Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Macon


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MACON, ville de France sur la Saône, dans la duché de Bourgogne. César en parle [a], et lui donne le nom de Matisco. Les tables de Peutinger, et l’itinéraire d’Æthicus en parlent aussi ; mais Strabon et Ptolomée n’en disent rien. Il y a cinq cents ans que, par une transposition assez ordinaire, on changea Matisco en Mastico ; et c’est de là qu’est venu le nom français Mascon que l’on prononce Mâcon [b]. Cette ville se sentit cruellement des désordres que les guerres de religion causèrent en France, dans le XVIe. siècle. Les réformés y dressèrent une église, l’an 1560 [c], et ils y multiplièrent de telle sorte, qu’ils se rendirent les maîtres de la ville fort facilement [d], lorsque le massacre de Vassi les eut obligés à songer à leur sûreté. Ce fut au commencement de mai 1562, qu’ils s’en rendirent les maîtres sans beaucoup de violence, et sans effusion de sang. Trois jours après on apprit que les images avaient été brisées dans la ville de Lyon, et il fut impossible aux ministres et aux anciens d’empêcher que ceux de Mâcon n’en fissent autant, et dès lors l’exercice de la religion romaine y fut supprimé. Tavanes tâcha plusieurs fois de reprendre cette ville, sans y pouvoir réussir ; mais enfin il y pratiqua des intelligences, par le moyen desquelles il la surprit le 19 d’août 1562 [e]. Il s’en rendit maître après quelques combats assez chauds qu’il lui fallut essuyer dans les rues. On y exerça toutes sortes de pilleries et de barbaries (A) ; et ce fut alors que se firent les sauteries de Mâcon (B), desquelles j’ai promis ailleurs [f] que je parlerais ici. Je m’acquitte de ma promesse ; et en même temps on verra pourquoi je touche ces effroyables désordres en divers endroits de cet ouvrage (C). Ces sauteries ont été mieux immortalisées que celles de l’île de Caprée (D).

  1. De Bello Gall., lib VII, fin.
  2. Hadr. Valesius, Notit. Gall., pag. 322, 323.
  3. Bèze, Hist. eccl., lib. III, pag. 214.
  4. Là même, liv. XI, pag. 407.
  5. Là même, pag. 422.
  6. Dans la Remarque (G) de l’article Beaumont, tom. III, pag. 234.

(A) On y exerça toutes sortes de pilleries et de barbaries. ] Lorsque les maisons de ceux de la religion eurent été si bien nettoyées qu’il semblait qu’on n’y eût rien laissé, madame de Tavanes y sut bien découvrir les cachettes si subtilement qu’elle eut pour sa part du pillage environ cent quatre-vingts bahus de meubles tous pleins, outre, le fil, pièces de toiles, et toutes sortes de linge, comme linceuls, nappes et serviettes, dont Mâcon avait la réputation d’être bien meublé entre les villes de France. Quant aux rançons, bagues, vaisselle et autres joyaux, on n’en a pas bien su la valeur ; mais tant y a que ceux qui avaient de maniement de tels affaires disaient à leurs amis, que Tavanes y avait acquis de quoi acheter comptant dix nulle livres de rente [1]. Il ne faut pas s’étonner après cela que les grands seigneurs fomentassent la discorde, et nourrissent, autant qu’ils pouvaient, les flammes de la persécution. C’étaient leurs finances ; c’était une maltôte très-lucrative.

(B) Les sauteries de Mâcon. ] Je me servirai des propres termes de l’historien qui a parié dans la remarque précédente. « [2] L’exercice de l’église romaine y fut aussi rétabli incontinent, et les prêtres et moines redressés en leur premier état, et le bordeau tout ensemble [3]. Pour comble de tous malheurs, Saint-Point [4] (homme du tout sanguinaire et plus que cruel, lequel sa propre mère a déclaré en jugement, pour décharger sa conscience, être fils d’un prêtre qu’elle-même nommait) fut laissé par Tavanes, gouverneur de la ville, lequel pour son passe-temps, après avoir fêtoyé les dames, avait accoutumé de demander si la farce, qui depuis fut nommée la farce de Saint-Point, était prête à jouer. C’était comme un mot du guet, par lequel ses gens avaient accoutumé de tirer de la prison un ou deux prisonniers, et quelquefois davantage, qu’ils menaient sur le pont de la Saône ; là où comparaissant avec les dames, après leur avoir fait quelques belles et plaisantes questions, il les faisait précipiter et noyer en la rivière. Ce lui étant aussi une chose accoutumée de faire donner de fausses alarmes, et de faire, sous ce prétexte, noyer ou arquebuser quelque prisonnier, ou quelque autre qu’il pouvait attraper de ceux de la religion, leur mettant à sus d’avoir voulu trahir la ville. » Il fut tué par Achon avec lequel il avait une querelle. Il revenait alors de sa maison près de la ville, où il avait porté environ vingt mille écus de pillage. Ce fut peu après la pacification du mois de mars 1563. D’Aubigné [5] peint merveilleusement la barbarie de cet homme, sous l’image d’une école où, pendant le dernier service de la table, au milieu des fruits et des confitures, on enseignait aux filles et aux enfans à voir mourir les huguenots sans pitié. Il dit ailleurs [6] que Saint-Pont bouffonnait en exécutant ses cruautés, et qu’au sortir des festins qu’il faisait, il donnait aux dames le plaisir de voir sauter quelque quantité du pont en bas. La conduite de ce gouverneur était beaucoup plus criante que celle de Lucius Flaminius, qui donna ordre, pendant qu’il dînait, que l’on fît mourir en sa présence un criminel, afin de faire plaisir à l’objet de ses infâmes amours, qui n’avait jamais vu tuer personne [7]. Mais d’autre côté, la conduite de ces dames de Mâcon était beaucoup plus blâmable que celle de ces vestales qu’un poëte chrétien a tant censurées du plaisir qu’elles prenaient à voir tuer des gladiateurs [8]. Je ne doute pas que Saint-Point n’alléguât pour ses excuses les sauts que des Adrets avait fait faire aux soldats de Montbrison [9], comme celui-ci s’excusait sur les cruautés exercées à Orange : et voilà comment un mauvais exemple en attire un autre presque à l’infini, abyssus abyssum invocat. C’est pourquoi la plus grande faute est celle de ceux qui commencent ; ils devraient porter en bonne justice la peine de tous les crimes qui suivent le leur. D’Aubigné n’avait pas bien consulté les dates, lorsqu’il dit [10] que le baron des Adrets, piqué du saccagement d’Orange et des précipices de Mâcon, marcha à Pierrelate, se rendit maître de plusieurs villes, et enfin vint à Montbrison. Il paraît, par Théodore de Bèze [11], que Pierrelate et d’autres villes avaient été subjuguées par des Adrets avant le 26 de juin, et que les soldats de Montbrison sautèrent le 16 de juillet [12], et que Mâcon fut pris par Tavanes le 19 d’août [13].

(C) On verra pourquoi je touche ces effroyables désordres en divers endroits de cet ouvrage. ] Pour l’honneur du nom français et du nom chrétien, il serait à souhaiter que la mémoire de toutes ces inhumanités eût été d’abord abolie, et qu’on eût jeté au feu tous les livres qui en parlaient. Ceux qui semblent trouver mauvais que l’on fasse des histoires, parce, disent-ils [14], qu’elles n’apprennent aux lecteurs que toutes sortes de crimes, ont à certains égards beaucoup de raison par rapport à l’histoire des guerres sacrées. Elle paraît extrêmement propre à nourrir dans les esprits une haine irréconciliable ; et c’est un de mes plus grands étonnemens que les Français de différente religion aient vécu après les édits dans une aussi grande fraternité que celle que nous avons vue, quoiqu’ils eussent éternellement entre les mains les histoires de nos guerres civiles, où l’on ne voit que saccagemens, que profanations, que massacres, qu’autels renversés, qu’assassinats, que parjures, que fureurs. La bonne intelligence eût été moins digne d’admiration, si tous les particuliers eussent ignoré ce que les histoires de chaque parti reprochent à l’autre. Ne peut-on pas donc me dire qu’il semble que j’aie dessein de réveiller les passions, et d’entretenir le feu de la haine, en répandant par-ci par-là, dans mon ouvrage, les faits les plus atroces dont l’histoire du XVIe. siècle fasse mention : siècle abominable [15], et auprès duquel la génération présente pourrait passer jour un siècle d’or, quelque éloignée qu’elle soit de la véritable vertu ? Il est juste que je satisfasse à cette difficulté. Je dis donc que tant s’en faut que j’aie dessein d’exciter dans l’esprit de mes lecteurs les tempêtes de la colère, que je consentirais volontiers que personne ne se souvînt jamais de cette espèce d’événement, si cela pouvait être cause que chacun étudiât mieux, et remplît mieux ses devoirs dans le silence de ses passions ; mais comme ces choses sont répandues dans un trop grand nombre d’ouvrages pour espérer que l’affectation de n’en rien dire dans celui-ci pût apporter aucun bien, je n’ai point voulu me contraindre, et j’ai cru que je devais prendre librement tout ce que je trouverais sur ma route, et me laisser conduire par la liaison qui serait entre les matières. Mais je ne dois pas oublier que, comme toutes choses ont deux faces, on peut souhaiter, pour de très-bonnes raisons, que la mémoire de tous ces effroyables désordres soit conservée soigneusement. Trois sortes de gens auraient besoin d’y jeter chaque jour la vue, et de s’en faire un songez-y bien. Ceux qui gouvernent se devraient faire dire tous les matins par un page : Ne tourmentez personne sur ses opinions de religion, et n’étendez pas le droit du glaive sur la conscience. Voyez ce que Charles IX et son successeur y gagnèrent ; c’est un vrai miracle que la monarchie française n’ait point péri pour leur catholicité. Il n’arrivera pas tous les jours de tels miracles, ne vous y fiez point. On ne voulut pas laisser en repos l’édit de janvier, et il fallut, après plus de trente ans de désolation, après mille et mille torrens de sang répandus. mille et mille perfidies et incendies, en accorder un plus favorable. Ceux qui conduisent les affaires ecclésiastiques sont la seconde espèce de gens qui doivent se bien souvenir du XVIe. siècle. Quand on leur parle de tolérance, ils croient ouïr le plus affreux et le plus monstrueux de tous les dogmes ; et afin d’intéresser dans leurs passions le bras séculier, ils crient que c’est ôter aux magistrats le plus beau fleuron de leur couronne, que de ne leur pas permettre pour le moins d’emprisonner et de bannir les hérétiques. Mais s’ils examinaient bien ce que l’on peut craindre d’une guerre de religion, ils seraient plus modérés. Vous ne voulez pas, leur peut-on dire, que cette secte prie Dieu à sa mode, ni qu’elle prêche ses sentimens ; mais prenez garde, si l’on en vient aux épées tirées, qu’au lieu de parler et d’écrire contre vos dogmes, elle ne renverse vos temples, et ne mette vos propres personnes en danger. Que gagnâtes-vous en France et en Hollande, en conseillant la persécution ? Ne vous fiez point à votre grand nombre. Vos souverains ont des voisins, et par conséquent vos sectaires ne manqueront ni de protecteurs, ni d’assistance, fussent-ils Turcs. Enfin, que ces théologiens remuans, qui prennent tant de plaisir à innover, jettent continuellement la vue sur les guerres de religion du XVIe. siècle. Les réformateurs en furent la cause innocente ; nulle considération ne devait les arrêter, puisque, selon leurs principes, il n’y avait point de milieu, il fallait ou laisser damner éternellement tous les papistes, ou les convertir au protestantisme. Mais que des gens qui sont persuadés qu’une erreur ne damne pas ne respectent point la possession, et qu’ils aiment mieux troubler le repos public, que supprimer leurs idées particulières, c’est ce qu’on ne peut assez détester. Qu’ils considèrent donc les suites de leurs nouveautés, et de l’action qu’ils intentent à l’usage ; et s’ils peuvent s’y embarquer sans une absolue nécessité, il faut qu’ils aient une âme de tigre, et plus de bronze autour du cœur que celui qui hasarda le premier sa vie sur un vaisseau[16]. Il n’y a point d’apparence qu’il s’élève jamais, dans le sein des protestans, aucun parti qui entreprenne de réformer leur religion de la manière qu’ils ont réformé l’église romaine, c’est-à-dire sur le pied d’une religion d’où il faut sortir nécessairement, si l’on n’aime mieux être damné : ainsi, les désordres qu’ils auraient à craindre d’un parti innovateur, seraient moins terribles que ceux du siècle passé, les animosités pourraient être moins échauffées qu’en ce temps-là, vu principalement qu’aucun des partis ne trouverait à détruire dans l’autre aucun objet sensuel de superstition ; point de divinités topiques, ni de saints tutélaires à briser ou à monnayer ; point de reliques à jeter au vent ; point de ciboires, point d’autels à renverser[17]. On pourrait donc être en dissension de protestant à protestant, sans avoir à craindre toutes les fureurs qui parurent dans les démêlés du protestant et du catholique ; mais le mal serait toujours assez funeste pour mériter qu’on tâchât de le prévenir, en appliquant ceux qui aiment trop les disputes à la considération des maux horribles qu’elles ont causés, et en leur représentant, avec quelque force, que la plus funeste intolérance n’est pas celle des souverains qui usent du droit du glaive contre les sectes ; c’est celle des docteurs particuliers, qui, hors les cas d’une très-urgente nécessité, s’élèvent contre des erreurs protégées par la prévention des peuples et par l’usage, et qui s’obstinent à les combattre, lors même qu’ils voient que tout est déja en feu.

(D) Les sauteries de Mâcon ont été mieux immortalisées que celles de l’île de Caprée. ] Et néanmoins un célèbre historien les a insérées dans son ouvrage, et en quelque façon l’on montrait le lieu comme l’une des singularités de l’île. Carnificinæ ejus (Tiberii) ostenditur locus Capreis, undè damnatos post longa et exquisita tormenta præcipitari coràm se in mare jubebat, excipiente classiariorum manu et contis atque remis elidente cadavera, ne cui residui spiritûs quidquam inesset[18]. Mais enfin je ne crois pas que les anciens puissent être comparées aux modernes, en fait de transporter les mêmes choses de livre en livre, et par conséquent les sauteries de Mâcon se lisent en plus de lieux, et ont plus de monumens pour gages de leur immortalité, que celles de l’empereur Tibère. Il n’était pas honorable à ceux qui se servirent de ce supplice dans le XVIe. siècle d’avoir marché sur les traces d’un tel tyran. On se souviendra peut-être, en lisant ceci, des remarques de l’article de Leucade.

  1. Bèze, Histoire ecclés., liv. XV, p. 429.
  2. Là même.
  3. Il avait dit, pag. 424, que les ribaudes et les paillardes des prêtres qui avaient été chassées auparavant, rentrèrent le jour de la prise, et servirent à ces bourreaux d’enseigner les maisons de ceux de la religion, et surtout de ceux qui avaient poursuivi leur déchassement.
  4. D’Aubigné l’appelle Saint-Pont.
  5. D’Aubigné, Hist., tom. I, pag. 216.
  6. Pag. 202.
  7. Plutarch., in Flamin., pag. 379.
  8. ....... Consurgit ad ictus :
    Et quoties victor ferrum jugulo inserit, illa
    Delicias ait esse suas, pectusque jacentis
    Virgo modesta jubet converso pollice rumpi.
    Prudentius, lib. II, in Symmach., vs. 1095.

  9. Voyez l’article Beaumont, tom. III, p. 232, remarque (B).
  10. Tom. I, pag. 204.
  11. Liv. XII, pag. 265, 269.
  12. Pag. 224.
  13. Pag. 422.
  14. Voyez Mascardi, Discours sur l’Histoire.
  15. Conférez ce que dessus, à la fin de la remarque (F) de l’article Lognac, tom. IX, pag. 301.
  16. Illi robur et æs triplex
    Circà pectus erat qui fragilem truci
    Commisit pelago ratem
    Primus, nec timuit præcipitem Africum
    Decertantem Aquilonibus,
    Nec tristeis Hyadas, nec rabiem Noti.
    .........................
    Quem mortis timuit gradum,
    Qui siccis oculis monstra natantia,
    Qui vidit mare turgidum et
    Infameis scopulos Acroceraunia ?
    Horat., od. III, lib. I, vs. 9.

  17. Il y a de l’apparence que les Français et les Espagnols auraient beaucoup moins répandu de sang protestant qu’ils ne firent, si on ne les avait mis en fureur par le renversement de leurs autels, de leurs images, reliques, etc.
  18. Sueton., in Tiberio, cap. LXII.

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