Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Tacfarinas


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TACFARINAS, chef d’armée contre les Romains en Afrique, au temps de Tibère, était Numide de nation [a]. Il servit d’abord dans les troupes auxiliaires des Romains, et ayant déserté, il assembla une bande de vagabonds et de brigands, et se mit à faire des courses et des pilleries. Il disciplina ensuite cette troupe de voleurs, et la divisa en compagnies sous des enseignes, selon l’usage de la guerre. Enfin il devint le chef des Muzulains, nation puissante proche des déserts de l’Afrique, et il se confédéra avec les Maures du voisinage. Ceux ci étaient commandés par Mazippa, et formèrent un camp volant qui portait le fer et le feu et la terreur de tous côtés, pendant que Tacfarinas avec l’élite des troupes campait à la manière des Romains, et accoutumait ses gens à la discipline militaire. Les Cinithiens, autre nation considérable, entrèrent dans les mêmes intérêts. Furius Camillus, proconsul d’Afrique, averti de ces mouvemens, marcha contre l’ennemi, et le mit en fuite. Cela lui valut les ornemens du triomphe [b]. Ceci se passa l’an de Rome 770 [c]. Tacfarinas renouvela ses brigandages quelque temps après, assiégea même un château où Décrius commandait, et défit la garnison qui était sortie pour se battre en rase campagne. Décrius remplit les devoirs d’un guerrier très-brave et très-expérimenté. Les blessures qu’il avait reçues, dont l’une lui avait crevé un œil, ne l’empêchèrent pas de faire tête aux ennemis jusques à ce qu’il fut tué : ses soldats avaient pris la fuite. Le proconsul Apronius châtia sévèrement leur lâcheté, car il en fit mourir de dix un. Cela fit un tel effet, que cinq cents soldats ayant chargé les mêmes troupes de Tacfarinas qui assiégeaient une place, les mirent en déroute. Depuis cela ce Numide prit le parti de n’attendre point les Romains ; il distribua ses gens en divers lieux : si on le poursuivait, il prenait la fuite, et quand on se retirait, il chargeait en queue. Mais s’étant arrêté dans un camp, il y fut battu, et il se trouva réduit à se retirer dans les déserts [d]. Ce ne fut pas pour long-temps, il se remit en campagne bientôt après, et cette nouvelle ayant été rapportée à Rome, l’on envoya en Afrique contre lui Junius Blæsus, oncle de Séjan [e]. Ce nouveau proconsul s’acquitta très-bien de son emploi [f] (A) ; et néanmoins Tacfarinas réparait si bien ses pertes, qu’il eut l’audace d’envoyer des députés à Tibère pour demander qu’on lui assignât un pays, faute de quoi il menaçait une guerre qui n’aurait aucune fin. L’empereur fut si indigné de cette insolence, qu’il donna ordre à Junius Blæsus de se saisir de Tacfarinas à quelque prix que ce fût. On ne termina cette guerre que l’an de Rome 777 et ce fut le proconsul Dolabella qui en vint à bout. L’armée de Tacfarinas fut battue : on tâcha de prendre le chef ; mais il aima mieux perdre la vie en se défendant courageusement, que de tomber vif entre les mains du proconsul [g]. On marquera ci dessous les fautes du Supplément de Moréri (B).

  1. Tacit., Annal., lib. II, cap LII.
  2. Ex eodem, ibidem, lib. II, c. LII.
  3. C’était le 17e. de l’ère chrétienne.
  4. Tiré de Tacite, Annal., lib. III, cap. XX, XXI.
  5. Idem, ibidem, cap. XXXII, XXXV.
  6. Idem, ibidem, cap. LXXIII.
  7. Tacit. Annal., lib, IV, c. XXIII et seq.

(A) Junius Blæsus, oncle de Séjan. Ce nouveau proconsul s’acquitta très-bien de son emploi. ] L’empereur, faisant savoir au sénat les nouvelles irruptions de Tacfarinas, exhorta la compagnie à choisir un proconsul qui entendît bien la guerre, et qui fût capable d’en soutenir les fatigues [1]. Les sénateurs s’étant déchargés de ce choix sur le soin de l’empereur [2], ce prince [3] les censura obliquement de ce qu’ils lui renvoyaient toutes les affaires épineuses, et leur nomma deux sujets, Manius Lépidus et Junius Blæsus, afin qu’ils en choisissent l’un pour l’envoyer en Afrique. Lépidus pria qu’on le dispensât de cette charge, Junius demanda la même chose ; mais on sentit bien la différence de leur langage, et que Lépidus parlait tout de bon, et Blæsus contre sa pensée. On entendit bien les raisons que Lépidus allégua, et celle qu’il n’allégua point, et qui était la principale, savoir, la supériorité de Junius Blæsus, oncle du favori. La prudence ne voulait pas que l’on fût son compétiteur en cette rencontre ; il valait mieux ne se pas commettre à la décision des suffrages ; le proconsulat était assuré à Blæsus tout comme s’il eût été le seul que l’empereur eût nommé. Je ne dis rien qui ne résulte des paroles de Tacite. Tùm audita amborum verba, intentius excusante se Lepido, cùm valetudinem corporis, ætatem liberùm, nubilem filiam obtenderet ; intelligereturque etiam quod silebat ; avunculum esse Sejani Blæsum, atque eo prævalidum. Respondit Blæsus specie recusantis, sed neque eâdem adseveratione ; et consensu adulantium auditus est [4]. Cet oncle du favori est un exemple qui prouve que les parens d’un premier ministre sont très-dignes quelquefois des charges qu’on ne leur confère qu’à cause de leur parenté. Il prit les meilleures voies que l’on pouvait prendre pour dompter Tacfarinas [5], et nous lisons dans Tacite que les honneurs du triomphe qui lui furent accordés lui étaient dues quoique Tibère déclarât qu’il les accordait en considération de Séjan. Neque multò post Cæsar cùm Junium Blæsum proconsulem Africæ triumphi insignibus attolleret, dare id se dixit honori Sejani, cujus ille avunculus erat. Ac tamen res Blæsi dignæ decore tali fuêre [6]. Notez que cet empereur voulut que les légions honorassent Junius Blæsus de la qualité d’Imperator. Cette qualité donnée par les acclamations des soldats était fort glorieuse. Elle avait été en usage dans les guerres du peuple romain aux temps de la république, mais cette coutume s’affaiblit beaucoup sous Auguste, et fut entièrement abolie sous Tibère ; car Junius Blæsus fut le dernier que l’on régala de cette salutation. Tout ceci mérite d’être rapporté dans les propres termes de Tacite. Tiberius pro confecto (bello) interpretatus, id quoque Blæso tribuit, ut Imperator a legionibus salutaretur : prisco erga duces honore, qui benè gestâ republicâ gaudio et impetu victoris exercitus conclamabatur : erantque plures simul imperatores, nec super ceterorum æqualitatem. Concessit quibusdam et Augustus id vocabulum ; ac tunc Tiberius Blæso postremum [7]. Les premières paroles de ce passage nous font savoir que Tibère compta pour finie la guerre de Tacfarinas, quoique Blæsus fût revenu en Italie avant que d’avoir coupé toutes les semences qui la pouvaient faire regermer [8]. Tibère, s’étant persuadé que c’était une affaire faite, fit revenir d’Afrique la neuvième légion, Tacfarinas fit courir le bruit qu’on ne l’avait transportée en un autre lieu que parce que d’autres nations désolaient l’empire romain, et qu’ainsi il serait facile d’envelopper ce qui restait des troupes romaines, pourvu que tous ceux qui préféraient la liberté à la servitude voulussent bien réunir leurs forces. Il fut joint et assisté par beaucoup de gens, et donna bien de la peine au nouveau proconsul Dolabella, qui vainquit enfin pleinement cet ennemi[9]. Il demanda l’honneur du triomphe et ne put pas l’obtenir, car Tibère, par complaisance pour Séjan, refusa de consentir à une chose qui pouvait diminuer la gloire de Junius Blæsus. Ce refus donna plutôt du relief à la gloire de Dolabella, qu’à celle de l’oncle du favori. Tacite n’avait garde de supprimer cette observation. Dolabellæ petenti abnuit triumphalia Tiberius Sejano tribuens, ne Blæsi avunculi ejus laus obsolesceret. Sed neque Blæsus ideò inlustrior, et huic negatus honor gloriam intendit. Quippe minore exercitu, insignis captivos, cædem ducis, bellique confecti famam deportarât[10]. Il y eut bien de l’injustice à refuser à Dolabella, qui avait mis fin à cette guerre, ce qui avait été accordé aux demi-vainqueurs de Tacfarinas[11].

(B) Les fautes du Supplément de Moréri. ] On a eu tort de dire, I. Que Tacfarinas était un esclave ; II. qu’il se retira en Afrique ; III. que des brigands qu’il assembla il forma une puissante armée de Sarrasins[12] ; IV. qu’il se fit proclamer roi. V. qu’il défit l’armée romaine, commandée par Décius, proconsul d’Afrique ; VI. qu’il le blessa à l’œil ; VII. qu’ensuite il fut vaincu par Camille ; VIII. et que Tacite narre tout cela dans le IIe. livre. Voilà huit fautes capitales : c’est trop pour un article de dix lignes, et où il y a tant d’omissions. Tacite ne dit rien qui nous porte à croire que Tacfarinas fût esclave, ou qu’il eût servi hors d’Afrique dans l’armée des Romains. Ce fut en Afrique qu’il porta les armes pour eux, selon toutes les apparences ; et par conséquent il ne se retira point en Afrique après avoir déserté. Pour ce qui est de cette armée de Sarrasins, je ne crois pas me tromper dans mes conjectures, si je dis que le terme Muzulani, dont se sert Tacite, a fait croire au continuateur de Moréri, qu’il s’agissait là des musulmans ; et comme les sectateurs de Mahomet se donnent ce nom, et qu’ils ont aussi été connus sous celui de Sarrasins, on s’est figuré qu’il était indifférent de dire une armée de Sarrasins, ou une armée de musulmans. Tacite ne parle point d’un proconsul qui s’appelât Décius, mais d’un Décrius qui commandait dans un château dont la garnison consistait en une cohorte[13]. Voilà ce que l’on nous convertit en une armée romaine, commandée par le proconsul Décius. Or, puisque Décrius fut tué, il ne fit pas dire tout simplement que Tacfarinas le blessa à l’œil. La victoire de Camille précéda cette défaite de Décrius. Il aurait fallu citer le IIe., le IIIe. et le IVe. livre des Annales de Tacite : car ces mots, Tacite, liv. II, vous renvoient aussitôt au IIe. livre de l’Histoire, qu’au IIe. livre des Annales ; et après tout, en quelque endroit que vous preniez le IIe. livre, vous n’y trouverez point toutes les choses qu’on vous raconte de Tacfarinas.

  1. Judicio patrum deligendum proconsulem, gnarum militiæ, corpore validum, et bello suffecturum. Tacit., Ann., lib, III, cap, XXXII.
  2. Idem, ibidem.
  3. Idem, ibidem, cap. XXXV.
  4. Idem, ibidem.
  5. Voyez Tacite, ibidem, cap. LXXIV.
  6. Idem, ibidem, cap. LXII, LXXIII.
  7. Idem, ibidem, cap. LXXIV.
  8. Fratre ejus (Tacfarinatis) capto regressus est, properantiùs tamen quàm ex utilitate sociorum, relictis per quos resurgeret bellum, idem, ibidem.
  9. Tacit., Annal., lib. IV, cap. XXIII et sequent.
  10. Idem, ibidem, cap. XXVI.
  11. Priores duces, ubi impetrando triumphalium insigni sufficere res suas crediderant, hostem omittebant. Jamque tres laureatæ in urbe statuæ, et adhuc raptabat Africam Tacfarinas. Idem, ibidem, cap. XXIII.
  12. Ceci a été ôté aux éditions de Hollande.
  13. C’était environ six cents hommes.

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