Dictionnaire infernal/6e éd., 1863/Stiffels

Henri Plon (p. 634-635).
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Stiffels. Nous empruntons cette anecdote à une publication anonyme, que les petits journaux, d’ordinaire plus spirituels que les grands, ont mise en lumière :

« Il y avait, en 1544, un prédicant rauque et bourru, nommé Stiffels, fou de cabale et croyant à la divination par la magie, qui se fourra dans la cervelle que le monde n’avait plus que pour un an à demeurer sur le globe, dont nous ne sommes après tout que les locataires. Il consulta les nombres, les étoiles, et les virgules de la Bible ; les astres et les chiffres s’entendirent pour le mystifier.

» Il monta donc en chaire et prêcha. Il

 
En attendant la fin du monde
En attendant la fin du monde
En attendant la fin du monde.
 
annonça la septième trompette de l’Apocalypse et le triomphe de la bête à deux cornes : c’était visiblement Charles-Quint. La conviction se propagea dans les alentours : on se prépara pour la fin du monde. Ce devait être le 15 août 1545, à midi, midi sans faute.

» Alors toutes les passions éclatèrent à la fois. L’expectative de l’absolution, que les ministres protestants donnaient avec facilité, encouragea le désordre. Les villages de la Saxe devinrent une véritable kermesse, où l’on but au jugement dernier, au grand branlebas de l’univers, à l’espoir de se retrouver frais et vermeils dans le paradis.

» Les laboureurs brisèrent les charrues ; les vignerons se chauffèrent avec les échalas ; on avait assez de blé pour vivre jusque-là, assez de vin pour se griser au jour le jour. La propriété devint une chimère. Il n’y avait plus qu’à s’en donner jusque par-dessus les oreilles, sauf à se faire habilement absoudre au moment préfix. On s’en donna ferme.

» Cependant le jour arriva. On fit alors un feu de joie de ses meubles, on lâcha les bestiaux dans les plaines ; et, sur la fin de cette dernière orgie, qui devait être suivie de ce qu’on appela depuis lors le grand quart d’heure de Rabelais, on se précipita dans le temple, où Stiffels distribuait des bénédictions en masse.

» Au coup de midi, voilà de grands nuages qui se rassemblent de tous les points de l’horizon, sillonnés de pâles éclairs et de roulements sinistres. Le jour s’efface, les ténèbres gagnent. Il fait nuit. Une immobilité menaçante se répand sur tous les objets, ciel, terre, arbres ; le vent tombe et se tait. L’air est allumé par des exhalaisons ardentes et souterraines qui se dégagent des entrailles du sol, comme des âmes échappées de la tombe. Pas une feuille ne bouge, pas un oiseau ne bat de l’aile, pas un souffle ne ride les eaux ; tout est noir et tout est lumineux à la fois, car bientôt le firmament s’affaisse lui-même, comme une voûte que le reflet d’une étincelle embrase. Une psalmodie commence à la lueur des cierges qui flambent avec timidité. Stiffels seul a le courage d’élever la voix. À cette voix, des commotions effroyables répondent ; c’est la foudre qui tonne de concert avec le glas des clochers qui tremblent et qui sonnent le tocsin sans que l’on y touche. Le vitrail de l’église, assiégé par la grêle, plie et se brise avec fracas : des tourbillons de feuilles, de grêlons et de poussière éteignent les cierges, aveuglent les pécheurs épouvantés ; leur foule tombe à genoux sous le vitrail que l’ouragan éparpille à travers le parvis, au milieu des femmes et des enfants qui se répandent en cris affreux. Le monde est à l’agonie !…

» Trois minutes après, il faisait un temps magnifique. Un arc-en-ciel immense se dressa sur l’orage dont la colère parcourait la Saxe. À ce signe de la miséricorde céleste, les premiers paysans qui revinrent de leur frayeur, en reprenant leur incrédulité, demandèrent à Stiffels ce que cette mauvaise plaisanterie voulait dire. Le prédicateur essaya de leur démontrer que la cabale était formelle, le pronostic d’une certitude mathématique ; mais après avoir écouté en hochant la tête, furieux d’avoir gaspillé leur patrimoine, et de s’en être donné de façon à se trouver dans la misère la plus profonde, ils se mirent à vouloir pendre le démonstrateur qui ne voulait pas en avoir le démenti. Stiffels épouvanté se sauva de son mieux à Vittemberg, non sans gourmades, il raconta l’histoire à Luther.

» — Ah ! lui dit Luther, s’il y avait quelque chose de certain, je ne serais pas fâché de l’apprendre moi-même. Prédire est bon, mais il faut prédire sans se compromettre. Pourquoi, d’avance, ne pas vous être porté fort d’essayer de désarmer la colère du ciel ? Vous avez gâté le métier, mon ami. Apprenez la fin du métier avant de vous mêler de prédire la fin du monde. — Stiffels trouva juste le raisonnement de l’hérétique et mourut fou à l’hôpital » (à Iéna en 1567). Il avait 58 ans.