Dictionnaire historique et critique/11e éd., 1820/Abélard


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Index par tome


ABÉLARD (Pierre), en latin Abælardus a été un des plus fameux docteurs du douzième siècle. Il naquit au village de Palais (A), à quatre lieues de Nantes en Bretagne et comme il avait l’esprit fort subtil, il n’y eut rien dans ses études à quoi il s’appliquât avec autant de succès qu’à la logique. Il voyagea en divers lieux par la seule envie de s’aguerrir dans cette science, disputant partout, lançant de toutes parts ses syllogismes, et cherchant avec ardeur les occasions de se signaler contre une thèse. Jamais chevalier errant ne chercha avec plus d’avidité les occasions de rompre une lance en l’honneur des dames. Abélard termina ses courses à Paris, où il trouva un célèbre professeur en philosophie, nommé Guillaume des Champeaux[a]. Il fut d’abord son disciple bien-aimé ; mais cela ne dura pas long-temps, le professeur avait trop de peine à répondre aux subtiles objections de ce disciple pour ne concevoir pas du chagrin et de la haine contre lui. Les factions naquirent bientôt ; les écoliers avancés en âge, transportés d’envie contre Abélard, secondèrent la passion du maître. Cela ne fit qu’augmenter la présomption de ce jeune homme ; il se crut désormais trop habile pour ne s’ériger pas en docteur. Il choisit pour cela un grand théâtre ; car il s’en alla lever une école à Melun (B), où la cour de France demeurait en ce temps-là. Champeaux fit tout ce qu’il put pour empêcher l’érection de cette école ; mais, comme il avait des ennemis qui avaient un grand pouvoir, son opposition fut la principale cause qui fit réussir le dessein de son rival[b]. La réputation de ce nouveau maître de dialectique fit de merveilleux progrès, et éclipsa celle de Champeaux. Ces succès enflèrent de telle sorte Abélard qu’il transporta son école à Corbeil, afin de serrer de près son ennemi par de fréquentes disputes ; mais l’application avec laquelle il étudiait lui causa une maladie qui le contraignit d’aller prendre l’air natal. Il demeura quelques années en Bretagne, et puis il retourna à Paris où il trouva que Champeaux, qui avait résigné sa chaire à un autre et embrassé la religion des chanoines réguliers, ne laissait pas d’enseigner chez eux. Il disputa contre lui avec tant de force touchant la nature des universaux, qu’il l’obligea de renoncer à son sentiment, qui était dans le fond un spinosisme non développé (C). Cela fit tellement mépriser ce moine, et tellement estimer son antagoniste, qu’on n’allait plus aux leçons de dialectique de Champeaux, et que le professeur même que Champeaux avait substitué à sa place, voulut devenir l’écolier de Pierre Abélard. Celui-ci ne fut pas plus tôt installé sur cette chaire qu’il se vit exposé de plus en plus aux traits de l’envie. Le chanoine régulier fit en sorte que, sous prétexte de quelques actions très-sales, on cassât celui qui avait cédé sa place à Pierre Abélard, et qu’on lui donnât pour successeur un ennemi de ce dernier. Alors Abélard sortit de Paris et s’en alla à Melun pour y enseigner la dialectique comme la première fois. Il n’y demeura pas long-temps car, dès qu’il eut su que Champeaux s’était retiré dans un village avec toute sa communauté, il se vint poster sur le mont Sainte-Geneviève et y dressa son école comme une espèce de batterie (D), contre celui qui enseignait à Paris. Champeaux, voyant sa créature ainsi assiégée dans son école, ramena les chanoines réguliers à leur couvent ; mais, au lieu de dégager son ami, il fut cause que ses écoliers l’abandonnèrent, abandon qui fut suivi quelque temps après de l’entrée de ce pauvre philosophe dans un couvent. Alors le débat ne fut qu’entre Abélard et Champeaux : ce furent eux seuls qui disputèrent le terrain, et ce ne fut pas le plus vieux qui eut l’avantage. Pendant que ce choc subsistait encore, Abélard fut obligé d’aller voir sa mère, qui, à l’exemple de son mari, voulait entrer en religion. Étant retourné à Paris, il trouva que son émule était devenu évêque de Châlons. Ainsi, pouvant renoncer à son école sans qu’on pût le soupçonner d’avoir quitté le champ de bataille, il ne songea qu’à étudier en théologie, et, pour cet effet, il se transporta à Laon (E), où l’écolâtre Anselme faisait des leçons en cette science avec beaucoup de réputation. Il ne fut pas fort content de la capacité de cet homme (F), et, au lieu d’assister à ses leçons, il s’avisa d’en faire à ses condisciples. Il leur expliqua les prophéties d’Ezéchiel d’une manière qui leur fut si agréable, qu’il y eut bientôt foule dans ce nouvel auditoire. La jalousie d’Anselme ne le permit pas long-temps : il défendit à ce nouveau maître de continuer ses leçons. Abélard s’en retourna à Paris, y expliqua publiquement Ézéchiel, et s’acquit bientôt en théologie la même réputation qu’en philosophie ; et, outre cela, il gagnait beaucoup d’argent. Pour avoir toutes les aises de la vie, il crut qu’il lui fallait une maîtresse, et il jeta les yeux sur Héloïse, nièce d’un chanoine, préférablement à cent autres filles ou femmes dont il se trouvait très-capable de se faire aimer (G). Ce chanoine, nommé Fulbert, aimait l’argent, et souhaitait avec passion qu’Héloïse fût savante. Abélard lui tendit des piéges par ces deux endroits. Prenez-moi en pension chez vous, lui dit-il, je vous fais maître du prix. Le bonhomme, s’imaginant qu’il donnerait à sa nièce un habile précepteur, qui bien loin de lui coûter de l’argent, lui paierait une fort grosse pension, donna tête baissée dans le piége [c] : il pria maître Abélard de bien instruire la jeune fille, tant de jour que de nuit, et lui donna permission d’user de contrainte, si elle ne faisait pas son devoir. Ce prétendu précepteur répondit fort mal à l’attente de Fulbert : il parla bientôt d’amour à son écolière, et il s’amusait beaucoup plus à la tâtonner et à la baiser (H) qu’à lui expliquer un auteur. Ils s’abandonnèrent d’autant plus à ces sortes de plaisirs, qu’ils n’en avaient point goûté auparavant. Il ne faisait plus que par manière d’acquit ses fonctions publiques, et n’inventait plus rien que des vers d’amour (I). Les écoliers ne tardèrent pas à sentir que ses leçons étaient fort déchues, et ils en devinèrent bientôt la cause. Le dernier qui ouït parler des amours de Pierre Abélard fut le bon homme Fulbert, chez qui se jouait la farce. Il n’en crut rien pendant quelque temps ; mais il ouvrit enfin les yeux, et fit sortir de chez lui son pensionnaire. La nièce se sentit grosse quelque temps après, et l’écrivit à son galant, qui trouva bon qu’elle sortît de chez son oncle. Il l’envoya en Bretagne chez sa sœur, où elle accoucha d’un fils[d] ; et, pour apaiser le chanoine, il lui offrit d’épouser secrètement Héloïse. Il fit goûter beaucoup plus facilement cette proposition à l’oncle qu’à la nièce ; car un excès de passion fort singulier faisait qu’Héloïse aimait mieux être la maîtresse que la femme d’Abélard, comme nous le dirons ailleurs[e]. Enfin elle consentit à ce mariage secret ; mais elle protestait avec serment, dans l’occasion, qu’elle n’était point mariée. Fulbert, qui avait mieux aimé couvrir la honte de sa famille en divulguant ce mariage que tenir la parole qu’il avait donnée à Abélard de n’en point parler, maltraita souvent sa nièce quand il vit son obstination à nier qu’elle fût femme d’Abélard. Là-dessus elle fut envoyée dans le monastère d’Argenteuil par son mari, qui lui fit prendre l’habit de religieuse, au voile près. Les parens d’Héloïse s’imaginèrent qu’il leur jouait là un second tour de perfidie, et furent si transportés de colère, qu’ils envoyèrent chez lui des gens qui entrèrent de nuit dans sa chambre, et lui coupèrent ces mêmes parties viriles avec lesquelles il avait déshonoré la famille du chanoine. Il en fut si honteux, qu’il s’alla cacher dans les ténèbres de la vie monastique. Ce fut la honte et non la dévotion qui le poussa à prendre l’habit de moine dans l’abbaye de Saint-Denis[f]. Les désordres de cette abbaye, où les impuretés de l’abbé étaient autant supérieures à celles des simples moines que sa dignité l’élevait au-dessus d’eux, chassèrent bientôt Abélard : il voulut devenir censeur, et il se rendit par-là si fâcheux, que l’on fut ravi de s’en défaire. Il se choisit un lieu de retraite sur les terres du comte de Champagne (K), et y dressa une école où il attira un si grand nombre d’auditeurs (L), que l’envie des autres maîtres, qui se voyaient abandonnés à cause de lui par leurs écoliers, commença à lui susciter de nouvelles persécutions. Il s’était fait à Laon deux ennemis redoutables [g], qui n’eurent pas plus tôt aperçu le préjudice que leurs écoles de Reims recevaient de sa grande réputation, qu’ils cherchèrent les occasions de le perdre. Il les trouvèrent dans un livre qu’il dicta sur le mystère de la Trinité (M) : ils prétendirent y avoir découvert une hérésie effroyable, et ils obtinrent, par le moyen de leur archevêque, la convocation d’un concile à Soissons, environ l’an 1121 (N). Ce concile, sans avoir donné lieu à Abélard de se défendre, le condamna à jeter lui-même son livre au feu, et à s’enfermer dans le cloître de Saint-Médard. On lui ordonna peu après de retourner au couvent de Saint-Denis, où la liberté qu’il s’était donnée de censurer les mœurs corrompues de l’abbé et des religieux l’avait exposé à la haine de tant de gens. Il lui échappa de dire qu’il ne croyait pas que leur saint Denis fût Denis l’aréopagite dont il est parlé dans l’Écriture. Cela fut relevé tout aussitôt et rapporté à l’abbé, qui en eut beaucoup de joie, parce qu’il se voyait en main un prétexte de mêler aux accusations de fausse doctrine les accusations de crime d’état (O), chose que ces messieurs ne manquent jamais de pratiquer pour satisfaire sûrement leur vengeance. L’abbé assembla son chapitre sans perdre de temps, et déclara qu’il allait livrer à la justice du roi celui qui avait l’audace de renverser la gloire et la couronne du royaume. Abélard ne jugeant point que de pareilles menaces fussent peu de chose, se sauva de nuit en Champagne, et obtint, après la mort de l’abbé, la permission de vivre monastiquement où il voudrait. Les raisons politiques qui concoururent à cela sont assez curieuses (P). Ensuite de cette permission, il se choisit une solitude dans le diocèse de Troyes, et y bâtit un oratoire qu’il nomma le Paraclet[h]. Une grande multitude d’écoliers l’y allèrent joindre, ce qui réveilla l’envie qui l’avait tant de fois persécuté. Mais à ce coup il tomba dans les plus dangereuses mains du monde ; je veux dire qu’il fut en butte à deux soi-disans restaurateurs de l’ancienne discipline, et grands zélateurs qui, comme de nouveaux apôtres (Q), s’étaient acquis la faveur des peuples. Ils répandirent tant de médisances contre sa personne, qu’ils lui débauchèrent les principaux de ses amis, et qu’ils contraignirent ceux qui l’aimaient encore à n’oser le lui témoigner. Ils lui rendirent la vie tellement amère, qu’il fut sur le point d’abandonner le pays de chrétienté[i] ; mais son étoile ne lui permit pas de se procurer ce repos, et l’attacha tout de nouveau à des chrétiens et à des moines pires que des Turcs[j]. Les moines de l’abbaye de Ruis, au diocèse de Vannes, l’élurent pour leur supérieur (R). Il espéra que ce serait pour lui un asile ; mais il éprouva qu’il n’avait fait que changer de mal. Les mœurs incorrigibles des moines, et la violence d’un seigneur qui leur ôtait la meilleure partie de leurs revenus, de sorte qu’ils étaient contraints de nourrir de leur propre bourse leurs concubines et leurs enfans[k], l’exposèrent à mille chagrins, et même aux plus grands dangers (S). Sur ces entrefaites, l’abbé de Saint-Denis chassa les religieuses d’Argenteuil. Abélard, mû de pitié pour Héloïse, leur prieure, lui fit présent de l’oratoire du Paraclet, où elle s’établit avec quelques-unes de ses compagnes. Depuis ce temps-là il fit souvent des voyages de Bretagne en Champagne pour les intérêts d’Héloïse, et pour se délasser un peu des embarras de son abbaye. On en causa, nonobstant la mutilation (T) que ce pauvre homme avait autrefois soufferte. Voilà jusqu’où il a conduit l’histoire de ses malheurs, dans une lettre qui subsiste encore. Le reste de sa vie doit être cherché dans d’autres écrits, et consiste principalement en ce qu’il eut un nouveau procès d’hérésie devant l’archevêque de Sens. Il demanda qu’il lui fut permis de justifier sa doctrine dans une assemblée publique : cela lui fut accordé. On convoqua un concile à Sens, auquel le roi Louis VII voulut assister en personne. Ce fut l’an 1140. Saint Bernard y fut mandé pour y soutenir le personnage d’accusateur. On lut d’abord à l’assemblée les propositions qui avaient été extraites des livres de Pierre Abélard, et cette lecture fit tant de peur à l’accusé, qu’il interjeta appel au pape. Le concile ne laissa pas de condamner les propositions[l] ; mais il n’ordonna rien contre la personne accusée, et rendit compte de tout au pape Innocent II, en le priant de confirmer la condamnation. Le pape n’y manqua pas [m] : il ordonna que les livres d’Abélard fussent brûlés, et qu’on l’enfermât, et lui défendit de plus enseigner. Il s’apaisa quelque temps après, à la sollicitation de Pierre le Vénérable, qui avait reçu fort humainement cet hérétique dans son abbaye de Cluny, et qui l’avait même réconcilié avec saint Bernard[n], le promoteur de l’oppression (V) que l’innocence avait soufferte dans ce concile. La retraite de Cluny fut la dernière dont Abélard eut besoin. Il y trouva toute sorte de charité ; il y fit des leçons aux moines ; il y fut également humble et laborieux. Enfin, étant devenu infirme, persécuté de la gale[o] et de plusieurs autres incommodités, on l’envoya dans le prieuré de Saint-Marcel, lieu très-agréable, sur la Saône, auprès de Châlons. Il y mourut le 21 d’avril 1142 (X), à l’âge de 63 ans. Son corps fut envoyé à Héloïse (Y), qui le fit enterrer au Paraclet[p]. Nous parlons de ses écrits dans l’article de François d’Amboise ; et pour ce qui est de ses erreurs et de ses persécutions synodales, nous en toucherons quelque chose dans l’article de Bérenger de Poitiers. Il est remarquable qu’il ne se fit nul scrupule de son mariage, quoiqu’il fût dans la cléricature et possesseur d’un canonicat[q]. J’ai été surpris de voir qu’il ne fait aucune mention de son maître [r] Roscelin (Z), qui passait en ce temps-là pour un subtil logicien, et que l’on regarde comme le fondateur de la secte des nominaux. Il a eu de l’attachement lui aussi pour cette secte, qu’il trouva très-propre à la vivacité de son esprit pénétrant, aigu et inventif[s]. Il effrayait les gens par le moyen de cette science, et les foudroyait et terrassait par tant de sortes d’ergoteries et de syllogismes qu’il ne les rendait pas moins étonnés que confus. Je ne crois pas qu’il se soit jamais mêlé de l’explication du droit civil (AA), comme quelques-uns le prétendent. On verra dans la dernière remarque le catalogue des erreurs de M. Moréri (BB). Vous trouverez dans un ouvrage du père Jacob[t] une longue liste d’auteurs qui ont parlé d’Abélard[* 1].

  1. * Depuis la mort de Bayle, D. Gervaise a publié la Vie de Pierre Abélard et celle d’Héloïse, son épouse, 1720, 2 vol. in-12. Joly, sur la foi des journalistes de Trévoux, dit que ce n’est qu’un panégyrique perpétuel.
  1. Guillelmus Campellensis. Il était archidiacre de Paris.
  2. Quoniam de potentibus terræ nonnullos ibidem habebat æmulos, fretus eorum auxilio, voti mei compos extiti, et plurimorum mihi assensum ipsius invidia manifesta conquisivit. Abælardi Epist. I, pag. 5.
  3. Eam totam nostro magisterio committens, ut quoties mihi à scholis reverso vacaret, tam in die quàm in nocte ei docendæ operam darem, et eam, si negligentem sentirem, vehementer constringerem. Abælardi, Epist. pag. 11.
  4. On le nomma Astrolabius.
  5. Dans l’article Héloïse.
  6. In tam miserâ me contritione positum confusio, fateor, pudoris potius quàm devotio conversionis, ad monasticorum latibula claustrorum compulit. Abælardi Epistolæ, pag. 18.
  7. Albericus Remensis, et Lotulphus Lombardus. Ce dernier est nommé Leutaldus Navariensis par Othon de Frisingen.
  8. Nous dirons dans l’article Paraclet pourquoi il donna ce nom à son oratoire, et nous rapporterons les chicanes qu’on lui fit à ce sujet.
  9. Voyez la remarque (E) de l’article de Alciat (Jean-Paul).
  10. Incidi in christianos atque monachos, gentibus longè sœviores atque pejores. Abælardi Epist., pag. 32.
  11. Unusquisque de propriis olim marsupiis se et concubinas suas cum filiis et filiabus substantaret. Abælardi Epist., pag. 33.
  12. Voyez la Vie de saint Bernard, par Geoffroi, moine de Clairvaux, livre III, chap. V, et la lettre CLXXXIX de saint Bernard. Elle est insérée dans les Œuvres d’Abélard, pag. 272.
  13. Voyez la lettre CXCIV de saint Bernard et les Œuvres d’Abélard, pag. 301.
  14. Voyez la lettre de cet abbé à Innocent II, dans les Œuvres d’Abélard, p. 335.
  15. Plus solitò scabie et quibusdam corporis incommoditatibus gravabatur. Abælardi Oper. pag. 341.
  16. Voyez la lettre de Pierre le Vénérable à Héloïse, dans les Œuvres d’Abélard, p. 337.
  17. Quid te clericum atque canonicum facere oportet. Abælardi Epist. I, pag. 16.
  18. Otho Frising. de Gest. Frid., libr. I, cap. XLVII. Aventini Annal. Bojor., lib. VI.
  19. Naudé, add. à l’Hist. de Louis XI, p. 160.
  20. C’est celui De claris Scriptoribus cabilonensibus, pag. 143.

(A) Il naquit au village de Palais[* 1]. ] Son père avait un peu étudié avant que de porter les armes, et il eut grand soin de faire instruire tous ses enfans, et surtout l’aîné. On ne saurait bien dire si Abélard était cet aîné ; car il parle sur cela d’une manière qui a donné lieu à deux opinions différentes. Voici ses paroles : Primogenitum suum quantò chariorem habebat, tantò diligentiùs erudiri curavit. Ego verò, quantò ampliùs in studio litterarum profeci, tantò ardentiùs in eis inhæsi, et in tanto carum amore illectus sum, ut militaris gloriæ pompam cum hæreditate et prærogativa primogenitorum meorum fratribus derelinquens, Martis curiæ penitùs abdicarem ut Minervæ gremio educarer. Pasquier, en vertu de ces expressions, ne balance point à le prendre pour le fils aîné[1] ; mais d’autres disent positivement qu’il était cadet. C’est le sentiment du Père Alexandre. Militaris gloriæ pompam cum hæreditate primogenitis fratribus derelinquens, dit-il[2], en parlant d’Abélard. Il y en a même qui le font le plus jeune de la famille[3]. Si j’avais à choisir, je ne préférerais pas la dernière explication à la première. Il ne faut pas douter que le surnom Palatinus qu’il portait n’eût pour fondement le mot latin Palatium, qui était le nom de sa patrie. Il était si connu sous le nom de Peripateticus Palatinus, que Jean de Sarisbéri ne le qualifie jamais autrement[4]. Il y en a qui soupçonnent que la raison de cette épithète venait de quelque palais magnifique où il faisait ses leçons[5] ; ce n’est point cela.

(B) Une école à Melun. ] Je n’ai pas trouvé, en comparant la relation d’Abélard avec l’abrégé que Pasquier en donne, qu’elle ait été abrégée fort exactement. Voici l’ordre de ses aventures, selon l’abrégé. Abélard se vint camper à Corbeil, la première fois qu’il quitta Paris. Il revint à Paris lorsque Champeaux se fut fait moine. Il fut contraint d’en sortir pour la seconde fois, et alors il s’en alla à Melun. Il retourna à Paris, ayant su que Champeaux était allé résider à son évêché de Châlons. Champeaux, averti de ce retour, revint à Paris pour traverser Abélard. Celui-ci fut enfin contraint de quitter la partie, et se fit écolier d’Anselme, lecteur en théologie à Paris : il devint ensuite lui-même lecteur en théologie, et fut prié par un chanoine de vouloir donner tous les jours une heure de leçon à sa nièce. Il accepta le parti volontiers ; et, après avoir quelque temps continué ce métier, Amour se mit de la partie entre eux. Il y a plusieurs fautes dans ce narré. 1°. Abélard ne se campa à Corbeil qu’aprés avoir été à Melun. 2°. Quand il sortit de Melun pour la seconde fois, Champeaux s’était retiré dans un village auprès de Paris, et non pas à son évêché de Châlons : cette prélature ne lui avait pas encore été donnée ; il n’était que chanoine régulier : et je m’étonne que Pasquier n’ait pas senti l’absurdité des démarches qu’il faisait tenir à un évêque en le tirant de son siége épiscopal pour le faire disputer à Paris contre un régent de philosophie. 3°. Abélard n’eut point du dessous en cette rencontre ; il ne sortit de Paris que pour aller voir sa mère qui voulait se faire religieuse. 4°. Anselme enseignait la théologie à Laon, et non à Paris. 5°. Le chanoine ne demanda point des leçons pour sa nièce ; ce fut Abélard qui fit prier le chanoine de le prendre dans sa maison. 6°. Abélard avait désiré la jouissance d’Héloïse avant que de lui avoir fait aucune leçon. Dans quelle défiance ne doit-on pas être à l’égard d’une infinité de livres, puisque Pasquier bronche tant de fois en si beau chemin !

(C) Un spinosisme non développé. ] J’en fais juges tous ceux qui entendront ces paroles : erat in eâ sententiâ de communitate universalium, ut eamdem essentialiter rem totam simul singulis suis inesse astrueret individuis, quorum quidem nulla esset in essentiâ diversitas, sed solâ multitudine accidentum varietas[6]. Les scotistes, avec leur universale formale à parte rei, ou leur unitas formalis à parte rei, ne s’éloignent point de ce sentiment. Or je dis que le spinosisme n’est qu’une extension de ce dogme ; car, selon les disciples de Scot, les natures universelles sont indivisiblement les mêmes dans chacun de leurs individus : la nature humaine de Pierre est indivisiblement la même que la nature humaine de Paul. Sur quel fondement disent-ils cela ? C’est que le même attribut d’homme qui convient à Pierre convient aussi à Paul. Voilà justement l’illusion des spinosistes. L’attribut, disent-ils, ne diffère point de la substance à laquelle il convient : donc partout où est le même attribut, là aussi se trouve la même substance ; et, par conséquent, puisque le même attribut se trouve dans toutes les substances, elles ne sont qu’une substance. Il n’y a donc qu’une substance dans l’univers ; et toutes les diversités que nous voyons dans le monde ne sont que différentes modifications d’une seule et même substance. L’adversaire d’Abélard n’eût eu rien de bon à dire contre cela ; et je ne vois point ce que le cordelier Frassen [7], qui n’a rien changé à la doctrine de Scot, au milieu des lumières philosophiques qui ont éclairé ce siècle, pourrait répondre à Spinosa. Mais les autres scolastiques n’auraient besoin, pour renverser totalement ce mauvais système, que de distinguer entre idem numero, et idem specie, ou similitudine. Pierre et Paul n’ont point la même nature ni le même attribut si, par même, vous entendez autre chose que semblable.

(D) Comme une espèce de batterie. ] Il faut l’entendre lui-même. Quia locum nostrum ab œmulo nostro fecerat occupari, extra civitatem in monte Sanctæ Genovefæ scholarum nostrarum castra posui, quasi eum obsessurus qui locum occupaverat nostrum. Quo audito, magister noster statìm ad urbem impudenter rediens, scholas quas tunc habere poterat, et conventiculum fratrum ad pristinum reduxit monasterium, quasi militem suum quem deseruerat ab obsidione nostrâ liberaturus[8]. La vie d’Abélard, que M. Thomasius[9] a publiée en Allemagne, m’apprend une chose qu’André Du Chesne, François d’Amboise, et peut-être tous ceux qui avaient parlé d’Abélard, ont ignorée ; c’est qu’au milieu de ses ennuis et de ses persécutions, et depuis qu’il eut placé Héloïse dans le Paraclet, il retourna sur le mont Sainte-Geneviève, pour y faire des leçons publiques. C’est de quoi Jean de Sarisbéri, qui y fut son écolier, ne nous permet pas d’être en doute. Cùm primùm, dit-il[10], adolescens admodùm, studiorum causâ migrâssem in Gallias anno altero postquàm illustris rex Anglorum Henricus, leo justitiæ, rebus excessit humanis, contuli me ad peripateticum Palatinum[11], qui tunc in monte Sanctæ-Genovefæ clarus doctor et admirabilis omnibus præsidebat. Ibi ad pedes ejus prima artis hujus rudimenta accepi, et, pro modulo ingenioli mei, quicquid excidebat ab ore ejus totâ mentis aviditate excipiebam. Deindè post discessum ejus, qui midi præproperus visus est, adhæsi magistro Alberico, qui inter cæteros opinatissimus dialecticus enitebat, et erat reverà nominalis sectæ acerrimus impugnator. Voilà manifestement l’année 1136. Il faut donc que Pierre Abélard soit retourné à Paris long-temps après le concile de Soissons, et qu’il en soit sorti peu d’années avant le concile de Sens.

(E) Il se transporta à Laon. ] Othon de Frisingen a mal arrangé les choses, quand il a dit qu’Abélard étudia d’abord sous Roscelin, et puis sous Anselme de Laon, et sous Guillaume des Champeaux, évêque de Châllons[12]. L’ordre des temps n’est point là gardé ; et d’ailleurs ce Guillaume ne fut point évêque pendant qu’Abélard fut son disciple. Je viens de jeter les yeux sur un livre[13], où l’on conjecture qu’Abélard succéda l’an 1119 à ce Guillaume en la charge de professeur en théologie. Mais premièrement il ne paraît point que ce prétendu prédécesseur ait enseigné cette science. De plus il est trés-certain qu’Abélard fit des leçons en théologie à Paris avant l’année 1119 ; car il n’est pas possible que tout ce qui lui arriva depuis ses premières leçons jusqu’au concile de Soissons se soit passé dans deux ans : or, l’on a de bonnes preuves que ce concile fut convoqué l’an 1121. Joignez à cela que Guillaume des Champeaux devint évêque de Châllons l’an 1113 [14] ; et que, comme cette promotion l’éloigna des écoles de Paris, Abélard s’en alla à Laon pour y étudier en théologie. Je ne sais pourquoi d’autres disent que ce fut à Châlons qu’il s’en alla pour y faire cette étude [15].

(F) Content de la capacité de cet homme. ] C’était un vieillard qui n’avait jamais eu beaucoup de génie ; de sorte qu’on le mettait aisément à bout dès qu’on le tirait de sa routine. Il ne payait que de verbiage ceux qui le poussaient l’épée aux reins, comme faisait le pointilleux et le subtil Abélard, dont on connaîtra mieux le caractère si on lit ce que je m’en vais copier. Accessi ad hunc senem, cui magis longævus usus quàm ingenium vel memoria nomen comparaverat : ad quem si quis de aliquâ quæstione pulsandum accederet incerfus, redibat incertior. Mirabilis quidem erat in oculis auscultantium, sed nullus in conspectu quæstionantium. Verborum usum habebat mirabilem, sed sensu contemptibilem et ratione vacuum. Cùm ignem accenderet, domum suam fumo implebat, non luce illustrabat. Arbor ejus tota in foliis aspicientibus à longè conspicua videbatur, sed propinquantibus et diligentiùs intuentibus infructuosa reperiebalur. Ad hanc itaque cùm accessissem, ut fructum indè colligerem, deprehendi illam esse ficulneam cui maledixit Dominus, seu illam vterem quercum cui Pompejum Lucanus comparat dicens :

....Stat magni nominis umbra,
Qualis frugifero quercus sublimis in agro.


Ce passage méritait d’être copié ; il montre le tour d’esprit d’Abélard, et ce que sont un grand nombre de personnes.

(G) Très-capable de se faire aimer. ] C’était le propre de notre homme que la vanité ; et d’ailleurs, étant beau garçon, et à la fleur de son âge, sachant faire des vers, ayant une réputation extraordinaire, et ne manquant point d’argent, il faut trouver moins étrange qu’il ait espéré qu’on lui ouvrirait la porte, en quelque lieu qu’il s’adressât. Tanti quippè tunc nominis eram, et juventutis et formæ gratiâ prœeminebam, ut quamcumque feminarum nostro dignarer amore, nullam vererer repulsam[16]. Pour un philosophe qui avait vécu dans la continence [17], il ne raisonna pas en malhabile homme sur ces matières, lorsqu’il espéra que la conquête d’Héloïse serait plus aisée que celle d’une autre ; qu’il l’espéra, dis-je, par la raison que le savoir d’Héloïse donnerait lieu à un commerce réglé de lettres où l’on oserait mieux déclarer les choses que dans la conversation. Tantò faciliùs hanc mihi puellam consensuram credidi, quantò ampliùs cam litterarum scientiam et habere et diligere noveram, nosque etiam absentes scriptis internuntiis invicem liceret præsentare, et pleraque audaciùs scribere, quàm colloqui[18]. Les billets doux et les vers tendres ne sont pas de faibles machines ; et surtout lorsqu’on sait chanter soi-même les chansons passionnées que l’on compose. Abélard toucha de telle manière le cœur d’Héloïse, et lui mit le feu au corps si furieusement par sa belle plume et par sa belle voix, que la pauvre femme n’en put guérir de sa vie. Duo, lui dit-elle[19], fateor, tibi specialiliter inerant, quibus feminarum quarumlibet animos statìm allicere poteras, dictandi videlicet et cantandi gratia. Voyez la remarque (F) de son article où ce passage, rapporté un peu plus au long, apprendra combien ces choses ont de force sur le sexe.

(H) À la tâtonner et à la baiser. ] Pour mieux cacher le jeu à l’oncle, il faisait semblant de se servir quelquefois de la permission qu’on lui avait accordée de châtier Héloïse. Il dit que l’amour, et non pas la colère préceptorale, le portait à donner le fouet à son écolière de temps en temps, et que c’étaient des coups les plus doux du monde. Voici le plan qu’il nous donne des leçons qu’il faisait à la jeune fille. Sub occasione disciplinæ amori penitùs vacabamus, et secretos recessus, quos amor optabat, studium lectionis offerebat. Apertis itaque libris plura de amore quàm de lectione verba se ingerebant, plura erant oscula quàm sententiæ. Sæpiùs ad sinus quàm ad libros reducebantur manus, crebriùs oculos amor in se reflectebat, quàm lectio in scripturam dirigebat. Quòque minùs suspicionis haberemus, verbera quandoquè dabat amor non furor, gratia non ira, quæ omnium unguentorum suavitatem transcenderent [20]. Mais il y eut des occasions où tout de bon il voulut recourir au fouet : c’était lorsqu’elle ne se trouvait point d’humeur, ou que le respect de quelque fête solennelle lui inspirait quelque scrupule. Voyez la remarque (E) de l’article d’Héloïse. N’oublions pas la réflexion d’Abélard sur la simplicité du chanoine. Quanta ejus simplicitas esset vehementer admiratus, non minùs apud me obstupui quàm si agnam teneram famelico lupo committeret. Qui cùm eam mihi non solùm docendam, verùm etiam vehementer constringendam traderet ; quid aliud agebat quàm ut votis meis licentiam penitùs daret, et occasionem etiamsi nollemus offerret, ut quam videlicet blanditiis non possem, minis et verberibus faciliùs flecterem ? Comme il cite assez souvent les anciens poëtes, je m’étonne que sa jeune brebis livrée un loup affamé ne l’ait pas fait souvenir de ces paroles de Virgile :

Eheu, quid volui misero mihi ! Floribus austrum
Perditus, et liquidis immisi fontibus apros
[21].

(I) Que de vers d’amour ! ] Depuis qu’il eut goûté les plaisirs de la jouissance, il ne se plaisait point à faire leçon, et il demeurait à son auditoire le moins qu’il pouvait. La nuit était un temps tout-à-fait perdu pour ses études[22]. Il vaquait à d’autres choses ; il aurait donc voulu avoir à lui tout le jour pour étudier. Voilà pourquoi son école lui était fort ennuyeuse. Aussi ne faisait-il que répéter ses vieilles leçons ; et s’il lui venait quelque pensée, elle ne roulait pas sur quelque difficulté philosophique, mais sur des chansons amoureuses, qui furent chantées long-temps en plusieurs provinces. Ita negligentem et tepidum lectio tunc habebat, ut jam nihil ex ingenio, sed ex usu cuncta proferrem, nec jam nisi recitator pristinorum essem inventorum : et si qua invenire liceret, carmina essent amatoria, non philosophiæ secreta. Quorum etiam carminum pleraque adhuc in multis, sicut et ipse nosti, frequentantur et decantantur regionibus, ab his maximè quos vita similis oblectat[23]. Voilà donc un fait constant, qu’il savait faire des vers ; mais je ne saurais croire qu’il soit l’auteur du fameux roman de la Rose, et qu’il y ait fait le portrait de son Héloïse sous le nom de Beauté. C’est pourtant ce que j’ai lu dans un livret réimprimé en Hollande [24]. Celui[25] qui se donna tant de peine pour ramasser et pour conférer les manuscrits d’Abélard, me paraît plus digne de foi que ce livret. Or, il dit positivement que le roman de la Rose est l’ouvrage de Guillaume de Loris, si l’on en excepte la fin qui fut faite par Jean de Meun[* 2]. Plusieurs autres écrivains, bien informés, assurent la même chose. L’Histoire d’Abélard et d’Héloïse a été insérée dans ce roman.

(K) Sur les terres du comte de Champagne. ] On découvre cela en conférant deux passages. Voici le premier : Ad cellam quandam recessi, scholis more solito vacaturus[26]. Voici le second : Nocte latenter aufugi, atque ad terram comitis Theobaldi proximam, ubi anteâ in cellâ moratus fueram, abscessi[27]. Pasquier n’a rien compris au premier, puisqu’il y a trouvé ce sens : Se retirant en un arrière-coin du monastère, lisait tantôt en philosophie, tantôt en théologie[28]. Ce ne fut nullement dans l’enceinte de l’abbaye de Saint-Denis qu’Abélard dressa une école : il n’en eût pas été moins importun aux moines, dont il censurait les dérèglemens ; et c’était à cause de ses censures qu’ils souhaitèrent de se défaire de lui. M. Ducange explique très-doctement, selon sa coutume, ce que c’est que cella. Voyez la remarque (A) de l’article Paraclet, où j’explique les diverses stations de Pierre Abélard.

(L) Un si grand nombre d’auditeurs. ] Touchant le grand nombre d’écoliers qu’il eut. Voyez la remarque (A) de l’article Foulque, prieur de Deuil.

(M) Sur le mystère de la Trinité. ] L’occasion qui porta notre Abélard à écrire sur cette matière, fut que ses écoliers lui en demandaient des raisons philosophiques. Ils ne se payaient point de paroles, ils aimaient mieux des idées, et ils disaient hautement, qu’il n’était pas possible de croire ce que l’on n’entendait pas, et que c’était se moquer du monde que de prêcher une chose qui est incompréhensible, tant à celui qui parle, qu’à ceux qui écoutent. Humanas et philosophicas rationes requirebant, et plus quæ intelligi, quàm quæ dici possent, efflagitabant ; dicentes quidem verborum superfluam esse prolationem quam intelligentia non sequeretur, nec credi posse aliquid nisi primitùs intellectum ; et ridiculosum esse aliquem aliis prædicare, quod nec ipse nec illi quos doceret intellectu capere possent, domino ipso arguente quòd cæci essent duces cæcorum[29]. Là-dessus, il se mit à leur expliquer l’unité de Dieu par des comparaisons empruntées des choses humaines. Pasquier l’accuse d’avoir soutenu qu’on ne devoit croire une chose dont on ne pouvoit rendre raison ; qui estoit en bon langage, poursuit-il, destruire le fondement général de nostre foi[30]. Je ne lui demande pas qui lui a dit qu’un professeur approuve toutes les fantaisies de ses écoliers, lorsqu’il a la complaisance d’en prévenir autant qu’il peut les mauvaises suites ; car il y a quelque apparence qu’Abélard trouvait assez raisonnables les maximes qu’il attribue à ses auditeurs : mais il ne faut pas appuyer cette apparence sur le passage que Pasquier allègue ; il vaut mieux la fonder sur ces paroles de saint Bernard : Quid magis contra fidem, quàm credere nolle quidquid non possis ratione attingere ? deniquè exponere volens (Abælardus) illud sapientis, qui credit citò, levis est corde ; citò credere est, inquit, adhibere fidem ante rationem [31]. Le traité qu’Abélard composa sur ce sujet plut extrêmement à tout le monde, hormis à ceux qui étaient du même métier que lui ; c’est-à-dire, qui étaient professeurs en théologie. Fâchés qu’un autre eût trouvé des explications et des éclaircissemens qu’ils n’auraient pas pu trouver, ils crièrent à l’hérétique, et firent tant de vacarme, que peu s’en fallut que le peuple ne lapidât Abélard. Duo illi prædicti æmuli nostri ita me in clero et populo diffamaverunt, ut penè me populus paucosque qui advenerant ex discipulis nostris primâ die nostri, adventûs lapidarent, dicentes me tres deos prædicare et scripsisse, sicut ipsis persuasum fuerat[32]. Leurs cabales toutes-puissantes extorquèrent du légat du pape[33] la condamnation qu’on a vue dans le corps de cet article. Ils avaient fait accroire qu’Abélard admettait trois dieux : cependant il est certain qu’il était très-orthodoxe sur le mystère de la trinité, et que tous les procès qu’on lui fit sur cette matière sont de mauvaises chicaneries, qui procédaient ou de malice ou d’ignorance. La comparaison qu’il emprunta de la logique (c’était son fort que la logique) va plutôt à réduire à une les personnes divines qu’à multiplier en trois l’essence de Dieu : et voilà néanmoins qu’on l’accuse, non pas de sabellianisme[34], mais de trithéisme. Sa comparaison est que, comme les trois propositions d’un syllogisme ne sont qu’une même vérité, de même, le Père, le fils et le Saint-Esprit ne sont qu’une même essence. Sicut eadem oratio est propositio, assumptio, et conclusio ; ita, eadem essentia est Pater, et Filius, et Spiritus Sanctus[35]. Les inconvéniens qui peuvent sortir d’un tel parallèle n’égalent point, ou pour le moins ne surpassent point ceux qui naissent du parallèle de la trinité avec les trois dimensions de la matière. Ainsi, puisqu’on ne doute pas de l’orthodoxie de M. Wallis, mathématicien d’Oxford, qui a fait extrêmement valoir le parallèle des trois dimensions, on ne doit pas douter de celle de Pierre Abélard, sous prétexte de la comparaison du syllogisme. Ce qu’il y a de certain, c’est que, sur le pied du syllogisme, et sur celui des trois dimensions, il s’en faudrait bien que le mystère de la trinité ne fût ce qu’il est. Notez qu’un ministre s’était servi du parallèle des trois dimensions l’an 1685. Cela paraît par les nouvelles de la république des lettres, à l’article III du mois de juillet, à l’article X du mois d’août, et à l’article XII du mois de septembre. Il fut réfuté par un autre ministre l’an 1694. Voyez l’Examen de la Théologie de M. Jurieu, par M. Saurin, page 831.

(N) Environ l’an 1121. ] Le père Alexandre[36] prouve fortement cela, tant contre Jean Picard, chanoine de Saint-Victor, qui a mis ce concile à l’an 1116, que contre Binius, qui l’a mis à l’an 1136. On avait déjà censuré, dans la préface des œuvres de Pierre Abélard, les fautes chronologiques de Binius, et celles de quelques autres. On avait dit que Platine avait placé sous le pape Lucius II le synode qui condamna Abélard ; que Binius avait donné dans cette erreur de Platine ; qu’il en avait commis une autre en mettant sous l’année 1140 le concile de Soissons et celui de Sens ; et que Génébrard n’a mis qu’une année d’intervalle entre ces conciles. Pour justifier que ce sont des fautes, on avait dit que le pontificat de ce Lucius, qui ne fut pas d’un an tout entier, tombe sur l’année 1145, et qu’il se passa 20 années entre la tenue ou concile de Soissons et la tenue du concile de Sens. On soutient que l’évêque de Préneste, qui présida au concile de Soissons en qualité de légat du pape, sortit de France environ l’an 1120, et qu’il n’y revint plus. On pouvait remarquer plus d’une faute dans ces paroles de Platine qu’on a citées : Qui ( Abælardus), præsente etiam Ludovico rege, rationibus victus, non modò sententiam mutavit, sed etiam monasticum vitam et religionem induit, ac deinceps unà cum discipulis quibusdam in loco deserto sanctissimè vixit. Premièrement, il est certain qu’Abélard s’était fait moine, avant que l’on tînt aucun concile contre lui. En second lieu, c’est au concile de Sens que Louis VII assista pour voir ce qui se passerait dans la cause de cet hérétique. Or, il est faux que dans ce concile Abélard se soit rendu aux raisons de ses adversaires, et qu’il ait abjuré ses opinions. Il demanda dès l’entrée qu’on le renvoyât au pape. En troisième lieu, il n’est pas moins faux qu’il ait vécu depuis ce temps-là dans un lieu désert avec quelques disciples ; car il passa tout le reste de ses jours chez les moines de Cluny. On voit bien que Platine a mis pêle-mêle ce qui regarde les deux conciles assemblés contre Abélard. La plupart des fautes que je viens de relever sont reprochées à Belleforêt, dans la préface mentionnée ci-dessus, où d’ailleurs on le censure avec raison d’avoir glosé sur l’épitaphe d’Abélard, comme si les louanges outrées que l’on y lit étaient une preuve de son imprudence et de son orgueil insupportable. Il est certain que cette épitaphe fut composée par l’abbé de Cluny, après la mort d’Abélard. Plusieurs historiens ont mal distingué les deux conciles qui traitèrent la cause de ce personnage. Paul Émile veut que celui de Sens soit le premier où elle ait été examinée[37] : Du Haillan débite le même mensonge, et l’accompagne de plusieurs autres[38] ; comme, qu’Abélard n’osa comparaître ; que tous ses écrits furent condamnés au feu ; et que la seconde fois qu’il fut cité les prélats disputèrent longuement avant que de le condamner. Philippe de Bergame soutient que l’hérétique [39] ayant été convaincu, en présence du roi Louis, par les puissantes raisons de ces doctes et catholiques prélats, abjura ses fausses doctrines, se fit moine, et passa le reste de ses jours fort saintement dans un désert avec quelques-uns de ses disciples. On trouverait mille chroniqueurs qui ont copié les uns des autres ces mêmes mensonges. Un petit livre[40], que j’ai déjà cité, met dans la bouche d’Héloïse ces paroles : Que n’avancèrent point ces deux faux prophètes, qui déclamèrent si fortement contre vous au concile de Reims ! Ces deux faux prophètes sont saint Bernard et saint Norbert. Héloïse n’a point dit qu’ils aient crié dans quelque concile, et en tout cas ce n’est point dans celui de Reims.

(O) Les accusations de crime d’état. ] C’est un artifice dont on s’est servi tant de fois depuis que les Juifs l’employèrent contre Notre-Seigneur[41], qu’il est étrange qu’on l’ose employer encore aujourd’hui. Ne devrait-on pas craindre qu’une lâcheté aussi usée de vieillesse que celle-là ne fût incapable de séduire ? Non, on ne le doit pas craindre ; le monde est trop indisciplinable pour profiter des maladies des siècles passés. Chaque siècle se comporte comme s’il était le premier venu ; et comme l’esprit de persécution et de vengeance a tâché jusqu’à présent d’intéresser les souverains dans ses querelles particulières, il tâchera de les y mêler jusqu’à la fin du monde : et nous pouvons bien appliquer ici la sentence de Salomon, ce qui a été, c’est ce qui sera ; et ce qui a été fait, c’est ce qui se fera[42]. Nos descendans diront, aussi-bien que nous,

Qui méprise Colin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi[43].

(P) Sont assez curieuses. ] Abélard, ne pouvant avoir de l’abbé de Saint-Denis la permission de se retirer, eut recours aux machines de la politique. Il savait que plus les moines de Saint-Denis se plongeaient dans le désordre, plus la cour exerçait d’autorité sur cette abbaye et en tirait du profit. Il fit donc entendre au roi et à son conseil qu’il n’était pas de l’intérêt de sa majesté qu’un religieux comme lui, qui censurait éternellement la mauvaise vie de ces moines, demeurât long-temps parmi eux. On entendit à demi-mot ce que cela voulait dire ; et l’on donna ordre à l’un des principaux de la cour de demander à l’abbé, et aux confidens de l’abbé, pour quelle raison ils voulaient retenir par force un moine dont la vie ne s’accordait pas avec la leur, et qui, à cause de cela, ne leur était bon à rien, et pouvait aisément leur procurer quelque honte. La conclusion fut qu’Abélard se retira. Je me souviens à ce propos d’avoir demandé un jour à un homme qui me contait mille et mille dérèglemens des ecclésiastiques de Venise, comment il se pouvait faire que le sénat souffrît des choses qui faisaient si peu d’honneur à la religion et à l’état. On me fit réponse que le bien public obligeait le souverain à user de cette indulgence ; et, pour m’expliquer cette énigme, on ajouta que le sénat était bien aise que le peuple eût le dernier mépris pour les prêtres et pour les moines ; car dès lors ils sont moins capables de le faire soulever. L’une des raisons, me dit-on, pourquoi les jésuites ne plaisent point là au souverain, c’est qu’ils gardent mieux le decorum de leur caractère ; et qu’ainsi, se faisant plus respecter au menu peuple par un extérieur plus réglé, ils sont plus en état d’exciter une sédition. J’ai de la peine à m’imaginer qu’un désordre aussi affreux que celui-là soit véritable. Où en serait-on si l’autorité souveraine avait besoin de se maintenir par un tel expédient, et si le clergé se rendait plus formidable par ses bonnes que par ses mauvaises mœurs ! Ce désordre serait mille fois plus déplorable que celui dont parle Tacite, lorsqu’il dit que, sous un mauvais gouvernement, la grande réputation n’expose pas à moins de périls que la mauvaise. Intravit animum militaris gloriæ cupido, ingrata temporibus, quibus sinistra erga eminentes interpretatio nec minus periculum ex magnâ famâ, quàm ex malâ[44]. Mais voyons les paroles mêmes d’Abélard. Intervenientibus amicis quibusdam nostris regem et consilium ejus super hoc compellavi, et sic quod volebam, impetravi. Stephanus quippè regis tunc dapifer, vocato in partem abbate et familiaribus ejus, quœsivit ab eis cur invitum retinere vellent, ex quo incurrere facilè scandalum possent, et nullam utilitatem habere ; cùm nullatenùs vita mea et ipsorum convenire possent. Sciebam autem in hoc regii consilii sententiam esse, ut quominùs regularis abbatia illa esset, magis regi esset subjecta atque utilis, quantùm videlicet ad lucra temporalia. Undè me facilè regis et suorum assensum consequi credideram ; sicque actum est[45]. Quelques pages après, il dit qu’un seigneur breton s’était prévalu de la mauvaise vie des moines de Ruis, afin de s’emparer de leurs biens[46]. Ôter à des gens qui par la sainteté de leur vie se sont acquis la vénération des peuples, ôter, dis-je, à de telles gens ce que la charité des fidèles leur a donné, n’est pas une petite entreprise ; mais on ne croit pas risquer beaucoup en l’ôtant à des personnes qui scandalisent le public.

(Q) Qui, comme de nouveaux apôtres. ] Lisez ce qui suit. Quosdam adversùm me novos apostolos, quibus mundus plurimùm credebat, excitaverant. Quorum alter (c’était saint Norbert) regularium canonicorum vitam, alter (c’était saint Bernard) monachorum se resuscitasse gloriabatur[47]. Héloïse, à la page quarante-deuxième, les nomme de faux apôtres. Voyez ci-dessus la fin de la remarque (N), où l’on réfute l’auteur de la nouvelle histoire d’Héloïse et d’Abélard.

(R) Les moines de l’abbaye de Ruis.... l’élurent pour leur supérieur. ] Le bénédictin qui a tant travaillé sur les antiquités de Paris a eu grand tort de censurer Belleforêt, qui avait dit qu’Abélard posséda une abbaye dans la Bretagne. Qu’il ait été abbé en Bretagne, cela est faux ; car, au sortir du Paraclet, il se retira à Cluny, et a persévéré en icelle congrégation jusqu’à la mort[48]. Voilà un auteur bien mal informé. Il ignore que Pierre Abélard eut une abbaye en Bretagne avant et après la cession du Paraclet. S’il avait bien lu la lettre[49] dont il cite quelques passages, il y aurait vu cela avec la dernière évidence.

(S) Et même aux plus grands dangers. ] Les moines tâchèrent souvent de l’empoisonner ; et, ne pouvant en venir à bout dans les viandes ordinaires, à cause de ses précautions, ils essayèrent de l’empoisonner par le pain et par le vin de l’eucharistie. Un jour, n’ayant pas mangé d’une viande qui lui a ait été préparée, il vit mourir son compagnon qui la mangea. Les excommunications dont il foudroyait les plus mutins de ses religieux ne remédièrent pas au désordre. Enfin il craignit plus le poignard que le poison, et se compara à celui que le tyran de Syracuse fit mettre à sa table sous une épée qui ne pendait qu’à un fil[50].

(T) On en causa, nonobstant sa mutilation. ] La médisance se déchaînait si furieusement contre ce pauvre homme, qu’encore qu’on sût qu’il n’avait plus de quoi contenter une femme, on ne laissait pas de dire qu’un reste de volupté sensuelle le tenait attaché à son ancienne maîtresse. Quod me facere sincera charitas compellebat, solita derogantium pravitas impudentissimè accusabat, dicens me adhuc quâdam carnalis concupiscentiæ oblectatione teneri, qui pristinæ dilectæ substinere absentiam vix aut nunquàm paterer. C’est la plainte que l’on trouve dans la page 35 de sa relation. Il se consola par l’exemple de saint Jérôme, dont l’amitié pour Paule servit d’entretien aux médisans ; et il crut réfuter invinciblement la calomnie en remarquant que les plus jaloux commettent leurs femmes à la garde des eunuques. Le père Théophile Raynaud s’est moqué de cette raison, parce qu’il avait lu quantité d’exemples de commerce impur entre des femmes et des hommes mutilés. Ex quibus omnibus liquet quàm frigida fuerit Petri Abelardi apologia, cùm redargutus de nimiâ familiaritate cum amicâ quidem suâ Heloïsâ, et aliis monialibus paraclitensibus reposuit, eunuchos, qualis ipse factus erat, tutò et absque omni periculo posse versari cum feminis[51]. J’en dirai quelque chose dans l’article Combabus. Héloïse aimait si ardemment Abélard, quoiqu’on le lui eût châtré, que les vertus de cet homme pouvaient courir de grands risques auprès d’elle. Voyez nos remarques sur l’article de cette femme. Ces paroles de Virgile,

. . . Notumque furere quid femina possit,
Triste per augurium Teucrorum pectora ducunt
[52],


représentent en quelque manière la conduite de ceux qui craindraient que la passion d’Héloïse n’ait eu trop de force sur la chasteté de son Abélard.

(V) Le promoteur de l’oppression. ] C’est de quoi nous parlerons dans l’article de Bérenger de Poitiers.

(X) Le 21 avril 1142. ] Cela montre que le nouvel auteur de la vie d’Abélard s’est fort abusé en le faisant vivre l’an 1170. Je parle de l’auteur d’un petit livre imprimé à la Haye en 1693, où l’on trouve, avec l’Histoire abrégée d’Héloïse et d’Abélard, trois autres petites pièces.

(Y) Son corps fut envoyé à Héloïse. ] Pasquier assure qu’Abélard, par son testament, ordonna d’être inhumé dans le monastère du Paraclet[53]. François d’Amboise l’assure aussi[54] ; mais il n’en donne point d’autre preuve que le témoignage de Pasquier. Ce qui me rend incrédule là-dessus est que Pierre le Vénérable n’en fait aucune mention dans la lettre qu’il écrit à Héloïse, où il lui rend compte des dernières heures d’Abélard[55]. Bien plus, l’absolution d’Abélard fait foi que l’on n’envoya son corps au Paraclet qu’afin de gratifier Héloïse. C’est une marque qu’elle avait demandé cette faveur. Or, quel droit aurait eu l’abbé de Cluny de faire d’une disposition testamentaire la matière d’un bienfait ? Le calendrier de l’abbaye du Paraclet confirme puissamment tout ceci ; car on y trouve ces paroles : viii kal. januar. obiit Petrus, cluniacensis abbas, cujus concessu habet ecclesia nostra corpus magistri nostri Petri [56]. Le silence d’André Du Chesne, dans ses notes sur l’épître où Abélard raconte ses infortunes est une grande raison pour moi contre Pasquier. Il y en a qui, sans parler de testament, disent qu’on donna à Héloïse le corps de feu son mari, comme il avait témoigné par ses lettres qu’il souhaitait que l’on fît[57] : mais on ne cite ni ces lettres, ni personne qui les ait citées. J’ai trouvé l’endroit à la page 53 de ses œuvres. Il était alors dans son abbaye de Ruis, et craignait d’être assassiné de jour en jour. Quòd si me Dominus in manibus inimicorum tradiderit (écrit-il à Héloïse), scilicet ut ipsi prævalentes me interficiant, aut quocunque casu viam universæ carnis absens à vobis ingrediar, cadaver obsecro nostrum ubicunquè vel sepultum, vel expositum jacuerit, ad cimiterium vestrum deferri faciatis, ubi filiæ nostræ, imò in Christo sorores, sepulcrum nostrum sæpiùs videntes, ad preces pro me Domino fundendas ampliùs invitentur. Voici l’absolution d’Abélard : elle devait être mise sur son tombeau ; et c’est pour un tel usage qu’Héloïse l’avait demandée à Pierre le Vénérable [58]. Ego Petrus, cluniacensis abbas, qui Petrum Abælardum in monachum cluniacensem recepi, et corpus ejus furtìm delatum Heloïsæ abbatissæ et monialibus Paracleti concessi, authoritate omnipotentis Dei et omnium sanctorum absolvo eum pro officio ab omnibus peccatis suis[59]. Belleforêt a débité un grand mensonge lorsqu’il a dit que les os de Pierre Abélard furent déterrés et brûlés[60]. La préface apologétique du sieur d’Amboise réfute cela invinciblement.

(Z) Son maître Roscelin. ] Salabert, prêtre d’Agen, révoque en doute, dans sa Dissertation sur la secte des nominaux[61], que Roscelin ait été précepteur de Pierre Abélard. Nous examinerons ses raisons dans l’article Roscelin[* 3].

(AA) De l’explication du droit civil. ] François d’Amboise se trompe, ce me semble, lorsqu’il croit qu’Accurse a parlé de notre Pierre Abélard dans la glose sur la loi Quinque pedum præscriptione. Voici les paroles d’Accurse : Sed Petrus Bailardus, qui se jactavit quòd ex quâlibet quantumcunque difficili litterâ traheret sanum intellectum, hîc dixit nescio[62]. Alciat loue la modestie de ce Pierre Bailard qui avouait de si bonne foi son ignorance là-dessus : Magnus ille Andreas Alciatus in illo quem de Quinque pedum præscriptione scripsit tractatu, postquàm Petrum Bailardum celebrem suâ tempestate professorem laudavit quòd ingenuè fassus esset eam legem à se non intelligi, etc. C’est ainsi que parle François d’Amboise[63] : et ses propres expressions suffisent à le condamner ; car, afin qu’Alciat ait raisonné juste, il faut que le professeur célèbre qu’il a loué ait été professeur en droit. Quelle merveille serait-ce qu’un professeur de dialectique avouât qu’il n’entend point un certain endroit embrouillé du code ? Aussi voyons-nous que ce Bailard est un professeur en droit dans Pierre Crinitus, qui le nomme Joannes Bajalardus. Concluons qu’il ne s’agit point ici de notre Pierre Abélard, et que Pasquier, qui a cru faire une remarque qui ne devait pas être oubliée, en lui appliquant ce qu’a dit Accurse[64], aurait mieux fait de n’en rien dire. Au moins devait-il bien prendre garde qu’il y a dans le passage d’Accurse, non pas Petrus Abelardus, comme il le prétend, mais Petrus Bailardus. Que, s’il était vrai que ce glossateur eût eu en vue notre Abélard, il faudrait dire, ce me semble, qu’il se serait abusé ; car on ne voit aucune raison de croire qu’Abélard se soit mêlé de jurisprudence. Voyons les paroles de Crinitus. Quæsitum est superiori ætate à viris doctioribus quidnam in jure nostro civili præscriptio quinque pedum signaret, qualisque foret in eâ intellectus. Quam rem Laurentius Valla et alii complures cùm non satis perciperent, hâc unâ se ratione defendebant, quòd Joannes Bajalardus, inter eos qui jus civile profitentur vir consultissimus, ingenuè affirmavit se illud ignorare[65]. Thomasius ne devait pas conclure de ce passage que Pierre Abélard ait été quelquefois nommé Baialard[66].

Voici une observation que M. de la Monnoie me communiqua après avoir lu ma remarque (AA). Je suis sûr que l’on aura plus d’avances pour se bien déterminer, quand on aura comparé ses pensées avec les miennes ; c’est pourquoi je me persuade qu’il me permettra de mettre tous mes lecteurs en état de comparer. Je suis persuadé, dit-il, que c’est d’Abélard qu’Accurse, sur la loi Quinque pedum, a entendu parler. Abélard, j’en conviens, ne faisait pas profession de jurisprudence ; mais il passait pour universel ; et pour un homme qui prétendait ne rien trouver au-dessus de son intelligence ; qui totum scibile sciebat, comme on a dit de lui dans son épitaphe. Accurse, dans l’endroit cité, ne nous en donne point d’autre idée que celle-là ; et ceux qui sur les paroles du glossateur, ont cru que Petrus Baylardus ou Bailardus avait été un célèbre professeur en droit, se sont trompés. Il n’y en a jamais eu de ce nom-là. Bailardus n’est autre qu’Abélard, et c’est une des dix ou douze manières dont on a écrit le nom de cet auteur. Les Italiens, très-sujets à ces sortes de retranchemens, ont dit Bailardus pour Abailardus, comme Ragona pour Aragona, Naldo pour Arnaldo, Berto pour Alberto ou Lamberto. On ne niera pas du moins que Jacques-Philippe de Bergame, moine augustin, n’ait appelé notre Abélard, Baliardus[67]. C’est l’observation de M. de la Monnaie. Je m’en vais dire une chose dont je ne m’avisai pas dans la première édition. Je crois qu’Abélard mourut avant que l’étude du droit romain fût connue en France. On l’avait ressuscitée en Italie quelques années auparavant[68], et l’on peut bien s’imaginer que l’enfance de cette nouvelle vie dura quelque temps. Il est donc hors d’apparence qu’on ait eu recours à notre dialecticien français pour l’explication d’une loi particulière difficile au souverain point, et d’un très-petit usage. On ne s’amuse guère à débrouiller de pareilles choses après qu’on prétend avoir éclairci les plus importantes, ou lorsqu’on tâche de renchérir sur les premiers interprètes. Il se passe donc du temps avant qu’on en vienne là. S’il était permis d’employer les règles de M. Ménage, on dirait peut-être que le Bailardus d’Accurse est une corruption du mot Bulgarus, Balgarus, Bailgarus, Bailgardus, Bailardus. Ceux qui copient mal les noms propres, et ceux qui ne les prononcent pas bien, peuvent introduire peu à peu de grands changemens. Peut-être avait-on dit du jurisconsulte Bulgarus ce qu’Accurse, trompé par ces corruptions de nom, attribua à Petrus Bailardus.

(BB) Des erreurs de M. Moréri. ] 1.o Il est faux qu’Abélard ait enseigné la théologie à Corbeil, et à Melun. 2.o Dire que tous les auteurs avouaient qu’Héloïse était nièce du chanoine Fulbert est une mauvaise preuve contre Papyre Masson, qui a dit qu’elle était fille naturelle d’un chanoine. Rien n’empêche que Fulbert n’ait eu une sœur qui ne se soit pas bien conduite : je dis une sœur car il était oncle maternel d’Héloïse, avunculus. Je m’étonne qu’André Du Chêne [69] ait cru pouvoir réfuter Papyre Masson par la même preuve dont M. Moréri se sert. 3.o Il ne paraît pas qu’Abélard se soit introduit chez le chanoine sous prétexte d’enseigner la théologie à Héloïse : pourquoi spécifie-t-on ce que les auteurs qu’on doit suivre ne disent qu’en général ? Ces termes, erat cupidus ille valdè, atque erga neptim suam ut ampliùs semper in doctrinam proficeret litteratoriam plurimùm studiosus[70], ne désignent-ils pas moins la théologie qu’une autre science ? 4.o Il ne paraît point qu’Héloïse ait eu beaucoup d’estime pour Abélard avant même qu’ils fussent logés ensemble. 5.o Il n’est pas vrai qu’il la mena en Bretagne, quand elle se fut dérobée de chez son oncle : il l’envoya bien dans cette province mais il se tint à Paris se précautionnant le mieux qu’il pouvait contre les entreprises de Fulbert, jusqu’à ce qu’il l’eut apaisé, en lui promettant d’épouser sa nièce. Alors il fut la joindre en Bretagne, comme on le voit dans la relation de ses infortunes. L’Histoire abrégée d’Héloïse et d’Abélard, qu’on a imprimée depuis peu [71], n’est point exacte sur ce point. On y suppose qu’Abélard sortit de Paris en même temps que de la maison du chanoine ; qu’il y retourna quand il eut su que son écolière était grosse ; et qu’il l’enleva de nuit, afin de l’épouser clandestinement, en attendant que ses parens lui permissent de l’épouser publiquement. Il n’avait nul dessein de l’épouser quand il l’enleva, et il ne prétendit jamais que son mariage dût être connu dans le monde. 6.o Héloïse ne lui dit point franchement qu’elle ne prétendait pas par ce mariage priver… l’Église d’un docteur qui selon son espérance y serait bientôt un illustre prélat. Rien de semblable ne se trouve dans la longue déduction qu’Abélard nous a laissée des raisonnemens d’Héloïse contre leur mariage. Voyez l’article d’Héloïse[72]. 7o. Il ne dit point qu’il l’ait épousée pour le repos de sa conscience : pourquoi M. Moréri veut-il mieux savoir les motifs de ce mariage qu’Abélard même ne les a sus ? 8o. Il ne fallait pas joindre ensemble les noces et le couvent d’Argenteuil ; il y eut un milieu entre ces deux choses. Héloïse ne fut envoyée dans ce couvent que parce que son oncle la maltraitait, fâché de ce qu’elle niait fortement son mariage. 9o. C’est donc une étrange fausseté que de dire que ce mariage ne fut pas si secret que Fulbert n’en fût averti ; car ce fut en sa présence qu’on bénit les noces dans une église. Post paucos dies nocte secretis orationum vigiliis in quâdam ecclesiâ celebratis, ibidem summo mane, avunculo ejus atque quibusdam nostris vel ipsius amicis assistentibus, nuptiali benedictione confœderamur[73]. 10o. Il n’est pas vrai qu’Abélard ait fait leçon à un grand nombre d’écoliers en Champagne, depuis que la mauvaise vie des moines de Ruis l’eut contraint d’y retourner, et dans le temps que l’abbé Suger fit sortir les religieuses d’Argenteuil. Le père Lenfant a copié quelques-unes de ces fautes[74].

  1. * Leclerc prétend qu’il fallait écrire au Palets, et que c’est ainsi qu’on écrit et qu’on parle dans le lieu même. Niceron avait écrit comme Bayle, et ainsi ont fait les éditeurs du Moréri de 1759, Ladvocat, Chaudon, Feller, Watkins (ou du moins son traducteur français), la Biographie universelle, etc.
  2. * Leclerc reproche à Bayle de faire la part de Jean de Meun trop petite, et dit que le premier demi-quart de l’ouvrage seulement est de Guillaume de Loris. C’est aller trop loin. Sur les 22,000 vers environ que contenait le roman de la Rose, près d’un cinquième (4150 vers) est attribué à Guillaume de Loris ; le reste est de Jean de Meun. Depuis son édition publiée en 1814, M. Méon a eu communication d’un manuscrit de la bibliothèque du roi contenant la seule partie de l’ouvrage attribuée à Guillaume de Loris. Ce manuscrit présente un dénoûment que M. Méon a fait imprimer. Ainsi, Jean de Meun n’acheva pas l’ouvrage, mais en refit la fin sur un plan plus étendu.
  3. * Cet article n’existe pas.
  1. Pasquier, Recherches de la France, liv. VI, chap. XVII.
  2. Natal. Alexander, sæc. XI et XII, part. III, pag. 2.
  3. Du Pin, Biblioth., tom. IX, pag. 108.
  4. Voyez son Polycraticus, pag. 111, et son Metalogicus, pag. 745, 802, 814, etc., édit. de Leyde, en 1639, in-8.
  5. Jacques Thomasius, in Vitâ Abælardi. Voyez ci-dessous, citation (13).
  6. Abælardi Epist. I, pag. 5.
  7. Voyez le capucin Casimir de Toulouse, in Atom. Peripatet., tom. V, pag. 130.
  8. Abælardi Epist., pag. 6.
  9. Il est fils de Jacques Thomasius, professeur à Leipsic, auteur de cette Vie d’Abélard imprimée à Hall en 1693. Voyez ci-dessous, citation (13).
  10. Jo. Sarisber. Metalog., lib. II, cap. X, pag. 802.
  11. C’est-à-dire, Abélard, comme l’auteur l’explique lui-même, pag. 814. In hâc opinione, dit-il, deprehensus est peripateticus Palatinus Abelardus noster.
  12. Otho Frising. de Gestis Frider. I, lib. I, cap. XLVII.
  13. Historia sapientiæ et stultitiæ, collecta à Christiano Thomasio, tom. I, pag. 81. On y trouve la Vie d’Abélard, dont on a parlé ci-dessus, c’est-à-dire, celle que Jacques Thomasius a composée.
  14. Voyez les Notes de Du Chesne sur la relation d’Abélard, pag. 1147.
  15. Du Pin, Biblioth., tom. IX, pag. 109, édit. de Holl.
  16. Abælardi Opera, pag. 10.
  17. Frena libidini cœpi laxare, qui anteà vixeram continentissimè. Abælardi Opera, pag. 9.
  18. Abælardi Oper., pag. 10.
  19. Ibidem, pag. 46.
  20. Ibidem, pag. 11.
  21. Virgilii Ecl. II, v. 58. Voyez les Nouvelles lettres contre le calvin., de Maimbourg, pag. 74
  22. Tœdiosium mihi vehementer erat ad scholas procedere, vel in eis morari pariter et laboriosum, cùm nocturnas amori vigilias, et diurnas studio consecrarem. Abælardi Opera, pag. 12.
  23. Ibid.
  24. Histoire d’Héloïse et d’Abélard, en 1693, in-12.
  25. François d’Amboise. Voyez sa préface apologétique à la tête des Œuvres d’Abélard, qu’il fit imprimer à Paris, l’an 1616, in-4°.
  26. Abælardi Oper., pag. 19.
  27. Idem, pag. 26.
  28. Pasquier, Recherche de la France, liv. VI, chap. XVII.
  29. Abælardi Oper., pag. 20.
  30. Pasquier, Recherche de la France, liv. VI, chap. XVII.
  31. Bernard. Epist. CXC.
  32. Abælardi Oper., pag. 10.
  33. Conan, évêque de Préneste. Il présida à ce concile de Soissons.
  34. Othon de Frisingen, de Gest. Frider., lib. I, cap. XLVII, dit pourtant qu’on l’accusa de l’hérésie de Sabellius au concile de Soissons.
  35. Abælardi Oper., pag. 10.
  36. Nat. Alexander, Hist. Eccl., sœc. XI et XII, part. III, pag. 43, et seq.
  37. Pauli Æmilii, Hist. Franc, in Ludovico VII.
  38. Du Haillan, Histoire de France, sous Louis VII.
  39. Il le nomme Baliardus, in Supplem. Chron. ad an, 1135.
  40. Histoire d’Héloïse et d’Abélard, avec la lettre passionnée qu’elle lui écrivit. Imprimé à la Haye, en 1693, in-12.
  41. Évang. de saint Luc, chap. XXIII, v. 2.
  42. Eccles., chap. I, v. 9.
  43. Despréaux, sat. IX, v. 305, 306.
  44. Tacitus, in Vitâ Agricolæ, cap. V.
  45. Abælardi Oper., pag. 27.
  46. Ex inordinatione scilicet ipsius monasterii nactus occasionem. Abælardi Oper. pag. 33.
  47. Abælardi Oper., pag. 31.
  48. Du Breul, Antiq. de Paris, pag. 888, édition de 1639, in-4.
  49. Celle d’Abélard qui contient la relation de sa vie.
  50. Abælardi Oper., pag. 39 et 40.
  51. Th. Raynaud, de Eunuchis, pag. 148.
  52. Virgilii Æneid., lib. V, v. 6.
  53. Pasquier, Recherche de la France, livre VI, chap. XVII.
  54. Prœf. Apologet. Oper. Abælardi.
  55. In Operib. Abælardi, pag. 337.
  56. Apud Andr. Quercetanum, (sive Du Chesne ) in Notis ad Histor. calamit. Abælardi, in ejus Operibus.
  57. Cave, Histor. Litter. script. Eccles, pag. 652.
  58. Voyez les Œuvres d’Abélard, pag. 343.
  59. In Operibus Abæl., pag. 345.
  60. Belleforêt, Chroniq. de France.
  61. Elle a pour titre Philosophia nominalium vindicata, et est imprimée à Paris, en 1651, in-8.
  62. Apud Fr. d’Amboise, Præf. Apol. Operum Abælardi
  63. Voici les paroles d’Alciat : Adeò autem existimata est difficilis, ut Petrus Bailardus, non incelebris tempestate suâ professor, ingenuè fassus sit eam à se non intelligi.
  64. Pasquier, Recherche de la France, liv. VI, cap. XVII.
  65. Crinitus, de honestâ Discipl., lib. XXV, cap. IV.
  66. Jacob. Thomas. in Vitâ Petri Abælardi, num. 3.
  67. Voyez ci-dessus, citation (39).
  68. Voyez l’article Irnerius
  69. Notæ ad Hist. calamit. Abælardi.
  70. Abælardi Oper., pag. 11.
  71. À la Haye, en 1693 in-12.
  72. À la remarque (X).
  73. Abælardi Oper., pag. 16.
  74. Lenfant, religieux dominicain, Hist. générale de tous les siècles, au 21 avril. C’est un ouvrage en 6 vol. in-12, divisé selon les jours de l’année, et imprimé à Paris l’an 1684.

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