Dictionnaire historique, tome 1/ABAILARD ou ABÉLARD

Dictionnaire historique, critique et bibliographique, contenant les vies des hommes illustres suivi d’un dictionnaire abrégé des mythologies et d’un tableau chronologique des événemens les plus remarquables qui ont eu lieu depuis le commencement du monde (revu) par une société de gens de lettres
Ménard et Desenne (p. 13-17).

ABAILARD ou ABÉLARD (Pierre), religieux de l’ordre de St.-Benoît, naquit en 1079, d’une famille noble, à Palais, petit bourg près de Nantes, dont Bérenger, son père était seigneur. Il était l’aîné de ses frères ; il leur laissa tous les avantages de son droit d’aînesse, pour se livrer entièrement à l’étude. La dialectique était la science pour laquelle il se sentait le plus de goût et de talent. Mettant sa gloire à embarrasser, par ses raisonnemens, les hommes les plus déliés de l’Europe, il se rendit à Paris auprès de Guillaume de Champeaux, archidiacre de Notre-Dame, qui fut depuis évêque de Châlons-sur-Marne et le plus grand dialecticien de son temps. Abailard chercha d’abord à s’en faire aimer, et n’eut pas de peine à réussir. Mais l’avantage qu’il obtint dans plusieurs disputes lui attira l’aversion de son maître et l’envie de ses condisciples. Ce redoutable athlète se sépara d’eux pour aller soutenir des assauts ailleurs. Il ouvrit d’abord une école à Melun, ensuite à Corbeil, enfin à Paris. Son nom devint si célèbre, que tous les autres maîtres se trouvèrent sans disciples. Le successeur de Guillaume de Champeaux, dans l’école de Paris, lui offrit sa chaire et ne rougit pas de se mettre au nombre des siens. Abailard devint le docteur à la mode. Il joignait aux talens de l’homme de lettres, les agrémens de l’homme aimable. S’il fut admiré des hommes, il ne plut pas moins aux femmes. Il y avait alors à Paris une jeune demoiselle nommée Louise ou Héloïse, âgée de 17 ans, pleine d’esprit et de charmes, nièce de Fulbert, chanoine de Paris. Son oncle, qui l’aimait tendrement, entretenait la passion qu’elle avait de devenir savante. Abailard trouva, dans les dispositions de l’oncle et de la nièce, un moyen de satisfaire la passion qu’Héloïse lui avait inspirée. Il avait alors 39 ans. Il proposa à Fulbert de le prendre en pension, sous prétexte qu’il aurait plus de temps pour l’instruction de son élève. Abailard la rendit bientôt sensible ; ils s’occupaient plus de leur passion que de leurs études ; et, comme dit Abailard dans une de ses lettres : plura erant oscula quam sententiæ, sapius ad sinum quam ad libros deducebantur manus. L’attachement mutuel du maître et de l’écolière fixant l’attention du public, Fulbert voulut les séparer mais il n’était plus temps : Héloïse portait dans son sein le fruit de sa faiblesse. Abailard l’enleva, et la conduisit en Bretagne, où elle accoucha d’un fils qu’on nomma Astralabe ou astre brillant, et qui ne vécut point. Il fit proposer à Fulbert d’épouser Héloïse, pourvu que leur mariage demeurât secret. Les deux époux reçurent la bénédiction nuptiale ; mais l’oncle ne crut pas devoir faire un mystère d’une chose qui réparait l’honneur de sa nièce. Héloïse, à qui la prétendue gloire d’Abailard était plus précieuse que la sienne propre, nia leur union avec serment. Fulbert, irrité de cette conduite, la traita avec une rigueur extrême. Son époux la mit à l’abri de son ressentiment dans le monastère d’Argenteuil, où elle avait été élevée. Fulbert, s’imaginant qu’Abailard voulait faire Héloïse religieuse pour s’en débarrasser, conçut un projet de vengeance atroce et l’exécuta. Il aposta des gens qui entrèrent dans la chambre d’Abailard pendant la nuit, et lui firent subir, avec un rasoir, une mutilation infame, dont la trace et l’effet devaient empoisonner le reste de ses jours. Le lendemain toute la ville apprit cet attentat et en fut indignée. Fulbert fut arrêté, dépouillé de ses bénéfices et exilé ; deux de ses gens furent jugés, et subirent la peine du talion. Ces actes de justice ne consolèrent point Abailard. Cet époux infortuné alla cacher son chagrin dans l’abbaye de St.-Denis en France, où il se fit religieux. Il avait eu auparavant un canonicat à Paris. Héloïse prenait en même temps le voile à Argenteuil, moins en chrétienne qui se repent, qu’en amante désespérée. Dans le moment où elle allait recevoir l’habit religieux, elle récita des vers de Lucain, qui faisaient allusion à ses aventures. Cependant les disciples d’Abailard le pressaient de reprendre ses leçons publiques : il ouvrit d’abord son école à Saint-Denis et ensuite à Saint-Ayeul ou (Ayoul) de Provins. L’affluence des étudians y fut si grande, que quelques auteurs en font monter le nombre jusqu’à trois mille. Les succès d’Abailard réveillèrent la jalousie des autres maîtres. Soit zèle, soit vengeance ils se déclarèrent contre son Traité de la Trinité, qui avait été reçu de ses disciples avec un applaudissement universel. Condamné au concile de Soissons vers 1121, il le fut de nouveau à celui de Sens en 1140, à la poursuite de Saint Bernard. Ce célèbre réformateur y dénonça les propositions d’Abailard, et le pressa de les nier ou de se rétracter. Il ne fit ni l’un ni l’autre, et sortit brusquement du concile, en s’écriant qu’il en appelait à Rome. Les évêques n’ayant rien décidé, par respect pour le pape, employèrent la plume de Saint Bernard, qui rendit compte au Souverain Pontife de l’assemblée de Sens. L’abbé de Clairvaux, soit zèle, soit prévention contre Abailard, le peignit avec des couleurs peu favorables. Il écrivit au pape « qu’Abailard et Arnauld de Bresse avaient fait un complot secret contre Jésus-Christ et contre son Église. Il dit qu’Abailard est un dragon infernal qui persécute l’Église d’une manière d’autant plus dangereuse qu’elle est plus cachée et plus secrète : il en veut dit-il, à l’innocence des ames… Arius, Pélage et Nestorius ne sont pas si dangereux, puisqu’il réunit tous ces monstres en sa personne, comme sa conduite et ses livres le font connaître : « Il est le persécuteur de la Foi, le précurseur de l’Antechrist. » Pluquet prétend que les accusations de St. Bernard étaient destituées non-seulement de fondement, mais même d’apparence. Quoi qu’il en soit, Innocent II ratifia tout ce que le concile de Sens avait fait. Il ordonna que les livres d’Abailard fussent brûlés, et que leur auteur fût enfermé, avec défense d’enseigner. Abailard publia son apologie. Les théologiens disent qu’en bien des choses il n’avait péché que dans les expressions et que ses intentions pouvaient être bonnes. Mais ayant plus de sagacité que de clarté dans l’esprit, il se servit d’expressions qui fournirent à ses ennemis des sujets de plainte. Cependant, comme il se croyait innocent, il voulut poursuivre son appel au saint siège, et partit pour Rome. En passant à Cluni, Pierre-le-Vénérable, abbé de ce monastère, homme éclairé et compatissant, le retint dans sa solitude et entreprit sa conversion. Il en vint à bout par sa douceur et sa piété ; il peignit son repentir au pape, et obtint son pardon. Il travailla en même temps à le réconcilier avec Saint Bernard, et y réussit. Il revit Saint Bernard, et les deux hommes les plus célèbres de leur siècle se jurèrent une amitié qui dura jusqu’à leur mort. Quoiqu’Abailard fût entré dans le cloître plutôt par dépit que par piété, ses lettres à Héloïse semblent attester qu’il ne tarda pas prendre l’esprit de cet état. Cette tendre amante était alors au Paraclet. C’était un oratoire que son amant avait bâti près de Nogent-sur-Seine, en 1122, à l’honneur du Saint-Esprit. Il le lui donna, et la reçut lui-même avec les religieuses d’Argenteuil, dans cette retraite, où les deux malheureux époux se revirent pour la première fois, après onze ans de séparation. Héloïse y vivait saintement avec plusieurs autres religieuses. Abailard, marchant sur les traces de son épouse, trouva dans le monastère de Cluni la paix de l’ame que les plaisirs et la gloire n’avaient pu lui procurer. Devenu très-infirme, il fut envoyé au prieuré de Saint-Marcel, près de Châlons-sur-Saône, et y mourut le 21 avril 1142 ; à 65 ans, Héloïse demanda les cendres de son époux, et les obtint. Abailard les lui avait promises de son vivant, afin qu’Héloïse et ses religieuses se crussent plus obligées, en recevant ses dépouilles mortelles, à prier pour le repos de son ame. « Alors (disait-il à Héloïse dans une de ses lettres) vous me verrez, non pour répandre des larmes ; il n’en sera plus temps. Versez-en aujourd’hui pour éteindre des feux criminels. Vous me verrez alors pour fortifier votre piété par l’horreur d’un cadavre ; et ma mort, plus éloquente que moi, vous dira ce qu’on aime quand on aime un homme. » Héloïse fit enterrer au Paraclet le corps de son époux, immortalisé par elle autant que par ses écrits. Pierre-le-Vénérable honora son tombeau d’une épitaphe. Le Paraclet, où l’infortuné Abailard se retira lorsqu’il fuyait les persécutions des moines, n’offre plus que des ruines. On voit, parmi les décombres, un autel entièrement dégradé, au pied duquel est un caveau, où il fut enseveli avec Héloïse. Il reste encore une habitation antique qu’on dit avoir été occupée par Abailard, lorsqu’il donnait ses leçons de théologie. En 1792 le tombeau et les cendres d’Abailard furent enlevés du Paraclet et envoyés à Nogent ; et comme s’il eût été dans la destinée d’Abailard de ne trouver le repos ni pendant sa vie, ni après sa mort, ses restes ont été transportés à Paris en 1800, au musée des Monumens français. Les cendres d’Héloïse et d’Abailard ont été réunies dans un sépulcre commun. Quelque éloge qu’on donne à Abailard, on ne peut nier qu’il n’eût une présomption extrême. Avec moins d’amour-propre, il auroit été moins célèbre et plus heureux. Le recueil de ses ouvrages fut publié à Paris en 1616 (le frontispice, porte quelquefois la date de 1606, d’autres fois de 1626), en un gros volume in-4o, sur les manuscrits de François d’Amboise. Cette collection offre : I. Plusieurs Lettres, la première est un récit des différentes infortunes de l’auteur, jusque vers le temps du concile de Sens ; la troisième, la cinquième et la huitième sont adressées à Héloïse. II. Des Sermons. III. Des Traités dogmatiques. On trouve dans ces différens ouvrages de l’imagination, du savoir et de l’esprit ; mais on y voit encore plus d’idées singulières, de vaines subtilités, d’expressions barbares. « Quelque mérite qu’Abailard ait eu du côté de l’esprit et du côté de la science, (dit l’abbé Papillon), on parlerait moins de lui sans l’intrigue galante qu’il a eue avec la belle et savante Héloïse. La beauté singulière de cette fille, l’étendue de son génie, la connaissance qu’elle avait de l’hébreu, du grec et du latin, sa pénétration dans les secrets les plus sublimes de l’Écriture, et de la théologie, la haute noblesse des Montmorenci, dont on prétend qu’elle tirait son origine, tout cela donnait du relief à un homme pour qui elle s’était déclarée… Les ouvrages de l’écolière ont donné du prix à ceux du maître. » On a donné diverses éditions des lettres d’Héloïse et d’Abailard : I. Petri Abœlardi et Heloisæ conjugis opera nunc primum edita ex Mss. codd. Francisci Amboesii (accedunt Andreæ Quercetani notæ ad historiam calamitatum P. Abœlardi), Parisiis, Nic. Buon, année 1616, in-4o. Dans beaucoup d’exemplaires, l’édition est attribuée aux soins d’André Duchesne, et dans d’autres à ceux de François d’Amboise ; mais c’est toujours la même édition. Voyez la Notice sur Abailard, pag. 106, par Delaulnaye, publiée en tête de l’édition des Lettres d’Héloïse et d’Abailard, avec la traduction de D. Gervaise. Paris, Fournier, 1796, 3 vol. in-4, avec 8 fig. On trouve dans ce recueil plusieurs Lettres, des traités moraux et dogmatiques, et trente-deux sermons. L’Exameron in Genesim d’Abailard, a été imprimé dans le trésor des anecdotes de Martin. II. Dom Gervaise publia, en 1720, Vie d’Abailard et d’Héloïse. Paris, 2 vol. in-12 ; et trois ans après, il fit réimprimer cet ouvrage, sous le titre de Véritables lettres d’Abailard et d’Héloïse, avec le latin à côté, traduites par l’auteur de leur vie. Paris, Franç. Barrois, 1723, 2 v. in-12. Cette traduction, malgré les notes critiques et historiques, n’est qu’une longue paraphrase. III. Lettres d’Héloïse et d’Abailard, nouvelle traduction avec le texte à côte, par J. Fr. Bastien, Paris, 1782, 2 v. in-12. IV. La meilleure édition latine de ces lettres est celle de Londres, Taylor, 1718, in-8o, publiée par Ric. Rawlinson. Elle a été revue sur les meilleurs manuscrits, et n’est pas commune. V. Lettres d’Abailard et d’Héloïse, mises en vers franç. par de Beauchamps, troisième édition, Paris, 1737, in-8o. VI. Lettres d’Héloïse et d’Abailard, en anglais, en français et en allemand, 1804, in-4o, avec 4 fig. VII. Letters of Abailard and Héloisa, London, 1781, in-12o, fig. V. Pope, Colardeau.