Dictionnaire de théologie catholique/ZWINGLIANISME V. Doctrine sacramentaire

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 1141-1156).

V. Doctrine sacramentaire.

Nous arrivons ici à la jonction des deux aspects de la pensée zwinglienne. Zwingli se maintient dans la ligne du spiritualisme : quelle que soit par ailleurs leur raison d’être ou leur signification, qu’il convient de déterminer de plus près, les sacrements ne sont pas incorporés à la religion, qui consiste dans la foi, conçue comme expérience religieuse intime. C’est dire que, avec des nuances ou variations de ton nécessitées par la polémique, les sacrements n’auront jamais pour Zwingli qu’une valeur accessoire. W. Kôhler en fait la remarque : < H ne s’agit plus finalement pour Zwingli d’un sacrement, mais du développement de valeurs religieuses acquises par le sujet croyant, réfléchissant sur ce qu’on nomme les réalités du salut ; en somme il s’agit finalement d’ « interprétation » de l’histoire — le « sacrement « l’a toujours mis en difficulté. Pour Luther, en revanche, ce n’est pas d’interprétation, mais d’irruption de Dieu dans l’histoire qu’il faut parler » (Das Religionsgesprach zu Marburg, 1929, p. 55, note). Disons donc : les sacrements ne sont à aucun titre véhicules ou moyens de grâce ; ils revêtent sans doute un caractère historico-symbolique, du fait qu’ils sont des signes se référant au Christ, leur auteur, et à des événements salutaires passés ; mais là n’est pas leur signification essentielle. Celle-ci se prend par rapport au sujet : les sacrements attestent ses dispositions religieuses intimes, sa foi ou confiance en Dieu, et cet engagement moral que constitue pour Zwingli la vie chrétienne intégralement vécue.

En revanche — et c’est là l’autre aspect de sa pensée qu’illustrent à merveille les sacrements — Zwingli compense le déplacement d’accent par un passage de l’individuel au social. La notion d’engagement (Verpfliclitung) sert ici de pivot, car qui dit engagement dit obligation, non pas tant envers Dieu ou envers soi-même qu’envers la communauté. Zwingli était poussé dans ce sens par un certain instinct, qui marque son tempérament et son génie propre, en même temps que par des raisons de politique religieuse. Par là, il consolidait l’Église réformée comme institution, il développait en ses membres l’esprit de corps, etc. L’épreuve cruciale de la notion nouvelle de sacrement fut la controverse anabaptiste. Kn fait les anabaptistes ne faisaient qu’accepter dans leurs conséquences des idées émises par Zwingli lui-même jusqu’en 1525 ; obligé de les contrecarrer parce qu’ils menaçaient son œuvre à Zurich, Zwingli renversa alors les prémisses, ou, si l’on veut, il elTectua alors un redressement, toujours en prenant pour axe cette idée d’obligation morale envers la communauté chrétienne. Il s’aperçut que cet engagement était à double sens, que la communauté s’engageait à l’égard de ses membres non moins que ceux-ci à l’égard d’elle-même. C’est ce qui lui permit de sauver le baptême des enfants. Ainsi, dans l’ébranlement général du système sacramentaire catholique, cette pièce du moins restait ferme : elle devait symboliser la résistance à l’anabaptisme avec son spiritualisme outrancier et anarchique, encore que, nous le verrons, l’institution changeât de caractère. Il nous faut maintenant justifier et étayer ces vues. La Cène pose une question nouvelle, à raison de la controverse luthérienne. Nous l’aborderons ensuite.

I. LES SACREMENTS EN GÉNÉRAL.

1° Notion de

sacrement. — 1. Genèse et développement de la pensée zwinglienne. — a) Encore que les idées de Zwingli sur la messe et les sacrements ne fussent qu’un corollaire de son système philosophico-théologique et notamment de son anthropologie et de sa conception du rapport religieux, elles tranchent sur lui en ceci qu’elles heurtaient de front l’opinion publique restée attachée aux pratiques cultuelles ancestrales. Alors que, dans

l’ensemble, les fidèles étaient peu sensibles aux spéculations précédentes sur la foi et la morale, ils ne laissèrent pas de s’émouvoir quand ils furent placés en face de nouveautés théologiques qui ne tendaient à rien moins qu’à faire disparaître tout l’appareil extérieur de la religion ou à le vider de sa substance. Aussi Zwingli dut-il redoubler ici de prudence, de souplesse, d’habileté manœuvrière. La ligne qu’il suit dans la critique de la notion traditionnelle de sacrement en est un indice.

Zwingli affecte de délaisser le mot sacramentum, peu clair en lui-même, incompréhensible pour t nous, Allemands » (il flatte ainsi, en passant, l’amour-propre national en éveil), et de lui substituer le terme collectif de « choses saintes » (C. R., ii, 125, 23) ou de « cérémonies » (C. R., iv, 217, 14), chaque sacrement étant par ailleurs désigné individuellement par son nom propre (C. R., ii, 125, 23 et iii, 762, 27). En fait, s’il écarte le terme de sacrement, c’est parce que dans l’esprit populaire un certain halo numineux et magique l’entoure qu’il s’agit précisément de dissiper. Par ailleurs, Zwingli entend faire de la bonne philologie et rattacher l’acception du terme qu’il va proposer au sens primitif et original — sens neutre et non théologique. Il cite la définition du sacramentum que donne Voiron : « gage que, en cas de litige, l’on dépose sur l’autel et qui revient à la partie gagnante. De même que les plaignants s’engagent à ne pas le reprendre avant la fin du procès, de même il y a dans les sacrements une stipulation semblable. On se meut ici dans le légalisme antique à résonance religieuse de l’initiatio ou oppignoratio. Ainsi « ceux qui sont initiés au sacrement s’engagent, donnent caution et reçoivent comme un gage, en sorte qu’il ne leur est plus permis de reculer » (Commentaire, C. R., iii, 759, 6 sq.). « N’étant pas autre chose qu’une initiation ou consignation publique, le sacrement ne peut avoir aucune vertu pour libérer la conscience (ibid., 759, 18). C’est ce à quoi Zwingli voulait en venir : dissocier les deux notions de sacrement et réalité sanctifiante (signum et res ou virtus). Son habileté consiste à opérer cette dissociation ruineuse de la tradition sous le couvert d’une fidélité aux mots : « Laissons, écrit-il, les sacrements être des sacrements, et ne disons pas qu’ils sont des signes qui sont aussi ce qu’ils signifient. Seraient-ils tels, ils ne seraient pas des signes. Car le signe et ce qui est signifié ne peuvent être une même chose » (C. R., iv, 218, 13).

b) Plus précisément, dans sa partie négative et critique, la doctrine de Zwingli comporte le rejet des trois notions alors courantes du sacrement : catholique, luthérienne et anabaptiste. — a. Les sacrements n’ont pas la vertu de purifier (causalité instrumentale efficace). Si Zwingli déclare acceptable la définition du Lombard : sacrée rei signum, il en étude la force en niant que la purification intérieure accompagne l’exécution du rite (C. R., iii, 757, 16). Dieu seul pénètre à l’intérieur de l’homme, et seule la touche divine peut délier les consciences. « Qui pourrait faire que l’eau, le feu, l’huile, le lait, le sel et ces choses épaisses parviennent jusqu’à l’âme ? N’en étant pas capables, comment pourraient-elles purifier ? » Ou sinon, il faut se faire de la sainteté un concept purement rituel (ibid., 759, 21 sq.). Il y a ici sous-jacente l’opposition entre le spirituel et le matériel, l’intérieur et l’exrieur ;

b. Les sacrements n’ont même pas la vertu de rendre le sujet certain d’un processus spirituel qui s’accomplit dans l’intime de l’âme, selon une loi de concomitance : Dieu opérant la justification (ou la sanctification), tandis que le rite s’accomplit au dehors. Cette notion va directement contre la nature de la foi et sa genèse. La foi est une certitude purement

intérieure du salut acquis en Jésus-Christ, obtenue grâce à un instinct divin tout spirituel : le rite extérieur, « toute l’eau du Jourdain » et toutes les formules possibles n’y font rien. Ceux qui s’y laissent prendre se persuadent avoir éprouvé le salut, alors qu’en fait ils n’ont rien senti du tout. Beaucoup sont baptisés, qui n’ont fait qu’éprouver Yhorror aquæ, et non la rémission des péchés, la libération de l’âme. Remis de leur émerveillement, ils retournent à leur vie première. — A cette preuve expérimentale s’en ajoute une autre, scripturaire : cf. Act., x, 44 ; xix, 2-6. Ces exemples montrent que la justification n’accompagne pas nécessairement la collation du sacrement, mais tantôt la précède, tantôt la suit. La liberté de l’Esprit divin est à ce prix (C. R.. iii, 760, 4 sq.). De toute manière, il serait vain de chercher, comme Luther, dans le sacrement un remède à l’anxiété de la conscience et un gage de salut, car la certitude du salut est d’un autre ordre, purement spirituel ;

c. Allons-nous rompre la concomitance et prétendre avec les anabaptistes que les sacrements sont des signes qui viennent seulement mettre leur sceau à un processus intérieur de conversion qui s’est accompli sans eux ? La logique de la position zwinglieune irait assez dans ce sens : le sacrement étant un rite facultatif, à l’usage des adultes et spécialement des faibles, dont on use ou n’use pas en corrélation avec ses besoins religieux intimes (cf. C. R., iii, 126, 29). Cependant les anabaptistes, tout en dissociant du baptême l’expérience spirituelle de la conversion, en étaient venus à attribuer au rite une valeur quasi magique et à faire reposer sur lui l’innocence et l’impeccabilité dont ils se plaisaient à doter les baptisés Zwingli condamne donc cette troisième opinion comme les précédentes, au nom de la suflisance de la foi. La foi est à elle-même sa lumière ; la confiance qu’elle implique est parfaitement consciente (ibid., 761, 8 sq.). t Si la foi n’est pas tellement parfaite qu’elle ait besoin d’être confirmée par un rite extérieur, elle ne mérite pas ce nom. Car le propre de la foi est de s’appuyer sur la miséricorde de Dieu avec une fermeté inébranlable » (ibid., 761. 26). Les sacrements, tels qu’on les envisage ici, sont donc superflus.

e) Pour leur garder une raison d’être, il faut remanier complètement la notion : « Disons que ce sont des signes ou cérémonies par lesquelles le sujet fait profession devant l’Église d’être le disciple ou soldat du Christ, et ils ont pour but de certifier ta foi à toute l’Église plutôt que de t’en donner la certitude à toi-même » (C. R., iii, 761, 22). Mais, en même temps que le croyant fait profession de foi devant l’Église, il s’engage à son égard, c’est-à-dire à l’égard de ses pairs, à vivre selon sa foi. L’Idée sous-jacente est, bien entendu, que la foi n’est pas seulement expérience religieuse, mais vie nouvelle comportant une obligation morale (cf. supra). Le Bekenntniszeichen est en même temps et par le fait même un Pflichtzeichen ou Verpflichtungszeichen. Zwingli l’illustre par une analogie empruntée aux coutumes nationales helvétiques. Le sacrement est le signe d’un engagement (Pflichtszeichen). De même qu’en cousant une croix blanche sur son vêtement, on signifie qu’on veut être de la Confédération et que, au jour anniversaire de Nâfcls. on rend grâces à Dieu de la victoire qu’il a donnée à nos pères et manifeste ainsi qu’on est de cœur un confédéré, de même quiconque reçoit le signe du baptême, atteste qu’il veut écouter ce que Dieu lui dit. apprendre ses ordonnances et vivre selon elles. El quiconque ensuite, lors ( « le la célébration) du Mémorial ou de la Cène, rend grâces à Dieu avec la Communauté, manifeste qu’il se réjouit de cœur de la mort du Christ, qu’il lui rend grâces à ce sujet ( Von der Tau/e…, C. R., iv, 218, 4). Plus encore que le baptême, la Cène

devient le signe de la solidarité spirituelle établie entre les chrétiens par la foi commune (cf. Vorschlag wegen der Bilder und der Messe, mai 1524 ; C. R., iii, 126, 1-15).

Cependant le signe n’est pas arbitraire. Pas plus qu’au membre individuel, il n’appartient à la communauté chrétienne de l’instituer ou de s’en servir à son gré. Son origine nous oblige à remonter au Christ, et ceci même rentre dans sa signification. Par là se réintroduit un élément d’objectivité. Déjà le caractère social du signe sacramentel va dans le sens de l’objectivation. Mais plus encore, rattachés au Christ, les sacrements évoquent une réalité historique passée, qui est sacrée, la mort rédemptrice qui nous a acquis le salut. Ils sont commémoraison, mémorial — et ce qui est vrai de la Cène, l’est aussi du baptême, signe de la rémission des péchés obtenue par la croix. Zwingli l’exprime avec force dans un texte qui est de 1524 : « Ce sacrement (de la Cène) est un testament (Testament oder V ermàchtnis). Le testament exige la mort du testateur ; c’est pourquoi la célébration de la première Cène a été suivie de la mort du Christ sur le Calvaire. D’où ce sacrement est signe et assurance du testament. Le testament lui-même est la rémission des péchés obtenue par le Christ dont nous sommes participants par la foi. Et ainsi, selon que la faim de l’âme et le renouveau de la fraternité chrétienne l’exigent, nous prenons aussi le signe et assurance du Testament » (C. R.,

, 126, 21).

Nous avons ainsi dégagé les trois éléments de la notion de sacrement chez Zwingli antérieurement à la controverse anabaptiste : profession de foi, attestation ou engagement public, symbole commémoratif. Durant les années suivantes, ces trois éléments ont sans doute évolué dans l’expression ; la priorité a pu appartenir tantôt à l’un, tantôt à l’autre, et un élément même a pu recevoir des valeurs diverses. Ainsi, à propos du second, on peut considérer l’engagement successivement du point de vue du sujet croyant et de l’Église à laquelle il adhère. Il ne s’agit la que de modalités diverses, correspondant aux phases de la polémique, ou au sacrement qu’elle met de préférence en relief (baptême avec les Tûufer, Cène avec Luther). Pour le reste, nous ne croyons pas, malgré Fritz Blanke, que la notion de sacrement chez Zwingli ait substantiellement évolué ; ou si elle a évolué, ce n’est pas dans le sens indiqué par cet auteur.

2. Interprétations modernes. La thèse de Fr. Blanke.

— Il soutient la thèse suivante (cf. Fr. Blanke, Zwinglis Sakramentsanschauung, dans Theologische Blàtler, 1931, n. 10, col. 283-290). Zwingli est tombé dans le subjectivisme par réaction contre l’objectivisme exagéré du temps, de quelque côté d’ailleurs qu’il émanât, de Luther ou des anabaptistes aussi bien que des « papistes ». Car dans ces adversaires, c’était au fond, pensait-il, l’opus operatum de la théologie latine qui revivait. Mais Zwingli a surmonté cette réaction. Dans les écrits postérieurs, là surtout où il parle en prédicateur et pasteur d’âmes plutôt qu’en polémiste, il suit une ligne de pensée plus biblique et redonne aux sacrements une part de la valeur qu’il leur avait d’abord soustraite. Il fait alors droit à ce qui fut la juste revendication de Luther et de Calvin, savoir que « les sacrements m’apportent quelque chose. Sans doute, les sacrements ne deviennent pas pour autant movens de grâce (Gnadrnmiltel), ce sont seulement des moyens représentatifs (VerantchauongtmtUel ) qui aident à percevoir la grâce ; s’ils ne « présentent pas le salut, du moins ils le « représentent » (I)nrslellung, nicht Dnrreirhung des lleils). Bref, l’idéa primitive de Zwingli, qui retenait surtout l’aspect subjectif des sacrements f Yrrpflichtnngs-und Bekenntniszeichen), serait complétée par une autre, qui

voit en eux des témoignages vivants, des représentations (au double sens de rendre présent et de représenter ) de Ja grâce. Fr. Blanke cite en preuve de cette interprétation : la Responsio ad Qusestiones de sacrainento baptismi (1530) (Sch.-Sch., vol. iii, p. 571 sq.), et surtout la Christianæ fidei expositio (même date) (ibid., vol. iv, p. 56-58), qui serait la contre-partie de la section De sacrementis du Commentaire. C’est la doctrine plus équilibrée de l’Expositio qui a passé grâce à Bullinger dans la Confessio Helvetica de 1536 (cf. Joh. Martin Usteri, Vertiefung der Zwinglischen Sakraments-und Tauflehre bei Bullinger, dans Theol. Studien und Kritiken, 1883, p. 730-758).

Critique. — Que penser de cette thèse ? Elle nous paraît forcée, et cela pour trois raisons : a) Les écrits polémiques de 1524-25 ne sont pas dénués, nous l’avons vii, de toute référence à la signification objective des sacrements. Si d’une part les sacrements sont des actes du sujet qui témoigne ainsi sa foi et s’engage au service de Dieu dans l’Église, il est aussi vrai, et par le fait même, qu’ils se réfèrent à l’histoire du salut, et spécialement à la Rédemption accomplie sur le Calvaire ; ils contiennent ainsi une référence implicite aux institutions et faits de l’A. T. (ainsi le baptême est la circoncision des chrétiens ; la cène rappelle la Pâque juive). L’Expositio ne fait que mettre les choses au point, quand en quelques formules lapidaires elle précise : les sacrements sont des choses saintes et vénérables, vu qu’ils ont été institués par le Christ ; ils rendent témoignage du passé, selon la loi générale qui veut que « les lois, mœurs et instituts nous renseignent sur leurs auteurs et les circonstances de leur inchoation ; si le baptême signifie la mort et la résurrection du Christ, il faut que ces faits aient vraiment eu lieu » (Sch.-Sch., vol. iv, p. 56).

b) Les passages cités de la Responsio (art. cité, col. 288) et de l’Expositio n’ont pas la portée qu’on leur prête. Dans le premier texte, Zwingli évoque bien le mysterium baptismi, mais il ne fait que reprendre l’expression qui lui est imposée par Schwenckfeld ; en face des luthériens, il parlera de même de présence réelle, quitte à donner à ce terme une signification très atténuée (cf. injra). — Il explique lui-même ici dans quel sens il entend le mystère baptismal : le Christ a lavé l’Église de son sang ; de cette Église, spirituelle ou visible, est membre quiconque est baptisé (Sch.-Sch., vol. iii, p. 576). À ce titre, le baptisé participe à l’union du Christ et de l’Église que le baptême signifie sans l’effectuer d’aucune manière. Il y a lieu, dans ce texte et les semblables, d’éviter une illation dans le sens du réalisme, qui nous est peut-être naturelle, mais qui n’est pas dans la pensée de Zwingli.

On citera cependant l’Expositio : Auxilium opemque adjerunt fidei et la suite (Sch.-Sch., vol. iv, p. 57). Ce passage est caractéristique de la psychologie dualiste de Zwingli, qui admet un certain parallélisme entre les opérations de l’âme et celles du corps sans interaction réciproque ou concours direct (cf. C. R., viii, 236, 3 sq.). Plus précisément : de même qu’il y a une inclination de la chair vers le terrestre, dont le démon est complice, qui est une menace pour l’esprit, de même il existe un essor naturel de l’âme vers les choses d’enhaut, suscité par l’Esprit-Saint, auquel correspond dans la partie inférieure de notre être, pour mettre les choses au mieux, un monde de représentations favorables. C’est déjà beaucoup d’obtenir des sens, par la présentation d’objets dignes d’eux, qu’ils fassent diversion aux tendances mauvaises. Mais il y a plus : on peut de la même manière les solliciter positivement en faveur du bien, et c’est le rôle attribué aux sacrements, qu’ils partagent sans doute avec la parole, mais qui leur revient cependant à un titre éminent. Car avec

eux c’est tout l’homme sensible, ce sont les cinq sens qui sont comblés. Dans la Cène surtout, la Rédemption, le Christ leur est présenté sous les espèces du pain et de l’action eucharistique. Dès lors rien n’empêche — il s’agit seulement d’une causalité indirecte — l’esprit de vaquer à la contemplation des choses divines et de les goûter intimement (Sch.-Sch., ibid., p. 57, c. fin, ). Conclusion : « Les sacrements sont comme des freins par où les sens, prêts à se livrer à leurs convoitises, sont rappelés et ramenés de façon qu’ils secondent (ou servent) l’esprit et la foi. » Il est entendu que sacrements et loi, comme sens et esprit, appartiennent à deux mondes différents dont l’un ne peut agir directement sur l’autre.

Dans ce passage, Zwingli développe le symbolisme des sacrements pris dans leur rapport au sujet, en vue d’exploiter leur valeur pédagogique ou psychologique, comme auparavant il avait en vue leur valeur morale. Celle-là cependant n’est pas telle qu’on puisse parler à aucun titre d’une causalité même dispositive des sacrements ; en d’autres termes, si favorable que soit leur action à l’essor de l’âme vers les réalités spirituelles, ils ne déterminent pas des dispositions qui influent positivement sur la réception de la grâce. Celle-ci relève de la nature spirituelle du moi et de la touche de l’Esprit qui est souverainement libre et agit directement sur l’âme. Mais plus encore : l’action psychologique des sacrements est une chose, l’octroi ou collation de la grâce par le canal des sacrements ou à l’occasion de leur usage rituel en est une autre. Fr. blanke paraît confondre les deux moments : il interprète la majoration d’objectivité vers laquelle nous conduit Zwingli au sens du don surnaturel de la grâce (dass mir etwas widerfâhrt), alors que Zwingli raisonne en humaniste du rôle éducatif des sacrements et en développe le symbolisme selon la ligne qui a toujours été la sienne (cf. Wer Ursache gebe, déc. 1524 : « Nos yeux aussi veulent voir ; sinon le Christ n’aurait pas institué le baptême et la Cène. C. R.. iii, 411, 16).

W. Niescl, qui critique la thèse de Fr. Blanke, pense un peu différemment (cf. Zwinglis i spùtere » Sakramentsanschauung, dans Theologische Blaller, 1932, n. 11, col. 12-18). « Les sacrements ne sont pas des instruments de Dieu, mais des instruments de la foi. Que Zwingli concède que la foi, pour renforcer son assurance (zu seiner Sicherung), ait à user de tels moyens extérieurs est une correction de sa doctrine précédente. Ceci, Blanke l’a bien vu. Mais c’est seulement une correction, et non un remaniement de portée générale » (art. cité, col. 15). Dans le texte de l’Expositio, il n’est pas question d’assurance de la foi — celle-ci est d’un autre ordre et ne dépend que de Dieu (voir les attestations formelles de Zwingli, Annot. in Ex., Sch.-Sch., vol. v, p. 244 ; Von der Taufe, C. R., iv, 226, 31) — mais seulement de la contemplation de la foi (adiuvant ergo fidei contemplationem sacramenta). Dans ses dernières années, Zwingli a parfait ses vues sur la psychologie de la foi en fonction du platonisme qui semble avoir exercé sur son esprit un empire toujours plus grand. L’âme, prisonnière des sens, doit s’en évader pour contempler les réalités de l’au-delà. Cette contemplation est le fait de la foi ; dans la mesure où les sacrements en disciplinant les sens concourent à cette évasion, « ils aident la contemplation de la foi. Mais ce n’est pas à dire que par eux le monde même auquel la foi a affaire, la réalité divine, se rapproche de nous et s’incline vers nous par un don de grâce. Il s’agit donc toujours, selon la ligne antécédente, d’ « interprétation » de l’histoire, et non d’irruption de Dieu dans l’histoire (Deutung der Ceschichte, et non : Einbruch in die Geschichte, W". Kôhler, cité plus haut). En définitive, Zwingli se passe de toute médiation, de quelque ordre que ce soit, parole ou sacrement.

c) Nous sommes confirmés dans ce sentiment par la lecture du De Providentiel (1530), qui est contemporain des écrits cités et auquel eux-mêmes renvoient. Les sacrements sont en marge de l’économie du salut, qui comporte : élection, foi et œuvres. Ancrée sur l’élection et œuvre immédiate de l’Esprit de Dieu, la foi possède par rapport aux sacrements une priorité. Ainsi, chez le croyant, la foi préexiste à l’administration du baptême : et sic adfuit (ides quæ luce ac dono spiritus data est, antequam sacramento initiaretur (Sch.-Sch., vol. iv, p. 119-120). C’est son caractère de don gratuit et purement spirituel qui lui vaut ce privilège : « La foi étant un don de l’Esprit divin, il est clair que l’Esprit a agi avant que les gestes extérieurs et symboliques ne soient accomplis » (ibid.. 117). Tout autre ordre ferait injure à l’Esprit. Quelle est donc la fonction de ces symboles ? Annoncer et signifier : la Providence divine en a ainsi disposé en toute suavité que soient présentés à nos sens comme des ombres et des reflets (timbras quasdam ac species) des réalités spirituelles (ibid., c. fin.). Sans doute, la foi entre en jeu à cette occasion, mais elle n’en est pas renforcée, elle demeure constante : Quibus durn exercetur fides, nimirum ea exercetur quæ prius adfuit (ibid., c. med. ; cf. C. R., v, 500. Il ; 673, 14 : At illam dudum ederat).

Ainsi Zwingli dissocie complètement le symbole et la réalité salvifique (signum et res) — celle-ci est décidément d’un autre ordre ; et il manifeste cette disruption en excluant tout synchronisme entre sacrements et foi. La foi, qui relève de l’élection divine et puise en elle toute sa substance et sa certitude, précède ; et si ce monde spirituel trouve un double de soimême dans le symbolisme sacramentel, celui-ci a seulement pour but d’orienter nos esprits vers l’objet transcendant qui est la seule réalité : cf. Rép. à Eck (1530), Sch.-Sch., vol. iv, p. 36 : Prædicant enim (sacramenta) salulem a Deo datam, sensus hue convertunt et subinde fidem exercent quam et proximo pollicentur. Le réalisme sacramentel est ici à son niveau le plus bas : c’est l’aspect métaphysique de la question, qui relègue les sacrements au rang des ombres et des figures.

Conclusion. — Finalement : la doctrine sacramentaire de Zwingli est portée par le mouvement de sa pensée théologique. Au début, tandis qu’il est sous l’influence d’Érasme et de Luther, il est enclin à admettre, au moins provisoirement et en restreignant l’affirmation au cas des « faibles » (cf. C. R., ii, 143, 18 ; m, 127, 18 ; viii, 86, 3), que les sacrements sont sceaux et gages de la grâce de Dieu (entendue au sens de faveur de Dieu qu’il nous témoigne en vertu de la réconciliation opérée sur le Calvaire) : cf. C. R., ii, 143, 16 sq. ; ni. 126, 25 ; viii, 236, 11, et textes cités infra à propos de l’eucharistie. H laisse tomber ensuite cet élément pour ne retenir que l’aspect commémoratif ou symbolique des sacrements, d’où dérive l’aspect social et moral : cf. Qu. de sacr. bapt. : Et rursus soient ipsis sacramentis et symbolis urgere ad id quod symbolis significatur. Sch.-Sch., vol. iii, p. 575, xx. Aussi bien le rite sacramentel ne prend-il toute sa valeur que dans l’Église, au sein de l’assemblée chrétienne où il s’accomplit (cf. C. R., v, 645, 31 : Sed parvum non est, hoc in ecclesia Christi fecisse), et entre les membres de qui il resserre l’unité. Zwingli a ici en vue les fêtes commémoratives fie l’Ancienne Loi ; par l’effet de son universalisme spiritualiste, la distinction entre les deux Testaments s’estompe (cf. C. R., v, 570, 9 ; 649, 10). Il pense aussi aux cérémonies civiques et patriotiques (cf. C. H., iv, 670, 25 sq.) »

De toute manière, de la définition du sacrement : sacra ; rci signum », il ne reste que l’élément générique : le signe — ou sinon il faut l’entendre au sens de fartée gratiee signum : Sch.-Sch., vol. iv, p. 11. Et c’rsi

DICT. DE THÉOL. CATII0L.

sans doute la raison pour laquelle Calvin qualifiait la doctrine sacramentaire de Zwingli de < profane ». Dans la suite Zwingli développe le symbolisme en fonction d’une conception platonicienne de la foi ; il fait fond sur l’opposition métaphysique (plus encore que morale) de la chair et de l’esprit. Les sacrements s’insèrent dans ce dualisme ; par leur inlluence bienfaisante, ils font diversion aux tendances des sens et secondent l’essor de l’âme ; ils agissent bien sur le sujet, mais le don objectif de la grâce n’est pas dans la perspective. On se meut dans la ligne du subjectivisme religieux, et aucun progrès n’est fait vers plus d’objectivité surnaturelle (malgré Blanke). De l’opinion luthérienne partagée un moment par Zwingli : le sacrement non seulement signe, mais sceau et gage de grâce, il ne reste dans cette dernière période que la comparaison de l’anneau nuptial que l’Époux divin laisse en gage à son Église (Sch.-Sch., vol. iv, p. 56, 4a ; cf. C. R., iv, 858, 3). Encore cette image est-elle imposée à Zwingli par la lettre d’Honius (cf. infra).

Nombre des sacrements.

En complément, indiquons

brièvement la position de Zwingli en face du septénaire catholique (cf. Ausleyung der Schlussreden, art. 18, C. R., ii, 122, 19 sq. ; 125. 26 sq. ; art. 50-56, ibid., 363 sq. ; Commentaire, sect. 12, C. R.. iii, 723 sq. ; sect. 16, ibid., 762 ; sect. 20 et 21, ibid., 823 sq.).

1. Il ne retient des sept sacrements que le baptême et la cène, qui ont été institués par le Christ (C. R., ii, 124, 13), encore que, nous l’avons vii, le terme même de sacrement soit écarté, même à leur sujet. L’institution divine est sans doute le critère décisif en matière sacramentaire (ibid., 19). À propos des autres composants du septénaire, Zwingli s’appliquera à montrer qu’ils ne sont pas fondés en Écriture, qu’ils remontent à des usages ecclésiastiques (pratique du catéchuménat ou de l’instruction des baptisés, usage tardif des onctions). Mais une autre considération joue aussi, empruntée non plus à l’origine, mais à la nature même des sacrements. Sacrement est devenu dans le langage zwinglien synonyme d’initiatio, rite comportant pour le sujet une obligation. Or il n’y a, à proprement parler, que le baptême et la cène qui traduisent les obligations du sujet au regard de l’Église : soit sous forme inchoative (accipimus in baptismo symbolurn). soit par la profession publique de la foi (cœna dominica damus experimentum, C. R., iii, 761, 34-5) : « Les autres sacrements sont plutôt des cérémonies ; ils n’ont pas la vertu d’obliger dans l’Église du Christ (nihil enim initiant in ecclesia dei) » (ibid., 38). Le symbolisme, ou mieux, le schématisme sacramentel zwinglien entraîne donc une réduction du nombre des sacrements. Ayant perdu une partie de son contenu, la notion de sacrement n’est plus assez riche et vaste pour embrasser une diversité de rites salutaires.

2. À la suite du baptême et de la cène, Zwingli assigne une place d’honneur au mariage. Dans les Schlussreden, il le compte comme sacrement, C. R., ii, 126, 18 ; dans le Commentaire, tout en déclarant honorer le mariage comme « une chose très sainte », il est moins afiirmatif, C. R., iii, 762. 31 ; 825, 2. C’est que le mariage n’est pas une initiatio, mais une alliance pour la vie (fœdus vitœ), C. R., iii, 762, 24. Zwingli maintient cependant le symbolisme paulinien, qui illustre les rapports de l’Église et de son Époux divin tels qu’il les conçoit. Ainsi la note ecclésiologique s’affirme ici encore (notez que, dans le Commentaire, la section De Ecclesia prélude au De sacramrntis, C. H., iii, 7.">7, 8).

3. Zwingli reproche à Lut lier de n’être pas assez radical au sujet de la oon/auton (C. R., v, 7l6, 1). Aussi une part de ses attaques contre l’institution vaut-elle contre les luthériens (C. R.. ii, 393 sq. ; iii, 724, 2 ;

Y.

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v, 758, 1). Son spiritualisme ne s’accommode que de la pénitence et de la foi ou confiance en la rémission des péchés acquise par le Christ, dispositions qui n’ont nullement besoin de s’extérioriser, mais s’expriment dans le cœur à cœur avec Dieu (C. R.. ii, 404, 3 ; m, 738, 22 sq.). Cependant cette solution est, dans la pratique, tempérée par d’autres considérations plus pastorales et plus humanistes à la fois : Zwingli envisage le cas des « faibles » qui n’ont pu s’élever encore à cette foi en Jésus-Christ ; à leur intention, comme aussi à raison de sa valeur psychologique (C. R., ii, 396, 20), il retient la confession ou simple titre d’aveu destiné à susciter conseil et prière. Le pasteur d’âmes ou l’Ancien remplit ici seulement, comme dans l’extrême-onction, un devoir fraternel. De « pouvoir des clés » il ne saurait être question ; celui-ci est assimilé tantôt à la parole annoncée, à l’Évangile, tantôt à la foi elle-même (C. R., H, 373 sq. ; iii, 723, 21 sq. ; cf. P. Wernle, Zwingli, p. 193). L’absolution des péchés est le prix de la foi : c’est ce que l’Écriture nomme délier. Inversement, qui refuse de croire reste dans le péché (lier). « La parole, sous forme de médiation humaine, est bonne pour nous instruire, mais notre conscience ne peut jamais être apaisée par une parole d’absolution, à moins que l’Esprit de Dieu n’ouvre nos cœurs à la parole » (C. R., ta, 740, 9).

4. Quant à la confirmation et à Y extrême-onction, Zwingli se plaît à les dépouiller du caractère sacré qui est afférent au rite de l’onction. Celle-ci est une invention humaine, qui va de pair avec le sacerdotalisme que Zwingli s’applique à éliminer (C. R., ii, 122, 19). Il est faux que la confirmation évoque « la venue ou le don du Saint-Esprit » (ibid., ii, 124, 3) ; elle a plutôt valeur d’instruction pour les fidèles baptisés en bas âge (C. R., iii, 823, 22). À ce titre, elle mérite d’être retenue comme élément de formation religieuse, allant de pair avec le baptême des enfants. Zwingli s’oriente vers une voie semblable à celle que Bucer suivra à Strasbourg (réunions bisannuelles d’enfants à Zurich, sortes de catéchismes) (C. R., ii, 123, 25).

En s’appuyant sur Jac, v, 14, Zwingli réduit l’extrême-onction à une simple « visite amicale chez les malades » (C. R., ii, 125, 26 ; iii, 824, 1).

5. De Vordre, il exclut qu’il imprime un caractère ; ce n’est qu’un rite d’institution des ministres de la parole. Il ne dénote même pas un office permanent, mais seulement une fonction, et dure autant que celle-ci (C. R., iii, 824, 8 sq.). Dans la réponse à Strauss cependant, l’ordre, entendu comme « imposition des mains réservée à ceux qui sont ordonnés pour l’office de la prédication », est rangé à la suite du baptême et de la cène parmi les « cérémonies » que mentionne le Nouveau Testament (c.-à-d. d’institution divine) (cf. Antwort ùber Slraussens Bûchlein, C. R., v, 528, 1).

Conclusion. — Finalement, ce texte de V Auslegung der Schlussreden résume assez bien l’opinion de Zwingli sur le septénaire : « Nous savons que le baptême, le corps et le sang du Christ (la cène), le mariage ont été institués par Dieu, que le pardon des péchés est fondé sur la parole de Dieu, que la confirmation et l’extrêmeonction sont une œuvre amicale, en usage parmi les hommes, mais qui occupe un rang subsidiaire. L’onction vaut moins que la prière, et la confirmation avec le chrême, moins que la parole de la foi » (C. R., n, 126, 17).

II. le baptême.

1° Les thèmes de la controverse.

— La doctrine de Zwingli sur le baptême a un caractère polémique très marqué. Elle est tournée contre la secte des anabaptistes qui s’était fondée à Zurich et à Waldshut, fin 1524 - début 1525. Une première dispute eut lieu le 2 février 1525, suivie bientôt d’une seconde (20 mars). La section De baptismo du Commentaire date de cette période (mars 1525) (C. R., iii,

763 sq.). Elle renvoie sur la fin (ibid., 773, 24) à un opuscule que Zwingli se proposait de rédiger sur le baptême des enfants. C’est le Von der Taufe, von der Wiedertaufe und von der Kindcrtaufe, couramment appelé Taufbùchlein (mai 1525), C. R., iv, 188 sq. Cependant Hubmaier, un disciple de la première heure qui avait fait défection et fondé une communauté baptiste à Waldshut, lança son Von dem christlichen Tauf der Glâubigen (Il juillet 1525), dont Zwingli n’eut connaissance qu’en octobre. Hubmaier, devenu le coryphée intellectuel de la secte, y exposait les thèses baptistes (cf. analyse dans A. Baur, ii, 141 sq.). Zwingli reprit aussitôt la plume et rédigea sa réponse : Antwort ùber B. Hubmaiers Taufbùchlein (5 novembre 1525), C. R., iv, 577 sq. On était alors à la veille de la troisième dispute (6-8 novembre), qui réunit les éléments baptistes locaux (Blaurock, Manz et Grebel) et Zwingli avec les siens (Léon Jud et Grossmann) et prit pour base les conclusions du Taufbùchlein de Zwingli. Si l’on ajoute à ces opuscules le In catabaptistarum strophas elenchus, qui est plus tardif (août 1527) (C. R., vi, 1 sq. ; cf. A. Baur, Zur Einleitung in Zwinglis Schrift In Catabaptistarum Strophas Elenchus, dans Zeitschr. fur Kirchengeschichte, x, 1889, p. 330) — ainsi que, en épilogue, la réponse à Schwenckfeld, Qusestiones de sacramento baptismi (1530), Sch.-Sch., vol. iii, p. 563 sq., on aura une idée de l’activité littéraire de Zwingli suscitée par la controverse anabaptiste.

Pour mieux apprécier la portée de ses arguments, il faudrait assurément connaître la doctrine qu’il combat (cf. J. M. Usteri, Darstellung der Tauflehre Zwinglis mit besonderer Berùcksichtigung der wiedertâuferischen Streitigkeiten, dans Theol. Studien und Kritiken, 1882, p. 205-284 ; E. Egli, Die Zuricher W iederlâufer, 1878 ; W. Kôhler, Die Zùrcher Tâufer, dans Cedenkschrift zum 400jâhr. Jubilâum der Mennoniten, 1925, p. 48 sq. ; L. von Murait, Zum Problem : Reformation und Tàuferlum, dans Zwingliana, t. vi, 1934, p. 65 sq.).

— Disons d’un mot qu’elle ne différait guère de celle des baptistes d’aujourd’hui : l’accent est mis sur la prédication et la foi, qui sont préliminaires au baptême (d’où l’exclusion du baptême des enfants). Le baptême suppose la conversion intérieure et y met le sceau, à telle enseigne que le baptisé jouit d’une sorte d’impeccabilité. Le baptême est donc conçu comme une profession de foi publique, qui engage à une vie sainte. Mais il y a plus : au dire de Zwingli, les anabaptistes croyaient que dans le baptême Dieu t fait quelque chose de nouveau » (etwas neues tue). Bref, nous étions reconduits à l’opus operatum des « papistes ». Mais l’anabaptisme n’était pas seulement une doctrine : c’était une secte et des plus dangereuses (seditio est, faclio, hæresis, non baptismus, C. R., iv, 189), et si Zwingli le prend à partie, c’est moins par préoccupation théologique qu’à raison des incidences ecclésiastiques et sociales du débat. N’étaient celles-ci, il eût sans doute toléré une doctrine à laquelle lui-même, il en fait l’aveu (C. R., iv, 228. 24), s’était senti naguère incliné. De fait, il existe une communauté de vues certaine entre les anabaptistes et Zwingli : de part et d’autre, le salut n’est pas attaché au sacrement, mais à l’acte intérieur ou foi du sujet (synonyme pour les baptistes de processus intérieur de conversion). L’eau du baptême ne purifie pas l’âme, c’est là pour Zwingli le trait essentiel, C. R., viii, 275, 5 : ce qui relève du signe extérieur et de son usage est secondaire (cf. ibid., 13) : Non est, inquam, ut tantopere de exteriori signo pugnemus. On s’accorde aussi à reconnaître que le sacrement est un signe de profession de vie chrétienne intégrale et comporte un engagement moral. En sus, les anabaptistes rejetaient, comme Zwingli continuera à le faire, les rites accessoires du

baptême (exorcisme, usage de la salive, du sel), qu’ils jugeaient entachés de superstition (cf. C. R., iv, 247, 8). Mais il y a plus : ils en appelaient à l’Écriture et étaient partisans d’un biblicisme strict, dont ils avaient trouvé le premier exemple chez Zwingli.

2° L’exégèse de Zwingli dans la controverse baptismale. — Par réaction, Zwingli prend ses libertés à l’égard du texte sacré et tombe dans l’arbitraire le plus absolu. Il constitue son dossier scripturaire, comme les anabaptistes le leur (il cite surtout : Marc, xvi, 15-16 ; Matth., iii, 1 ; xxviii, 19-20 ; Luc, iii, 7-8, etc. ; cf. C. R., iv, 231, 3), et il dispose des évidences adverses avec une désinvolture stupéfiante. C’est ainsi que, dans le Commentaire, il traduit baptiser par « enseigner » (C. R., iii, 763, 11 ; 770, 35 ; 771, 8). De môme, la finale de Matth. cesse d’être le commandement donné aux apôtres de baptiser (Taufbefehl), pour devenir une simple indication que les baptisés sont consacrés à la Trinité : par là on passe d’un genre littéraire (ordre) dans un autre (narration historique), et le sens de ce texte qui parlait en faveur de l’adversaire est énervé (C. R., iv, 234, 9 sq. ; 267, 11). Là surtout où l’exégèse de Zwingli s’avère inadéquate, c’est dans son incapacité de rendre raison du réalisme sacramentel de passages tels que Joa., iii, 5 et Rom., vi, 3. (A l’inverse, Zwingli s’appuie sur 1 Petr., iii, 21.) C’est sur ces textes que S. Augustin et Luther lui-même se fondent pour enseigner l’efficacité Intrinsèque du signe sacramentel : eau et parole constituant une unité. À l’opposé, Zwingli, qui dans cette controverse pèche visiblement en eau trouble, s’applique à disséquer les éléments du baptême, et il attribue à ce vocable une multiplicité de sens, au nom même de la philologie (à Hubmaier il reproche son ignorance des langues, C. R., iv, 601, 4).

Il distingue donc, comme totalement hétérogènes : le baptême d’eau ou simple ablution, signe extérieur conventionnel auquel cependant il attache la portée d’une obligation morale (anheblich pflichtend zeichen, C. R., iv, 240, 11 ; pflichlig zeichen, C. R., iv, 227, 28 ; 628, 21, 25), et le baptême de l’Esprit, synonyme de foi salvifique ou d’attraction de l’Esprit-Saint. À son tour le baptême de l’Esprit, intérieur, seul nécessaire au salut, a sa contre-partie extérieure dans le parler en langues (C. R., iii, 764, 35 sq.). Nous avons déjà dit que pour lui, dans l’Écriture, « baptiser » est parfois synonyme d’enseigner (lehren) : ainsi dans Joa., i, 16 ; m, 22 ; Matth., xxi, 25 ; Act., xiii, 4. On obtient donc au moins quatre sens (cf. C. R., iv, 219, 26), là où la Tradition et les anabaptistes eux-mêmes reconnaissent une unité. Mais Zwingli ne s’embarrasse pas de cette opposition à la Tradition : il déclare au début du Taufbùchtcin qu’il écrit à rencontre de « tous les maîtres qui « se sont trompés en bien des choses depuis le temps des apôtres (C. R., iv, 216. 15). En même temps, on le perçoit, cette interprétation arbitraire de l’Écriture a pour effet de rompre l’unité du baptême conçu comme sacrement ou mystère, et d’isoler artitlciellement la notion qui s’adapte le mieux au système zwinglien et qu’il restera à aligner sur l’ensemble de la doctrine sacramentairc telle que nous l’avons présentée. C’est ce que fait Zwingli, notamment dans le Commentaire (C. R., iii, 763 sq.).

Mais l’innovation la plus considérable, c’est sans doute l’assimilation forcée du baptême du Christ au baptême de Jean. C’est là une seule et même chose (ibid., iii, 765, 37 ; 768, 32 ; viii, 270, 21). Avec ce résultat que, de même que le baptême de Jean n’opérait rien, le baptême de Jésus n’opère rien non plus (C. R., iii, 766. 1). De ce chef, le baptême chrétien perd de son originalité, et Zwingli ne fait aucune difficulté à faire remonter à.Jean-Haptiste l’institution du baptême néo-testamentaire {ibid., 768, M<U.

Conclusion. — Cette assimilation est symptomatique. Elle nous révèle l’orientation de la pensée zwinglienne dans toute cette doctrine sacramentaire, qui est de chercher dans les sacrements de l’Ancienne Loi la clé de l’intelligence de ceux de la Nouvelle. Ce qui s’entend non pas, comme il serait juste, d’une préfiguration des seconds par les premiers, mais d’une copie servile des uns par les autres. La différence des deux Testaments s’estompe (C. R., v, 649, 10 ; Sch.-Sch. , vol. iii, p. 421), comme aussi entre les sacrements règne une sorte de schématisme (cf. C. R., iii, 342, 8, à propos de cène et baptême). Tout cela s’explique assez, dès lors que les sacrements sont réduits à n’être que de purs signes, du fait aussi que Zwingli ne saisit pas la nouveauté absolue de l’économie de grâce. L’historicisme le cède ici chez lui à un idéalisme philosophique qui, voyant dans les objets ou gestes sacrés des figures de la seule réalité divine, transpose à son gré, selon la méthode allégorique, et modifie même les perspectives historiques. Ainsi l’eau du baptême tient lieu de circoncision ; le baptême de Jésus ne diffère pas de celui de Jean ; le symbolisme pascal juif s’étend à l’eucharistie et suffit à en rendre compte, etc. Sur un point cependant Zwingli est servi par le système d’équivalences qu’il a établi : celui du baptême des enfants : le baptême étant le signe de l’Alliance, dont les nouveaux-nés ne sont point exclus (C. R., iv, 292 sq. ; 625, 13 ; 629, 1 sq. ; 641, 5 ; Sch.-Sch., vol. iii, p. 413 sq.).

Le baptême des enfants.

Les anabaptistes n’entendaient

pas rebaptiser les adultes, mais bien les baptiser, le baptême des enfants étant considéré comme nul et non avenu. Zwingli d’instinct maintient celui-ci, d’accord cette fois avec la Tradition, ce qui n’allait pas pour lui sans de graves difficultés :

a) il avait fait du baptême le signe d’un engagement moral que seuls peuvent contracter les adultes ; —

b) le baptême des enfants est constamment associé dans la Tradition avec le péché originel, et il inclut l’efficacité intrinsèque du signe sacramentel, dont la vertu efface la tache originelle — deux notions que Zwingli rejette également (cf. C. R., iii, 823, 25) ; —

c) les deux partis en appellent à l’Écriture, et il est entendu qu’elle seule doit dirimer la controverse. Or le Nouveau Testament est muet sur le point du baptême des enfants. Raison de plus pour recourir à l’Ancien, écrit Zwingli (C. R., iv. 325, 20). Il argue également de la pratique des apôtres {ibid., iii, 410, 28 ; viii, 273, 13 ; Sch.-Sch., vol. iii, p. 430. Voir cependant la réserve : C. R., iii, 410, 2). Si le Nouveau Testament ne se prononce pas sur ce sujet et ne témoigne ni pour ni contre le baptême des enfants (cf. Wer Ursache gebe, C. R., iii, 409, 15 ; Von der Taufe usiv., C. R., iv, 296, 1 sq.), celui-ci n’en paraît pas moins avoir été en usage dès les temps apostoliques, et il y a ici du moins un préjugé favorable (C R., iv, 298, 20). Ainsi Zwingli s’efforce de construire bibliquement le concept de baptême des enfants.

Mois, ainsi que le remarque J. M. L’stcri (art. cité, p. 228), son effort est aussi théologique. L’entreprise est ici d’autant plus méritoire qu’elle suppose de la part de Zwingli un véritable rétablissement, et le passage d’une conception purement morale du signe baptismal (Pflichlzeichen) à une notion proprement tbéologique (Rundeszeichen). Zwingli argue ici de la parité des deux Testaments, qui appelle le parallélisme circoncision-baptême (C. R., iii, 410, 5-2° ; iv, 628, 22 ; vm, 271, 10). Faute de quoi, il faudrait dire que les enfants nés sous la Nouvelle Alliance sont désavantagés (deterioris condition ! *) par rapport : ’i ceux qui mit vu le jour sous la première (cf. C. II., viii, 273. 3). I là sans doute son argument le piua fort (selon l’analogie de la foi). Il cite aussi dans ce sens Col., ii, 1 1

(cf. C. R., iii, 410, 13 ; viii, 271, 16), et Rom., iv, 11 (cf. C. R., viii, 273, 16). En fait, la promesse de Dieu est ferme, et elle vaut pour toute la postérité spirituelle d’Abraham, d’autant que la mort du Christ est intervenue qui a enlevé la condamnation qui pesait sur nous.

De ce chef, les enfants nés de parents chrétiens (les autres sont ici hors de cause) appartiennent déjà de droit à l’Alliance, et le baptême ne fait que sanctionner ce droit, en les y agrégeant positivement. Les enfants des chrétiens sont de Dieu, insiste Zwingli ; pourquoi donc ne recevraient-ils pas le signe des enfants de Dieu (argumentation imitée de Act., x, 47) : C. R., m, 411, 21 ; viii, 271, 40 ; 272, 23. Voir aussi le recours à I Cor., vii, 14 : C. R., viii, 272, 24. D’autant que la foi, celle des faibles s’entend, ne peut se passer de signe (unsere ougen wellend ouch sehenn) : à défaut de baptême, les parents chrétiens recourraient à la circoncision (C. R., iii, 411, 18). Ainsi il n’échappait pas au fin connaisseur de l’homme qu’était Zwingli combien les sacrements sont fondés en nature.

Dans l’Elenchus, Zwingli ajoute un troisième chef de considération, tiré de l’élection divine (Sch.-Sch., vol. iii, p. 424 sq.ï. En déplaçant l’accent de la foi subjective à l’élection qui ressortit à Dieu, il justifie la collation du baptême aux enfants dont on peut préjuger, du fait qu’ils naissent dans l’Église, qu’ils sont élus. Voir aussi Wer Ursache gebe, C. R., iii, 410, 27, où les sacrements sont appelés : « signes des élus de Dieu ».

D’autre part, la rétention du baptême des enfants n’est pas sans influer sur la conception que Zwingli se fait du sacrement de baptême.

a) À la faveur de cette pratique, il réintroduit dans le schéma sacramentel un élément d’objectivité : l’Alliance (Sch.-Sch., vol. iii, p. 413 sq.). Le baptême opère l’intégration au peuple de Dieu, à l’Église, par la vertu de l’Alliance (aus dcr Kraft des Bundes). C’est là le principe de la théologie « fédérale », développée par Calvin, qui associe à l’idée d’alliance l’octroi de la grâce.

b) En même temps, le baptême est soustrait aux vicissitudes de la foi personnelle, contrairement à ce qui advenait chez les anabaptistes. (Chez eux, l’administration du baptême présupposait que le néophyte fût déjà de quelque manière confirmé dans la foi et en donnât les preuves, si aléatoire que cela parût.) Le baptême est signe de l’élection, réalité toute divine, intemporelle, ou signe de la foi professée par la collectivité, foi indéfectible, s’il en est (soit foi professée publiquement par les parents, soit foi envisagée comme bien commun de l’Église). En même temps, Zwingli a répondu à l’objection selon laquelle de toute nécessité la foi doit précéder le baptême (d’après Marc, xvi, 16) : il suffit de l’entendre au sens de la foi de l’Église, comme dans le cas de la circoncision la foi d’Abraham précédait l’application du rite.

c) L’analogie vaut jusqu’au bout : de même que par l’octroi de la circoncision Dieu entendait se réserver la postérité d’Abraham, de même les enfants et leurs parents, car ils sont solidaires, encourent du fait du baptême certaines obligations, auxquelles seule une éducation chrétienne peut satisfaire (C. R., iii, 410, 23 ; 411, 24 sq. ; viii, 274, 15 sq.).

Par là même Zwingli inclut dans le baptême des enfants la doctrine, ce troisième élément réclamé par les anabaptistes, tandis qu’il remet à la cène la profession personnelle et publique de la foi, dont le signe a été reçu au baptême (C. R., iii, 411, 34 ; viii, 274, 31). Ici paraît son âme d’éducateur, qui tire du baptême des enfants une valeur nouvelle, pédagogique.

Conclusion. Portée de cette doctrine. — Ainsi la thèse du baptême des enfants permettait d’équilibrer une conception du sacrement qui tendait au spiritualisme

mystique, en y intégrant des valeurs d’ordre plus objectif, social et pédagogique. Alors que, pensant le baptême en termes de baptême des adultes, Zwingli était surtout attentif à l’Esprit, dont il convenait d’abord de sauvegarder la liberté, loin de l’enchaîner à un signe, quand il traite du baptême des enfants, il s’ouvre à une tout autre perspective, au terme de laquelle on aperçoit l’Église. Aussi bien, dans le différend avec les anabaptistes, était-ce la véritable notion de l’Église : secte ou Église faite pour la masse (Volkskirche), qui était en jeu. En recourant à l’Ancien Testament pour y découvrir un précédent du baptême, Zwingli y trouvait en même temps la conception de l’Église-peuple de Dieu, théocratie, qui correspondait parfaitement à ses aspirations et à l’organisation qu’il était en voie de donner à l’Église de Zurich. Ainsi, en défendant le baptême des enfants contre les anabaptistes, Zwingli faisait d’une pierre deux coups : il se débarrassait d’adversaires gênants et il poursuivait son œuvre de réformateur.

Mais, en même temps, un danger apparaissait à l’horizon : ce recours à l’Ancien Testament ne serait-il pas suivi d’une nouvelle offensive de légalisme qui, opérant au nom de la théocratie, ramènerait tout un système d’ordonnances et de prescriptions cent fois plus tracassières que celles qu’on venait d’abroger ? Et le baptême lui-même, en incorporant à l’Église et en inaugurant les obligations du sujet, ne ferait-il pas peser sur celui-ci un fardeau nouveau ? La suite de cet article donnera réponse à cette question. Pour l’instant, reconnaissons que nous sommes ici à l’articulation des deux aspects de la pensée zwinglienne : un individualisme mystique, qui se passe du baptême comme de tout signe ou rite extérieur (cf. C. R., iii, 411, 7), et une idéologie théocratique empruntée à l’Ancien Testament, qui tend à réaliser sur terre le peuple de Dieu avec ses lois et ses ordonnances.

Or, comme le remarque P. Wernle, « ces deux concepts se rencontrent seulement en un point : dans la dépréciation du baptême. Le croyant fervent n’en a pas besoin, et le membre du peuple de Dieu ne peut le considérer que comme une étiquette politique, une sorte de serment civique, qui oblige à l’observation des vertus chrétiennes. C’est là, bien entendu, quelque chose de tout à fait différent du baptême dont fait mention le Nouveau Testament ; en conséquence, Zwingli se voit obligé de fausser le sens de presque tous les passages néo-testamentaires sur le baptême et de leur enlever leur valeur, ce qu’il fait d’ailleurs avec une assurance vraiment surprenante. Par là s’explique le préjugé singulier qui lui fait assimiler le baptême du Christ au baptême de Jean. Cette assimilation revient à enlever au premier sa valeur religieuse : sa thèse signifie à peu près ceci, que le Christ n’a pas institué le baptême et n’a pas baptisé ses disciples, que le baptême n’a rien de spécifiquement chrétien. Il n’en demeure pas moins pour Zwingli une coutume chrétienne qui a son prix, étant d’institution divine, mais toujours, évidemment, comme cérémonie politique, comme signe civique ( Biirgerzeichen) chrétien, et non pas comme acte religieux, ayant une signification quelconque pour l’individu. Fidèle à sa conception sacramentaire d’ensemble, Zwingli a ici pousse la logique jusqu’au bout, il a détaché le baptême de l’économie du salut et l’a réduit au rang de signe de la théocratie. D’où, en conclusion, l’analogie de la circoncision juive. Dans le Nouveau Testament, Zwingli ne pouvait pas, sinon avec peine, découvrir cette valuation théocratique du baptême ; pour l’Ancien Testament, en revanche, et son Église-Peuple de Dieu (Volkskirche), tout va de soi, et les enfants, bien entendu, font partie de l’institution » (P. Wernle, Zwingli, 1919, p. 208).

/II. l’eucharistie. — La doctrine eucharistique de Zwingli est-elle d’une seule venue ? Et comment l’apprécier ? Cette question a reçu des réponses diverses et la solution dépend sans doute en partie de la méthode adoptée. Il nous paraît que le plus sûr est d’abord (1°) de considérer cette doctrine telle qu’elle est fixée dans les principaux ouvrages de Zwingli ; puis (2°) de remonter et de la saisir à l’origine ; après quoi (3°) nous envisagerons les derniers développements qui gravitent autour du colloque de Marburg (1529). Celui-ci a été commémoré en 1929 par luthériens et calvinistes, qui se sont retrouvés, après quatre siècles écoulés, dans une position semblable à celle de Luther et de Zwingli et de leurs partisans : alors, comme jadis, il fallut renoncer à la célébration commune de la cène. Aussi l’examen de cette doctrine a-t-il un intérêt supplémentaire d’actualité. D’autre part, si la distance entre Zwingli et Luther devient surtout sensible sur le point de la cène, c’est que les thèses spiritualistes du premier se trouvent ici portées à leur maximum de tension : c’est donc à une épreuve de force qu’est soumis ici tout son système. Et c’est dans cette perspective élargie qu’il convient d’insérer les ouvrages et péripéties que nous allons brièvement repasser. Leur étude complète exigerait du moins un regard sur les innovations liturgiques de Zwingli : elles achèvent de faire saillir et elles illustrent les implications de la doctrine (cf. Joh. Bauer, Einige Bemerkungen iiber die àltesten Zùricher Lilurgien, dans Monatschrifl fiir Gollesdiensl und kirchliche Kunst, xvii, 1912, fasc. 4-6 ; et la notice de V. Kôhler, C. R., iv, p. 1-9. Quant aux œuvres, cf. De canone missæ epichiresis (29 août 1523), C. R., il, 552 sq., avec YApologia (9 octobre 1523), ibid., 617 sq. ; Vorschlag wegen der Bilder und der Messe (mai 1524), C. R., iii, 114 sq. ; et surtout : Aktion oder Brauch des Nachtmahls (mars-avril 1525), C. R., iv, 13 sq.). Une simple référence suffira, qui donne le ton et le cadre de ce qui suit : « nous espérons à la Pâque prochaine (1525) pouvoir accomplir le rite chez nous de la manière suivante : Nous dresserons une table, placerons le pain et le viii, et dirons que par ce sacrement grâces sont rendues (à Dieu) et les chrétiens sont unis entre eux » (Lettre à Franz Lambert, C. R., viii, 277, 4 ; cf. ibid., v, 599-602 ; 726).

Ouvrages eucharistiques.

1. La 18e des Schlussreden

(Auslegung der 67 ScMussreden, juillet 1523) est dirigée contre la messe, renouvellement du sacrifice du Christ. Zwingli fait ici cause commune avec Luther ; tout au plus une variation d’expression s’accuse-t-elle entre eux. Luther parle de « testament », Zwingli de « mémorial » (Wiedergedàchlnis, C. R., ii, 137, 32 sq.), le premier insistant davantage sur la réalité ou gage que le Christ nous laisse de la Rédemption accomplie, le second sur l’acte par lequel la communauté assemblée en son nom commémore le bienfait du Calvaire. Cependant, dans cet écrit initial (plus rarement dans la suite, cf. cependant l’image de l’anneau nuptial, C, R.. iv, 858, 3), Zwingli ne refuse pas de voir dans le sacrement (C. R., ii, 122, 5), et spécialement dans la cène, un signe sûr ou sceau » (ibid., cf. C. /{., ii, 125, 7 : « signes ou gages » ) de la rémission des péchés, du moins pour les faibles. Cette clause est essentielle : « Quand ils croient fermement que le Christ les a racheté ! sur la croix et dans cette conviction mangent sa chair et boivent son sang, reconnaissant Qu’ils leur sont donnés en assurance de salut, Irurs péchés leur sont pardonnes, comme si le Christ était mort sur la croix peu de temps auparavant’(ibid., 127. 22). C’est là sans doute, de tous les traités eucharistiques de Zwingli, le passage le plus réaliste. Voir aussi Ibid., 143, 16 sq. Ailleurs il a soin de dissocier du rite eucharistique les fruits de la rédemption acquis à la foi (cf. Arnica Exegesis,

C. R., v, 673, 14 : At illam dudum ederat, cum filio Dei flderet, et Antwort iiber Straussens Bùchlein, ibid., 500, 10 : Dann das næhtmahl ist nit zuo ussbreiten des gloubens oder meren yngesetzl, etc.).

Mais si Zwingli et Luther sont unanimes à condamner la messe, la pensée sacrificielle est néanmoins plus présente à l’esprit du réformateur suisse que de l’allemand. On peut dire avec P. Wernle (Zwingli, p. 61 sq.) qu’entre eux ils se sont partagés les deux aspects de la tradition : sacrifice et sacrement, exception faite, bien entendu, des déviations qu’ils leur ont fait subir. Qu’est-ce donc que la cène pour Zwingli dans les ScMussreden ? « Une action de grâces intime pour le bienfait et un mémorial de la Passion humiliante (du Sauveur) qui nous a réconciliés avec Dieu, ce qui ne saurait manquer de combler de joie le fidèle, au point qu’il ne sache exalter et glorifier assez la munificence de Dieu » (C. R., ii, 137, 20). C’est là une constante de la pensée zwinglienne en la matière : mettre l’accent sur le caractère joyeux et fraternel de la cène. Zwingli rencontre ici des valeurs chrétiennes authentiques ; il peut d’ailleurs s’appuyer sur le terme d’eucharistie ou de synaxe, synonymes d’actions de grâces et d’assemblée fraternelle (cf. C. R., iii, 775, 20 ; 807, 11).

Ici, comme quand il s’agit du sacrement en général (cf. supra, col. 3812), la philologie semble lui donner raison. Cependant, chez Zwingli, le mémorial de la Croix du Christ, perdant tout réalisme, ressemble à une fête liturgique quelconque (cf. C. R., v, 661, 12) ; bien plus, il tend à être assimilé à une fête du souvenir civique ou patriotique (cf. C. R., iv, 218, 6) ; et s’il reprend son sens religieux, c’est seulement comme repas de communion fraternelle. Ce trait n’est pas encore accusé ici. En revanche les Schlussreden contiennent une longue digression sur le ch. vi de saint Jean, qui amorce les développements futurs (C. R., ii, 142-3). « Voyez donc, conclut-il, le corps et le sang du Christ ne sont pas autre chose que la parole de la foi, savoir que son corps immolé pour nous et son sang répandu pour nous nous ont rachetés et réconciliés avec Dieu ; ai nous croyons cela fermement, notre âme est nourrie et abreuvée de la chair et du sang du Christ » (ibid., 143, 11). L’interprétation symbolique s’annonce. Quand ce texte aura évincé tous les autres et subi l’attraction du système zwinglien, elle sera acquise.

Dans la lettre à Wyttenbach (15 juin 1523 ; C. R., vm, 84 sq.), Zwingli nie la transsubstantiation ; il se prononce contre la sainte Réserve (ego pulo eucharistiam in usu tantum esse et, si usus absit, abesse etiam eucharistiam, viii, 87, 3), exalte la foi au détriment du sacrement (ibid., 86, 23 sq. ; 87, 20). Il n’y a de présence réelle que pour la foi : Zwingli le manifeste à l’aide d’une figure. De même qu’il but frapper la pierre pour en faire sortir le feu, « le Christ n’est contenu sous l’espèce du pain que si on l’y cherche p ; « r la foi ; bien plus il est mangé, mais d’une manière admirable que le fidèle ne doit pas scruter anxieusement » (ibid., 88, 7 sq.). Zwingli déclare s’exprimer librement ; cependant il ne va pas jusqu’au bout de sa pensée : À duc multa sunt, quar coram fortasse Irmpestii’ius comme ntaremur quam literis… (ibid., 88, 19). On peut présumer qu’il s’agit ici de développements concernant V interprétation symbolique vers laquelle, nous le pensons, Zwingli s’orientait dès cette période.

2. Dix-huit mois cependant devaient encore s’eioiiler avant qu’il la proposât ouvertement. Dans 1rs traités de cette seconde période que nous niions succinctement passer en revue (et auxquels il taul | oindre In lettre à Franz Lambert et aux Strasbourgcois, C. R.,

vin, 275 sq.) » la doctrine amorcée en 1523 prend son expression définitive et aucune ambiguïté n’est plus permise : Zwingli s’attaque à toutes les formes du réalisme eucharistique, catholique ou luthérien, môme à la forme tempérée où le mysticisme domine (Érasme).

Manifestement il a en vue ce que nous appellerions les déformations de la présence physique du Christ. Quoique, d’après W. Kôhler (Zwingli und Luther, 1923, p. 89, note), il connaisse des courants spiritualistes même dans le catholicisme, il est clair qu’il s’en prend à la manducation capharnaïtique du corps du Christ (C. R., iii, 780, 16 ; 789, 3 ; 791, 15, et passim). À l’opposé, il a beau jeu de soutenir la manducation spirituelle (C. R., iii, 339, 22, et passim). Par ailleurs, il se prononce contre la manducation sacramentelle (sacramentalis esus partis et oini : cf. C. R., iii, 343, 3 ; 352, 1). L’interprétation figurée lui permet de donner un sens plausible aux paroles de l’Institution ; cependant, à la différence d’Œcolampade (C. R., iv, 885 ; 858, 30), son attention se concentre moins sur les espèces, symbole du corps et du sang du Christ, que sur l’action ou le geste rituel lui-même (C. R., iii, 345, 27 : hoc enim, quod nuncfacereiubeo ; ibid., 40 : Hoc convivium significat, et surtout iv, 903, 17). C’est de lui, à proprement parler, que s’entend le Hoc est corpus meum. Voir cependant l’expression : symbolicus partis employée comme substitut du terme « sacrement » (du corps du Christ) (C. R., iii, 803, 28 ; 807, 21 ; 809, 9 ; iv, 493, 6 ; v, 645, 24 : symbolicus potus, etc.).

Mais il y a plus : Zwingli est également en réaction contre une fausse pratique sacramentelle catholique qui dissocie la réception de l’eucharistie de la vie morale du chrétien, de son comportement de membre du Christ, voire de son attitude civique (C. R., iii, 816, 25 ; iv, 858, 9 sq.). Ainsi, s’il entend faire ici œuvre de novateur, c’est en prenant la cène comme un élément de solidarité fraternelle, inscrite dans le terme de communio ou d’ecclesia (cf. C. R., iii, 348, 33 ; 801, 29 sq. ; 816, 25 ; 858, 9 sq. ; iv, 498, 12 ; 569, 3 ; v, 640, 23 ; 645, 32). L’accent se déplace donc du corps physique du Christ à son corps mystique (C. R., iii, 126, 5 ; 342, 15 sq. ; iv, 569, 23 ; 573, 13 ; v, 472, 2 ; 520, 22 ; 665, 4).

Cependant, à bien des égards, on peut considérer, dès la fin de 1524, l’opposition catholique comme surmontée (elle ne sera guère représentée dans la controverse que par Joachim am Grttt et Jakob Edlibach, C. R., v, 317 sq.), et Zwingli a désormais presque exclusivement en vue les tendances qui se dessinent au sein de l’évangélisme. Encore y a-t-il lieu de reconnaître avec W. Kôhler (Huldrych Zwingli, 1943, p. 181) une collusion entre les deux opinions : catholique et luthérienne, due en partie à la tactique de Jean Eck et du parti catholique : facteur non négligeable, car Zwingli dut ainsi doublement se défendre de « luthéraniser ». Cherchait-t-il un compromis avec l’opinion adverse, il voyait aussitôt se dresser l’ombre du catholicisme, entendez Vopus operatum, qui lui apparaissait comme le pôle opposé du symbolisme et à ce titre méritait avant tout d’être évité (C. R., v, 575, 13).

a) Dès la Lettre à Matthieu Alber (16 novembre 1524 ; C. R., iii, 322 sq.), il prend position en face de Carlstadt et de Luther (qu’il ne nomme pas). Il est désormais en possession de l’interprétation symbolique. Néanmoins, s’il sort de la réserve qu’il s’est imposée, il paraît encore mal assuré : « Encore que l’opinion que nous allons exposer nous plaise beaucoup, nous n’entendons rien définir, mais seulement avancer notre avis, afin que, si Dieu le juge bon, d’autres soient amenés à penser de même, grâce à l’Esprit qui nous enseigne tout » (C. R., iii, 342, 25).

Le texte de Joa., vi passe cette fois au premier plan ; il est pour lui « comme une avant-garde très forte et bien armée (ibid., 337, 4) ; « le bouclier par quoi nous pouvons éluder tous les traits » (ibid., 341, 31) ; « l’obstacle devant lequel s’arrêtent tous les efforts de ceux qui parlent du corps essentiel du Christ » (ibid., 14). Dans tout le passage du IVe évangile, il ne s’agit pas de manducation corporelle du Christ, mais seulement de la foi. Ainsi l’entendait aussi Luther. Mais Zwingli ne se contente pas d’une affirmation positive ; il entend donner à ce témoignage un sens exclusif (fides ergo opus est, quod beat, non corpus corporaliter edere, ibid., 340, 14). Aussi retient-il surtout le ꝟ. 63 : Caro non prodest quicquam (cf. ibid, , 341, 1 et passim). C’est par avance, dans la bouche même du Christ, le désaveu de toutes les interprétations réalistes de la présence.

Les paroles de l’institution viennent ensuite à titre de difficulté (ibid., 342, 11). Zwingli suit un ordre inverse de celui de Luther, et alors que celui-ci accentue les mots : Hoc est corpus meum — le fait qu’ils aient fourni à Marburg (1529) le status qumslionis est le signe qu’alors Luther avait barre sur Zwingli — Zwingli s’efforce d’en émousser la force, voire de les tourner. D’où deux procédés, l’un consistant à y voir une locution figurée et à remplacer est par significat (trope), l’autre à chercher dans les Synoptiques et saint Paul des leçons moins obvies ou susceptibles de détourner du réalisme. Ainsi l’anamnèse de Luc, xxii, 19 et de I Cor., xi, 26 suggère à Zwingli qu’il s’agit ici d’un rite purement commémoratif (ibid., 345, 24. 31). La consécration de la coupe dans Luc, xxii, 20, où la mention du sang est seulement indirecte, permet d’interpréter analogiquement les paroles de l’institution : si en effet, chez Luc, « ce breuvage puise la force du testament dans le sang du Christ », on peut dire par analogie avec Matth. et Marc. : « Cette manducation du Nouveau Testament est un symbole qui tient sa vertu de ceci que je me livre à la mort pour vous » (ibid., 346, 23). Mais c’est surtout I Cor., x, 14-22 qui est appelé à témoigner en faveur de l’interprétation zwinglienne (ibid., 347, 13 ; cf. iii, 801, 29 ; iv, 497, 21 ; v, 776, 29, etc.). Koivcovlot est ici à prendre non au sens actif de communion ou participation à la chair du Christ, mais au sens passif de communion ecclésiastique, comme l’indique le ꝟ. 17. Les fidèles qui mangent en commun ce pain attestent qu’ils sont les membres d’un même corps et se lient comme par serment, tanquam prsestito sacramento (C. R., iii, 349, 8), encourant de ce chef les obligations de la vie chrétienne (v, 777, 13). Faute d’y satisfaire, ils seront exclus ou s’excluent eux-mêmes de la communauté C’est ici le point d’insertion de l’excommunication (ibid., 349, 3 ; cf. C. R., IV, 25 sq. ; v, 727, 18, etc.).

b) Le Commentaire (C. R., iii, 773 sq.) reprend cette doctrine, mais en insistant sur le rôle de la foi, qui donne la clé de l’exégèse, qu’il s’agisse de Joa., vi ou des paroles de l’institution. « La foi elle-même dicte le sens de ce passage, écrit Zwingli à propos du premier, s’il est vrai qu’il n’y a qu’une seule voie de salut : croire que le Fils de Dieu est le gage infaillible de notre salut et lui faire confiance, de telle sorte que l’on n’attribue rien aux éléments de ce monde, c’est-à-dire aux choses sensibles quant à l’acquisition du salut » (ibid., 785, 3), et plus formellement : « La foi vient du Dieu invisible et elle tend vers le Dieu invisible, et donc elle est chose tout à fait éloignée du sensible. Tout ce qui est corps, tout ce qui est sensible, ne peut être objet de foi » (ibid., 798, 14). La conviction de Zwingli, qu’il y a opposition irréductible entre la foi et le domaine du sensible, dans lequel est compris le corps du Christ, est telle qu’on peut se demander :

mais à quoi bon se livrer à une exégèse si minutieuse, alors qu’a priori toute interprétation littérale et réaliste des paroles de l’institution est exclue ?

c) Le Subsidium sive Coronis de eucharistia (17 août 1525 ; C. R., iv, 440 sq.), qui fait pendant au Taufbùchlein, répond aux objections du catholique J. am Griit. suscitées par le Commentaire ; il complète celui-ci pour la partie exégétique (Matth., xxvi, 29 ; xxvi, 27 ; Marc, xiv, 24), fait le récit de la controverse et s’arrête quelque temps à narrer le rêve dont Zwingli fut favorisé au lendemain de la conférence des Il et 12 avril, où le Conseil des Deux-Cents approuva les vues du réformateur et décréta l’abolition de la messe à Zurich. Une minorité s’était alors déclarée contraire : sans doute l’exégèse allégorique des paroles de l’institution était possible, mais était-elle certaine ? Les exemples cités par Zwingli étaient nettement paraboliques ; en revanche, le récit de l’institution avait un caractère historique. Il manquait visiblement une pierre à l’édifice que Zwingli avait péniblement élevé dans sa pensée depuis bientôt deux ans : la pierre de faite, pourrait-on dire, si l’on compare le ch. vi de saint Jean aux assises et les paroles de l’institution, entendues fig.rativement, aux murs de soutien.

Zwingli luttait encore à l’aube du 13 avril 1525 contre ses adversaires de la veille, quand un personnage céleste lui apparut et lui désigna le passage de l’Exode (xii, 11) : Est enim Phase, hoc est : transitus Domini (C. R., iv, 483, 14). Alors la clarté se fit dans son esprit : aucun doute n’était plus possible. Si le repas pascal juif signifiait le passage du Seigneur

— toute autre interprétation que la symbolique est ici exclue — on peut arguer a pari qu’il en était bien ainsi du : Hoc est corpus meum : Ceci (c’est-à-dire : ce pain ou ce rite) signifie (ou est le symbole de) mon corps qui va être livré pour vous, Pâque de la Nouvelle Alliance. Si l’on se rappelle que l’eucharistie a été instituée dans le cadre de la Pâque juive, en sorte que les deux institutions se correspondent point pour point (ibid., 486, 17), on ne peut se dérobera la force de l’argument. Les disciples eux-mêmes ont du l’entendre ainsi, alors que le don par le Christ de son corps et de son sang sous les espèces du pain et du viii, selon que le veut l’interprétation réaliste, leur eût été incompréhensible (ibid., 497, 3).

Cette révélation fait figure de deus ex machina ; en fait, elle est plutôt la projection au dehors de ce qui était latent dans la conscience de Zwingli. L’assimilation de l’eucharistie à la Pâque juive lui était doublement imposée : par son symbolisme, qui l’empêchait de discerner ce qu’il y avait de réellement nouveau dans la cène des chrétiens et le don qui en était le centre ; par le parallélisme des deux rites, eucharistique et baptismal. Déjà Zwingli avait, contre les anabaptistes, argué de la ressemblance du baptême et de la circoncision ; cette fois, contre catholiques et luthériens, il se prévaut du rapprochement : pâqueeucharistie. Ainsi s’achève l’intégration de l’idée de testament ou d’alliance (fendus) au système sacramentel, comme principe d’explication ; déjà on voit se dessiner les linéaments de ce qu’on appellera, à partir de Calvin, la théologie fédérale. (Cf. Emanuel Graf von Korff, Die Anfdnge der Fôderallheologie und ihre crslr Ausgestaltung in Zurich und Holland, Diss., Ronn. 1008 et {’, . Sfhrenk, Gotlesreich und Dund im àltcren Protestant ismus, Gûtersloh, 1923.) » Le sacrement de l’Alliance ou du Testament, si l’on entend par sacrement le signe extérieur principal de l’Alliance ou du serment, c’est le baptême ; mais si l’on considère cette Alliance et ce Testament dans leur accomplissement par la passion fin Christ, c symbole en est cette solennité (panegyris) où le pain et le vin sont dlstri I bues aux fidèles en action de grâces pour commémoj rer la mort du Christ » (C. R., iv, 501, 32).

d) Eine klare U nterrichtung vom Nachtmahl Christi (23 février 1526, C. R., iv, 773 sq.) fait œuvre apoloj gétique et de vulgarisation. Zwingli a à combattre sur [ un triple front : contre les catholiques, les luthériens

et les érasmiens, et il cherche à mettre le public de son

côté. Déjà il s’y efîorçait par ses prédications (cf. C. R., iii, 336, 25). Il part ici de la notion de sacrement, signe qui n’est pas à confondre avec la chose elle-même, et il montre que les paroles : Hoc est corpus meum n’ont pas le sens qu’on leur prête d’ordinaire. Il écarte l’interprétation facile qui prend l’Écriture à la lettre sans consulter la foi. Le sens obvie (verba sunt plana et aperta), n’est-ce pas le grand argument de Luther, qui capte les esprits ? Fausse lumière, prononce Zwingli. Le sens obvie, c’est celui qui a son fondement dans la vérité, c’est-à-dire la Parole de Dieu (C. R., iv, 800, 10). Ici encore le recours à Joa., vi, 63 s’impose. « Ce passage : la chair ne sert de rien est assez fort pour prouver que les paroles de l’Institution ne peuvent s’entendre du Corps essentiel » (ibid., 823, 12).

Avec ce traité, Zwingli introduit pour la première fois dans le débat la distinction des deux natures dans le Christ ; autant dire qu’il approfondit son symbolisme en l’étayant non plus seulement à l’aide du concept de foi, mais de la christologie. À l’ubiquité et à la communication des idiomes dont se prévalait Luther, il oppose la distinction absolue des deux natures et la localisation au ciel de la nature humaine du Sauveur. Attentif à saisir son bien partout, Zwingli est ici débiteur de Carlstadt, qui, le premier, avait mis en avant dans ce contexte la sessio ad dexteram Patris (cf. W. Kôhler, Zwingli und Luther, ut supra, p. 814). Zwingli l’insère dans la trame de son argumentation (cf. C. R., v, 798), et il trouve par là un point d’appui dans les grandes affirmations du symbole. Le corps du Christ ressuscité est monté au ciel, où désormais il règne (voir l’utilisation de Hebr., i, 3, C. R., xiii, 276, 14). Il n’en reviendra que pour le jugement ; il est erroné de l’en faire descendre prématurément sous les espèces eucharistiques. En même temps, Zwingli répond à ses adversaires qui l’accusaient de minimiser le pouvoir et la souveraineté du Christ (C. R., iv, S41, 1 sq. ; cf. cependant v, 687, 11), comme aussi d’attenter à la vérité de l’incarnation (C. R., v, 679, 6 sq. ; ibid., 905, 12). En proposant l’interprétation symbolique qui vise à raviver dans la pensée des fidèles le souvenir de la rédemption accomplie, Zwingli entend rester Adèle au Christ historique et le défendre contre toute sublimation mystique. 3. Il faut également faire état d’écrits de moindre envergure, dirigés contre des luthériens, qui, sur tel ou tel point, avaient cherché à prendre l’exégèse de Zwingli ou sa théologie en défaut : la Responsio ad cpislolam Joannis Tiugenhagii (23 octobre 1525 ; C. I ?., iv, 546 sq.) ; <t Theobaldi Billicani et Urbani Rhegii epislolas responsio (1 er mars 1526 ; ibid., 880 sq.) ; et surtout la réponse à Strauss : Antwort ilber Slrausscns Bùchlein (janvier 1527 ; C. R., v, 453 sq.). Ce sont là des escarmouches qui préludent à l’engagement avec Luther, qui, commencé avec V Arnica Exegesis (28 février 1527), culmina au colloque de Marburg (octobre 1529).

Zwingli y fait d’intéressantes révélations sur la manière dont il est venu à l’interprétation symbolique. Ainsi, au Poméranicn (Joh. Hugenhagen). il écrit qu’il a reconnu le trope dans les paroles de l’institution avant la diffusion des écrits de Carlstadt (octobre-novembre 1524), et il ajoute : Sed quo verbo tropum explicarem, non videbam. Non enim salis est, si dicas : i Hoc trapus est », nisi simul tropum per alia verba

reseras (C. R., iv, 560, 1). De fait, Carlstadt, Zwingli et Œcolampade, tous trois partisans du sens figuré, l’entendent différemment, le premier mettant l’accent sur hoc (le Christ se désignant lui-même, interprétation déictique), le second sur est (pris pour : significat), le troisième sur corpus (synonyme de : figura corporis). Dans la réponse à Billican, Zwingli ne se sépare pas d’Œcolampade (C. R., iv, 918, 10 ; 923, 17), de Carlstadt et de Schwenckfeld ; il dit : Qui si errarunt, in litera errarunt, non in spiritu … eadem est sententia (ibid., 902, 19 ; 903, 7). Ailleurs il loue chez Carlstadt, plus que l’application de l’exégète, la perspicuité du croyant « qui a enseigné qu’il n’y avait pour nous d’autre moyen de salut que de croire que le Christ a souffert pour nous » (C. R., iii, 343, 12 ; cf. viii, 276, 6).

Mais c’est surtout le livret contre Strauss qui est instructif (C. R., v, 453 sq.). Il nous montre qu’à l’orée de 1527, alors qu’il lance coup sur coup en trois mois trois traités eucharistiques (la réponse à Strauss est du mois de janvier, Y Arnica Exegesis de février, et le Freundliche Vergtimpfung de mars), soit donc deux ans et demi avant Marburg, les positions de Zwingli sont définitivement arrêtées, et qu’il n’y a plus désormais pour lui que cette alternative : ou la manducation spirituelle où la foi trouve son compte, ou la matérialisation de la présence et de la manducation dont la foi a horreur (abhorret a sensu, cf. C. R., iv, 490, 24). Cet entweder-oder jouera psychologiquement jusqu’à la fin, alors même que tout malentendu aura été dissipé, et exclura toute entente avec Luther.

En vain Strauss propose-t-il un moyen de sortir de l’impasse : la manducation sacramentelle. Qu’est-ce que manger sacramentellement le Christ ? C’est recevoir son corps sensible, invisiblement présent sous les espèces. Pour Zwingli, c’est là une contradictio in terminis, quelque chose comme un « fer de bois » (C. R., v, 496, 15). On ne peut dire : « Son corps est mangé corporellement et essentiellement », et puis : « Il est appréhendé spirituellement ». C’est un sophisme de parler d’un corps invisible et de dire qu’il est mangé corporellement ; — ou encore Zwingli place son interlocuteur devant le dilemme : « Le corps est-il dans le sacrement, ou l’âme ? Si c’est le corps, comment peut-il être mangé spirituellement ; si c’est 1 âme, comment peut-elle être un corps ? » (ibid., 496, 11). Dans cet opuscule, comme dans les précédents, Zwingli raisonne en philosophe, en dialecticien plus qu’en théologien. Un ami d’Œcolampade ne reprochait-il pas au Subsidium de contenir zu wenig Théologie und viel Philosophie (C. R., iv, 443), et l’on ne peut manquer d’être frappé par l’étroitesse de ses vues, prisonnières de catégories arrêtées d’avance et selon lesquelles le monde des corps est séparé de celui des esprits par une frontière infranchissable.

Par ailleurs, répondant à Strauss qui l’accuse de dévaluer le rite eucharistique (und reychend uns nur trucken brot und suren wyn), Zwingli achève de préciser comment il entend celui-ci : « La cène du Seigneur n’a pas été instituée pour la manducation, mais bien en vue de l’action de grâces et du souvenir » (C. R., v, 470, 19) ; autant vaut dire que la cène se distingue d’un repas commun, non par une action ou réalité objective, mais seulement par la part qu’y prend le sujet. Le trait complémentaire de la cène, le fait que les fidèles s’y obligent les uns envers les autres, est du même ordre. « Et en témoignage d’unité chrétienne, le Christ a institué un signe manifeste, joyeux, auquel il a donné le nom de son corps et de son sang, et il a ordonné d’en user en esprit de fraternité ; ceux donc qui lui rendent grâces de leur rédemption, de même qu’ils attestent leur communauté de foi, professent aussi avec un rite sensible qu’ils ne forment tous ensemble qu’un seul corps ; en conséquence de quoi il

serait honteux de ne pas vivre chrétiennement (ibid., 470, 23 sq.). Zwingli obtient l’effet d’une présentation populaire de la cène en la liant aux deux commandements de l’amour de Dieu et du prochain, comme plus haut aux articles du symbole. L’action reste l’aspect « essentiel et principal » (cf. Arnica Exegesis : Graliarum igitur actio hic spectetur et objectum est huius sacramenti, C. R., v, 660, 29) ; l’obligation envers le prochain n’est qu’un aspect « secondaire » (ibid., v, 471, 13-14). Zwingli n’entend pas en tout cas que « le sacrement ou la cène ait disparu et manque de raison d’être, dès lors qu’on lui soustrait le Corps du Christ, que d’aucuns imaginent (ici présent) » (ibid., 472, 8. Cf. W. Kôhler, Zwingli und Luther, 1923, p. 410).

4. Jusqu’à présent, Zwingli avait évité de s’en prendre à Luther lui-même ; il avait tourné ses armes contre les disciples ou amis de celui-ci : Alber, Bugenhagen, Billican, Rhegius, Strauss, etc. L’heure était venue pour lui de sortir de sa réserve à l’égard du maître ; pourtant ceux-là mêmes qui le réclamaient, les Strasbourgeois, conseillaient la modération.

a) L’Arnica Exegesis, id est : cxpositio eucharisties negocii ad M. Lutherum (28 févr. 1527 ; C. R., v, 548 sq.) est déjà sous l’influence médiatrice de Bucer. C’est la grande œuvre eucharistique de Zwingli. Il s’y mesure avec Luther, reprenant ses traités et les réfutant passage par passage, méthode qu’il avait déjà employée dans YArchiteles. Elle a un avantage polémique certain, mais elle nuit à la construction. Au demeurant, Zwingli n’a laissé aucun exposé systématique de sa doctrine eucharistique. Elle s’est d’abord élaborée dans son esprit pendant deux ans (15231524), au hasard de ses conversations, de ses rencontres (cf. la lettre d’Honius qui lui a été transmise par deux Hollandais, C. R., iv, 560, 27), de ses rêves même ; puis elle s’est exprimée, au fil de la controverse, dans des lettres ou des traités, œuvres de circonstance, sauf le Commentaire — cela pendant deux autres années (mars 1525-mars 1527) ; un pareil laps de temps s’écoulera encore avant que l’antagonisme de cette théorie avec les vues luthériennes se révèle pleinement, au colloque de Marburg (octobre 1529).

Fritz Blanke interprète l’Arnica Exegesis en fonction du prologue, lequel a été composé une fois l’œuvre terminée (cf. Zu Zwinglis Vorrede an Luther in der Schrift « Arnica Exegesis » (1527), dans Zwingliana, t. v, 1930, p. 185-192). Seule pourtant une analyse minutieuse de l’ouvrage permet de découvrir la ligne qui le traverse et départage les doctrines zwinglienne et luthérienne. Zwingli s’enferme dans son spiritualisme ; il enseigne la prédominance de la foi, règle de l’exégèse (fides ergo magistra et interpres est verborum, C. R., v, 663, 16) ; l’hétérogénéité de la foi et du symbole extérieur (ibid., 591, 5 sq. ; 665, 16) ; la délimitation rigide des deux natures dans le Christ. Selon le procédé juridique de la retorsio, Zwingli retourne contre Luther ses propres armes, et il se pose avec ironie en défenseur du sola fide (ibid., 564, 7 ; 671, 1) qui, à son jugement, a pour contre-partie le solus Deus adorandus. Si le Christ est objet de foi dans ce sacrement, c’est au titre de sa mort, pour laquelle il convient de rendre grâces, et non point de la présence réelle (ibid., 661, 11). Toute autre conception conduit à l’idolâtrie (ibid., 647 sq. ; cf. C. R., m, 342, 23).

L’âpreté de Zwingli, contenue d’ailleurs, s’explique assez du fait que Luther lui paraissait corrompre la pureté de la foi (C. R., v, 576, 4). Luther, il est vrai, avait de son côté le même sentiment à l’égard de son émule de Zurich. Mais ce qui frappe le plus dans ce traité, c’est la certitude désormais acquise avec laquelle Zwingli propose ses vues qu’il croit fondées

absolument en exégèse. Il attend donc de Luther qu’il se laisse convaincre par la force de la vérité. Il y a chez Zwingli, si l’on se reporte aux affirmations timides du début (cf. C. R., iii, 342, 25, cité plus haut), une majoration d’évidence qui indique quelles profondes racines l’interprétation symbolique plonge dans son esprit et combien elle fait corps désormais avec son système. Aussi peut-il se permettre d’être chevaleresque quand il traite directement avec Luther : ainsi spécialement à Marburg. C’est de sa part l’effet non pas tant du bon optimisme de l’humanisme qui croit à la vertu intrinsèque de la vérité que d’une conviction prophétique qui lui fait dire : il doit en être ainsi et pas autrement (cf. W. Kôhler, Das Religionsgesprâch zu Marburg 1529, 1929, p. 20). b) L’opuscule suivant : Freundliche Verglimpfung ùber die Predigt Luthers wider die Schwârmer (28 mars 1527 ; C. R., v, 763 sq.), est de la même trempe. Il montre, à propos même de la foi, que l’inspiration religieuse propre à chacun meut Luther et Zwingli en deux directions opposées : Luther cherche une assurance pour la foi dans le réalisme sacramentel, Zwingli vise un effet analogue en remontant jusqu’à Dieu et en ancrant la foi dans l’élection divine (C. R., v, 781, 25). Dans le Christ lui-même, la foi concerne exclusivement la divinité. Voir de même à Marburg : W. Kôhler, Huldrych Zwingli, 1943, p. 208. Par ailleurs, à l’inverse de Luther, qui y voit une promesse grosse de la toute-puissance du Verbe, Zwingli tend à restreindre la portée des paroles du Christ lors de l’institution de la cène. Il convient de s’en tenir ici au mémorial : « Dieu a pour agréable que tu en restes là, car au delà Dieu ne donne plus de matière à la foi » (ibid., 786, 22).

c) En juin de la même année, Zwingli croise à nouveau le fer avec Luther : Dass dièse Worte : « Das ist mein Leib », etc., ewiglich den alien Sinn haben werden, etc. (20 juin 1527, C. R., v, 795 sq.). Il maintient qu’ « ici-bas ce que nous espérons ne nous est pas donné autrement que par la paix et tranquillité de la conscience, laquelle n’est autre qu’une foi ferme » (C. /{., v, 898, 7), et il se prononce contre toute mystique sacramentelle. Le Pain eucharistique ne diffère d’un pain quelconque que par la raison de signe (ein verzeichenlich brot undd mass ; ein war-undd pflicht-oder eynigungzeychen, v, 833, 17 ; 834, 10).

2° Évolution de la doctrine eucharistique de Zwingli.

— L’examen des œuvres eucharistiques de Zwingli ne résout pas tous les problèmes posés par l’apparition chez lui de la doctrine symboliste. Comment y est-il venu, sous quelle influence et surtout par quelles étapes ? À cette question des réponses diverses ont été données de nos jours.

1. Interprétations modernes.

a) Qu’il y ait dans la pensée eucharistique de Zwingli un développement, c’est ce que l’on trouve affirmé déjà par F. Loofs, qui écrit, dans Leitfaden zum Studium der Dogmengeschichte, 4e édit., 1906, p. 798 : Même en juillet 1523, Zwingli n’osait pas s’écarter ouvertement de Luther. En fait, il professait depuis déjà assez longtemps, pour l’avoir appris d’Érasme, que la conception symbolique de la cène était la vraie ; la cène était pour lui une commémoration du sacrifice du Christ qui nous a rachetés. Cependant il ne savait encore comment expliquer le hnr est. Aussi, encore qu’il niât la transsubstantiation, il déclarait qu’amena chrétien ne doutait que le corps et le sang du Christ étaient mangés et bus (à la cène) » (allusion à VAusIrr/una drr I ». Schlussrrdr, cf. suprn, col. 8825). I.a lettre d’IIonius lui permit de parfaire la conception symbolique, en lui apportant l’élément de solution qui manquait (hoc est = hoc sianipcal) et cela, d’après Loofs, t dès la seconde moitié de 1523. Zwingli présenta l’expli cation symbolique, d’abord sous forme confidentielle dans la lettre à Alber, puis officiellement dans le Commentaire (printemps 1525).

b) Dans son grand ouvrage : Zwingli und Luther. Ihr Streit ùber das Abendmahl nach seinen politischen und religiôsen Beziehungen, 1924, W. Kôhler recueille les suggestions de Loofs. Cependant il dessine autrement la courbe de l’évolution de Zwingli. Il reporte jusqu’en 1524 l’apparition de la conception symbolique dans la pensée même de Zwingli, celle-ci étant alors pour ainsi dire bloquée avec la prise de connaissance de la fameuse lettre d’Honius, que W. Kôhler recule jusqu’à l’automne 1524. De cette manière, W. Kôhler fait de la place pour une conception différente de la cène, moins symbolique, plus réaliste et mystique à la fois, qui aurait été celle de Zwingli jusqu’en 1523 (inclus). L’auteur nomme les sources de cette doctrine originelle : Érasme, la scolastique (op. cit., p. 57), la mystique (ibid., p. 15) et Luther, et il s’arrête de préférence à l’influence d’Érasme et de Luther.

Quant au premier, il peut s’appuyer sur le témoignage de Zwingli lui-même, tel que le rapporte Mélanchton : Cinglius mihi confessus est, se ex Erasmi scriptis primum hausisse opinionem suam de cœna Domini (Lettre de Mélanchton à Caspar Aquila, 12 octobre 1529 ; Melancht. op., dans Corpus reformatorum, iv, 970). Dans sa conception première, Zwingli détache l’élite de la masse des fidèles qui ne peuvent se passer de signe sensible, il met l’accent sur la foi, enseigne la présence réelle au sens mystique, insiste sur le caractère éthique de la cène, enfin regarde celle-ci comme un mémorial : autant de traits érasmiens. Sur plusieurs il se rencontre avec Luther, entendez le Luther d’avant la controverse avec Carlstadt. Luther lui aussi se plaît à mettre l’accent sur la foi : Usus légitime non est nisi fîdes (W. A., vi, 517, 22). La cène est un mémorial (Sermon von dan Xeuen Testament, 1520). Et de son côté Zwingli maintient la présence réelle : il écrit dans l’exposition du 18e article (14 juillet 1523) : « Les simples doivent ici apprendre que l’on ne discute pas ici sur le point de savoir si le corps et le sang du Christ sont mangés et bus (car cela ne (ail de doute pour aucun chrétien) ; mais bien (ce qui est en question ici, c’est de savoir) si nous avons affaire à un sacrifice ou à un mémorial » (C. R., ii, 128, 8). Voir aussi la 2e dispute, 26-28 octobre 1523 (ibid., 732, 22).

Est-ce à dire que, dans cette période initiale, Zwingli et Luther vont à la rencontre l’un de l’autre ? Non pas : il y a dès le début chez eux des différences d’accent, qui sont révélatrices d’orientation mentale diverse, voire qui présagent un différend dogmatique : chez Luther, pour ne relever que l’essentiel, la notion de sacrement garde tout son poids : réalité objective, le sacrement n’a besoin de la foi que pour sa digne réception (usus legilimus). De même, la présence réelle est mise en relief. Sans doute, pour lui aussi, si le signe sacramentel est là, c’est pour les « faibles » (die einvaltigen), mais faibles nous le sommes tous. Zwingli en revanche considère dans la manducation eucharistique le signe comme facultatif ; il s’attache plutôt au caractère éthique de la cène, qui devient chez lui un élément de la discipline eccléslas tique ; le sacramentel s’estompe, et l’humaniste n’en retient que ce qui est saisissante par l’esprit. Cepan dant, au début, ces différences, insiste W. kôhler, n’étaient pas conscientes ; Zwingli et Luther avaient un fond de doctrine commun qu’ils tenaient de la Tradition. Or il et advenu ceci : À partir de cette base commune, I. ut lier va vers la droite, Zwingli vers la gauche et il abandonne le caractère sacramentel de la cène’(op. cit., p. 814). Comme facteurs de cette

lution, le même critique mentionne : la lettre d’Honius, l’entrée en scène de Carlstadt, la réaction de Luther qui passe à une conception ultra-réaliste de la cène, la brouille avec Érasme (ibid., p. 61). Sous l’action combinée de ces facteurs se forme dans l’esprit de Zwingli, de 1523 à 1525, la conception symbolique.

c) Karl Bauer se représente autrement l’évolution de la doctrine eucharistique de Zwingli (cf. Die Abendmahlslehre Zwinglis bis zum Beginn der Auseinandersctzung mit Luther, dans Theologische Blâlter, t. v, 1926, col. 217-226). Selon lui, Zwingli s’est écarté d’assez bonne heure de la doctrine traditionnelle, qui ne cadrait pas avec son système, donc pour des raisons proprement théologiques. Ses réflexions se cristallisent autour du ch. vi de l’évangile de S. Jean, comme il le dira lui-même dans la lettre à Alber : Ex eo capite nos orsi sumus (C. R., iii, 336, 23). Dès ce moment, il était clair que les paroles de l’Institution n’étaient pas à prendre au pied de la lettre, elles avaient un sens figuré, tropologique. Cependant Zwingli, tout en admettant le trope, ne s’expliquait pas à lui-même sur quelle partie de la phrase il fallait le faire porter (cf. Resp. ad epist. Ioan. Bugenhagii, C. R., iv, 560, 1). Il retourna alors la question en tous sens dans son esprit et s’en entretint dans des cercles privés ; la lettre d’Honius arriva à point nommé pour lui donner le mot de l’énigme : est = signiflcat. Les écrits de Carlstadt firent le reste en le forçant à sortir de sa réserve et à exposer l’interprétation symbolique, d’abord en chaire, puis par écrit (Lettre à Alber, Commentaire).

L’intérêt de l’explication de K. Bauer est, on le voit, de faire l’économie d’une conception de la cène, intermédiaire entre la notion catholique et la notion symbolique, savoir la conception érasmienne. Zwingli, s’il l’a connue et en a même épousé certains traits, ne s’y est pas arrêté. Dès que sa pensée fut mise en branle, et cela sans doute grâce à Érasme, qui fut son maître en exégèse, il s’orienta vers la conception symbolique, qui seule cadrait avec son système et qu’il s’agissait seulement pour lui de vérifier exégétiquement. W. Kôhler suit, année par année, l’évolution de Zwingli dans les textes, et il est ainsi conduit à reconnaître une coupure : après avoir admis la présence réelle à la manière érasmienne, Zwingli passe à la conception symbolique et se rétracte (cf. Commentaire, C. R., iii, 774, 19). K. Bauer procède autrement ; il attache plus de poids aux attestations de Zwingli lui-même, qui nous renseigne sur la marche de sa pensée. Mais celles-ci sont contradictoires, et chaque auteur de s’emparer des unes ou des autres en faveur de sa thèse. K. Bauer, comme de juste, retient surtout celles où Zwingli recule dans un passé qui, au tournant de 1524-1525, lui apparaissait déjà comme lointain, ses premières vues sur le symbolisme eucharistique (cf. Subsidium, août 1525 : Fuimus, ante annos plures quam nunc conveniat dicere, huius opinionis de eucharistia. C. R., iv, 463, 16) et dans la lettre aux Strasbourgeois, il parle de « quelques années », iam annos aliquot (C. R., viii, 275, 24).

d) L’échange de vues qui suivit (cf. W. Kôhler, Zu Zwinglis attester Abendmahlsaufjassung, dans Zeitschrift fur Kirchengeschichte, xlv, 1927, p. 399-408, et K. Bauer, Symbolik und Realprâsenz in der Abendmalilsanschauung Zwinglis bis 1526. Eine Erwiderung, ibid., xlvi. 1928, p. 97-105) ramène les différences d’interprétation à l’opposition suivante : « Kôhler, avide de rechercher partout des témoignages de la dépendance de Zwingli, estime que, dans ses déclarations concernant la présence réelle, Zwingli est sous l’influence d’Érasme. D’après lui, Zwingli a défendu la présence réelle « spirituelle-mystique » au sens d’Érasme. À l’inverse, je (Bauer) fais confiance

au Zwingli qui a atteint la quarantaine et dont la pensée en matière eucharistique a été mise en mouvement par Érasme, et lui attribue assez d’indépendance dans l’élaboration des thèmes théologiques pour qu’il pût découvrir un sens dans les paroles de la cène qui exclût toute magie et satisfît en même temps aux aspirations religieuses à un commerce avec le Christ dans la cène ; de ce chef, il pouvait se passer de faire à une mystique trouble un emprunt qui finalement devait se solder par le sacrifice de la connaissance réformée qu’il avait acquise. Il est, tel que je l’entends, dans la question de la présence réelle, non le successeur d’Érasme, mais le précurseur de Bucer et de Calvin » (K. Bauer, art. ult. cité, p. 105).

2. Critique.

a ; Il semble que, dans cette controverse, il faille donner raison à K. Bauer. Si Zwingli a été sous l’influence d’Érasme, il n’a jamais proprement fait sienne son opinion, au point qu’il faille parler d’une évolution allant de la conception érasmienne, laquelle déjà marquait un progrès sur la notion commune alors, à l’interprétation symbolique. La preuve du contraire, c’est à notre gré — K. Bauer n’y pense pas — que Zwingli a combattu plus tard l’opinion d’Érasme sans avoir à se désavouer (C. R., iv, 793, 22 sq. ; cꝟ. 776, 778), et surtout il fait preuve, notamment dans la réponse à Strauss (cf. supra, col. 3831), d’une telle incapacité de comprendre une présence réelle corporelle et néanmoins spirituelle, qu’il n’est pas possible que son esprit ait jamais considéré sérieusement la solution érasmienne, et encore moins s’y soit rallié un instant. Pareille antinomie passe à ses yeux pour illogisme ; elle rencontre chez lui des catégories de pensée contraires et les heurte. Il y a donc lieu de restreindre avec K. Bauer l’influence d’Érasme, consciemment subie, au domaine de l’herméneutique (cf. C. R., iv, 498, 40 ; v, 816, 2).

Cependant Érasme a pu agir aussi sur Zwingli à son insu, en le disposant à recevoir l’interprétation symbolique. Car on ne peut qu’observer, avec W. Kôhler, combien est extraordinairement proche de la symbolique le Zwingli qui nie le sacrifice de la messe et la transsubstantiation, accentue avec vigueur la portée et le caractère significatif de la foi et laisse la présence réelle dans une obscurité mystique. Or un tel Zwingli n’est pas loin d’Érasme, et le mirabili modo de la lettre à Wyttenbach est une expression érasmienne (cf. C. R., viii, 88, 9). Ajoutez que ce n’est pas pure coïncidence que l’interprétation symbolique soit arrivée à Zwingli de Hollande, d’où Érasme était originaire. Des recherches sur la mystique des Frères de la Vie commune montreraient sans doute qu’autant Érasme qu’Honius en sont tributaires.

b) Cependant nous serions enclins à pousser la critique plus loin que ne l’a fait Bauer et à nous demander si, sans parler même de la conception érasmienne, Zwingli a jamais été attaché au dogme catholique de la présence réelle. Lui-même en parle, dans la lettre à Alber, avec une singulière désinvolture. W. Kôhler essaye en vain de limiter la portée de cette déclaration : Neque enim unquam puto fuisse, qui crederet, se corporaliter et essentialiter in hoc sacramento edere, tametsi omnes slrenue vel docuerint vel simulaverint (C. R., iii, 350, 6). L’affirmation n’est pas isolée (cf. C. R., iii, 787, 27. 38 ; 788, 11. 32 ; 817, 34 ; iv, 493, 6 sq. ; v, 902, 7). Sans doute Zwingli a reçu ce dogme avec les autres, mais est-ce à dire qu’il se le soit jamais proprement assimilé ?

W. Kôhler s’arrête à l’attestation des Schlussreden : « Il ne s’agit pas ici de savoir si le corps et le sang du Christ sont mangés et bus, car cela ne fait de doute pour aucun chrétien (dann daran zwyflet dheinem Christen) », cité supra, col. 3834. Mais c’est une erreur de méthode et d’interprétation de prêter trop d’atten

tion au vocabulaire de Zwingli. Alors même qu’il garde le mot, il lui donne une acception nouvelle. Ainsi, dans toute sa doctrine sacramentaire, où il a à se défendre contre le reproche de nouveauté. C’est pourquoi aussi il aime à citer les Pères, surtout Tertullien et Augustin, alors que pour lui-même leur autorité ne compte pas (cf. C. R., iii, 809, 6 ; iv, 558, 15 ; 562, 2). Ailleurs (C. R., iv, 502, 7), il renvoie sur la partie historique de la thèse à Œcolampade, De genuina verborum Domini, etc., 1526. Aussi bien, il ne prétend faire autre chose que de sauvegarder, voire de restaurer les valeurs traditionnelles, même en ce qui concerne la présence réelle. Aussi, alors même qu’il a vidé l’eucharistie de son contenu objectif, il reste fidèle, si paradoxal que cela paraisse, à l’affirmation de celle-ci. C’est que pour lui, l’unique réalité, c’est la foi, et la foi rend Dieu, et le Christ même dont on ne peut séparer son corps, présent à l’âme. Il s’agit donc toujours chez lui de présence réelle, mais en un sens purement subjectif, et qui fait équivoque (cf. supra, col. 3800). Ajoutez d’ailleurs que, même durant la période où il s’est déclaré ouvertement en faveur du symbolisme, Zwingli continue à employer un langage de tonalité réaliste. Ainsi il parle en décembre 1524 du « pain béni et du sacrement du corps du Christ » et, en janvier 1525, des éléments comme « du corps et du sang du Christ » (cf. K. Bauer, art. ult. cit., p. 104). Le vocabulaire ne donne donc pas de point de repère.

Encore moins faut-il faire intervenir ici, comme le fait W. Kôhler, l’honnêteté de l’écrivain. Comment Zwingli a-t-il pu taire si longtemps l’interprétation symbolique, alors qu’il la possédait et qu’elle captait toutes ses pensées ? Lui-même nous l’explique à plusieurs reprises (C. R., iii, 816, 4 sq. ; iv, 463, 19 sq. ; v, 486, 8, etc.). C’était de sa part non calcul de simple prudence humaine, mais conduite motivée par des vues religieuses, le bien et la paix de son troupeau étant en jeu. Ceci mis à part, on ne. saurait faire crédit à Zwingli de notre psychologie, et lui-même, si retors et si secret, savait faire, à l’occasion, de la dissimulation et des adaptations successives une vertu. N’écrit-il pas dans le Subsidium : Equidem non ignoro, ut Christianum Protea deceat omnibus omnia fleri, etc. (C. R., iv, 466, 6) ?

Conclusion. — En définitive, pour juger sainement de l’évolution de la pensée de Zwingli en matière eucharistique, il n’y a à notre gré que deux critères à faire valoir : ses procédés herméneutiques et la logique de son système. Quant au premier point, F. Blanke a montré que l’attachement toujours plus fervent de Zwingli à la verilas hebraica était la clé de la compréhension de sa doctrine eucharistique (cf. F. Blanke, Zum Verstândnis der Abendmahlslehre Zwinglis, dans Monatschrifl fur Pastorallheologie, xxvii, 1931, p. 314-320). Zwingli s’était habitué à lire le Nouveau Testament à la lumière de l’Ancien, quand il eut sa révélation pascale, et de même la lettre d’Honlus ne lui apportait rien d’absolument nouveau, car l’interprétation symbolique était alors dans l’air, et lui-même s’y sentait conduit à la fois par son exégèse et son système philosophique.

De ce dernier point de vue, il faut dire que toute conception de la présence comportant une adoration du Christ sous les espèces était par avance bannie. Soins Deus adorandus est, c’est là un principe irréfragable (C. IL, viii, 88, 18 ; iii, 774, 24 ; 806, 17 sq ». Et de même la manducation corporelle du Christ est incompatible avec la foi telle que Zwingli l’entend, adhésion au surnaturel pur et sans alliage sensible (cf. C. R., iii, 81<i, .’il : Dcum nemo vidit unqimm, principe concurrent de : Caro non prodrst qiiicquam). « Tenons pour certain, écri ! il a M : illli. Allier, que la foi n’a pas besoin de cette mandurntion qu’enseignent

les théologiens, et donc il faut que ces paroles du Christ (Hoc est corpus meum) aient un autre sens, quel qu’il soit » (C. R., iii, 350, 17). Voir aussi la lettre à Œcolampade et aux prédicateurs de Bâle, 5 avril 1525 : Nihil ergo eiusmodi (se. sententiæ de corporea carne) requirit fïdes, se ipsa contenta (C. R., viii, 318, 26).

Derniers développements.

1. À partir de 1527,

Zwingli subit l’influence de Bucer et l’ascendant de Philippe de Hesse ; et des considérations politiques l’obligent à se rapprocher de Luther. Aussi faut-il s’attendre à trouver une certaine inflexion dans la doctrine ; celle-ci cependant n’est pas de nature à entraîner une variation de fond. Ce qui est vrai, c’est que Zwingli prête une attention nouvelle à la notion de présence réelle, mais l’affirmation de celle-ci n’équivaut nullement à une renonciation à ses principes. On ne saurait donc prétendre, avec Fr. Blanke, que la doctrine eucharistique a évolué vers plus d’objectivité, car l’attestation de la présence réelle chez Zwingli porte toujours un indice de subjectivisme : il s’agit d’une présence réelle pour la foi ou dans le cœur du croyant. Les formules sont ici secondaires ; encore faut-il les observer exactement.

Déjà dans l’Arnica Exegesis, Zwingli écrivait : « Si cette présence du corps du Christ est spirituelle, en ce sens que nous croyons en esprit au Christ mort pour nous, il n’y a plus de différend entre nous » (C. R., v, 587, 16) ; ou : « S’ils entendent dire que quiconque croit a le corps et le sang (du Christ) présents, ils ne disent rien d’autre que nous. Nous n’entendons pas la foi dans le Christ Jésus sans y inclure son corps et son sang (citra notionem corporis et sanguinis eius) » (ibid., 588, 16). Zwingli admet donc la présence mentale du corps et du sang du Christ : ce qu’il affirme expressément un peu plus bas : Fidèles in mente prsesens habere corpus et sanguinem Christi (ibid., 589, 4). Et ailleurs, selon une formulation plus précise, la plus poussée peut-être que l’on rencontre chez lui : Wir essend den lychnam Christi, den wesenllichen, geistlich (Der ander Sandbrief H. Z. an die Christen zu Esslingen, 16 octobre 1526, Sch.-Sch., vol. II, t. iii, p. 9, c. fin.). Le terme : geistlich (spirituel) veut qualifier le précédent, qui sinon équivaudrait à reconnaître, une présence substantielle du Christ. Ici encore Zwingli reprend par un additif ce qu’il paraît concéder. Preuve que, même dans ces expressions extrêmes, il ne dévie pas d’un pouce de sa ligne habituelle de pensée. Néanmoins, il faut le reconnaître, ces formules sentent déjà le compromis, l’adversaire étant invité à accentuer le wesenllich, tandis que Zwingli s’en tient au geistlich, à la présence spirituelle. Ainsi, de la « manducation spirituelle » des premiers écrits à la t présence spirituelle » des derniers, on peut tirer un trait qui passe par la foi. Notez d’ailleurs que Zwingli, rompu à la dialectique et même à la rhétorique, pouvait voir une expression figurée là où le profane prend le mot au sens littéral (cf. C. R., iii, 794, 13 : Corpus suum symbolicum esse ; iv, 498, 25 : Corpus et sanguinem nonnisi symbolicos accipi). Aussi ne se rcfuse-t-il pas à dire : Etiamsi nobiscum panem symbolicum corpus dominicutn appellarunt (C. R., v, 602, 17).

2. Cependant les traités eucharistiques de Zwingli et de Luther s’étaient croisés au cours des années 1526-1528 (cf. W. Kohler, Iluldn/rh Zwingli. [943, p. 180), et chacun des deux réformateurs n’avait cessé de rrciiscr IOO sillon, l’un insistant sur la foi qui snllit à tout : Crrde et mnndiirasli, l’autre sur In manduration corporelle, qui nous garantit le salut et la rémission des péchés. Ne serait-il pas possible d’atténuer les différences en procédant à une confrontation directe du Wittrnhergeois et du Zurichois ? I.’intrn l théologique de l’entreprise n’était pas mince ; repen

dant, comme l’a montré W. Kôhler, dans son grand ouvrage : Zivingli und Luther, 1924, c’est l’incidence de la situation politique qui amena Zwingli et Luther à se rencontrer au château de Marburg (2-4 octobre 1529). Sur ce colloque, cf. W. Kôhler, Das Marburger Religionsgespràch 1529. Versuch einer Rekonstruklion, Leipzig, 1929 ; d’un point de vue plus historique, A. Waldburger, Zwinglis Reise nach Marburg zum Gesprach mil Luther, 1529, wiederholt und nach den Qucllen erzûhlt, Zurich, 1929 (avec les remarques de L. von Murait, Theol. Literatur Zeitung, 1929, col. 388-389).

Sans doute l’échange de vues qui eut lieu alors, sous le patronage de Philippe de Hesse et grâce à la médiation de Bucer et des Strasbourgeois, permit-il de dissiper certains préjugés que chacun des deux partis entretenait sur l’autre. Les zwingliens cessèrent de traiter les luthériens de « carnivores » (Fleischfresser), tandis que ces derniers accordaient aux premiers le bénéfice d’une conception religieuse de la cène. Pour ne point parler d’une présence corporelle, ils ne faisaient pas moins de celle-ci un repas cultuel. Au delà, on pouvait s’unir sur une manducation spirituelle du Christ dans la foi : Concordes in manducatione spiritali, quod est principale, affirmait Zwingli. Mais Luther exigeait en outre une manducation corporelle, physique. Zwingli s’était toujours refusé à attribuer aux corps les prérogatives des esprits, et à l’humanité du Christ ce qui était le fait de sa divinité. Un corps, le corps du Christ lui-même, représentait pour lui une réalité bien définie, délimitée, enfermée en elle-même et incommunicable. La multilocation lui devenait une « mathématique » impossible. Luther avait beau alors se retrancher derrière le miracle, le rationalisme zwinglien le délogeait de cette position. Il demandait à voir : « Dieu est lumière et ne conduit pas dans les ténèbres. » Il restait à recouvrir l’opposition radicale des principes qui se révélait, à l’aide de formules assez compréhensives et que chaque adversaire tirerait dans son propre sens. Comme souvent il arrive en des cas semblables, des hommes de second plan : Osiander et Bucer, s’y employèrent. Le second était particulièrement qualifié pour ce travail, puisqu’il tenait à la fois de Luther et de Zwingli. Ses préférences allaient à une unio sacramentalis (cum pane ou perpanem [exhibitum], plutôt que : in pane [Luther] ; cf. W. Kôhler, Zwingli und Luther, p. 737, 748, 773 sq.). Mais une présence sacramentelle n’a de sens que si l’on définit le mode de la présence, et ici les difficultés reparaissent. La formule de compromis préparée par Luther et Œcolampade n’y échappa pas. On y lisait : « Nous confessons que, par la vertu de ces paroles : ceci est mon Corps, ceci est mon Sang, le Corps et le Sang du Christ sont vraiment présents et donnés à la cène. » On expliquait le vraiment (wahrhaftiglich) : « Cela signifie : selon la substance et l’essence, mais non quantitativement, ou qualitativement ou localement. » Formule d’inspiration nettement luthérienne, mais néanmoins acceptable pour Zwingli, à la condition, encore une fois, de la bien entendre, savoir d’une présence substantielle dans le cœur (substantiell gegenwârtig im Herzen) (cf. W. Kôhler, Huldrych Zwingli, 1943, p. 24).

Mais Zwingli devait encore compter avec le sentiment populaire. Lui-même avait formé celui-ci ; il avait appris à la communauté de Zurich à ne pas trop attendre de ce sacrement. À la dispute de Berne (1528), qui marque l’apogée de sa renommée, il avait décliné expressément la présence essentielle (wesentlich). Tout emploi des termes : essentiel et substantiel devait passer, au jugement du vulgaire, pour un désaveu de l’interprétation symbolique. C’est Bucer qui en fait la remarque ; glosant la formule précitée, il écrit : « Cette locution : être présent et donné substantiellement

sonne toujours aux oreilles du vulgaire de façon plus massive que ne le veut l’effet cherché ici ; et les négations (non quantitativement, etc.) ne seront pas comprises de la foule ; d’ailleurs l’Écriture n’emploie pas ces termes. C’est pourquoi Zwingli et Œcolampade se refusèrent à accepter cette sorte d’accord à Marburg » (cité d’après W. Kôhler, ibid.).

3. Dans les Articles de Marburg dressés in extremis pour servir un dessein politique, les points de suture cachent des différences malheureusement trop réelles. En matière eucharistique, on s’entend pour décréter la communion sous les deux espèces, exclure le sacrifice de la messe, admettre la cène comme « sacrement du vrai corps et sang du Christ » — nous savons quel sens Zwingli donnait à cette formule — recommander la manducation spirituelle nécessaire à tout chrétien, enfin mentionner l’attrait du Saint-Esprit, qui meut les consciences faibles à la foi et donne ainsi au sacrement tout son sens. C’était conjuguer habilement les deux tendances : luthérienne et zwinglienne.

Cependant il restait un sixième point, sur lequel le désaccord persista : « Si le vrai corps et sang du Christ sont corporellement (leiblich) dans le pain et le vin. » Ainsi l’union achoppa au corporaliter, un mot, mais qui recouvrait « un abîme d’oppositions idéologiques : l’état du pécheur loin de Dieu et l’affinité avec Dieu de l’homme spirituel, Augustin et Platon, la Réforme et l’Humanisme » (W. Kôhler, ibid., p. 208). Mais cet article était-il si important que l’on dût se diviser à son sujet ? Ne pouvait-on pas s’unir sur le credo et laisser l’eucharistie de côté ? C’était le sentiment de Bucer, partagé par Zwingli, tous deux étant à la recherche de l’ « essence du christianisme » (W. Kôhler, Zwingli und Luther, p. 829), à l’inverse des luthériens, qui faisaient fond sur la confession (Bekenntnis). Ainsi à Marburg, en la personne de Luther et de Zwingli, s’affrontent déjà les tendances qui devaient diviser dans la suite le protestantisme : orthodoxie et libéralisme. Raison de plus pour reconnaître à cette rencontre, avec W. Kôhler (op. ult. cit., p. 83b), une signification historico-religieuse de premier ordre, on dirait presque œcuménique.

4. Cependant Zwingli devait avoir le dernier mot. L’année suivante, à l’occasion de la Diète d’Augsbourg (1530), il présenta une confession séparée, Fidei ratio, où il affirmait : Credo in sacra eucharislise… cœna verum Christi corpus adesse fidei contemplatione. Cette clause reflète la tendance des dernières années qu’on retrouve dans le De Providenlia : la foi devient contemplation (au sens platonicien). Zwingli admet donc une présence réelle qualifiée ; et cependant il n’est pas moins intransigeant dans la négation : Quod Christi corpus per essentiam et realiter, hoc est corpus ipsum naturale, in cœna aut adsit aut ore dentibusque nostris mandatur, quemadmodum papistx et quidam qui ad ollas œgyptiacas respectant (entendez : les luthériens) perhibent, id vero non tantum negamus, sed errorem esse qui verbo Dei adversetur, constanter adseveramus (Sch.-Sch., vol. iv, p. 11, c. fin.).

Conclusion : La conception eucharistique de Zwingli devant la critique. — a) En guise de conclusion, rapportons le jugement d’un luthérien non prévenu qui souligne les déviations et les points faibles de la doctrine eucharistique de Zwingli : « S’il est vrai que la théologie de Zwingli n’est qu’un chaînon dans la longue série des conceptions symboliques de la cène, elle n’en est pas moins une date dans l’histoire du christianisme. Zwingli a réussi à imposer à une communauté zurichoise, on peut même dire à toute la Suisse évangélique, une conception de la cène, qui, pour éviter toute superstition, n’en entendait pas moins respecter le sérieux et la dignité de cette solennité. Celle-ci a, il est vrai, perdu chez Zwingli

toute valeur salutaire, éliminé le caractère de mystère que le seul mot grec de mysterion suffisait à évoquer. Qu’est-il donc resté ? Une solennité chrétienne patriotique pleine de sérieux, une fête du souvenir en l’honneur de la mort rédemptrice du Christ, que Zwingli lui-même compare à la fête qui commémorait pour les gens de Glarus la bataille de Nâfels. La cène eucharistique prend tournure d’action de grâces de la communauté à son Maître et Rédempteur, et elle offre l’occasion de lui vouer à nouveau fidélité et obéissance. Le caractère de Zwingli s’exprime à plein dans cette conception claire et sobre. L’humaniste qui vit en lui rejette les derniers restes de pratique catholique comme entachés de superstition, et le spiritualiste fait en sorte que la relation de l’âme à Dieu reste purement spirituelle. Il est bien certain que, même dans la cène des chrétientés primitives sous la forme la plus ancienne que nous connaissions, des éléments plus puissants et plus réalistes étaient à l’œuvre, liés à des valeurs religieuses plus profondes. Zwingli a modernisé la cène, et en même temps il l’a vidée d’une part de sa signification. Sur un point essentiel, il est en défaut : on ne trouve pas chez lui le sentiment d’une communauté personnelle vivante entre le Christ et ses disciples restés sur cette terre ; il ne reste que le souvenir d’un fait salutaire appartenant au passé. Déjà Calvin ressentit vivement la carence d’une théorie aussi sèche ; c’est la raison pour laquelle il se sentit longtemps plus près des luthériens que des Suisses. Et le fait que la cène calviniste a fini par l’emporter même en Suisse allemande confirme notre impression de l’étroitesse et de la pauvreté de Zwingli en cette matière » (P. Wernle, Zwingli, 1919, p. 218).

b) De nos jours cependant, il ne manque pas d’auteurs, surtout en Suisse, qui affectent de ne pas voir tout ce que l’interprétation zwinglienne de la cène présente de rationalisme desséchant. Ils lui font honneur d’avoir devancé de plusieurs siècles une certaine exégèse symbolisante, qui juge de la cène en fonction du précédent juif (Dalman, Schlatter, Althaus). Pour G. Schrenk (Zwinglis Hauptmotive in der Abendmahlslehre und das Neue Testament, dans Zwingliana, t. v, 1930, p. 176-185), Zwingli, en s’attachant au caractère commémoratif de la cène, a voulu exprimer la pensée d’une communauté avec Jésus, reposant sur un fondement historique, et par là il a prévenu les désirs des théosophes et mystiques de notre temps. De même, Zwingli se meut dans la ligne du christianisme primitif, quand il restitue à la cène son caractère d’action de grâces joyeuse et de repas de communion fraternel ; en revanche le point faible de sa théorie, estime Schrenk, c’est d’avoir négligé l’aspect objectif de la cène, le don que Dieu y fait aux hommes. Déjà Calvin avait adressé à Zwingli la même critique. En vain Fr. Blanke essaye-t-il de la parer (art. cité, dans Monalschrijt fur Pastoralthéologie, xxvii, 1931, p. 320), en distinguant le Zwingli de la maturité de celui des dernières années. Nous avons déjà dit que nous ne croyons pas que les textes autorisent à admettre dans la théorie sacramentaire de Zwingli, et spécialement au sujet de l’eucharistie, une évolution vers plus d’objectivité.

c) Du côté catholique, on ne saurait citer de réfutation plus péremptoire de la doctrine zwinglienne que celle qu’en a donnée Cajétan dans l’opuscule De ermribus contingentibus in Euchuristiæ sacramento (1525). Elle i<e. au delà des position-. de Zwingli en matière eucharistique, m notion de la foi. point cardinal du

me, ci par i.i elli i valeur’! < critique « rncrale de celui-ci. Cajétan formule douze thèses extraites du Commentaire « f. Qutestiones algue omnta (ut pocanhu) quodlibeta Thomm " * Ca/etanl, etc. Lugduni, 1522, fol. 72° q.).

La foi ne s’étend pas aux choses sensibles, argue Zwingli : à quoi Cajétan répond finement que les choses sensibles sont seulement : extrema rerum creditarum, nam mullæ res créditée consistunt in coniunctione rerum sensibilium cum rébus insensibilibus. Aussi bien le Symbole mentionne assez de réalités corporelles qu’il propose à notre foi : le crucifiement, la mort, la sépulture, l’ascension, bref le mystère du Dieu fait homme. Zwingli n’y a pas accès. Hsec omnia corpora sunt ; quomodo ergo dicitur quod ad fidem nullo pacto spectat quidquid corpus est. Il est également faux que la doctrine de la présence réelle conduise à dédoubler la voie du salut : foi au Christ, foi aux sacrements. Ce dualisme se résout, si les sacrements sont les instruments institués par le Christ pour opérer notre salut. Encore une notion étrangère à Zwingli. Par ailleurs, Cajétan rétablit la vérité en ce qui concerne la conception catholique authentique de la présence eucharistique, et il donne de Joa., vi et des paroles de la consécration une exégèse véritable.