Dictionnaire de théologie catholique/VENTURA Joachim

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 553-555).

VENTURA Joachim (1792-1861). — I. Sa vie.— Né à Païenne, enlré chez les jésuites, piiis, à leur suppression dans le royaume de Naples, devenu maître général des théatins, il se fit connaître par des travaux de théologie et de philosophie et fit une brillante carrière de publiciste et de prédicateur, comparable sous bien des rapports à celle de Lacordaire. Il collabora à Y Encyclopedia ecclesiaslica de Naples, et fut membre du conseil royal de l’instruction publique. Il soutint les premières opinions de Lamennais, et encouragea la traduction italienne de YEssai sur l’indifférence. Il traduisit le livre Du pape, de J. de Maistre, celui de Bonald, sur La législation primitive, et donna, en 1825, au Journal ecclésiastique un article fort remarqué : Sur la disposition actuelle des esprits en Europe par rapport à la religion, où s’affichaient ses idées libérales.

En 1826, il publia le De jure ecclesiaslico, manuel de philosophie religieuse où il avait classé les doctrines de de Maistre, de de Bonald, de Lamennais, de SaintVictor, se posant ainsi pour un des apôtres de ce qu’on a appelé la philosophie catholique. Animé des meilleures intentions en faveur de la liberté de l'Église, il fit des réserves dès 1831, peut-être plus tôt, sur l’attitude personnelle de Lamennais dans Y Avenir. Comblé d’honneurs par les papes, il avait prononcé l’oraison funèbre de Pie VII, membre de commissions pontificales, il publia, dans un domaine hors des controverses, un ouvrage en 3 vol., Les beautés de la foi, 1839, et un petit manuel d’allure toute pacifique, Bibliotheca parva… veterum Ecclesiæ Patrum, 1840, qui, par son succès en France, donna occasion au célèbre malentendu des Anciens et des Modernes.

Les vraies difficultés avec le Saint-Siège, qui se montra toujours paternel, remontent à 1828, avec la publication du De methodo philosophandi, et s’avivèrent avec son panégyrique du leader irlandais O’Connell, 1847, et celui des victimes du siège de Vienne, 1848. A Rome, en effet, le P. Ventura était devenu l’homme des révolutionnaires modérés et il seconda de tous ses efforts les tendances libérales et le mouvement séparatiste de la Sicile, publiant plusieurs brochures politiques : La question sicilienne, L’indépendance de la Sicile, La légitimité des actes du parlement sicilien, enfin un gros volume : Les mensonges diplomatiques, dont le succès même l’obligea à accepter, avec le bon plaisir du pape, le titre de ministre plénipotentiaire de Sicile à Rome. Bien plus, il prit parti, avec l’abbé Rosmini, dans les affaires de Rome, cf. son opuscule : Opinion sur une chambre des pairs dans les États pontificaux, 1848. Ce projet de confédération italienne sous la présidence du pape, poussa Pie IX à donner une constitution au peuple romain, et l’on sait tous les malheurs qui s’en suivirent. Le P. Ventura refusa de suivre le pape à Gaète et expliqua son refus en deux opuscules : La fuite du pape et La religion et la démocratie, 1849. Ainsi, suivant Lamennais d’assez loin et dans un tout autre esprit, il passa de la défense du pouvoir de l'Église à la thèse de la séparation complète du spirituel et du temporel.

Mais, dès lors, sa retraite s’imposait : son discours sur les morts de Vienne fut condamné à Rome. Il vint habiter la ville de Montpellier, où il se livra à la prédication et composa un opuscule sur la venue de saint Pierre à Rome : Lettres à un ministre protestant, 1859. Dès 1851, il vint s'établir à Paris et signa désormais : Ventura de Raulica. Il occupa

les premières chaires de la capitale, où il était fort goûté, par sa tenue oratoire très discrète et son élocution claire, s’exprimant en un français impeccable, malgré quelques incorrections de prononciation. Il prêcha aux Tuileries le Carême de 1857, qu’il fit paraître en volume, sur le Pouvoir politique chrétien. Il essaya en vain de ramener Lamennais au giron de l'Église, au moment de sa mort, et mourut, luimême à Versailles le 2 août 1861.

II. Doctrine.

Les principes philosophiques et apologétiques du P. Ventura sont exposés à maintes reprises dans l’introduction de ses principaux ouvrages, par ex. : La raison philosophique et la raison catholique, 1852-1859, mais développés surtout dans La tradition et les semi-pélagiens de la philosophie ou le semi-rationalisme dévoilé ; il y expose ses idées sur les forces de la raison, sur les principes des connaissances humaines, sur la loi naturelle, la tradition, les effets de l’enseignement philosophique actuel dans les établissements dirigés par des rationalistes soi-disant catholiques.

1° Sa position très nette contre le rationalisme contemporain l’amena peu à peu à discréditer les forces de la raison naturelle. Tant qu’il se tint sur le terrain des philosophes païens, comme dans ses conférences à l’Assomption de 1851-1852, la tendance ne se marquait encore que par des attaques outrancières contre Aristote, Platon, et même Descartes, qu’on pouvait attribuer aux lacunes de son information. Il citait abondamment les Pères. Il prônait un retour à la doctrine de saint Thomas, dont quelques textes — toujours les mêmes — émaillaient ses discours ; et il prédisait « la restauration de la philosophie catholique » avec un optimisme que les événements ont justifié. « Oui, on la reverra cette philosophie chrétienne tant décriée. On reconnaîtra la solidité de ses principes, la justesse de sa méthode, l’harmonie de ses doctrines… Et l’on regrettera sa longue absence… »

Déjà, cependant, il énonçait la partie positive de son enseignement avec une précision qui est l’indice d’une préméditation de trente années. C’est en effet aux alentours de 1820 que nous reporte sa position traditionaliste de 1851 : « L’esprit humain, en connaissant les choses spirituelles par la révélation, peut s’en rendre compte, les discuter, les développer, les démontrer, les appliquer. Mais il ne les invente pas, il ne les découvre pas par la raison ; seulement, il les connaît, mais par la révélation, en sorte que vouloir atteindre la connaissance des vérités immatérielles sans révélation d’aucune espèce, même naturelle et sociale, est aussi insensé que vouloir obtenir la vision des choses physiques sans lumière. » La raison philosophique et la raison catholique, t. ii, préf., p. xlviiixlix. Sur quoi A. Vacant a raison de ranger le P. Ventura parmi les traditionalistes mitigés, en ce qu' « il restreignit la doctrine de Bonald aux connaissances suprasensibles ». Vacant, Éludes théol. sur les constitutions du concile du Vatican, t. i, p. 299. » Il apporta encore un autre adoucissement au traditionalisme en admettant que la connaissance de Dieu, de l’immortalité de l'âme et des principes de la morale …une fois acquise, pouvait être démontrée, défendue et développée par la raison. » Loc. cit., p. 143.

Ventura y mettait sans doute des conditions, des prédispositions morales : « Comme dans l’ordre physique la lumière ne produit la vision que pour des yeux sains, la révélation ne produit de connaissance que pour la saine raison : la connaissance de la vérité est le prix de la raison qui se défie d’elle-même, de la raison qui s’abaisse. Pour nos grands philosophes, il n’est donc pas étonnant qu’ils ne connaissent pas ce que tout le monde connaît. » La raison philoso

phique…, p. l. C’était beaucoup leur demander, trop sans doute, puisqu’il ne s’agissait de rien de moins que de la soumission passive à une tradition : « Si l’on sépare, dans les livres des anciens philosophes, ce qu’ils ont puisé, comme s’exprime saint Augustin, « aux mines » des traditions universelles », si l’on ôte les vérités qu’ils ont empruntées au peuple qui les connaissait avant eux et mieux qu’eux, ce qui reste dans ces livres n’est qu’un ignoble fatras de systèmes absurdes. .. » Loc. cit., p. li ; cf. p. lvii. Le mot « traditions universelles » qui vient sous la plume de Ventura ne se lit pas dans saint Augustin, qui parle de metallis divinæ Providentise quæ ubique prsesens est. De doct. christ., t. II, c. lx. De même les citations scripturaires dont il étaie son système, I Reg., ii, 3 et II Cor., iv, 6, ne prouvent pas « que la raison humaine, en s’isolant des traditions et des croyances universelles, ne soit jamais parvenue à la connaissance pure, précise et certaine de la vérité ». Loc. cit. Sur le système général, voir l’art. Traditionalisme. Trois ans après ces conférences du P. Ventura, la Congrégation de l’Index faisait signer à M. Bonnetty quatre thèses affirmant la capacité de la raison humaine à démontrer l’existence de Dieu, la spiritualité et la liberté de l’âme.

2° Mais il est une thèse particulière, inaugurée par de Bonald et que Ventura présente d’une façon plus habile ; c’est celle de la révélation implicitée dans le langage. Il ne s’agit pas de l’origine du langage, comme chez Locke, Condillac, Gerdil ou J. de Maistre ; mais bien du rôle permanent du langage dans l’élaboration des idées morales. La théorie du grand orateur, qui se faisait un palladium de la Somme théologique, est, sinon bien solide, du moins assez ingénieuse pour mériter d’être examinée de près. Elle est exposée dans La tradition et les semi-pélagiens de la philosophie, c. iii, § 21, p. 122 sq., en trois points que nous résumons.

1. « Il est de toute impossibilité que l’homme comprenne la quiddilé d’une chose matérielle, ou qu’il s’en forme la conception générale ou l’idée, à moins qu’il n’en ait présent à l’esprit l’image ou le fantôme… » Loc. cit., p. 122 Les idées des choses matérielles s’acquièrent en dépouillant les fantômes de ces objets des conditions qui les individualisent. L’esprit peut s’élever de là à des principes généraux relatifs aux choses matérielles. P. 126.

2. Il est également impossible que l’homme comprenne l’essence des choses spirituelles « … à moins qu’il n’en ait présent à l’esprit quelque chose de corporel qui la lui indique ou la lui rappelle, et dans laquelle il puisse la voir comme dans une image ». P. 122. L’intellect, dans ce cas, se forme une connaissance des objets immatériels en appliquant à ceux-ci, que les mots lui « révèlent », les notions et les principes généraux empruntés à l’ordre matériel.

3. « La présence de cette image dans l’esprit est nécessaire, non seulement afin que l’intellect se forme la première fois l’idée de la chose matérielle ou spirituelle, mais aussi afin qu’il puisse se souvenir dans la suite de ces mêmes choses, y penser, en discourir, en raisonner. Or, puisque les choses spirituelles ne forment pas de fantômes par elles-mêmes, incorpnreorum non sunt phantasmata, I », q. lxxxiv, a. 7, ad 3° iii, puisque rien, dans la nature physique, ne nous parle d’elles (I), ne nous les indique et ne peut nous les indiquer réalisés dans une individualité corporelle, il est de toute nécessité que le fantôme qui nous en donne la première notion, nous soit fourni par la nature morale, qui. à cet endroit, n’est que l’instruction, renseignement, la révélation domestique, sociale… !. a parole, en passant par l’oreille ou les yeux, va se loger elle-même en fantôme dans

l’imagination. Et c’est en regardant en même temps au particulier que la parole indique, et au fantôme où elle est renfermée que l’intellect se rend intelligible la chose immatérielle… et qu’il en raisonne. » P. 123. « De là cette conclusion que le nom des choses immatérielles, apporté par le milieu social, est aussi nécessaire pour connaître les êtres immatériels que les sensations sont nécessaires pour manifester l’existence des corps. » P. 126. « Que l’homme, conclut-il, qui n’aurait jamais entendu un seul mot de Dieu… puisse, par ses seuls moyens, s’élever à une telle connaissance, à une telle idée, voilà ce qui est, non seulement difficile, mais encore impossible. C’est attribuer à l’homme isolé la faculté de se transporter d’un bond du monde corporel au monde spirituel, que l’infini sépare… ; c’est enfin lui attribuer la faculté de bâtir sans matériaux, d’opérer sur le néant. » Op. cit., p. 129.

Nous avons donné cette exposition en l’allégeant des redites qui font de Ventura, parlant en français, un véritable pédagogue. Mais il faut critiquer son raisonnement, la conclusion surtout, et aussi les deux premiers points qui recèlent le vice du syllogisme, à savoir l’activité propre de l’esprit et le rôle actif de la parole.

1. « Tous les traditionalistes supposent l’entendement humain dépourvu de spontanéité. C’est ainsi que le P. Ventura nous le représente » — et cela de bonne foi, en s’inspirant des manuels thomistes de l’époque, — « comme une machine qui dissocierait les éléments particuliers qui lui sont fournis du dehors ; mais lui refuse le pouvoir de s’élever de là à aucune vue supérieure, à aucune découverte. Or, l’entendement a une bien autre puissance. Sans doute, il faut, suivant la doctrine de saint Thomas d’Aquin, que nos conceptions et nos raisonnements aient leur premier point de départ dans des éléments fournis par le monde sensible. Mais l’intelligence ne se contente pas d’analyser ces éléments matériels : à la lumière des principes dont elle perçoit l’évidence, elle se démontre la nécessité des causes et des rapports entre les choses. » A. Vacant, op. cit., t. i, p. 335-336.

2. Le P. Ventura n’a pas tort, comme on le lui a reproché, de « diviser nos concepts en deux catégories, les conceptions relatives à l’ordre matériel, dont les éléments sont fournis par le monde sensible » et alors ces éléments sont proprement les fantasmata, simililudo rei particularis, des images propres de ces choses, et donc l’origine et le moyen permanent de nos connaissances en ces matières, — « et les conceptions d’objets spirituels, dont les éléments, n’étant pas sensibles, ne peuvent être fournis » par la simple expérience. Saint Thomas s’est posé la difficulté même dont le P. Ventura se fait un argument ; et il conclut fermement : « Lorsque nous saisissons par l’intelligence quelque chose de ces réalités incorporelles, force nous est de nous tourner vers des images de corps, bien que ces objets spirituels n’aient point d’images. » I », q. lxxxiv, a. 2, ad 3um. Mais ces images d’ordre matériel ne sont qu’un point de départ pour l’activité de l’intelligence : Incorporea quorum non sunt phantasmata cognosenntur a nobis per comparationem ad corpora srnsihilia. Tout ce qu’on peut concéder au P. Ventura, c’est que > l’image est alors un principe, un fondement de l’opération intellectuelle, mais ce n’est pas le terme du jugement sur les réalités métaphysiques »..1. Wébert, Somme théol. de la Revue des jeunes, p. 235. Saint Thomas n’hésite pas à dire que, pour l’existence de Dieu même, nous la connaissons par relation aux êtres corporels. Nous connaissons Dieu comme cause |des êtres que nous voyonsj, par passage à la limite et par négation », loc. cit. « Si donc, comme le suppose le P. Ventura, un homme était parvenu au développement intellectuel suffisant pour posséder la science des choses qui tombent sous nos sens, et qu’il n’eut jamais cependant entendu prononcer le nom de Dieu, cet homme pourrait certainement s’élever de lui-même à la conception de la divinité, Il donnerait dans sa pensée un titre ou un nom à cet « horloger » et, s’il ne lui donnait pas de titre, il le connaîtrait sans le nommer », ne fût-ce que « sous les traits d’un monarque puissant », représentation anthropomorphique qui lui permettrait ensuite de raisonner sur son Dieu. Vacant, op. cit., p. 337.

3. Quant au rôle actif de la parole et de l’enseignement, qui n’apparaît plus si indispensable dans la formation de nos concepts sur les êtres suprasensibles, c’est à la fois plus et moins qu’une simple image ou fantôme : « elle offre ce caractère particulier qu’elle est significative, et qu’elle ne peut aider l’entendement qu’autant qu’il en comprend dans une certaine mesure la signification. Si cette signification n’est pas comprise, les mots sont de simples sons articulés qui ne disent rien à l’esprit… Les mots n’éveillent donc d’autres idées que celles que l’esprit se forge à lui-méme… Ce ne sont donc pas les mots qui fournissent la matiére des idées » de Dieu, de conscience, de vertu. Ensuite, par contre, leur rôle dépasse celui des images particuliéres des choses, car ils invitent l’esprit à concevoir ou à se rappeler ce qu’ils signifient. Pour Dieu, par exemple, que l’idée en ait existé dans l’esprit avant que le mot fût prononcé, ou que les explications qui accompagnent les mots aménent l’esprit à se former l’idée que le mot exprime, il est manifeste que la parole est un instrument merveilleux : elle vient en aide à l’homme dans presque toutes ses opérations intellectuelles. Mais à vrai dire, « on a plus besoin d’un langage savant pour saisir et mettre en lumiére certains enseignements de la physique ou de la chimie, que pour comprendre les premiers éléments de la théologie ; les mots sont surtout comparables aux fantômes plus complexes formés d’associations élaborées par l’imagination ». Loc. cit.

Voir les encyclopédies de Michaud. Hoefer, etc…, et la préface des éditeurs au vol. Il de La raison catholique, Paris, 1851. Pour la doctrine, cf. A. Vacant, Études sur les constitutions du concile du Vatican.

P. Sejourné.