Dictionnaire des proverbes (Quitard)/justice

justice. — L’extrême justice est une extrême injure.

« La justice n’est pas toujours inflexible, ne montre pas toujours un visage sévère. Elle doit être exercée avec quelque tempérament, et elle-même devient inique et insupportable quand elle use de tous ses droits. La droite raison, qui est son guide, lui prescrit de se relâcher quelquefois, et la bonté qui modère sa rigueur extrême est une de ses parties principales… La justice est établie pour maintenir la société parmi les hommes. La condition pour conserver parmi nous la société, c’est de nous supporter mutuellement dans nos défauts… La faiblesse commune de l’humanité ne nous permet pas de nous traiter les uns les autres en toute rigueur. » (Bossuet.)

« La justice, dit Montesquieu, consiste à mesurer la peine à la faute, et l’extrême justice est une injure, lorsqu’elle n’a nul égard aux considérations raisonnables qui doivent tempérer la rigueur de la loi. » — Notez que cette pensée est la synthèse de toute la doctrine de cet immortel publiciste sur la composition des lois. Il a posé en principe que l’esprit de modération doit être celui du législateur.

Le proverbe nous est venu des anciens, et il est la traduction littérale des mots suivants qu’on trouve dans Cicéron : Summum jus, summa injuria.

Le fameux parasite Montmaur fit une application plaisante de ce texte latin. Un jour qu’il dînait chez le chancelier Séguier, il eut son habit taché par du jus, qu’un domestique y laissa tomber en desservant, et comme il soupçonnait ce magistrat d’être l’auteur de cette mauvaise plaisanterie, il dit en le regardant : Summum jus, summa injuria. Jeu de mots fort ingénieux pour ceux qui entendent le latin.

On aime la justice dans la maison d’autrui.

Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible ;
Et tel qui n’admet point la probité chez lui,
Souvent à la rigueur l’exige chez autrui.

(Boileau, sat. xi.)

Nous aimons à trouver la justice chez les autres ; car elle est la meilleure garantie qu’ils puissent nous offrir. Mais la justice a des droits bien faibles sur nous dès qu’elle entre en concurrence avec nous-mêmes, suivant l’expression de Massillon. La plupart des hommes voudraient inféoder la justice à leur intérêt, et ils ne savent être tout-à-fait justes que dans ce qui ne leur profite pas directement. « La justice n’est chez eux, comme l’a remarqué Vauvenargues, que la crainte de souffrir l’injustice. »

J.-J. Rousseau a dit sur le même sujet, dans sa Lettre à d’Alembert : « Le cœur de l’homme est naturellement droit sur ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui. Dans les querelles dont nous sommes spectateurs, nous prenons à l’instant le parti de la justice, et il n’y a point d’acte de méchanceté qui ne nous donne une très vive indignation, tant que nous n’en tirons aucun profit ; mais quand notre intérêt s’y mêle, bientôt nos sentiments se corrompent, et c’est alors seulement que nous préférons le mal qui nous est utile au bien que nous fait aimer la nature. N’est-ce pas un effet naturel de la constitution des choses, que le méchant tire un double avantage de son injustice et de la probité d’autrui ? Quel traité plus avantageux pourrait-il faire que d’obliger le monde entier d’être juste, excepté lui seul, en sorte que chacun lui rendit fidèlement ce qui lui est dû, et qu’il ne rendît ce qu’il doit à personne. Il aime la vertu sans doute, mais il l’aime dans les autres, parce qu’il espère en profiter, et il n’en veut pas pour lui-même parce qu’elle lui serait coûteuse. »

Toutes ces réflexions expliquent très bien la raison du proverbe : mais ne peut-on penser pour l’honneur de l’humanité que cette révolte, que nous éprouvons à l’aspect de l’injustice, ne vient pas seulement de ce qu’une injustice faite à quelqu’un est une menace faite à tous ; qu’elle a aussi sa cause dans un sentiment plus noble et plus moral ?