Dictionnaire de théologie catholique/ZWINGLIANISME IV. Morale

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 1132-1141).

IV. Morale de Zwingli.

La morale de Zwingli suit et applique les principes de sa théodicée. L’opposition du péché et de la grâce n’est pas proprement au centre de la morale zwinglienne, mais plutôt l’action de Dieu qui, reçue dans l’homme par la foi, conduit à la régénération et aux bonnes œuvres (ii). La notion de péché est le point faible de cette morale (i), celle de loi, son point fort (iii). — On ne peut que constater, avec E. Brunner (Gebot und Ordnungen, p. 571, 574), les lacunes des études zwingliennes sur ces points capitaux du système. On ne prétend pas ici les combler, mais seulement marquer quelle est. par opposition au luthéranisme, l’orientation de la morale zwinglienne. Si parfois Zwingli reproduit les thèmes luthériens, il met les accents autrement. Ainsi se forme dans son esprit et sa conscience une conception morale qui inaugure la tradition réformée.

r. Ut rf.rut. oiuuisei, . — (Cf. R. Pflstcr, Das Problem der Erbstinde bel Zwingli, dans Qurllrn und Abhandlungen zur schweizerischen Reformationsqeschichtc. ix, 1939.) — La doctrine de Zwingli se développe chronologiquement ainsi :

Première période : jusqu’au « Tau/schrifl » (1525). — Zwingli est surtout préoccupé de combattre la justice des œuvres ; il affirme donc la corruption radicale de la nature humaine, qui est l’effet de la chute d’Adam (C. R.. ii, 632, 17 sq.). Il prend position contre la scolastique décadente (scotlsme), qui tend à réduire

la misère de l’homme déchu ; il se place dans le sillage de Luther et renoue avec la tradition augustinienne. Par ailleurs, il dépend de la scolastique quant au status quæstionis et dans la définition même du péché originel. On retrouve donc chez lui équivalemment les deux éléments : matériel et formel, soit donc la privation de la grâce et la concupiscence.

Il existe cependant dès cette période des traits proprement zwingliens : privé de la grâce, Adam est soustrait aux motions de l’Esprit divin qui l’avait dirigé jusqu’alors (C. R., ii, 38, 6). Il en est de même de ses descendants. La restitution en grâce équivaut donc à la régénération dans l’Esprit. La manière dont Zwingli conçoit la concupiscence s’apparente à la doctrine de Luther, dont il est nettement tributaire : chez l’un et chez l’autre, la concupiscence désigne, non pas l’appétit sensuel déréglé (saint Augustin), mais la psychologie tout entière de l’homme déchu dans son aversion de Dieu et sa recherche de soi-même (cf. l’âiaapTioc de saint Paul). Cet égoïsme foncier, que Luther appelle n concupiscence », Zwingli le nomme amor sui ou quÀcorria. Cependant Zwingli met l’accent moins sur Yamor sui et la concupiscence que sur l’état de mort spirituelle et l’impuissance qui suit la chute. L’homme qui, j adis docile aux impulsions de l’Esprit, accomplissait la volonté de Dieu, en est à présent radicalement incapable ; il est devenu transgresseur — vu surtout la perfection de cette volonté très sainte, à laquelle il ne peut d’aucune manière se mesurer. Que lui reste-t-il, sinon d’avouer son impuissance et de se confier dans les mérites du Christ ? La grâce lui donnera la force qui lui manque. Ainsi pour Zwingli l’essence du péché originel réside moins dans Vamor sui que dans l’incapacité absolue d’accomplir la volonté de Dieu. À l’inverse, la grâce est conçue comme une puissance divine opérant en nous.

Dans les œuvres de cette première période (cf. Auslegung der Schlussreden, 1523 ; Commentaire, 1525), on ne trouve aucune indication qui laisse pressentir le rejet de la faute originelle par Zwingli. Le Commentaire semble même à dessein noircir le tableau, par réaction contre l’optimisme affiché d’Érasme (C. R., in, 654 sq. ; P. Wernle, Zwingli, p. 58-59). Nous sommes tous pécheurs en Adam — on ne précise pas le mode de transmission de la faute — débiteurs envers Dieu, incapables d’accomplir sa Loi. Seule la justice du Christ nous sauve. Le péché originel suffit donc à nous condamner. Zwingli enseigne nettement la damnabilité (Verdammliclikeit) du péché originel ; cf. Bine kurze christliche Einleitung, 1523 ; C. R., ii, 632, 25 : « Voici donc ce qu’est la faute originelle : la chute, la transgression, l’impuissance, la perte de Dieu, l’infection (der prâst), le péché, de quelque nom qu’on l’appelle. Il est donc clair que nous sommes tous par nature (il s’agit de la nature corrompue) enfants de colère. »

Deuxième période : Controverse anabaptiste. Le « Taufschrift » (27 mai 1525) (C. R., iv, 188 sq.). — Jusqu’à présent la pensée de Zwingli s’est mue dans les cadres traditionnels ; il a suivi saint Augustin et Luther. Ce n’est qu’avec l’anabaptisme que la faute originelle devient vraiment pour lui un problème. Divers facteurs sont ici à l’œuvre qui l’inclinent vers la négation : le caractère purement symbolique attribué aux sacrements, la notion volontariste du péché. A l’inverse des Tâujer, il maintient la nécessité du baptême des enfants (cf. infra, col. 3822), mais ce rite n’a pas pour effet d’effacer le péché originel. Il est purement symbolique. Sur ce point, Zwingli ne pense pas autrement que ses adversaires. Ce qui lui permet néanmoins de sauver le baptême des enfants, c’est qu’il entend la confession (Bekenntnis) du point de vue de l’Église. Le baptême est donc signe d’agré gation à l’Église ; les enfants baptisés entrent dans l’Alliance et reçoivent le fruit du sacrifice rédempteur (cf. infra, col. 3823).

Cependant Zwingli ne s’arrête pas là : il se livre à une critique de la notion même de faute originelle. Le baptême n’a rien à effacer en eux, car ils n’en sont point passibles, le péché étant synonyme de transgression volontaire (C. R., iv, 311, Il sq. ; cf. v, 376, 26 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 6). Nous sommes ici au cœur même de sa doctrine : la notion volontariste-scotiste du péché l’oblige à rejeter la tradition concernant la transmission d’une faute originelle (Erbschuld). En d’autres termes, il se fait de la responsabilité une idée stricte qui la restreint à l’individu et empêche de parler d’une culpabilité résultant de la faute originelle. En même temps il dissocie ces deux éléments : Erbsiinde et Erbschuld. Le péché originel (Erbsiinde) existe, mais à titre de maladie héréditaire — Zwingli dit, en dialecte : der Prest ; latin morbus — qui produit seulement une propensio ad peccandum (C. R., v, 376, 16 ; Sch.-Sch., vol. v, p. 24), mais n’est pas le péché lui-même. Zwingli tire de la scolastique la distinction de Vhabitus et de l’acte, qui est étrangère à Luther. Le péché originel subsiste à titre d’habilus (Zuslândlichkeit ) et il est, si l’on veut, fomes peccati (actualis), entendez : de lui procèdent sans cesse de nouveaux péchés actuels, mais l’acte de péché (ou péché actuel) suppose en sus une décision volontaire. À vrai dire, cette décision ne peut manquer et elle est déjà virtuellement donnée dans l’état dépravé, der Prest, hérité d’Adam, cet égoïsme foncier dont on a parlé plus haut. Étant ainsi disposé, il est fatal que tout ce que l’homme fait, il le fasse par amour exclusif de soi et contre la loi naturelle (amour de Dieu et du prochain). Et justement le péché originel est plutôt fatalité (Verhângnis) que faute, culpabilité (Schuld) (cf. C. R., v, 372, 7-9). Si donc l’homme déchu est condamné, ce n’est pas directement à raison du péché originel, mais seulement indirectement, pour autant que cette pente fatale au mal qui s’appelle der Prest se traduit effectivement et constamment par des péchés actuels.

Ainsi, en accentuant l’aspect volontaire-individualiste et juridique du péché — le péché est la transgression volontaire de la loi de Dieu — Zwingli rompt l’équilibre de la doctrine traditionnelle ; mais il se ménage une position apparemment très forte contre l’anabaptisme. car il n’a plus dès lors aucune difficulté à immuniser les enfants de la faute originelle. Puisque, là où il n’y a pas transgression volontaire, il n’y a pas de faute, et que les enfants ne sont pas capables de pareille transgression (C. R., iv, 316, 28 ; v, 390, 7 sq. ; vm, 739, 3), ils sont exempts de la faute originelle, mais non pas du Prest ou maladie héréditaire qui sommeille en eux et ne révélera que plus tard toute sa malice (cf. la comparaison du louveteau, C. R., iv, 308, 31). C’est sur cette question que Zwingli se sépare de Luther, ce dernier maintenant dans toute sa rigueur la faute, originelle, l’efficacité sacramentelle du baptême et admettant, comme un subterfuge, la fides parvulorum.

Troisième période : Controverse avec Luther. De V « Apologie à Urbanus Rhegius » (1526) à l’article IV de Marburg (1529) et à la Confession de foi, « Fidei ratio » (1530). — Luther eut connaissance du Taufschrift. Il y flaira un retour au pélagianisme et à la justice des œuvres. Selon son habitude, il confond et enveloppe sous la même étiquette des adversaires que séparent cependant bien des divergences. Derrière Zwingli se profile l’ombre d’Érasme : plus tard, il associera Zwingli et Carlstadt (à propos de la Cène). Il fait transmettre par Caselius ce message aux Strasbourgeois : « Zwingli n’a jamais connu le Christ, car il

se trompe sur le premier article, savoir que le péché originel n’est pas un péché. S’il en était ainsi, comme il serait facile ensuite d’affirmer le libre arbitre ! »

Urbanus Rhegius, à Augsburg, reprit la thèse de Luther. Zwingli répondit par la : De peccato originali declaratio ad Urbanum Rhegium (25 août 1526) (C. R., v, 359 sq.). Il y dissipe certaines équivoques : en particulier, la non-culpabilité du péché originel ne vaut que pour les enfants des chrétiens, à raison tant de la grâce dont ils reçoivent le bénéfice que de leur manque de connaissance de la Loi. Des autres il ne prétend pas juger (C. R., v, 384, 19 sq.). Sur le terme même de péché, employé du péché originel, Zwingli se montre accommodant (C. R., v, 373, 24 ; cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 6), mais quant au fond il ne varie pas.

A Marburg (1529), cette question fut l’objet d’un débat préliminaire entre Zwingli et Mélanchton : aux termes des articles rédigés par le premier et acceptés par le second, l’essence du péché originel réside dans la concupiscentia ou amor sui. On ajoute : Peccalum originale morbum esse credimus, quem omnes, qui ex Adam generantur, contrahunt, quo morbo fit, ut nos anle omnia amplectamur, non deum. — In parvulis… est pcena tegis, quæ laie malum sioe peccatum est, ut damnet. Le péché originel n’est donc pas péché à proprement parler ; il est plutôt maladie fmorbus = der Prest) ; il a un caractère pénal. C’est là la doctrine zwinglienne que nous avons vu se développer à partir de la notion volontariste-scotiste de péché. La note finale, la damnabilité du péché originel, montre que la pensée de Zwingli oscille encore entre cette notion et la tradition augustinienne. En fait, il n’a jamais pu se résoudre à opter, et sa doctrine du péché originel manque d’homogénéité (cf. R. Pflster, op. cit., p. 45).

Le IVe article de Marburg, rédigé par Luther, reflète beaucoup plus la doctrine de celui-ci que celle de son partenaire : « Quatrièmement, nous croyons que le péché originel (Erbsiinde) nous est transmis et hérité d’Adam et qu’il est un tel péché qu’il condamne tous les hommes », n’était la Rédemption par le Christ. R. Pfister s’efforce de minimiser le différend — il se réduirait, selon lui, à la question de la réprobation des enfants qui ont contracté la tache originelle (op. cit., p. 88) ; il estime donc que Zwingli a pu souscrire cet article sans se rétracter et en toute bonne foi. Nous croyons plutôt qu’il y a adhéré pour la forme et grâce à l’équivoque du terme péché déjà soulignée antérieurement.

La Fidei ratio de 1530, anti-luthérienne, a plus de chance de présenter sa pensée originale. Zwingli part de la distinction entre péché originel et péché personnel : Peccatum vere dicitur cum contra legem ilum est : ubi non est lex, ibi non est prsevaricatio ; et ubi non est prtevaricatio, ibi non est peccalum proprie captum… Peccalum originale ut est in flliis Adami non proprie peccatum esse ; quomodo iam expositum est : non enim est facinus contra legem. Morbus igitur est proprie et conditio (Sch.-Sch., vol. iv, p. 6). Cependant, sur le point de la damnabilité du péché originel, il modifie sa position du Taufschrift et incline dans le sens august ino-lnt hérien : Conditio (se. peccati orlgtnalix), quia sicut ille seruus est foetus et morti obnoxius, sic et nos serai et filii Iree nascimur et morti obnoxii… et nos esse natura filios iree scio (ibid., p. 6-7). Ainsi, sans être personnellement coupables, nous n’en sommes pas moins nés dans la servitude et dans un état d’abjection qui nous prive du salut et nous vaut la condamnation de Dieu. Cet état appelle la Rédemption par le Christ. Cependant, à la différence de Luther, le point de vue de ZwinRli est théocentrique (et non christocentrique) : s’il revient à la damnabilité du pérlié originel, c’est que l’idée de prédestination ou d’élection prend à partir de 1527 de plui en plus d’em pire sur son esprit, et que celle-ci suppose un discernement des chrétiens de la massa damnata. Les variations de la doctrine de Zwingli sur le péché originel s’expliquent assez dès lors que celle-ci subit les incidences de positions dogmatiques jugées plus importantes : symbolisme sacramentel, notion de loi et de péché, prédestination et élection.

Critique. — Laissant de côté la question de la damnabilité du péché originel, que Zwingli affirme au début et à laquelle il revient à la fin, la critique doit s’en prendre au point faible de la doctrine zwinglienne : au péché originel, défini comme maladie ou inclination viciée de la nature (der Prest) n’ayant pas de caractère intrinsèquement peccamineux. En définissant ainsi le péché originel, Zwingli n’a-t-il pas abandonné la position essentielle de la Réforme : la corruption radicale de la nature déchue ? N’incline-t-il pas au pélagianisme, au naturalisme ?

Parmi les auteurs, les avis sont partagés. Pour Ch. Sigwart, R. Seeberg, R. Pfister, Fr. Blanke, A. E. Burckhardt, on ne trouve chez Zwingli aucun affaiblissement de la notion réformée de péché originel. L’homme est menteur, il se trouve en état de mort et de damnation ; il est entièrement sous la domination de l’égoïsme : ces formules, qui reviennent sans cesse sous sa plume, témoignent qu’il a abandonné une fois pour toutes l’optimisme de l’humaniste, la fol naïve en la bonté de l’homme. La christologie, le concept de restitutio [naturse, hominis] (cf. supra, col. 3789), corroborent ce jugement. En revanche, pour E. Zeller, W. Kôhler, K. Guggisberg. etc., Zwingli a atténué la dureté de la position augustino-luthérienne. notamment en ce qui concerne le sort des enfants morts sans baptême ou des païens qui n’accèdent point à la connaissance du Christ. Son concept plus élastique de maladie ou tare héréditaire — fatalité malheureuse qui pèse sur chacun plutôt que péché dont il se sentirait personnellement responsable — s’accorde bien avec les vues de son universalisme spiritualiste. Aux yeux de W. Kôhler, Zwingli a le mérite de surmonter < la dure alternative de la dogmatique du péché originel » et « d’ouvrir la voie au progrès religieux ( Geisteswelt, p. 98). La chute originelle est escamotée, ou le péché originel s’insère comme un chaînon dans le progrès évolutif de l’humanité. Zwingli fait ici figure de précurseur des théories modernes du péché originel.

Sans doute Zwingli a-t-il obéi sur ce point aussi à la logique même de son système qui l’incline à rationaliser le mal (cf. supra, col. 3783). Il est juste cependant de reconnaître, avec R. Pfister (op. cit., p. 15-16), que l’anthropologie dualiste, imitée de l’antique, qui aboutit au déterminisme, ne joue aucun rôle dans la doctrine présente. Ainsi le péché, en nous comme dans le premier homme, est rapporté à une libre détermination de la volonté, et non à la nature composée de l’homme, au fait que nous sommes non seulement esprit, mais chair. Néanmoins, il reste vrai que Zwingli n’a pu intégrer à son système la notion classique qui laisse entier le mystère du péché originel, défini comme péché de nature, et de sa transmission. Le refus même de s’interroger sur le mode de transmission a pu conduire à brouiller l’essence du péché originel lui-même

— ce parti pris de maintenir séparées la question du was et celle du wie conduit chez Luther à un même résultat dans un autre domaine, à propos de l’eucharistie. Sans doute les subtilités de la scolastique décadente, la position extrême du scotisme ont incité à une simplification et à un retour en arrière : cependant, et c’est la conclusion qui se dégage de cette étude, on perçoit combien Zwingli reste tributaire dans ses catégories de pensée de cette loolattlqoe avec laquelle il avait rompu. Pour éluder les critiques de Luther, il n’a point d’autre ressource que de revenir

à la distinction de l’École entre le péché habilus et acte. Nous sommes loin assurément de l’Évangile. R. Pfister n’en argue pas moins, pour légitimer la doctrine de Zwingli, du fait qu’elle serrerait de plus près l’enseignement de saint Paul sur le péché et la loi, notamment Rom., v et vu. C’est la une erreur : Zwingli entend la loi, non au sens paulinien de loi positive, historique, ayant son rôle dans l’économie du salut, mais comme une détermination absolue, intemporelle, de la volonté de Dieu, participant à la transcendance et à la perfection de Dieu même (cf. C. R., iii, 707, 1 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 102 et infra, col. 3807).

II. FOI, JUSTIFICATION ET RÉGÉNÉRATION. 1° No tion de foi. — 1. — a) À l’attitude de l’homme déchu, dominé par Yamor sui, s’oppose celle de l’homme racheté, placé sous l’emprise de l’Esprit divin. Un mot la caractérise : la foi. La foi, pour Zwingli, ne désigne donc pas une vertu spéciale : elle vise plutôt l’ensemble des dispositions surnaturelles de l’âme qui se détourne du créé et met en Dieu son espérance. Comme Luther et à sa suite, Zwingli entend la foi, fides, au sens du latin fidere (C. R., iv. 495, 22 : auf Golt vertrauen. gelassen sein ; cf. C. R., ii, 82, 24 ; v, 781, 28) ; mais la foi-confiance prend chez lui un caractère plus profondément théologal. Entendez : au lieu d’être orientée vers le Christ et ses mérites, elle s’élève d’emblée jusqu’à Dieu et s’harmonise avec la doctrine du Dieu Souverain Rien et Providence qu’on a exposée (cf. C. R., ii, 73, 7 ; 182, 15 ; Sch.-Sch., vol. ii, t. ii, p. 199 : La foi qui est une confiance dans le seul Dieu, qui est l’unique repos de l’âme, la sécurité et certitude, par quoi nous voyons qu’il n’y a rien de bon, rien de vrai, rien de juste que le Souverain Rien, Dieu : que rien n’est assez sûr pour qu’on puisse s’appuyer vraiment sur lui que Lui ; que l’âme ne trouve de repos en aucune créature, mais seulement dans le Créateur » ). Zwingli argue, comme Luther, de Hebr., xi, 1, qu’il commente à trois reprises : C. R., iv. 489, 12 : Sch.-Sch., vol. ii, t. ii, p. 199 ; vol. iv, p. 118. Ce texte lui suggère l’assimilation de la foi à l’espérance (C. R.. iv, 491. 12 sq. ; cf. C. R., m. 777, 33). La charité est aussi comprise (C. R., iii, 849, 28 ; Sch.-Sch., vol. vi, t. ii. p. 271).

b) Zwingli insiste sur Yorigine surnaturelle de la foi : aucun effort humain ne peut y conduire, elle est don purement gratuit de Dieu (cf. C. R., ii, 637, 17 : Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 348 et passim). Cette assertion fait partie de la catéchèse réformée : la note proprement zwinglienne est la part attribuée à l’Esprit divin dans la genèse de la foi (Sch.-Sch., vol. iv, p. 61 : Fides autem… a solo dei spiritu est ; ibid., p. 63 : Fides enim cum spiritus divini sit adflaius). Elle s’accorde sans doute avec le spiritualisme mystique de notre auteur, mais aussi avec les données générales de son anthropologie. Entre l’Esprit de Dieu et l’esprit humain il existe une affinité : il n’y a que l’Esprit divin à pouvoir agir sur notre esprit et y engendrer la foi. La foi est donc synonyme de contact d’esprit à esprit (C. R., v, 622, 13), qui exclut toute médiation créée. Aucun objet extérieur ne concourt au processus qui mène à la justification (cf. C. R., v, 787, 27 ; 628, 11 ; 629, 10 sq. ; Sch.-Sch., vol. iii, p. 583, xxx ; vol. vi, 1. 1, p. 261, 333, 413). La règle est absolue et vaut aussi bien de l’humanité du Christ. Zwingli s’applique à purger la foi de tout extrinsécisme (cf. C. R., iv, 325, 12). Ainsi, à propos des miracles : la foi n’en est pas tributaire : « Ce ne sont pas les miracles qui font la vraie foi spirituelle ; mais la foi spirituelle reconnaît les miracles pour l’œuvre de Dieu » (Sch.-Sch., vol. ii, t. ii, p. 199). (Sur la notion de miracle chez Zwingli — en dépendance de Rucer — cf. C. R., v, 594, 6 ; 621, 21.)

c) La substance purement spirituelle de la foi, qui entraîne l’épuration de la religion, s’entend aussi du point de vue de son objet. La foi est attention exclusive à Dieu ; elle ne s’arrête à rien de créé ; le Christ lui-même n’est objet de foi que selon sa divinité (C. R., v, 629, 8 : 782, 5 ; 788, 7 : Sch.-Sch., vol. ii, t. ii, p. 201). C’est la raison majeure pour laquelle Zwingli rejette la Présence réelle : le Corps du Christ présent sous les espèces ne saurait être atteint par la foi ; il tombe nécessairement sous la perception sensible ou la vision : Il ne peut être l’objet d’un discernement spirituel. En outre, le Corps eucharistique introduit une nouvelle médiation qui va contre le privilège exclusif de la foi. Sola fides beat, répète Zwingli. La foi seule est nécessaire au salut et elle suffit à tout (C. R., v, 662, 2 ; 665, 14). Zwingli se pose ici en défenseur du sola fide proclamé par Luther (C. R., iii, 341, 24 ; v, 576, 2 ; 718. 1). Il fait aussi entendre que la sécurité de la foi est fonction de la pureté de son objet (Sch.-Sch., vol. iv, p. 45, c. med.).

2. — a) Cette controverse est particulièrement instructive : comme Th. Pellican l’avait vu dès 1527 (c’est-à-dire un an avant Marburg), elle tourne autour de la notion de foi et de la manière dont Dieu opère en nous : De fide erit contenlio et de mysterio divinæ operationis in nobis (C. R., ix. 73. 19). Elle fut pour Zwingli l’occasion d’un approfondissement de cette notion même. Il avait hérité d’Érasme et des Frères de la vie commune le sens des valeurs mystiques attachées à la foi (cf. W. Kôhler, Das Religionsgesprâch zu Marburg 1529, dans Sammlung gemeinverstândlicher Vorlrûge, cxl, Mohr, 1929, p. 12). La foi est chose vécue, expérience directe du divin ; son objet ne se situe pas au terme d’une investigation rationnelle ou d’une imagination quelconque, il est appréhendé directement et comme une réalité, mieux, comme la Réalité (cf. C. R., m, 705, 35 : Rcs enim est ac experimentum pielas, non sermo vel scientia ; ibid., iii, 760, 10 ; Sch.-Sch., vol. v, p. 100. — Dans Hebr., xi, 1, argumentum est synonyme d j’experimentum : C. R., iv. 491, 15). Sans doute l’objet de foi reste invisible, puisqu’il s’agit de Dieu et des biens à venir, mais la foi nous en confère, mieux que la certitude infaillible (C. R., iv, 491, 11 ; Sch.-Sch. , vol. v, p. 100), le sentiment : « La foi chrétienne est une chose qui se sent dans l’âme des croyants, comme la santé dans le corps » (C. R., iii, 700, 33 ; cf. v, 621, 31). Aussi, à l’inquiétude, à l’angoisse du pécheur succèdent la tranquillité et la paix de l’âme établie en Dieu. Si Zwingli n’a pas ressenti la première autant que Luther, il n’en a pas moins insisté sur la seconde. La foi, mouvement de confiance filiale dans le Dieu Père et Providence suscité par l’Esprit, procure à l’âme la consolation et la paix qui lui manquent (C. R., iii, 446, 19). Sur quoi on peut remarquer avec A. E. Rurckhardt : « Parce que la foi et l’Esprit ont une aussi grande certitude en eux-mêmes et comme expérience apportent avec eux la paix de l’âme, toute mystique sacramentelle est impossible (Das Geistproblem bei Huldri/ch Zwingli. ut supra, p. 62).

b) Les expressions mystiques se rencontrent sous la plume de Zwingli : adhserere Deo (C. R., iii, 668, 30) ; adflgi (ibid., 820, 17) ; sich lassen an, frui. etc. (cf. A. E. Rurckhardt, op. cit.. p. 86). L’âme vidée d’elle-même, purifiée et ayant renoncé à soi (C. R., ii, 73, 5 ; iii, 17, 16) est attirée et transformée en Dieu (C. R., ii, 72. 17 : cf. C. R., iv. 365. 4). L’Esprit est l’artisan de cette transformation (C. R., ii, 73, 2. 13). C’est à l’aide de cette notion mystique de la foi qu’il combat l’idée de Présence réelle : celle-ci est superflue, la foi suffisant à rendre Dieu présent à l’âme (C. R., v, 582, 10 : Quum igitur fides adest homini, habet deum prsesenlem ; cf. C. R., iii, 18, 5 : Sch.-Sch., vol. iv, p. 122 : H le [se. fides] est panis ille, quem qui manducabil non esuriet

aut sitiel ; et W. Kôhler, C. R., v, p. 557, c. fin.). Si par la foi Dieu, ou le Christ, vient en nous, il est aussi vrai que nous allons à sa rencontre : « Il est universellement reconnu depuis longtemps que le Christ est vraiment en nous, quand nous croyons en lui, de même que nous sommes aussi dans le ciel ; mais Lui y est par une présence réelle, car il est Dieu, tandis que nous, nous le sommes seulement par la contemplation, la foi, l’espérance et l’amour » (C. R., v, 670, 12). Zwingli prépare ainsi la voie à l’interprétation de la Cène propre à Calvin (cf. W. Kôhler, Zwingli und Luther, i, 1924, p. 484).

c) Il y a une autre acception du terme foi, ftdes, synonyme de créance, crédulité, qui est présupposée par la première (cf. C. R., v, 784, 4 : « Celui qui se repose sur la parole de Dieu doit d’abord croire que c’est la parole de Dieu : c’est alors seulement qu’il acquiert la certitude [par la foi au sens propre] d’obtenir ce que le Dieu en qui il se confie lui a promis » ). La foi théologale comporte donc au préalable une certaine connaissance (Erkenntnis) ou fides hislorica (cf. C. R., v, 766). Elle-même s’attache à la promesse (C. R., i, 358, 1 sq. ; iv, 491, 38 ; cf. Sch.-Sch., vol. iii, p. 583 : non fidit faclis aut externis, sed sola misericordia Dei) ; mais il y a dans l’Écriture bien d’autres paroles qui ne visent pas directement la promesse ou l’Évangile de la grâce : paroles narratives, d’ordre ou de défense. Zwingli en dresse le catalogue (C. R., v, 523, 23 ; 783, 11) et tire argument de ces catégories contre Luther : les paroles de l’institution de l’eucharistie sont du second ordre (récit, suivi d’un ordre) ; elles ne suscitent donc pas d’autre assentiment que la foi à l’institution du mémorial de la Rédemption, conçu comme un fait historique.

Il semble que grâce à cette distinction la raison reprenne ses droits et qu’elle ait, en vertu de la connaissance rationnelle ou historique prérequise, un certain contrôle sur les objets de foi. Ceux-ci doivent être de quelque manière perméables à la raison éclairée par la foi (cf. C. R., v, 618, 15 : Fidei nihil est absurdum, si modo recte intelligas ea, quæ fidei credenda proponuntur. Quod si quid fidei absurdum, id tandem vere absurdum est). Le sens commun doit donc être consulté, concurremment à la foi et à l’Écriture (C. R., iv, 471, 36 : Non réclamât fides, non communis sensus, non ipsum scripturæ inqenium ; cf. C. R., iv, 490, 24 : Abhorret a sensu). On voit « avec quelle facilité le spiritualisme se mue chez Zwingli en un rationalisme quelconque ». — « On s’explique la liaison du spiritualisme avec la ligne de pensée rationnelle. C’est le besoin d’avoir une expérience solide et bien ancrée qui l’a poussé dans le sens du rationalisme… Alors le surnaturel est devenu psvchologie rationnelle » (A. E. Burckhardt, op. cit.. p. 39 et 89). Plus pertinemment encore : « Le désir de Zwingli d’éviter de mettre la foi en rapport avec des objets intellectuels et de la concevoir de façon purement spirituelle comme expérience religieuse, c’est là précisément ce qui, en vertu d’une nécessité Interne, entendez : de la réduction de la foi à Vessentiel. Introduit un élément Intellectuel dans le concept de foi lui-même » (E. Secberg. art. cit., dans Reinhotd Seeberg Frxtschrifl. r. Leipzig, 1929, p. 53).

3. — a) Nous avons suivi le progrès de la pensée zwingliennc jusqu’en 1527. À partir de cette date, la foi perd le caractère central qui lui avait été dévolu ; elle rétrocède devant Vrlcriinn (on relève infra, col. 3853, une évolution parallèle dans le concept d’Église). Le fossé entre Dieu et la créature s’est élargi, et Zwingli n’a plus d’veux que pour les réalité* sises en Dieu, soit donc le décret éternel de prédestination et d’élection. Le fondement du salut est le Dieu qui élit, et la fol est seulement signe ou gage de l’élection (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 124 : > La foi suit l’élec tion en ce sens que tous ceux qui l’ont sapent qu’ils sont élus ; car elle est en leur cœur comme un sceau et gage de l’élection » ; cf. i’6/d., vol.vi, t.i, p.348).Ainsi la foi est la conscience de l’élection (E. Zeller). Un élément réflexif (Selbslbesinnung) s’est introduit ici, dont on trouvait déjà l’indice dans des passages comme C. R., v, 622, 3 (la foi, contemplation mystique, s’accroît par réflexion sur ses objets). Celui-ci n’est pas étranger à la certitude de la foi. Cette certitude, en effet, est liée à l’action de Dieu en nous dans la mesure où nous en prenons conscience.

b) Zwingli révise ses expressions antérieures : quand on attribue le salut à la foi (fides efficax et salutaris ; fides beat), cela s’entend par synecdoque : le salut dépend proprement et à titre premier de l’élection (sola electio beat), et si l’élection n’avait précédé comme la fleur, la foi ne suivrait pas (Sc/i.-ScA., vol.iv, p. 124, c. init.). En même temps s’affirme le caractère absolument gratuit de la foi et des œuvres qui en procèdent. Dieu donne la foi à qui il veut, sans égard au mérite, car son choix est absolument libre. Ancrée en Dieu, dans le conseil divin lui-même, la foi est soustraite aux fluctuations d’ici-bas : elle est inamissible en celui qui la possède vraiment (Sch.-Sch., vol. iii, p. 584, c. init. ; C. R., iii, 446, 19. 28).

c) Mais comment être assuré d’être parmi les élus ? L’intérêt supplémentaire attaché par Zwingli aux bonnes œuvres (comparé à Luther) vient de là. Déjà elles valent à titre de signe démonstratif de notre foi aux autres, c’est-à-dire à l’Église (le recours aux sacrements est du même ordre) ; mais plus encore elles renforcent chez leur auteur la conscience de posséder la vraie foi (C. R., ii, 167, 2 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 63 : Sic filii dei, qui scilicet fidem habent, sciunt se divina, hoc est spirilus nativitate et gratuita eleclione filios dei esse… ; ibid., p. 122 : Qui ergo sic est fidei scuto teclus, scit se esse dei electum ; cf. vol. vi, t. i. p. 348, 391 ; t. ii, p. 271). De la foi procèdent les œuvres comme la chaleur du foyer ou les fruits de l’arbre (Sch.-Sch., vol. iv, p. 61, 63, 124) : elles montrent que ceux qui les accomplissent sont de Dieu et sont un gage de persévérance. Par ailleurs, Zwingli n’a pas de peine à déduire la nécessité des bonnes œuvres de l’essence même de l’Esprit qui opère dans les fidèles : car cet Esprit n’est pas oisif, il agit sans cesse (C. R., ii, 47, 30 ; 181, 2 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 63 ; vol. vi, t. i, p. 215. e. fin.). La fol acquiert donc chez Zwingli un sens prégnant et actif : elle est cette « vertu efficace », cette action incessante, « cette confiance par où l’homme, de toutes les forces de son âme, s’appuie à la divinité, rapporte toutes ses pensées et ses conseils à Dieu, bien plus, ne peut rien projeter sinon d’accomplir ce qui est agréable à Dieu » (Sch.-Sch. , vol. iv, p. 63).

Justification et régénération.

II apparaît de

plus en plus clairement que Zwingli construit sa morale à partir du dogme de la Providence et de la prédestination. Déjà, dans l’art. 20 de VAusIcqung der Schtussrrden. il y avait cherché son point d’appui (C. / ?., ii. 181-183). La foi est inséparable de l’élection : « Pourquoi Dieu donne-t-il la foi d’emblée avec clarté et force à l’un, lentement à l’autre, c’est son secret. » La foi croît avec l’abandon en la Providence ; elle se confond avec le sens des conduites de Dieu dans le monde : Quiconque est entièrement abandonné à Dieu et lui fait confiance ne peut rien s’attribuer, niais il révère en tonte chose l’opération de la Providence, même quand il ne comprend pal lH intentions divines. La foi se développe en même temps que l’opérai ion de Dieu en nous : Plus la fol croît, plus aussi croît l’œuvre bonne ; car plus grande est la fol. plus aussi Dieu est en toi, et pins Dieu est en toi, plus grande aussi est en toi l’opération de Dieu. 3803

    1. ZWINGLIANISME##


ZWINGLIANISME. JUSTIFICATION ET RÉGÉNÉRATION 3804

Car Dieu est la force éternelle de tout bien, et une opération inaltérable. S’il cessait d’oeuvrer, il serait changeant. » C’est la doctrine qu’on retrouve avec plus d’ampleur dans le De Providentiel (1528) (Sch.Sch., vol. iv, p. 118 sq.). Avec la foi en la Providence et en la bonté de Dieu, dont, pour ce qui le concerne lui-même, Zwingli n’a jamais douté, grandit la certitude ou l’absolue sûreté de pouvoir se confier en Dieu et d’opérer comme son instrument. « La béatitude n’est pas un bien situé dans l’au-delà, mais l’expérience de quiconque, en pleine conscience de son élection, fait confiance à Dieu et se sait son instrument. De là procède chez la personne un sentiment éthique de puissance de la plus haute tension que l’on connaisse dans l’histoire » (Dilthey).

1. Cette action divine considérée dans l’individu a un nom : elle s’appelle régénération. Déjà la foi instaure une nouvelle relation entre Dieu et l’homme : mais la foi a ses exigences. De même qu’il se refuse à séparer la foi de l’ensemble de l’attitude religieuse, Zwingli récuse tout divorce entre la foi et la conduite (C. R., ii, 630, 8-11 ; Sch.-Sch., vol. iv, p. 61). Il s’agit pour l’homme racheté de se conformer à la volonté de Dieu, de faire le bien, d’accomplir des œuvres, cum Deo ardua semper ac magna facere (C. R., ii, 551, 29 ; cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 63, c. med.) ; bref, de se hausser à l’idéal moral du christianisme (caractérisé par les termes : veritas et innocentia ; cf. supra, col. 3753 et C. R., viii, 272, 14 : Innocenter ergo vivere et humiliter vivere, christiane vivere est ; ibid., iii, 705, 29 ; 706, 11 ; 716, 35 ; 845, 19 : Vita christiana innocentia est, ut sœpe iam diximus) ; d'être un homme nouveau, wiedergeborene und neue Menschen (C. R., i, 178, 1 ; ii, 496, 22 ; cf. renovalio, nova vita, Sch.-Sch., vol. iv, p. 47-48). C’est là l’aspect positif de l'œuvre de la grâce en nous, sur lequel Zwingli se plaît à mettre l’accent (cf. C. R., ii, 496, 22 ; iv, 608, 22 sq. : l'Évangile n’est pas seulement synonyme de rédemption, mais de vie nouvelle ; point de pardon complet sans rénovation de vie ; ibid., iii, 868, 22 : la nouvelle nature est une création de l’Esprit de Dieu ; ceux qui ont l’Esprit du Christ lui appartiennent et ceux qui sont du Christ font tout selon son intention et sa volonté ; ibid., 760, 25 sq., etc.).

Concurremment, cependant, la chair continue de porter ses fruits (C. R„ ii, 649, 7). La régénération, œuvre progressive, n’est jamais complète, non seulement parce que la volonté de Dieu est parfaite et que la créature ne peut s'élever jusqu'à elle, mais parce que l’homme, même régénéré par l’Esprit, demeure soumis aux inclinations de la chair et sujet à des rechutes (C. R., ii, 49, 7 ; 641, 14 ; 643, 27). Nous sommes ici au nœud du double dualisme zwinglien : Dieucréature, esprit-chair. D’où la nécessité du combat spirituel (note érasmienne) (C. R., i, 177, 5 ; ii, 643, 26 ; 648, 16 ; iii, 909, 19).

Hors même le témoignage de l'Écriture ou l’expérience spirituelle du chrétien, Zwingli suit ici la pente de son système : car si l’homme saisit Dieu par la foi, il éprouve en retour le bénéfice de l’action de Dieu, du Dieu-Esprit souverainement et universellement agissant, ou plutôt il est prévenu par elle, et la foi, rigoureusement parlant, n’est qu’une étape qui doit être suivie des œuvres de la foi. Cette action de l’Esprit transforme le sujet du dedans et fait de lui l’instrument des volontés de Dieu au dehors. Encore que l’on trouve chez saint Paul des points d’appui à cette doctrine, elle prend chez Zwingli un relief spécial et une tournure qui lui est propre. Le protestantisme, en l’une de ses directions, en sera profondément marqué.

2. On perçoit mieux l’originalité de Zwingli, dès lors qu’on compare chez lui les concepts de justification et de régénération. Sans doute Zwingli, surtout

dans les premiers ouvrages où il est sous l’influence de Luther, relève le rôle de la foi dans la justification. Mais bientôt l’accent se déplace de la justification à la régénération. De même, ce qui compte, c’est moins la foi que l'élection ou la vocatio efflcax de Dieu (Sch.Sch., vol. iv, p. 121, c. fin.). Au lieu de considérer la Rédemption et l’application des mérites du Christ au sujet qui croit et est absous de ses péchés, Zwingli s'élève au plan du conseil et de l’action divine : il n’y a alors en présence que Dieu et l'âme, l'élection (ou vocatio efflcax) de Dieu et l’opération qui la suit, dont il s’agit pour le « je de prendre conscience.

Nous savons par ailleurs que cette opération suppose la Rédemption accomplie, mais celle-ci se prend plutôt du côté de Dieu, comme satisfaction de sa justice et gage de sa miséricorde, que de l’homme pécheur. Ce qui importe à celui-ci, c’est de se soustraire à soi-même, à Vamor sui, et de se confier en Dieu, de se mettre totalement sous l’emprise divine. Dans la mesure où il éprouve cette action, notamment par les œuvres qu’elle lui fait produire, il est régénéré et cette régénération ou rénovation intérieure implique l’assurance que l’obstacle mis par le péché entre Dieu et l’homme est levé, que l’homme est justifié. De ce point de vue, il est essentiel de noter que pour Zwingli la régénération comporte des degrés corrélatifs à l’action de Dieu en nous, ou à notre fidélité à observer ses commandements (cf. C. R., ii, 182, 19 ; 183, 6 ; 497, 17) ; en outre, à mesure qu’elle croît, croît aussi la conscience de l'élection. Toute une casuistique a été dans la suite édifiée sur ces principes par l’orthodoxie calviniste, qui était sans doute étrangère à Zwingli (cf. E. Brunner, Gebot und Ordnungen, p. 375). En lui, la conscience de l'élection se confondait avec ce qu’on peut appeler la « conscience prophétique » (cf. infra, col. 3919-20).

Finalement donc, l’homme est justifié et il se sent tel aux yeux de Dieu. La justification cesse d'être, comme chez Luther, un acte initial, de caractère objectif (ou judiciaire), qui prélude à notre sanctification ; elle est plutôt le terme d’un processus au cours duquel joue, avec l’action divine, la subjectivité du croyant. Être élu, c’est être attiré par le Père, mais encore faut-il que le je » en prenne conscience. Pour cela, point n’est besoin, comme chez Luther, à l’application de la Rédemption, de médiation : parole ou sacrement : l’Esprit nous instruit directement de notre élection par la confiance toute filiale en Dieu qu’il nous inspire (cf. C. R., v, 629, 2 : A Deo electi atque intus Spiritu docti : cf. Sch.-Sch., vol. ii, t. ii, p. 136). On ne voit donc pas comment E. Brunner a pu écrire que, même comparée à celle de Luther, la doctrine de Zwingli sur la grâce est caractérisée « par une immense objectivité, qui le préserve des déviations psychologiques » — telles que la doctrine romaine de la grâce infuse (Grâce in the theology of Ihe Reformers : Zwingli, dans The Doctrine of Grâce, éd. W. T. Whitley, Londres, 1932, p. 216).

3. Les luthériens s’aperçurent bien que Zwingli ici encore allait son propre chemin. Mais ils interprétèrent son attitude comme un retour à la justice des œuvres : ce qui était bien loin de sa pensée (cf. C. R., v, 575, 9 sq.). Car, s’il relève les œuvres, c’est à titre d’effets de l’opération divine, de ce chef doublement gratuits, iam dono tribuitur donum (Sch.-Sch., vol. iv, p. 121), et il rejette radicalement tout mérite. Il exclut même toute inférence à partir des œuvres à l’intention de leur auteur (cf. C. R., iii, 383, 21 ; ix, 462, 4 ; Sch.Sch., vol. vi, t. i, p. 341, 348) ; car les œuvres les meilleures portent toujours le cachet de la malice et de l’hypocrisie humaines. Les œuvres ne méritent donc considération qu’autant qu’elles sont de Dieu. Néanmoins, à Marburg, Mélanchton formulait ainsi les

griefs luthériens : Incommode enim loquuuntur et scribunl de hominis Justificaiione coram Deo, et doctrinam de fide non salis inculcant, sed ita de lusliflcatione loquuntur, quasi opéra, quæ fidem sequuntur, sint lustitia hominis (Sch.-Sch., vol. iv, p. 185, 4°).

Aujourd’hui, nous sommes mieux placés pour juger, à la lumière des développements subséquents, des lignes de force différentes des deux systèmes (cf. M. Schneckenburger, Vergleichende Darstellung des lutherischen und reformierten Lehrbegrifjs, ii, Stuttgart, 1855, p. 63 sq.). Disons en bref : si, pour Luther, le pécheur, dès lors qu’il croit, est reconnu juste et justifié par Dieu selon sa grâce et en vertu des mérites du Christ qugement synthétique), pour Zwingli, la justification fait davantage état de l’évolution intérieure de l’homme pécheur et notamment de la conversion et de la régénération (cf. Sch.-Sch., vol. vi, 1. 1, p. 321 : Cœlitus regeneratus… debemus loti esse conversi in Christum ; — sur le concept de restitutio, cf. supra, col. 3789). Elle prend donc plutôt le caractère d’un jugement analytique, en ce sens que l’homme animé de l’Esprit et accomplissant les œuvres de la foi, encore qu’il soit encore pécheur, est cependant juste a parte potiori et est réputé comme tel devant Dieu (cf. O. Ritschl, Die reformierte Théologie des 16. und 17. Jahrhunderts, 1926, p. 73-74).

Rappelons d’ailleurs qu’il y a entre les deux réformateurs un différend initial sur la question du péché, qui a ici ses répercussions (vu la corrélation grâce et péché) : « La conscience profonde du péché, qui a tant opprimé le moine d’Erfurt, est restée étrangère à Zwingli : il a senti non pas tant la faute (Schuld) que l’impuissance consécutive et la force du péché. Il en est résulté, dans la doctrine de la foi, immédiatement ceci : Zwingli ne s’est pas tant intéressé au fait que la foi justifie l’homme devant Dieu qu’à la manière dont elle se manifeste dans sa vie comme force sanctifiante et pouvoir de rénovation » (H. Bavinck, op. cit., p. 55).

/II. LOI ET ÉVANGILE. LA DOUBLE JUSTICE. —

Loi et Évangile.

1. — a) Dans V Auslegung der

Schlussreden (art. 2 et 5), Zwingli définit l’Évangile au sens paulino-luthéricn : l’annonce du salut ou de la grâce de Dieu en Jésus-Christ (Gnadenbotschafl) ; à l’art. 16 (C. R., ii, 76, 12), il s’avise que cette définition est trop étroite : par Évangile il faut entendre toute la volonté révélée de Dieu, y compris les commandements, défenses et promesses. De la sorte. Loi et Évangile, loin de s’opposer, se concilient : la Loi, révélation de la volonté de Dieu, est une partie de l’Évangile. L’apologie de la Loi, amorcée à l’art. 16, se continue au cours des art. 19 et 22 (ibid., 1Ô9, 32 sq. ; 232, 2 sq.). Zwingli cherche à surmonter le paradoxe luthérien, l’antinomisme qu’il juge dangereux pour la Réforme. Il a tu main le Commentaire de Luther sur Cal., ou a eu par des étudiants de Zurich des échos de ce qu’on enseignait à Wittenbcrg : la Loi nous terrifie ; elle nous accule au doute et au désespoir ; elle fait que nous haïssons Dieu. Non, répond /wingli, ce qui est dit ici de la Loi s’entend de la chair qui est l’ennemie de Dieu et de sa Loi. La Loi de sa nature est bonne, comme la volonté de Dieu dont elle est l’expression. Entre Loi et Évangile, point de dualisme : la Loi appartient à l’Évangile ; elle devrait, selon son essence véritable, s’appeler plutôt Évangile.

b) Cependant cette défense de la Loi se heurte au thème paulinicn de Vabrogalio Legis, comme au la considération chère à ZwlnglJ que le chrétien qui a l’Esprit de Dieu est affranchi « le la i."i. n’a pa* besoin de Loi et est au-dessus de la Loi. Comment entendre 1’ « abrogation île la Loi  ? Il ne l’agll (MM seulement des préceptes rérémoniel’le l’Ancien Testament et

autres observances extérieures. Ils sont caducs de par leur nature même, voire dispensés par Dieu en châtiment de notre infidélité (C. R., ii, 231, 19). On peut transcrire : « abrogation de la Loi », c’est-à-dire de la malédiction de la Loi. La Loi nous condamne. Qu’est-ce à dire ? « Elle nous convainc que nous ne pouvons parvenir à Dieu par nos propres forces, et donc qu’il est juste que nous soyons condamnés. » En revanche, le Christ nous affranchit de la condamnation de la Loi ; entendez : « Une fois reconnue notre impuissance, nous voyons que nous avons dans le Christ un sûr garant de notre salut. Nous sommes injustes ; mais il est notre justice ; de la sorte, la Loi ne peut nous condamner » (C. R., ii, 236, 20 sq.). Ainsi, en vertu de la Rédemption opérée par le Christ, la Loi cesse de nous condamner : le Christ satisfait à la justice de Dieu par son innocence, par son accomplissement parfait de la Loi (cf. C. R., ii, 37, 12. 35 ; 77, 10 ; 79, 19 ; 80, 10 ; 81, 28 ; 496, 1). C’est pourquoi il est « notre justice » (I Cor., i, 30 ; cf. C. R., ii, 236, 3). Zwingli l’entend selon l’analogie de la Tête et des membres : « Nous, les membres, nous allons à Dieu par la justice de la Tête » (C. R., ii, 236, 7). De la sorte, la justification pour lui ne consiste pas tant dans l’imputation du mérite du Christ que dans la communication de sa propre vie (cf. A. Ritschl, Rechtfertigung und Versôhnung, 3e éd., t. i, p. 168). La vie chrétienne se définit, selon la tradition érasmienne, par Yimilatio Christi (C. R., iii, 910, 9. 16). Elle est aussi vie dans l’Esprit, et à ce titre synonyme d’affranchissement de la Loi.

Zwingli connaît donc le thème paulino-luthérien de l’affranchissement de la Loi. La Loi nous convainc de péché ; elle nous fait prendre conscience de notre impuissance ; seul le Christ, parfait exécuteur des volontés du Père, nous délivre de la malédiction de la Loi qui pèse sur nous du fait de nos transgressions. Cependant, chez Zwingli, notre impuissance à accomplir la Loi ne tient pas seulement à notre condition de pécheurs ; elle est appelée aussi par la perfection intrinsèque de la Loi, qui participe de la transcendance, de la pureté et de la justice absolues de Dieu (C. R., ii, 37, 8 ; 77, 28). Mais cette considération même l’invite à proclamer la perpétuelle validité de la Loi (cf. C. R., n, 79, 23 ; 232, 2 sq.) — et à chercher à tourner le thème de Vabrogalio Legis, qui ne représente qu’un effet accidentel et subsidiaire. De même, et parallèlement, il se plaît à opposer à l’attitude de l’incroyant qui regimbe contre la Loi et lui résiste, parce qu’elle contrarie les inclinations de la chair, celle du croyant, qui s’y soumet de bon gré, vu qu’elle répond aux nobles aspirations de sa nature régénérée (C. R., ii, 76-79). Le croyant prend plaisir à la Loi selon l’homme intérieur, parce qu’elle lui révèle la volonté toute bonne de Dieu, et, la grâce s’ajoutant au précepte (C. R., ii, 77, 30), lui donne le moyen de plaire à Dieu en accomplissant ses commandements. Il trouve aussi dans la Loi comme un reflet des perfections divines, l’indice de la perfection et de la sainteté absolues de Dieu (cf. C. R., ii, 77, 26), et ceci même est pour lui un nouveau sujet de joie. La doctrine de Zwingli sur la Loi apparaît donc comme un corollaire de sa théodicée, en même temps qu’elle s’inspire de ses vues sur la régénération dans l’Esprit qui met l’homme à même de connaître et de goûter le Bien absolu. Mais ces notions eu rencontrent d’autres, moins originales, et chevauchent sur elles, plutôt qu’elles ne s’accordent vraiment avec elles, t On pourrait dire : Zwingli entend affirmer l’affranchissement de la Loi au sens formel (autonomie) et, en même temps, la validité perpétuelle de la Loi au sens matériel. Il manque à sa pensée triée nécessaires … I)’, , , , l’obscurité » (P, Wernlc, Zwingli, ut supra, p. 42).

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    1. ZWINGLIANISME##


ZWINGLIANISME. LA LOI ET L’ÉVANGILE

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c) Dans les Schlussreden, le thème de l’affranchissement de la Loi (Erlôsung vom Geselze) entre en concurrence avec un autre : celui de Y accomplissement de la Loi (Erfùllung des Gesetzes) : « L’homme est enflammé d’amour de Dieu par la reconnaissance de la bonté de Dieu envers lui. Et plus grand est l’amour, plus aussi on accomplit ce que Dieu veut. » Ou plutôt : « C’est Dieu qui dans le croyant opère l’amour, le conseil et l’œuvre » (C. R., ii, 236, 30 ; 237, 15). La Loi tend alors à se séparer de son contexte historique et christologique ; elle prend valeur positive et absolue comme règle de vie imposée par Dieu au croyant, à laquelle celui-ci ne saurait se dérober. Elle se définit comme l’expression intemporelle de la volonté de Dieu (cf. C. R., ii, 234, 18 : das muster und form des gôtlichen ivillens), formulée dans le double commandement de la justice et de l’amour. Cette considération l’emporte dans les ouvrages subséquents (Commentaire, C. R., iii, 707, 20 : Lex nihil aliud est quam doctrina de voluntate Dei, per quam scilicel intelligimus quid ille velit, quid nolit, quid exigat, quid vetel ; cf. Sch.-Sch., vol. vi, t. ii, p. 98, c. fin.). Notion sans doute issue du volontarisme scotiste et corrélative à la conception du péché-transgression formelle, qui apparaît vers la même époque. Il est sous-entendu que cette volonté est impérative et irrésistible : en même temps qu’il la notifie, Dieu opère en nous infailliblement, selon la thèse déterministe (cf. loc. supra cit., et col. 3782 sq.). Il n’en est pas moins vrai que le relief pris par la Loi dans la morale zwinglienne se concilie mal avec la négation du libre arbitre.

Dans le De Providentia, le cadre s’amplifie (cf. Sch.-Sch. , vol. iv, p. 107 sq.). Ici Zwingli, s’appuyant sur la métaphysique et la philosophie religieuse, disserte du rôle de la Loi dans le gouvernement providentiel. La Loi fait œuvre révélatoire ; elle a des affinités avec la foi, car, en nous éclairant sur la vraie nature de Dieu, elle mène l’homme à la connaissance de soimême (fonction attribuée ailleurs à la foi) (cf. C. R., m, 661, 10). À l’inverse de Luther, Zwingli insiste toujours davantage sur la valeur positive de la Loi : elle conduit non seulement, en condamnant, à la connaissance du péché, mais, en éclairant, à la vraie connaissance de Dieu et par là à la souveraineté de l’esprit sur la chair. Ainsi la Loi, de malédiction pour les ennemis de Dieu, devient bénédiction pour l’homme destiné par la Création à la communion avec Dieu (cf. C. Von Kugelgen, op. cit., p. 37).

2. Il n’est pas moins difficile de préciser la position de Zwingli dans le problème : Loi et Esprit. Il semble qu’il oscille entre deux attitudes : a) un biblicisme strict, qui considère chaque parole de Dieu dans l’Écriture comme ayant force de loi (ainsi, à sa suite, les Taufer) : la Loi est une norme extérieure qui s’impose à l’homme contre sa volonté ; — b) un spiritualisme assez hardi, qui risque de se dissoudre en un panthéisme universaliste : à la Loi se substitue l’Esprit qui nous instruit et nous guide, ein jurer unsers willens und volbringens (C. R., ii, 65, 25). Et cet Esprit tend à se confondre avec ce qu’il y a de divin en nous.

a) À l’appui de la première tendance, on peut citer des textes comme : G. R., ii, 102, 6 : De la conduite de Satil à l’égard d’Agag, Zwingli tire la leçon suivante : « Il nous faut donc simplement entendre la parole de Dieu et s’en tenir là. Donnons donc à Dieu l’honneur en le reconnaissant, en toute obéissance envers sa parole, comme le plus sage et le plus fidèle » ; iv, 254, 4 : « Nous, chrétiens, devons agir vertueusement, non sous la pression de la Loi, mais sous l’inspiration de la foi » (nicht uss zwang des gsalzes, sunder uss dem glauben).

b) Ailleurs, en revanche, Zwingli aime à associer Loi et Esprit (cf. C. R., ii, 234, 30 : « La Loi nous

montre purement et simplement ce que l’Esprit divin exige ; ii, 234, 17 ; iii, 661, 14 : la Loi est spirituelle)

— voire à insister sur l’immanence de la Loi au cœur du croyant en qui elle est imprimée par l’Esprit (C. R., n, 298, 1 ; cꝟ. 84, 1 : Der isl sin schnur ; ii, 81, 3).

Il rejoint ici le thème de la liberté du croyant (C. R., il, 81, 8) : « La Loi de l’Esprit, qui rend vivant, c’est-à-dire la doctrine et conduite de l’Esprit divin qui rend toutes choses vivantes, m’a libéré dans le Christ Jésus… Là où est l’Esprit de Dieu, là est la liberté [II Cor., iii, 17], car l’Esprit de Dieu est au-dessus de la Loi, et là où il est, on n’a plus besoin de Loi. Or là où est la foi, là est l’Esprit de Dieu » (cf. C. R., ii, 649, 20 sq. ; A. E. Burckhardt, op. cit., p. 33). Sans doute certains abusent de cette liberté, mais ils témoignent par là qu’ils n’ont pas la vraie foi (C. R., ii, 82, 32 sq. ; 180, 30 ; 640, 3). Zwingli évince ainsi le reproche, qui déjà avait cours de son temps, fait à l’anomisme protestant.

D’autre part, on sait que pour Zwingli l’action de l’Esprit ne se limite pas à l’expérience spirituelle du chrétien : il opère en tout homme et cet instinct profond qui nous pousse à résister aux passions coupables, la voix de la conscience, est aussi bien son œuvre (cf. Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 215 : Anima ergo nostra in verbo dei vivit. Verbum dei dictât et prsescribit quid faciendum, quid omittendum, quid nimium, quid parum, et docet in omnibus recle vioere et agere. Quod et gentium sapientes intellexerunt, dum affirmant divinum quiddam esse in homine, quo affectus vincantur. In verbo igitur dei vivere, est iuxta prxscriptum divini spiritus in omnibus agere et illo nili ; cf. C. R., iii, 884, 30). Dans cette perspective élargie par le syncrétisme, toute hétéronomie semble bannie.

c) Comment concilier ces deux positions antithétiques : l’une extrinséciste, l’autre imnianentiste ? Zwingli tente de le faire en affirmant à la fois l’autonomie du croyant qui vit par l’Esprit et est supérieure à toute Loi, et le pouvoir coercitif de la Loi à l’égard de quiconque cède aux impulsions de la nature mauvaise (cf. C. R., ii, 159, 11) : « Personne n’a une foi comparable à celle d’Abraham. Quiconque a une telle foi n’a pas besoin de Loi. Mais, comme Abraham était conduit et guidé par l’Esprit de Dieu, de même celui qui est croyant comme Abraham est conduit et dirigé par cet Esprit. Mais il y en a beaucoup qui, parce qu’ils n’ont pas la foi, n’agiraient pas bien, s’ils n’y étaient contraints par les liens de la Loi (mit den banden des gsalztes). D’où la distinction de la double justice : l’une représentant l’idéal auquel le chrétien, mû intérieurement par l’Esprit, tend sans cesse à se conformer (cf. Sch.-Sch., vol. iv, p. 61 : t Ceux qui ont la foi se modèlent en toute œuvre sur la volonté de Dieu comme sur l’archétype » ) ; — l’autre la norme juridique qui s’applique à la moyenne des humains : incapables de s’élever plus haut, ceux-ci doivent du moins être maintenus dans les limites du droit par une autorité et une loi qui s’imposent de l’extérieur.

En résumé, les pensées de Zwingli sur la Loi se ramènent à trois groupes d’idées (cf. P. Wernle, op. cit., p. 58) : a. la foi au Christ et à la satisfaction offerte par lui nous libère de la condamnation de la Loi : c’est le pendant de la doctrine luthérienne de la Justification ; — b. l’Esprit, qui opère en nous le bien, est pour le chrétien comme une loi intérieure qui remplace toute loi : c’est la thèse proprement zwinglienne de la régénération qui s’accorde avec son spiritualisme universaliste et son syncrétisme, bien qu’ici encore il y ait un point d’appui paulinien. Ces deux groupes sont christocentriques (cf. à propos de b. : C. R., ii, 82-83 fil s’agit bien de l’Esprit du Christ]) et chevauchent l’un sur l’autre ; — c. le troisième groupe, théocentrlque, s’organise pour lui-même, autour de la 3809 ZWINGLIANISME. JUSTICE DIVINE ET JUSTICE HUMAINE 3810

notion de Providence. Dieu opère souverainement dans l’homme ; l’action de celui-ci est dépourvue d’autonomie réelle. Le déterminisme semble ici rendre la Loi superflue : cependant Zwingli la maintient à titre d’agent du gouvernement divin dans le monde.

Justice divine et justice humaine.

Zwingli n’a

pas tiré au clair la relation : Loi-Évangile. Son expérience spirituelle l’avertissait que les formules réprobatives de Luther ne contenaient pas le dernier mot sur la question. Il a esquissé plusieurs fois la solution sans parvenir à une vue définitive (voir encore C. R., h, 634, 19 sq. ; iii, 710, 1 sq. ; Sch.-Sch., vol. vi, t. ii, p. 98). Il se proposait de consacrer au sujet un opuscule distinct en latin (cf. C. R., ii, 230, 26) ; celui-ci est resté à l’état de projet. En revanche, il a repris les vues amorcées dans Y Auslegung der Schlussreden (cf. C. R., ii, 97, 7 ; 233, 16), sur la double justice, et en a fait l’objet d’un traité spécial, qui est d’une grande portée : Von gôttlicher und menschlicher Gercchtigkeit (30 juillet 1523 ; C. R., ii, 458 sq.). Cet ouvrage fait le pont entre sa théodicée et sa sociologie. Avec lui, le réformateur rejette un idéalisme pur qui eût abouti à l’illuminisme des Schwârmer et s’engage dans la réalité sociologique où se développera son action. Ce traité marque, sur le plan idéologique, ce qu’a pu être, dans sa personnalité, la jonction du prophète et de l’homme d’Etat.

Il nous permet de préciser ce que Zwingli entend concrètement par Loi. Il peut s’agir de deux entités fort distinctes :

1. La première se compose des préceptes du Décalogue, identifiés avec la « Loi de nature ou du prochain », ou la Loi évangélique, qui comprend, outre le précepte de la justice, celui de l’amour. L’amour, en introduisant un nouveau motif, est source d’une impulsion qui rend l’observation de la règle de la justice plus douce et facile au sujet, en même temps que plus souple et plus aisée objectivement. C’est tout cela que Zwingli a en vue, avec une pointe tournée contre les anabaptistes qui durcissaient certains préceptes de justice évangélique, quand il dit que la charité « adoucit » (C. R., ii, 492, 14 : gezùckrel hal) ou « tempère » (C. R., iii, 459, 5 : mit mdssigung der gôtlichen liebe ; cf. ii, 492, 17 ; iii, 709, 6, etc.) la loi de justice. Par ailleurs, à ces préceptes positifs se réduisent les préceptes négatifs du Décaiogue, tels que : « Ne tue pas » ; « Ne prends pas le bien d’autrui » (C. R., m, 401, 26 sq.). Si les premiers se modèlent sur l’idéal divin, les seconds tiennent déjà compte, comme par condescendance, de nos misères (Sch.-Sch., vol. i, t. i, p. 586-87 ;. Zwingli entend proposer dans sa teneur laconique la règle de la perfection évangélique (C. R., ii, 325, 7 ; 492, 10 ; Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 244 ; cf. O. Dreskc, op. cit., p. 36, n. 1), qui est identique à la perfection ou idéal moral absolu sis en Dieu qustice divine). Il fait fi de la distinction entre préceptes et conseils évangéliques (C. R., ii, 481, 18 ; 482, 12 ; 495, 19). On ne trouve pas chez lui, en contre-partie, d’orientation vers la Berufsmoral au sens luthérien (cf. cependant C. R., i, 118, 14). À fortiori rejette-t-il toutes les prescriptions humaines ou ecclésiastiques qui à son gré éloignent de l’idéal plutôt qu’elles ne le sanctionnent.

2. À cet idéal moral absolu qui concerne l’individu, ou Yhnmiw. Intérieur (C. II-, n. 484, 17), s’opposent des préceptes ou lois particulières qui visent l’homme extérieur (ibid., 22), intéressent la vie en société et sont empreints d’une certaine relativité. Il s’agit ici, non pas tant de pousser au bien que d’exclure le mal, ou même simplement de l’endiguer, de le restreindre, d’y mettre une mesure (modus tnmen pinscribi potest ; Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 578) et ainsi d’assurer l’ordre social. De ces préceptes qui composent la justice

humaine, l’essentiel à dire en morale est que, s’ils font l’homme respectable au regard de ses semblables, ils ne sauraient le justifier devant Dieu (C. R.. ii, 485, 26 ; 494, 28 ; 495, 17 ; 515, 26 ; cf. ibid.. 233, 16 sq. ; Sch.-Sch., vol. vi, t. i, p. 260).

3. Critique.

E. Troeltsch (dans Theol. Literaturzeitung, xxxviii, 1913, col. 369-371) et à sa suite W. Kôhler (Die Geisteswelt U. Zwinglis, p. 122 ; voir aussi recension d’A. Farner, dans Zeilschr. der Savigny-Stiftung, ut infra, col. 679) et P. Meyer (Zwinglis Soziallehren, p. 14 sq.) croient retrouver ici la distinction classique du droit naturel premier et second, l’un correspondant à l’absolu de la justice divine — c’est de lui que se réclament les révolutionnaires épris de l’idéal évangélique, ainsi les anabaptistes ; l’autre s’entendant comme un droit plus concret, relatif, conservateur. En maintenant les exigences de la justice divine à titre d’idéal et en faisant fond pour le reste sur la justice humaine, Zwingli faisait preuve d’un sain réalisme et il donnait pour norme à la pratique courante, ainsi qu’on l’avait fait avant lui, les préceptes du droit naturel second. Malgré l’apparente rupture, la Réforme continue ici le Moyen Age.

Ces vues nous paraissent méconnaître l’originalité de la pensée zwinglienne. Déjà A. Farner l’avait fait remarquer, mais sa critique ne porte pas, car il a un faux concept du droit naturel qu’il doit à Holl (avec W. Kôhler, art. cit., p. 679, et dans Zeitschrift fur die gesamte Staatswissenschaft, lxxxv, p. 343 sq.). En fait, pour Zwingli, la « Loi de nature ou du prochain » se confond avec l’inspiration de l’Esprit-Saint, tandis que le droit, qui est à base de coercition (cf. C. R., m, 868, 18 : cogitur civis legibus ; ii, 483, 25 ; A. Farner, op. infra cit., p. 40), fait violence aux aspirations de la nature (corrompue). Zwingli d’ailleurs ne connaît que deux acceptions du mot * nature » : ou la nature intègre (ou restituée), qui n’est autre que l’opération de Dieu ou de l’Esprit, ou la nature corrompue, qui est opposée à la loi ou au droit. Ainsi, au lieu du dualisme : droit naturel premier et second (norme idéale ; principes de réalisation), nous trouvons chez Zwingli la dualité : Esprit de Dieu-nature humaine corrompue, termes auxquels correspondent l’homme intérieur (domaine de la conscience) et l’ordre juridique extérieur (domaine de l’État) (cf. infra, col. 3868).

conclusion. — On pouvait augurer du spiritualisme zwinglien qu’il valoriserait le thème luthérien de la liberté du chrétien et lui donnerait une ampleur nouvelle. Certains indices le faisaient présager (cf. C. R., i, 74 sq.), et Zwingli, tout au cours de sa carrière, en appelle au Christ comme à celui qui vient nous délivrer de la servitude de la Loi (par référence à Matth., xi, 28). Cependant, à Zurich comme à Genève, le prédestinatianisme s’est traduit dans les faits par un resserrement de la discipline ecclésiastique (ou ecclésiastico-étatique) (cf. infra, col. 3876, et Dr. Nicolaus Paulus, Die Sillenstrenge der echten Zwinglianer, dans Wissenschaftliehe Deilagezur’Germania », 1909, n. 17 ; Zwingli und die Toleranz, ibid.) ; ldéologlquement, à la volonté souveraine de Dieu qui règne sur la théodicée zwinglienne fait pendant, en morale, la Loi conçue tantôt comme norme idéale (Justice divine), tantôt comme moyen de coercition qustice humaine). De la sorte, zwinglianisme et luthéranisme se font face ou, selon d’autres, se complètent et s’harmonisent : Il est bon et providentiel, écrit E. Brunner, qu’à côté de Luther il y ait Zwingli et Calvin, afin que la doctrine de la liberté des enfants do Dieu ne dégénère pas en « liberté de la chair ». et de même il est bon qu’aux côtés de Calvin et Zwingli Lu ther se tienne, afin que l’obéissance de la foi et l’attention donnée aux maximes de la Loi ne démenèrent pas (n culte de la légalité ( Orbot und Ordmingen. p. 68).