Dictionnaire idéologique (Robertson)/Introduction

A Derache - Librairie pour les langues étrangères (p. iii-xiii).

Introduction.


Le problème que les dictionnaires ordinaires se chargent de résoudre est celui-ci : — Un mot étant donné, trouver sa signification, ou l’idée qu’il représente.

Le problème dont le Dictionnaire idéologique doit fournir la solution est exactement l’inverse de celui qui précède : — Une idée étant donnée, trouver le mot qui l’exprime le plus convenablement. À cet effet, les mots et les phrases de la langue sont classés dans ce dictionnaire, non selon leur prononciation ou leur orthographe, mais strictement selon leur signification.

Dans le dictionnaire ordinaire, l’ordre alphabétique est invariablement adopté pour le classement des mots. Cet ordre a l’avantage d’être compris de tout le monde sans étude préalable. Il est incontestablement le meilleur pour ceux qui cherchent la signification ou les diverses acceptions d’un mot donné. Mais il n’apporte aucune assistance à l’homme de lettres qui, ayant une idée à rendre, ne trouve pas dans sa mémoire l’expression qui doit revêtir cette idée. Si, par exemple, l’écrivain cherche une série de mots relatifs à l’idée de courage, que trouvera-t-il à la suite du mot courage, dans un dictionnaire ordinaire ? Couramment, courant, courante, courbature, courber, courbette, etc., mots qui n’ont aucun rapport avec l’idée de courage.

En effet, l’ordre alphabétique ne tient aucun compte de la liaison des idées ; il amène à la suite les uns des autres les mots les plus disparates comme abri et abricot, aigrette et aigreur, ami et amidon, babeurre et babil, bigamie et bigarreau, théière et théisme, sonnet et sonnette, savant et savate.

On me dira, sans doute, qu’il existe des dictionnaires de synonymes, où les mots sont, non pas classés, mais groupés selon leur signification. Je suis loin de contester l’utilité de ces dictionnaires ; je les crois très-propres à former le jugement et le goût du littérateur en lui faisant connaître la valeur précise des équivalents ; mais là se borne le service qu’ils lui rendent. Ils ne lui donnent à chaque article qu’un très-petit nombre de mots convergeant vers la même idée. Ainsi, dans le plus récent et, à ce que je crois, l’un des meilleurs de ces ouvrages[1] je trouve comme équivalents de courage : Cœur, valeur, vaillance, bravoure, intrépidité et hardiesse. Mais je n’y trouve pas : Audace, confiance, assurance, mépris du danger, énergie, virilité, nerf, force d’âme, fermeté, résolution, prouesse, héroïsme, chevalerie, exploit, haut fait, héros, héroïne, vaillantise ; parce que ces mots, bien qu’ils aient rapport à l’idée de courage, ne peuvent être regardés comme de véritables synonymes.

Je n’y trouve pas non plus, groupés dans le même article, les verbes : Oser, faire face, tenir tête, mépriser, braver, affronter, défier, se risquer, encourager, enhardir, rassurer, ranimer ;

Ni les adjectifs : Courageux, brave, vaillant, valeureux, intrépide, audacieux, hardi, assuré, fort, déterminé, généreux, hasardeux, osé, preux, résolu, mâle, ferme, indomptable, indompté, fier, etc., etc.

Ni enfin les phrases consacrées, comme : Affronter les périls, les dangers, les hasards, la mort ; payer de sa personne ; ne pas marchander sa vie ; attaquer le taureau par les cornes, etc., etc.[2].

C’est qu’en effet ces développements d’une idée génératrice ne sont pas du domaine d’un Dictionnaire de synonymes, et ne peuvent trouver place que dans un ouvrage spécial.

La communication de nos pensées par le moyen du langage constitue un art qui ne s’acquiert que par une pratique longue et persévérante. Il est, à la vérité, quelques personnes qui possèdent une facilité d’élocution pour ainsi dire intuitive ; mais il n’est pas donné même à ces personnes de rencontrer infailliblement, en toutes circonstances, des termes précis pour donner un corps aux diverses séries d’idées qui leur passent par l’esprit, ou pour dépeindre sous leurs véritables couleurs et dans leurs justes proportions les nuances délicates et variées des sentiments qui les animent. Que dirons-nous donc de ceux qui n’ont pas pratiqué l’art de la composition et de l’improvisation ? Quelque nettes que soient leurs vues, quelque vives que soient leurs conceptions, ou quelques brûlantes que soient leurs émotions, la phraséologie dont ils disposent ne suffit pas à rendre ce qu’ils sentent, et c’est en vain qu’ils s’efforcent d’évoquer les mots ou les tours de phrase qui formuleraient fidèlement leurs pensées et leurs sentiments. Ils sont renfermés dans un cercle d’expressions trop générales ou trop restreintes, trop fortes ou trop faibles, et le résultat de leurs pénibles efforts est un style à la fois languissant et rédondant, laborieux et obscur, donnant un éclatant démenti à cet axiome de Boileau :

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
« Et les mots pour le dire arrivent aisément. »

Non, les mots n’arrivent pas plus aisément à l’écrivain novice que les pierres de taille et les moellons n’arrivent à l’architecte dénué de ressources.

Tout ouvrier, dans l’exercice de son art, doit être muni des instruments convenables. Pour la fabrication des pièces compliquées d’un mécanisme, l’artisan a besoin d’un assortiment correspondant d’outils et d’instruments variés. Pour donner tout leur effet aux fictions du drame, l’acteur doit avoir à sa disposition une garde-robe complète, qui lui fournisse les costumes les mieux appropriés aux personnages qu’il représente. Pour retracer avec perfection les beautés de la nature, il faut que le peintre ait à la portée de son pinceau toutes les combinaisons des teintes et des nuances.

Ce qu’il faut à l’écrivain, c’est un vocabulaire disposé de telle façon qu’il y trouve, groupés dans la même colonne ou dans la même page, tous les mots et toutes les locutions ayant rapport à l’idée qu’il veut rendre. Par suite d’une semblable classification, l’écrivain rencontrera nécessairement l’expression demandée au nombre des termes offerts avec profusion à son choix. En outre, l’examen d’une liste de mots analogues par le sens lui suggérera souvent par induction d’autres associations d’idées, ouvrant à son imagination des aspects nouveaux et variés, et agrandissant la sphère de sa vue intellectuelle. Car le langage n’est pas simplement le moyen par lequel nous communiquons nos idées ; il remplit une fonction non moins importante comme instrument de la pensée ; il ne se borne pas à lui servir de véhicule, il lui donne des ailes. Les métaphysiciens s’accordent à reconnaître qu’il n’est presque pas une de nos opérations intellectuelles qui puisse être poussée un peu loin sans le secours des mots. Mais pour employer avec aisance et promptitude des matériaux aussi nombreux et aussi variés que le sont les mots, il importe avant tout qu’ils soient mis en ordre.

Or, aucune langue, jusqu’à nos jours, n’a eu de répertoire méthodique et raisonné, comme les nomenclatures si heureusement créées pour les sciences naturelles.

Le docteur Roget a, le premier, conçu et exécuté le plan d’une classification logique des mots et des phrases. Cette classification, appliquée par lui à la langue anglaise, sous le titre de Thesaurus of English words and phrases, est applicable à toutes les langues. M. Roget a donc fait pour le langage ce que Lavoisier a fait pour la chimie, ce que Linnée et Jussieu ont fait pour la botanique ; et il suffit de songer aux immenses résultats d’une bonne nomenclature des faits pour entrevoir quels services pourra rendre une bonne nomenclature des idées.

Le Dictionnaire idéologique, publié avec l’autorisation de M. Roget, est l’application à la langue française du plan développé dans le Thesaurus of English words and phrases. Les idées y sont distribuées en six grandes classes, qui se subdivisent en ordres, en familles, en genres et en espèces, de manière que l’esprit puisse descendre successivement des généralités aux particularités.

I. La première de ces classes comprend les idées qui dérivent des Rapports abstraits des choses en général, tels que l’Existence, la Ressemblance, la Quantité, le Nombre, le Temps, la Puissance.

II. La deuxième classe se rapporte à l’Espace et aux idées qui s’y rattachent, comme les Dimensions, la Forme et le Mouvement, ou changement de place.

III. La troisième classe renferme les idées qui ont rapport au Monde matériel, savoir : les Propriétés de la matière, telles que la Solidité, la Fluidité, la Chaleur, le Son, la Lumière, et les phénomènes qui en résultent ; aussi bien que les simples perceptions auxquelles elles donnent lieu.

IV. La quatrième classe embrasse toutes les idées des phénomènes relatifs à l’Intelligence et à ses opérations, comprenant l’Acquisition, la Conservation, et la Communication des idées.

V. La cinquième classe contient les idées qui dérivent de l’exercice de la Volonté, embrassant les phénomènes et les résultats de nos Facultés volontaires et actives, tels que le Choix, l’Intention, l’Utilité, l’Action, l’Antagonisme, l’Autorité, le Contrat, la Propriété, etc.

VI. La sixième et dernière classe comprend les idées qui dérivent de l’opération de nos Facultés sensitives et morales, renfermant les Sensations, les Émotions, les Passions et les Sentiments moraux et religieux[3].

Quant aux autres subdivisions et aux détails plus minutieux, on les comprendra mieux à l’inspection du Tableau synoptique placé en tête de l’ouvrage et spécifiant les mots générateurs sous lesquels les autres mots ont été rangés. À l’aide de ce tableau, et avec un peu d’habitude, le lecteur découvrira facilement à quelle série appartient l’idée qu’il veut rendre ; un coup d’œil lui suffira alors pour trouver dans cette série le groupe d’expressions dont il a besoin. Pour faciliter les recherches, on a désigné chaque groupe, ou chaque catégorie, par un numéro particulier ; de façon que, s’il se présente quelque doute ou quelque difficulté, on puisse avoir recours à l’Index alphabétique fort étendu qui termine le volume, et qui indique immédiatement le numéro du groupe demandé.

Il arrive souvent que le même mot admet des applications diverses, ou qu’il peut s’employer dans différentes acceptions. En consultant l’Index, le lecteur sera renvoyé aux numéros des groupes parmi lesquels se trouvera ce mot, dans chacune de ses acceptions particulières, au moyen de mots supplémentaires imprimés en italique.

Dans un ouvrage qui a pour objet de fournir d’abondantes expressions, c’eût été manquer le but que de se borner à un simple catalogue de mots, et d’omettre les nombreuses locutions qui tiennent un rang parmi les parties constituantes de la langue[4]. Suivant de point en point l’exemple de M. Roget, j’ai recueilli ces locutions avec beaucoup de soin, et je les ai insérées respectivement à la suite des idées générales auxquelles elles se rapportent.

Afin de faire voir plus nettement les rapports qui existent entre les mots exprimant des idées opposées ou corrélatives, ces mots ont été placés sur deux colonnes parallèles dans la même page, de façon que chaque groupe d’expressions se trouve en regard du groupe qui constitue ses antithèses. En reportant ses yeux d’une colonne à l’autre, l’investigateur découvrira souvent des tours de phrase dont il pourra se servir avec avantage pour varier sa phraséologie et lui donner de la vigueur. Les rhétoriciens savent tout le parti qu’on peut tirer de l’introduction habile des antithèses dans le discours.

Dans bien des cas, deux idées, qui sont complètement opposées l’une à l’autre, admettent une idée intermédiaire ou neutre. Ainsi, dans les exemples suivants, les mots de la première et de la troisième colonne, qui expriment des idées opposées, admettent les termes intermédiaires contenus dans la colonne du milieu, et ayant une valeur neutre par rapport aux deux extrêmes :

Identité, Différence, Contrariété.
Commencement, Milieu, Fin.
Passé, Présent, Avenir.

Dans d’autres cas, le mot intermédiaire est simplement la négation de chacun des deux termes opposés ; comme, par exemple :

Convexité, Aplatissement, Concavité.
Désir. Indifférence, Aversion.

Quelquefois le mot intermédiaire est, à proprement parler, le type avec lequel on compare les deux extrêmes ; comme :

Insuffisance, Suffisance, Superflu ;

car, ici, le terme moyen, Suffisance, est également opposé, d’une part à Insuffisance, et de l’autre à Superflu.

Ces formes d’expressions corrélatives demanderaient l’emploi de trois colonnes au lieu de deux, pour mettre en regard ce triple ordre de mots ; mais les inconvénients pratiques d’un tel arrangement seraient peut-être plus grands que ses avantages.

Il arrive souvent que le même mot a plusieurs termes corrélatifs, selon les différents rapports sous lesquels on le considère. Ainsi, au mot Vieux sont opposés à la fois Nouveau et Jeune, selon qu’on l’applique à des choses ou à des êtres vivants. Attaque et Défense sont des termes corrélatifs, comme le sont aussi Attaque et Résistance. Résistance, à son tour, a pour autre corrélatif Soumission. Acquisition a pour termes opposés Privation et Perte. Refus est en opposition avec Offre et avec Consentement. Désuétude et Abus peuvent tous deux être considérés comme corrélatifs d’Usage. Certains mots, qui présentent un contraste par la forme, ne le présentent pas toujours par le sens. Le mot Malfaiteur, par exemple, semblerait, d’après sa dérivation, devoir être exactement l’opposé de Bienfaiteur : mais les idées attachées à ces deux mots sont loin d’être directement opposées ; car le dernier sert à dénommer celui duquel on reçoit des bienfaits, tandis que le premier dénote celui qui a violé les lois.

Indépendamment de l’utilité immédiate et pratique que l’on peut tirer de l’arrangement des mots en doubles colonnes, il est beaucoup de considérations, intéressantes au point de vue philosophique, que présente l’étude des expressions corrélatives. Un examen sérieux fera reconnaître qu’il existe rarement une opposition exacte entre deux mots, dont chacun paraît être à la première vue la contre-partie de l’autre, car, en général, on s’apercevra que l’un des deux possède en réalité plus de force de signification que celui avec lequel il est en contraste. Le terme corrélatif prend quelquefois la forme d’une simple négation, bien qu’il soit réellement doué d’une force positive considérable. Ainsi, Désespoir n’est pas simplement l’absence d’Espoir ; il exprime souvent un état beaucoup plus violent de l’âme. Indigne ne signifie pas uniquement qui n’est pas digne, il équivaut souvent à Odieux ou Méprisable. Pour ces raisons, le lecteur ne devra pas s’attendre à ce que tous les mots qui se trouvent côte à côte dans les deux colonnes soient rigoureusement corrélatifs les uns des autres.

Une autre chose digne de remarque, c’est qu’il est presque impossible de trouver deux mots ayant le même sens sous tous les rapports, et pouvant se substituer indistinctement l’un à l’autre dans toutes leurs applications. Mais l’examen des distinctions à faire entre les mots qui semblent synonymes est un sujet d’étude qui n’entre point dans le plan de cet ouvrage. Notre tâche, il ne faut pas l’oublier, n’est pas d’expliquer la signification des mots, mais simplement de les classer et de les arranger selon le sens que l’usage leur a donné, et que nous supposons être connu du lecteur.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur les pages d’un dictionnaire pour reconnaître que beaucoup de mots s’emploient dans des acceptions diverses, distinguées quelquefois par de légères nuances, d’autres fois s’écartant considérablement de la signification primitive, et même, dans certains cas, ne s’y rapportant plus du tout. Il peut arriver que le même mot ait deux significations tout à fait opposées : ainsi, l’action du propriétaire qui loue une maison, et celle du locataire qui loue cette maison, sont deux actions aussi opposées qu’acheter et vendre. Un hôte est celui qui donne l’hospitalité, et c’est aussi celui qui reçoit l’hospitalité. Nerveux s’applique à la force musculaire de l’athlète, aussi bien qu’à la faiblesse irritable de la femmelette. L’Index alphabétique, placé à la fin de ce volume, fera voir à quelle multiplicité d’usages l’élasticité de la langue a étendu le sens des mots. Il a donc fallu que les mots qui ont plusieurs acceptions fussent classés dans chacune des catégories correspondant à ces acceptions diverses. Une autre circonstance a rendu plus impérieuse encore la nécessité de ces répétitions : c’est que certaines idées, comprises dans une classe, représentent souvent les mêmes rapports que des idées appartenant à une autre classe. Ainsi les rapports d’ordre et de quantité existent parmi les idées de Temps aussi bien que parmi les idées d’Espace. La cause et l’effet sont souvent désignés par le même mot. Le mot Son, par exemple, dénote à la fois l’impression faite sur l’oreille par les vibrations sonores, et les vibrations elles-mêmes, qui sont la cause ou la source de cette impression. Le goût exprime à la fois la sensation perçue et la qualité du corps sapide qui fait naître cette sensation. La Pensée est un acte de l’entendement ; mais le même mot dénote aussi l’idée qui résulte de cet acte. Le Jugement est l’acte de décider, et c’est aussi la décision prise. Un Achat est l’acquisition d’une chose qu’on paye, aussi bien que la chose ainsi acquise ; et il en est ainsi d’un nombre infini de mots. L’esprit est essentiellement distinct de la matière ; et pourtant, dans toutes les langues, on transporte métaphoriquement les attributs de l’un à ceux de l’autre. La matière, sous toutes ses formes, est douée, par le langage figuré, des fonctions qui appartiennent à l’intellect ; et nous parlons continuellement de ses phénomènes et de ses propriétés, comme résultant de l’influence volontaire d’un corps sur un autre, agissant et réagissant, excitant et étant excité, dominant et étant dominé, comme s’il était mû par une force spontanée et guidé par une intention spéciale. D’un autre côté, des expressions, dont la signification primitive se rapporte exclusivement aux propriétés de la matière, sont métaphoriquement appliquées aux phénomènes de la pensée et de la volonté, et même aux sentiments et aux passions de l’âme ; de sorte qu’en parlant d’un rayon d’espérance, de l’ombre d’un doute, d’un éclair de gaieté, de la pesanteur ou de la légèreté de l’esprit, de la chaleur du sentiment, ou des bouillons de la colère, c’est à peine si nous nous doutons que nous employons des métaphores qui ont cette origine matérielle.

Comme règle générale, nous avons cru devoir placer les mots et les phrases qui se rapportent à plusieurs ordres d’idées, d’abord sous le numéro d’ordre auquel ils appartiennent le plus particulièrement, et ensuite sous les autres numéros auxquels ils peuvent se rattacher, toutes les fois qu’il nous a paru que cette répétition serait commode pour le lecteur et lui éviterait la peine de recourir à d’autres parties du volume ; car nous avons mieux aimé pécher par surabondance que par insuffisance[5]. Toutefois, lorsqu’il s’est trouvé une divergence marquée entre l’idée première et l’idée associée, il a suffi d’indiquer par un renvoi l’endroit où se trouve la signification modifiée. Mais afin d’éviter des redites inutiles, nous avons généralement omis ceux d’entre les dérivés qui se rattachent assez évidemment à un mot principal pour que le lecteur puisse les former de lui-même avec facilité. Tels sont la plupart des adverbes dérivés d’adjectifs par la simple addition de la terminaison ment, comme fermement, soigneusement, amicalement, etc., de ferme, soigneux, amical, etc. Tels sont encore les adjectifs verbaux ou les participes immédiatement dérivés des verbes que renferme la nomenclature. Dans tous les cas semblables, un « etc. » indique qu’il faut recourir aux racines. La même règle a été observée dans la compilation de l’Index.

Souvent un verbe s’emploie activement ou neutralement ; ou bien, encore, il prend la forme pronominale. En pareil cas, il eût été superflu de grossir le volume par la répétition du même terme ainsi modifié ; car les personnes qui feront usage de ce dictionnaire doivent connaître l’emploi des mots et savoir les appliquer correctement.

Il est une multitude de mots d’un caractère spécial, qui tiennent nécessairement une place dans les colonnes d’un dictionnaire ordinaire, et qui n’entrent pas dans le plan de la présente compilation, parce qu’ils n’ont aucun rapport avec les idées générales. La nomenclature de l’histoire naturelle, et les termes techniques appartenant exclusivement aux sciences et aux arts rentrent dans cette catégorie. Il y a pourtant des exceptions à faire en faveur des mots qui s’appliquent par métaphore aux sujets généraux, et que l’usage a consacrés. Ainsi, le mot Lion trouvera place sous le titre de Courage, dont il est regardé comme le type. L’Ancre, étant le symbole de l’Espérance, est placée au rang des mots qui caractérisent ce sentiment ; de même, encore, les mots Papillon et Girouette qui rappellent le caprice et l’inconstance, sont inclus dans la catégorie de l’Irrésolution. À l’exemple de M. Roget, j’ai admis beaucoup d’expressions que les partisans de la pureté classique condamneront peut-être, comme étant grossières, et comme appartenant plutôt au langage des gens mal élevés qu’à celui des lettrés. Je ferai observer à ce sujet que, ne perdant pas de vue les usages multiples auxquels cet ouvrage est destiné, je n’ai pas cru avoir le droit d’exclure aucune des expressions qui sont généralement, et, pour ainsi dire, authentiquement reconnues comme ayant cours[6]. La convenance ou l’inconvenance de certains termes étant choses de pure convention, je n’ai pu me permettre de tracer une ligne de démarcation et de m’ériger en Aristarque. Je le répète, l’objet de ce dictionnaire n’est pas de régler l’emploi des mots, mais simplement de fournir et de suggérer ceux dont on peut avoir besoin, laissant le choix convenable entièrement à la discrétion et au goût de celui qui doit les employer. Si, par exemple, un romancier ou un auteur dramatique se proposait de mettre en scène quelque personnage grossier, il désirerait pouvoir mettre dans la bouche de ce personnage des expressions en harmonie avec son caractère ; de même — pour revenir à une comparaison déjà employée — de même que l’acteur, qui aurait à remplir le rôle d’un paysan choisirait les vêtements d’un paysan, et aurait justement lieu de se plaindre si le costumier du théâtre ne lui fournissait que des habits de cour.

M. Roget a fait entrer dans son Thesaurus beaucoup d’expressions empruntées à d’autres langues, principalement au latin. J’ai inséré ces expressions dans le Dictionnaire idéologique[7]. Quelques-unes d’entre elles peuvent être considérées comme déjà naturalisées ; tandis que d’autres, tout en conservant leur cachet étranger, sont fréquemment employées dans la composition française, comme rendant la pensée plus vivement et plus laconiquement que les termes de la langue usuelle.

Le plan de classification adopté dans cet ouvrage étant applicable à toutes les langues, vivantes ou mortes, on pourrait composer de la même manière un dictionnaire allemand, italien, espagnol, latin ou grec, possédant tous les avantages qu’offre le modèle anglais. Plus utile encore serait la combinaison de ces compilations méthodiques appliquées à deux langues, le français et l’anglais, par exemple, en plaçant en regard les colonnes de chaque langue. Pour les étudiants de chacune des deux nations, ce serait un excellent moyen de se perfectionner dans la langue de l’autre. Pour les traducteurs, ce serait un instrument plus précieux qu’un dictionnaire ordinaire. Pour les philologues, ce serait le moyen le plus facile et le plus efficace d’établir une comparaison exacte entre deux langues, et d’apprécier justement leurs mérites et leurs défauts respectifs. On obtiendrait une somme d’avantages plus grande encore, en construisant un Lexique polyglotte d’après ce système.

Les métaphysiciens, livrés à de profondes recherches sur la philosophie du langage, trouveront une assistance matérielle dans un travail qui leur aura déblayé le terrain, par une analyse préalable et par la classification de nos idées ; car cette classification est la véritable base de celle des mots, qui sont les symboles des idées. Ce n’est que par de semblables analyses que nous pouvons arriver à la perception claire des rapports qui existent entre ces symboles et les idées correspondantes ; ce n’est qu’avec leur aide que nous pouvons parvenir à la véritable connaissance des éléments qui entrent dans la formation des idées composées, et des éliminations au moyen desquelles nous arrivons aux abstractions, si fréquentes dans les actes du raisonnement et dans la communication de nos pensées.

Enfin, ce n’est qu’à l’aide de semblables analyses qu’on pourra déterminer les principes d’une langue rigoureusement philosophique. Le résultat probable de la création d’une telle langue serait son adoption définitive par toutes les nations civilisées ; réalisant ainsi ce magnifique rêve des philanthropes, l’établissement d’une Langue universelle. Ce projet peut sembler une utopie à la génération actuelle. Bien des tentatives, et entre autres celle de l’évêque Wilkins, ont été faites en vain pour le réaliser ; et pourtant son accomplissement n’est probablement pas entouré de difficultés plus grandes que celles qui ont arrêté la marche de tant de choses, autrefois regardées comme des chimères, aujourd’hui accomplies par les efforts persévérants de l’intelligence humaine. Pourquoi donc ne pas espérer qu’au milieu des progrès qui poussent le monde vers de meilleures destinées, quelque nouvel effort de génie n’atteindra pas enfin la solution de ce grand problème ? Rien ne pourrait amener plus directement l’union et l’harmonie parmi toutes les races humaines que le renversement de cette barrière, — la diversité des langues, — qui s’oppose maintenant à l’échange de la pensée et du bon vouloir entre l’homme et son semblable.


  1. Dictionnaire des Synonymes de la langue française, par M. Lafaye.
  2. Voir le n°861 du Dictionnaire idéologique, page 266.
  3. Il doit nécessairement arriver, dans un système de classification fait au point de vue de l’utilité pratique, que des idées et des expressions rangées dans une classe embrassent aussi des idées relatives à une autre classe ; car les opérations de l’intelligence entraînent celles de la volonté, et vice versâ ; de même que nos affections et nos émotions impliquent généralement la participation de l’intelligence et de la volonté. Ce qu’il y a de mieux à faire, en pareil cas, c’est d’arranger les mots selon l’idée principale ou dominante qu’ils transmettent. L’enseignement, par exemple, bien qu’il soit un acte de la volonté, se rapporte avant tout à la communication des idées, en conséquence de quoi il est placé au n°537, dans la classe IV, division II. D’un autre côté, le Choix, la Conduite, l’Habileté, etc., impliquent, il est vrai, la coopération des actes volontaires et des actes intellectuels ; mais, comme ils se rapportent principalement aux premiers, ils sont rangés dans la classe V.
  4. Par exemple : Peloter en attendant partie ; — Hurler avec les loups ; — Croquer le marmot ; — Manger son blé en herbe ; — Prendre la balle au bond ; — Reculer pour mieux sauter ; — Venir comme Mars en carême ; — Arriver comme marée en carême, etc., etc.
  5. On trouvera donc, sous différents titres ou numéros d’ordre, de fréquentes répétitions des mêmes séries d’expressions. Par exemple, le mot Abandon, avec ses synonymes, se trouve comme tête de colonne au no 624, où il s’applique à l’Intention, et aussi au no 782, où il se rapporte à la Propriété. La même distinction a été faite pour la Sensibilité, le Plaisir, la Douleur, le Goût, etc., selon qu’ils se rapportent aux sensations physiques, ou aux affections de l’âme ; les premières se trouvant aux nos 375, 377, 378, 390, etc., et les dernières aux nos 822, 827, 828, 850, etc.
  6. Toutes les expressions populaires ou triviales, que j’ai insérées, ont pour elles la sanction de l’Académie.
  7. Elles sont imprimées en italique.