Dictionnaire philosophique/Garnier (1878)/Criminel

Éd. Garnier - Tome 18
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CRIMINEL[1].

PROCÈS CRIMINEL.

On a puni souvent par la mort des actions très-innocentes : c’est ainsi qu’en Angleterre Richard III et Édouard IV firent condamner par des juges ceux qu’ils soupçonnaient de ne leur être pas attachés. Ce ne sont pas là des procès criminels, ce sont des assassinats commis par des meurtriers privilégiés. Le dernier degré de la perversité est de faire servir les lois à l’injustice.

On dit que les Athéniens punissaient de mort tout étranger qui entrait dans l’église, c’est-à-dire dans l’assemblée du peuple. Mais si cet étranger n’était qu’un curieux, rien n’était plus barbare que de le faire mourir. Il est dit dans l’Esprit des lois[2] qu’on usait de cette rigueur « parce que cet homme usurpait les droits de la souveraineté ». Mais un Français qui entre à Londres dans la chambre des communes pour entendre ce qu’on y dit ne prétend point faire le souverain. On le reçoit avec bonté. Si quelque membre de mauvaise humeur demande le Clear the house « éclaircissez la chambre », mon voyageur l’éclaircit en s’en allant ; il n’est point pendu. Il est croyable que si les Athéniens ont porté cette loi passagère, c’était dans un temps où l’on craignait qu’un étranger ne fût un espion, et non qu’il s’arrogeât les droits de souverain. Chaque Athénien opinait dans sa tribu ; tous ceux de la tribu se connaissaient ; un étranger n’aurait pu aller porter sa fève.

Nous ne parlons ici que des vrais procès criminels. Chez les Romains tout procès criminel était public. Le citoyen accusé des plus énormes crimes avait un avocat qui plaidait en sa présence, qui faisait même des interrogations à la partie adverse, qui discutait tout devant ses juges. On produisait à portes ouvertes tous les témoins pour ou contre, rien n’était secret. Cicéron plaida pour Milon, qui avait assassiné Clodius en plein jour à la vue de mille citoyens. Le même Cicéron prit en main la cause de Roscius Amerinus, accusé de parricide. Un seul juge n’interrogeait pas en secret des témoins, qui sont d’ordinaire des gens de la lie du peuple, auxquels on fait dire ce qu’on veut.

Un citoyen romain n’était pas appliqué à la torture sur l’ordre arbitraire d’un autre citoyen romain qu’un contrat eût revêtu de ce droit cruel. On ne faisait pas cet horrible outrage à la nature humaine dans la personne de ceux qui étaient regardés comme les premiers des hommes, mais seulement dans celle des esclaves regardés à peine comme des hommes. Il eût mieux valu ne point employer la torture contre les esclaves mêmes[3].

L’instruction d’un procès criminel se ressentait à Rome de la magnanimité et de la franchise de la nation.

Il en est ainsi à peu près à Londres. Le secours d’un avocat n’y est refusé à personne en aucun cas ; tout le monde est jugé par ses pairs. Tout citoyen peut de trente-six bourgeois jurés en récuser douze sans cause, douze en alléguant des raisons, et par conséquent choisir lui-même les douze autres pour ses juges. Ces juges ne peuvent aller ni en deçà, ni au delà de la loi ; nulle peine n’est arbitraire, nul jugement ne peut être exécuté que l’on n’en ait rendu compte au roi, qui peut et qui doit faire grâce à ceux qui en sont dignes, et à qui la loi ne la peut faire : ce cas arrive assez souvent. Un homme violemment outragé aura tué l’offenseur dans un mouvement de colère pardonnable ; il est condamné par la rigueur de la loi, et sauvé par la miséricorde, qui doit être le partage du souverain.

Remarquons bien attentivement que dans ce pays où les lois sont aussi favorables à l’accusé que terribles pour le coupable, non-seulement un emprisonnement fait sur la dénonciation fausse d’un accusateur est puni par les plus grandes réparations et les plus fortes amendes ; mais que si un emprisonnement illégal a été ordonné par un ministre d’État à l’ombre de l’autorité royale, le ministre est condamné à payer deux guinées par heure pour tout le temps que le citoyen a demeuré en prison.


PROCÉDURE CRIMINELLE CHEZ CERTAINES NATIONS.

Il y a des pays où la jurisprudence criminelle fut fondée sur le droit canon, et même sur les procédures de l’Inquisition, quoique ce nom y soit détesté depuis longtemps. Le peuple dans ces pays est demeuré encore dans une espèce d’esclavage. Un citoyen poursuivi par l’homme du roi est d’abord plongé dans un cachot, ce qui est déjà un véritable supplice pour un homme qui peut être innocent. Un seul juge, avec son greffier, entend secrètement chaque témoin assigné l’un après l’autre.

[4] Comparons seulement ici en quelques points la procédure criminelle des Romains avec celle d’un pays de l’Occident qui fut autrefois une province romaine.

Chez les Romains, les témoins étaient entendus publiquement en présence de l’accusé, qui pouvait leur répondre, les interroger lui-même, ou leur mettre en tête un avocat. Cette procédure était noble et franche ; elle respirait la magnanimité romaine.

En France, en plusieurs endroits de l’Allemagne, tout se fait secrètement. Cette pratique, établie sous François Ier, fut autorisée par les commissaires qui rédigèrent l’ordonnance de Louis XIV en 1670 : une méprise seule en fut la cause.

On s’était imaginé, en lisant le code de Testibus, que ces mots : Testes intrare judicii secretum, signifiaient que les témoins étaient interrogés en secret. Mais secretum signifie ici le cabinet du juge. Intrare secretum, pour dire : parler secrètement, ne serait pas latin. Ce fut un solécisme qui fit cette partie de notre jurisprudence.

Les déposants sont pour l’ordinaire des gens de la lie du peuple et à qui le juge, enfermé avec eux, peut faire dire tout ce qu’il voudra. Ces témoins sont entendus une seconde fois, toujours en secret, ce qui s’appelle récolement ; et si après le récolement ils se rétractent de leurs dépositions, ou s’ils les changent dans des circonstances essentielles, ils sont punis comme faux témoins. De sorte que lorsqu’un homme d’un esprit simple, et ne sachant pas s’exprimer, mais ayant le cœur droit et se souvenant qu’il en a dit trop ou trop peu, qu’il a mal entendu le juge, ou que le juge l’a mal entendu, révoque par esprit de justice ce qu’il a dit par imprudence, il est puni comme un scélérat : ainsi il est forcé souvent de soutenir un faux témoignage, par la seule crainte d’être traité en faux témoin.

L’accusé, en fuyant, s’expose à être condamné, soit que le crime ait été prouvé, soit qu’il ne l’ait pas été. Quelques jurisconsultes, à la vérité, ont assuré que le contumax ne devait pas être condamné, si le crime n’était pas clairement prouvé ; mais d’autres jurisconsultes, moins éclairés et peut-être plus suivis, ont eu une opinion contraire ; ils ont osé dire que la fuite de l’accusé était une preuve du crime ; que le mépris qu’il marquait pour la justice, en refusant de comparaître, méritait le même châtiment que s’il était convaincu. Ainsi, suivant la secte de jurisconsultes que le juge aura embrassée, l’innocent sera absous ou condamné.

C’est un grand abus dans la jurisprudence que l’on prenne souvent pour loi les rêveries et les erreurs, quelquefois cruelles, d’hommes sans aveu qui ont donné leurs sentiments pour des lois.

Sous le règne de Louis XIV on a fait en France deux ordonnances qui sont uniformes dans tout le royaume. Dans la première, qui a pour objet la procédure civile, il est défendu aux juges de condamner en matière civile par défaut, quand la demande n’est pas prouvée ; mais dans la seconde, qui règle la procédure criminelle, il n’est point dit que, faute de preuves, l’accusé sera renvoyé. Chose étrange ! la loi dit qu’un homme à qui l’on demande quelque argent ne sera condamné par défaut qu’au cas que la dette soit avérée ; mais s’il s’agit de la vie, c’est une controverse au barreau de savoir si l’on doit condamner le contumax quand le crime n’est pas prouvé ; et la loi ne résout pas la difficulté.


EXEMPLE TIRÉ DE LA CONDAMNATION D’UNE FAMILLE ENTIÈRE.

Voici ce qui arriva à cette famille infortunée. Dans le temps que des confréries insensées de prétendus pénitents, le corps enveloppé dans une robe blanche, et le visage masqué, avaient élevé dans une des principales églises de Toulouse un catafalque superbe à un jeune protestant homicide de lui-même, qu’ils prétendaient avoir été assassiné par son père et sa mère pour avoir abjuré la religion réformée ; dans ce temps même où toute la famille de ce protestant révéré en martyr était dans les fers, et que tout un peuple enivré d’une superstition également folle et barbare attendait avec une dévote impatience le plaisir de voir expirer, sur la roue ou dans les flammes, cinq ou six personnes de la probité la plus reconnue ; dans ce temps funeste, dis-je, il y avait auprès de Castres un honnête homme de cette même religion protestante, nommé Sirven, exerçant dans cette province la profession de feudiste. Ce père de famille avait trois filles. Une femme qui gouvernait la maison de l’évêque de Castres lui propose de lui amener la seconde fille de Sirven, nommée Élisabeth, pour la faire catholique, apostolique et romaine ; elle l’amène, en effet ; l’évêque la fait enfermer chez les jésuitesses qu’on nomme les dames régentes ou les dames noires. Ces dames lui enseignent ce qu’elles savent : elles lui trouvèrent la tête un peu dure, et lui imposèrent des pénitences rigoureuses pour lui inculquer des vérités qu’on pouvait lui apprendre avec douceur ; elle devint folle ; les dames noires la chassent ; elle retourne chez ses parents ; sa mère, en la faisant changer de chemise, trouve tout son corps couvert de meurtrissures : la folie augmente, elle se change en fureur mélancolique ; elle s’échappe un jour de la maison, tandis que le père était à quelques milles de là, occupé publiquement de ses fonctions dans le château d’un seigneur voisin. Enfin, vingt jours après l’évasion d’Élisabeth, des enfants la trouvèrent noyée dans un puits, le 4 janvier 1761.

C’était précisément le temps où l’on se préparait à rouer Calas dans Toulouse. Le mot de parricide, et, qui pis est, de huguenot, volait de bouche en bouche dans toute la province. On ne douta pas que Sirven, sa femme et ses deux filles n’eussent noyé la troisième par principe de religion. C’était une opinion universelle que la religion protestante ordonne positivement aux pères et aux mères de tuer leurs enfants s’ils veulent être catholiques. Cette opinion avait jeté de si profondes racines dans les têtes mêmes des magistrats, entraînés malheureusement alors par la clameur publique, que le conseil et l’Église de Genève furent obligés de démentir cette fatale erreur, et d’envoyer au parlement de Toulouse une attestation juridique, que non-seulement les protestants ne tuent point leurs enfants, mais qu’on les laisse maîtres de tous leurs biens, quand ils quittent leur secte pour une autre.

On sait que Calas fut roué, malgré cette attestation.

Un nommé Landes, juge de village, assisté de quelques gradués aussi savants que lui, s’empressa de faire toutes les dispositions pour bien suivre l’exemple qu’on venait de donner dans Toulouse. Un médecin de village, aussi éclairé que les juges, ne manqua pas d’assurer, à l’inspection du corps, au bout de vingt jours, que cette fille avait été étranglée et jetée ensuite dans le puits. Sur cette déposition le juge décrète de prise de corps le père, la mère, et les deux filles.

La famille, justement effrayée par la catastrophe des Calas et par les conseils de ses amis, prend incontinent la fuite ; ils marchent au milieu des neiges pendant un hiver rigoureux, et de montagnes en montagnes ils arrivent jusqu’à celles des Suisses. Celle des deux filles qui était mariée et grosse accouche avant terme parmi les glaces.

La première nouvelle que cette famille apprend quand elle est en lieu de sûreté, c’est que le père et la mère sont condamnés à être pendus ; les deux filles, à demeurer sous la potence pendant l’exécution de leur mère, et à être reconduites par le bourreau hors du territoire, sous peine d’être pendues si elles reviennent. C’est ainsi qu’on instruit la contumace.

Ce jugement était également absurde et abominable. Si le père, de concert avec sa femme, avait étranglé sa fille, il fallait le rouer comme Calas, et brûler la mère, au moins après qu’elle aurait été étranglée, parce que ce n’est pas encore l’usage de rouer les femmes dans le pays de ce juge. Se contenter de pendre en pareille occasion, c’était avouer que le crime n’était pas avéré, et que dans le doute la corde était un parti mitoyen qu’on prenait, faute d’être instruit. Cette sentence blessait également la loi et la raison.

La mère mourut de désespoir, et toute la famille, dont le bien était confisqué, allait mourir de misère si elle n’avait pas trouvé des secours.

On s’arrête ici pour demander s’il y a quelque loi et quelque raison qui puisse justifier une telle sentence ! On peut dire au juge : « Quelle rage vous a porté à condamner à la mort un père et une mère ? — C’est qu’ils se sont enfuis, répond le juge. — Eh, misérable ! voulais-tu qu’ils restassent pour assouvir ton imbécile fureur ? Qu’importe qu’ils paraissent devant toi chargés de fers pour te répondre, ou qu’ils lèvent les mains au ciel contre toi loin de ta face. Ne peux-tu pas voir sans eux la vérité qui doit te frapper ? Ne peux-tu pas voir que le père était à une lieue de sa fille au milieu de vingt personnes, quand cette malheureuse fille s’échappa des bras de sa mère ? Peux-tu ignorer que toute la famille l’a cherchée pendant vingt jours et vingt nuits ? Tu ne réponds à cela que ces mots : contumace, contumace. Quoi ! parce qu’un homme est absent, il faut qu’on le condamne à être pendu, quand son innocence est évidente ! C’est la jurisprudence d’un sot et d’un monstre. Et la vie, les biens, l’honneur des citoyens, dépendront de ce code d’Iroquois ! »

La famille Sirven traîna son malheur loin de sa patrie pendant plus de huit années. Enfin la superstition sanguinaire qui déshonorait le Languedoc ayant été un peu adoucie, et les esprits étant devenus plus éclairés, ceux qui avaient consolé les Sirven pendant leur exil leur conseillèrent de venir demander justice au parlement de Toulouse même, lorsque le sang des Calas ne fumait plus, et que plusieurs se repentaient de l’avoir répandu. Les Sirven furent justifiés.

Erudimini, qui judicatis terram.
(Ps. ii, v. 10.)


  1. Questions sur l’Encyclopédie, quatrième partie, 1771. (B.)
  2. Livre II, chapitre ii. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez l’article Torture. (Note de Voltaire.)
  4. Cet alinéa et quelques-uns des suivants sont empruntés du paragraphe xxii du Commentaire sur le traité Des Délits et des Peines (voyez les Mélanges, année 1766) ; l’auteur les avait déjà reproduits en 1769, dans des additions qu’il fit alors au Précis du siècle de Louis XV : voyez le chapitre xlii de cet ouvrage, tome XV.
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