Dictionnaire des proverbes (Quitard)/malheur

malheur. — A quelque chose malheur est bon.

Pour signifier que quelquefois une infortune nous procure des avantages que nous n’aurions pas eus sans elle.

Ce proverbe est susceptible d’une très grande extension, et peut s’appliquer moralement dans tous les cas où le malheur a quelque influence salutaire.

Les Livres saints ont appelé le malheur un trésor de la miséricorde céleste, parce que le malheur ramène l’homme à la religion. — Les Égyptiens avaient sur ce sujet une allégorie sublime, dans laquelle ils représentaient Mercure arrachant les nerfs de Typhon pour en faire les cordes de la lyre divine. Typhon était, au rapport de Plutarque (de Iside et Osiride, 53, 54), l’emblème du mal temporel, et Mercure était la raison même qui fait tourner ce mal au profit de la piété.

Sénèque, dans le quatrième chapitre de son Traité de la Providence, s’est appliqué à prouver que c’est pour l’avantage des hommes vertueux que Dieu les tient dans les afflictions.

La vertu s’affermit sous les coups du malheur.

On lit parmi les adages des Pères de l’Église : Qui non erit Jacob, non erit Israel. Il faut être Jacob pour devenir Israël. — Jacob eut à supporter de longues et rudes épreuves en Mésopotamie, chez Laban son beau-père, et lorsqu’il retourna dans la maison paternelle, il rencontra un ange sous une forme humaine, avec qui il lutta, ne voulant pas le laisser partir sans avoir reçu sa bénédiction. Il sortit boiteux de la lutte ; mais il y mérita, par ses efforts victorieux, la faveur qu’il désirait, et il reçut de l’ange le surnom d’Israël, qui signifie fort contre le Seigneur. Tu ne seras plus appelé Jacob, lui dit cet ange, mais Israël, parce que tu as eu la supériorité en luttant avec l’Élohim (avec Dieu ou plutôt avec les vicissitudes venant de Dieu)[1].

Les anciens disaient : Que je te plains, ô toi qui fus toujours heureux ! Ils consacraient les lieux où la foudre était tombée, pour faire honorer jusqu’aux moindres vestiges du courroux du ciel et des adversités qu’il envoie. Ils déploraient un bonheur constant. Ils craignaient qu’il n’irritât les furies, et ils cherchaient à l’expier par quelque infortune volontaire. L’heureux Polycrate jetait à la mer son anneau le plus précieux, et Philippe, au comble de la prospérité, proférait cette prière : « Ô Jupiter, mêle quelque mal à mes biens ! »

Le malheur est la meilleure école des souverains : il faut un bûcher à Crésus pour que ce roi de Lydie se reconnaisse et s’écrie : Ô Solon ! Solon !

Le malheur est le père de la compassion. Didon qui avait été malheureuse, accueillait avec empressement les Troyens malheureux, et le vers que Virgile a mis dans sa bouche est devenu la devise des ames sensibles.

Non ignara mali miseris succurrere disco.
Malheureuse, j’appris à plaindre le malheur.

(Delille.)

Ce sentiment a été exprimé chez tous les peuples par une foule de comparaisons proverbiales, telles que celle-ci : — C’est du raisin foulé sous le pressoir que jaillit la douce liqueur qui réjouit le cœur de l’homme. — La myrrhe ne distille que par les incisions faites à l’arbre qui la produit, etc.

M. de Chateaubriand a fait dire au père Aubry : « Si le ciel t’éprouve aujourd’hui, c’est pour te rendre plus compatissant aux maux des autres. Le cœur, ô Chactas, est comme ces sortes d’arbres qui ne donnent leur baume pour guérir les blessures, qu’après avoir été blessés eux-mêmes. »

Le malheur développe l’intelligence. Vexatio dat intellectum (Isaïe, ch. 28). L’infortune souvent éveille le génie. Ingenium mala sæpe movent (Ovide).

« C’est dans une ame froissée par la douleur que naissent les grandes pensées… De la contradiction naît l’énergie de l’ame. Elle a des forces en réserve pour le malheur. Le génie, sans l’aide des peines, est un roi sans sujets. Le même feu qui le consume le fait briller… L’adversité concentre l’ame au milieu de ses facultés et, à chaque instant, augmente leur ressort. Les génies qui ont fait le plus de bruit dans le monde, ont marché au milieu des contradictions. » (L’abbé de Besplas, Essai sur l’éloquence de la chaire.) Celui qui n’a pas été malheureux, que sait-il ? dit un sage d’Orient.

Le chancelier Bacon a comparé les hommes de bien à ces précieux aromates qui exhalent les parfums les plus délicieux quand ils sont broyés.

On avait dit avant Bacon, que le malheur produit sur l’ame vertueuse le même effet que le feu sur l’encens.

Nos pères avaient ce proverbe : Plus le safran est foulé, mieux il fleurit. Ce qui était fondé sur l’usage de fouler le terrain où l’on avait semé les oignons du safran, conformément à un précepte de Pline-le-Naturaliste auquel les agriculteurs modernes ne se conforment pas.

Le malheur se plaît à la surprise.

Le malheur fond souvent sur l’homme qui ne s’y attend pas, et il s’approche rarement de celui qui est préparé à le recevoir. D’où il faut conclure que le malheur est toujours pour les imprévoyants. Le cardinal de Richelieu prétendait qu’imprévoyant et infortuné étaient synonymes, attendu qu’on ne pouvait guère être l’un sans l’autre.

  1. Il s’agit évidemment de la force morale. Le nom d’Israël, dit M. Salvador, a été composé expressément dans l’intérêt d’une idée, d’un principe, et il est provenu de la réunion des deux mots hébreux Iachar et el, qui signifient droiture et force.