Phlégon, bien loin d’être d’accord avec Eusèbe, en diffère de deux ans. On pourrait aussi nommer Maxime et Madela comme ayant vécu dans le temps que l’ouvrage de Phlégon subsistait encore, et alors voici le résultat. Cinq des auteurs cités sont des copistes ou des traducteurs d’Eusèbe. Philoponus, là où il déclare qu’il rapporte les propres termes de Phlégon, lit d’une seconde façon,

Maxime d’une troisième, et Madela d’une quatrième ; en sorte qu’il s’en faut de beaucoup qu’ils rapportent le passage de la même manière.

On a d’ailleurs une preuve non équivoque de l’infidélité d’Eusèbe en fait de citations. Il assure que les Romains avaient dressé à Simon, que nous appelons le Magicien, une statue avec cette inscription : « Simoni deo sancto, À Simon dieu saint[3]. « Théodoret, saint Augustin, saint Cyrille de Jérusalem, Clément d’Alexandrie, Tertullien, et saint Justin, sont tous six parfaitement d’accord là-dessus avec Eusèbe ; saint Justin, qui dit avoir vu cette statue, nous apprend qu’elle était placée entre les deux ponts du Tibre, c’est-à-dire dans l’île formée par ce fleuve. Cependant cette inscription, qui fut déterrée à Rome, l’an 1574, dans l’endroit même indiqué par Justin, porte: « Semoni Sanco deo Fidio, Au dieu Semo Sancus Fidius. » Nous lisons dans Ovide que les anciens Sabins avaient bâti un temple sur le mont Quirinal à cette divinité, qu’ils nommaient indifféremment Semo, Sancus, Sanctus, ou Fidius ; et l’on trouve dans Gruter deux inscriptions pareilles, dont l’une était sur le mont Quirinal, et l’autre se voit encore à Rieti, pays des anciens Sabins.

Enfin les calculs de MM. Hodgson, Halley, Whiston, Gale Morris, ont démontré que Phlégon et Thallus avaient parlé d’une éclipse naturelle arrivée le 24 novembre, la première année de la deux cent deuxième olympiade, et non dans la quatrième année, comme le prétend Eusèbe. Sa grandeur, pour Nicée en Bithynie, ne fut, selon M. Whiston, que d’environ neuf à dix doigts, c’est-à-dire deux tiers et demi du disque du soleil ; son commencement à huit heures un quart, et sa fin à dix heures quinze minutes. Et entre le Caire en Égypte et Jérusalem, suivant M. Gale Morris, le soleil fut totalement obscurci pendant près de deux minutes. À Jérusalem, le milieu de l’éclipse arriva vers une heure un quart après midi.

On ne s’en est pas tenu à ces prétendus témoignages de Denis, de Phlégon et de Thallus ; on a allégué dans ces derniers temps l’histoire de la Chine, touchant une grande éclipse de soleil que l’on prétend être arrivée contre l’ordre de la nature, l’an 32 de Jésus-Christ. Le premier ouvrage où il en est fait mention est une Histoire de la Chine, publiée à Paris, en 1672, par le jésuite Greslon. On trouve dans l’extrait qu’en donna le Journal des Savants, du 2 février de la même année, ces paroles singulières :

« Les annales de la Chine remarquent qu’au mois d’avril de l’an 32 de Jésus-Christ, il y eut une grande éclipse de soleil qui n’était pas selon l’ordre de la nature. Si cela était, ajoute-t-on, cette éclipse pourrait bien être celle qui se fit au temps de la passion de Jésus-Christ, lequel mourut au mois d’avril, selon quelques auteurs. C’est pourquoi les missionnaires de la Chine prient les astronomes de l’Europe d’examiner s’il n’y eut point d’éclipse en ce mois et en cette année, et si naturellement il pouvait y en avoir ; parce que, cette circonstance étant bien vérifiée, on en pourrait tirer de grands avantages pour la conversion des Chinois. »

Pourquoi prier les mathématiciens de l’Europe de faire ce calcul, comme si les jésuites Adam Shâl et Verbiest, qui avaient réformé le calendrier de la Chine et calculé les éclipses, les équinoxes et les solstices, n’avaient pas été en état de le faire eux-mêmes. D’ailleurs l’éclipse dont parle Greslon étant arrivée contre le cours de la nature, comment la calculer ? Bien plus, de l’aveu du jésuite Couplet, les Chinois ont inséré dans leurs fastes un grand nombre de fausses éclipses ; et le Chinois Yam-Quemsiam, dans sa Réponse à l’Apologie pour la religion chrétienne, publiée par les jésuites à la Chine, dit positivement que cette prétendue éclipse n’est marquée dans aucune histoire chinoise.

Que penser après cela du jésuite Tachard, qui, dans l’épître dédicatoire de son premier Voyage de Siam, dit que la sagesse suprême fit connaître autrefois aux rois et aux peuples d’Orient Jésus-Christ naissant et mourant, par une nouvelle étoile et par une éclipse extraordinaire ? Ignorait-il ce mot de saint Jérôme, sur un sujet à peu près semblable[4] : « Cette opinion, qui est assez propre à flatter les oreilles du peuple, n’en est pas plus véritable pour cela ? »

Mais ce qui aurait dû épargner toutes ces discussions, c’est que Tertullien, dont nous avons déjà parlé, dit que[5] le jour manqua tout d’un coup pendant que le soleil était au milieu de sa carrière ; que les païens crurent que c’était une éclipse, ne sachant pas que cela avait été prédit par Amos en ces termes[6] : « Le soleil se couchera à midi, et la lumière se cachera sur la terre au milieu du jour. » Ceux, ajoute Tertullien, qui ont recherché la cause de cet événement, et qui ne l’ont pu découvrir, l’ont nié ; mais le fait est certain, et vous le trouverez marqué dans vos archives.

Origène[7], au contraire, dit qu’il n’est pas étonnant que les auteurs étrangers n’aient rien dit des ténèbres dont parlent les évangélistes, puisqu’elles ne parurent qu’aux environs de Jérusalem ; la Judée, selon lui, étant désignée sous le nom de toute la terre en plus d’un endroit de l’Écriture. Il avoue d’ailleurs que le passage de l’Évangile de Luc[8] où l’on lisait de son temps que toute la terre fut couverte de ténèbres à cause de l’éclipse du soleil avait été ainsi falsifié par quelque chrétien ignorant qui avait cru donner par là du jour au texte de l’évangéliste, ou par quelque ennemi malintentionné qui avait voulu faire naître un prétexte de calomnier l’Église, comme si les évangélistes avaient marqué une éclipse dans un temps où il était notoire qu’elle ne pouvait arriver. Il est vrai, ajoute-t-il, que Phlégon dit qu’il y en eut une sous Tibère ; mais comme il ne dit pas qu’elle soit arrivée dans la pleine lune, il n’y a rien en cela de merveilleux.

Ces ténèbres, continue Origène, étaient de la nature de celles qui couvrirent l’Égypte au temps de Moïse, lesquelles ne se firent point sentir dans le canton où demeuraient les Israélites. Celles d’Égypte durèrent trois jours, et celles de Jérusalem ne durèrent que trois heures ; les premières étaient la figure des secondes, et de même que Moïse, pour les attirer sur l’Égypte, éleva les mains au ciel et invoqua le Seigneur, ainsi Jésus-Christ, pour couvrir de ténèbres Jérusalem, étendit ses mains sur la croix contre un peuple ingrat qui avait crié : Crucifiez-le, crucifiez-le.

C’est bien ici le cas de s’écrier aussi comme Plutarque : Les ténèbres de la superstition sont plus dangereuses que celles des éclipses.



  1. Voici le passage de Phlégon, cité par Eusèbe : « La 4e année de la 202e olympiade, il y eut une éclipse de soleil, la plus grande qu’on eût encore vue. Il survint à la sixième heure du jour une nuit si obscure que les étoiles parurent dans le ciel. Il se fit, de plus, un grand tremblement de terre qui renversa plusieurs maisons de Nicée, en Bithynie. »
  2. M. Louis du Bois, de Lisieux, a le premier, en 1825, signalé le mot Luxem comme mis par erreur pour Lisieux, dont Fréculphe fut évêque au ixe siècle. On a de Fréculphe une Chronique en latin, imprimée plusieurs fois au xvie siècle, et réimprimée dans la Bibliotheca Patrum. (B.)
  3. Voyez l’article Adorer et l’article Noël.
  4. Sur saint Matthieu, chapitre xxvii. (Note de Voltaire.)
  5. Apologétique, chapitre xxi. (Id.)
  6. Chapitre viii, v. 9. (Id.)
  7. Sur saint Matthieu, chapitre xxvii. (Note de Voltaire.)
  8. Chapitre xxiii, v. 45. (Id.)


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Éclipse

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