Dictionnaire de théologie catholique/USURE III. La doctrine à partir du XVIe siècle

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 421-430).

III. LA DOCTRINE A PARTIR DU XVI SIÈCLE.

I. Généralités.

La doctrine avant le XVIe siècle. En 1311, le concile de Vienne avait solennellement condamné l’usure : sane si quis in illum errorem inciderit ut pertinaciter afjirmare prwsumat exercere usuras non esse peccatum, decernimus eum velul hæreticum puniendum. Nul ne pouvait se méprendre sur le sens de cette déclara tion. L’usure, dont il était question, ne représentait pas, comme de nos jours, un intérêt supposé excessif. Suivant le contexte que lui donnaient les idées et le langage du temps, ce terme signifiait tout supplément, même modique, réclamé, lors du remboursement, en sus de la somme primitivement prêtée. « Cette déclaration trouva rapidement un écho dans les synodes provinciaux des divers États. C’est dans ces décrets que les canonistes et les théologiens trouvèrent tout d’abord une base à la fois solide et satisfaisante pour une plus complète construction de leur théorie. » Ashley, Histoire et doctrines économiques de l’Angleterre, t. ii, p. 438. Pendant longtemps, avant que la législation civile, en divers États, permît le prélèvement d’un intérêt dans le contrat de prêt, les juristes étaient d’accord avec les théologiens pour réprouver cette pratique. Et les sentences des tribunaux appuyaient cette interdiction. C’est ainsi qu’avant le milieu du xvie siècle, où commence l’histoire que nous avons à conter, aucune voix catholique dissidente ne s’éleva dans le chœur qui déclarait le prêt, le mutuum, essentiellement gratuit.

Au moment de retracer les tours et détours par lesquels cette doctrine va maintenant suivre un chemin accidenté, il peut être opportun de regarder, d’un coup d’oeil d’ensemble, cet itinéraire complexe. Faute de quoi, le labyrinthe, où nous engagerait une discussion séculaire, risquerait d’apparaître trop confus pour que le fil d’Ariane conducteur ne semblât pas lui-même indéfiniment embrouillé.

La ligne, qui permettra de suivre la direction générale de ces débats, reste le principe si longtemps affirmé, principe qui maintient que l’argent est stérile. Rappelons en quel sens les docteurs de jadis établissaient cette notion première. Certes ils ne niaient pas l’évidence qui montrait, dans l’argent, l’ordinaire instrument de nombreuses opérations lucratives. Mais ils disaient seulement que ce rôle actif n’était joué que lorsque l’argent n’était plus lui-même en scène, que lorsqu’il avait cédé la place, qu’il était dépensé. Encore faisaient-ils remarquer que, même alors, ces ressources productrices, fournies par

l’argent inerte, n’avaient leur efficacité qu’entre des mains expertes, l.e savoir-faire, le travail de l’homme restaient l’élément primordial. Si cet homme était propriétaire des outils, par lui employés, il avait droit au bénéfice intégral de son travail ainsi équipé. Si, n’apportant que son argent, il restait pourtant associé, supportant, pour sa part, les risques de l’entreprise, il avait droit à une fraction du gain éventuel. S’il ne voulait plus être qu’un prêteur, laissant à d’autres les responsabilités de tout genre, il coupait, pour un temps, le lien qui le reliait à son argent engagé dans une entreprise dont lui-même déclinait l’aléa. Il y avait, du fait de cette dissociation, sinon suppression, au moins suspension de la propriété passée, pour le bailleur de fonds, comme en état de léthargie, sous le rapport des droits à la rémunération. Ceux-ci avaient émigré, avec les risques, du côté de l’emprunteur, à charge, pour celui-ci, de remettre, lors de l’échéance, la somme primitivement reçue.

Telle était la doctrine unanimement admise avant le xvie siècle. Et telle est encore la thèse soutenue jusqu’au xixe siècle, malgré les oppositions que nous aurons à relever, par la majorité des auteurs catholiques et par toutes les décisions de l’autorité ecclésiastique.

Mais cet accord foncier n’empêche pas les divergences et ne dirime pas les débats ouverts. C’est ce qu’il importe de discerner, sous peine de prendre le change ou de se perdre dans la mêlée des idées. Car, à partir du xvie siècle, surtout, si la stérilité de l’argent, si le transfert temporaire de la propriété, dans le contrat de prêt, restent les thèses communément soutenues, elles ne le sont pas toujours de façon identique. De nouvelles formules de contrats sont introduites, qui se défendent d’être des prêts, qui prétendent rentrer dans la catégorie des associations et qui vont à faciliter le placement des finances disponibles.

Ou bien le bilan des titres extrinsèques, et cette fois dans le prêt lui-même, s’allonge pour donner accès à des considérations jusque-là inédites. Ces titres, on se le rappelle, ne se fondant pas sur les risques inhérents à l’entreprise, ne donnaient pas droit à un intérêt véritable. Mais ils pouvaient autoriser une indemnité pour charges occasionnelles. Le xvi° siècle vit s’accroître le nombre de ces compensations, s’étendre la série des motifs qui soutenaient leur requête.

El l’on conçoit que ces innovations, ces élargissements, n’allaient pas sans conteste. Fallait-il reconnaître ces contrats nouveau-venus, ces titres plus accommodants ? C’est de quoi discutaient, parfois âprcment, théologiens et canonistes. Ou bien, si la légitimité de la convention était reconnue, pouvait-on abriter, sous son enseigne, couvrir de sa protection, tel ou tel procédé, telle ou telle clause, aux allures plus ou moins suspectes, aux termes plus ou moins ambigus ? Il y avait là plus d’un cas de conscience où B’affrontaient, dans le détail des solutions, les avis opposés, même accordés sur les principes.

Avant de raconter cette histoire, de signaler ses principaux épisodes, de regarder quelques-uns de ses protagonistes, il semble opportun de voir quand et comment surgirent ces types de conventions autour desquelles se mèneront tant de débats.

2° L’introduction de nouveaux contrats. Il ne

s’agit pas, avec eux, de prêts proprement dits. El même ils voulaient éviter la question litigieuse, en se donnant pour des formules d’association.

1. Le triple contrat. Au début du xvr siècle, le triple contrat suscita ainsi une polémique qui divisa longtemps théologiens et canonistes. Il comportait,

comme son nom l’indique, trois conventions simultanées ou successives. La première était une mise en société ou le bailleur de fonds fournissait des res sources. Mais cet homme, soucieux surtout de sécurité, consentait, par une clause supplémentaire, une réduction des bénéfices éventuels pour assurer le remboursement garanti de son argent. Et, par une troisième stipulation, il se déclarait satisfait de toucher un intérêt fixe, mais modique, au lieu du gain plus substantiel peut-être, mais aussi plus aléatoire, auquel lui aurait donné droit son apport.

Beaucoup de moralistes dénonçaient ce triple contrat comme un expédient moral dissimulant mal l’usure. Ils affirmaient qu’il y avait contradiction à prétendre abriter cet ensemble sous le couvert de l’association, alors que les deux dernières conventions supprimaient la participation aux risques, essentielle à tout contrat de société. En 1586. le pape Sixte-Quint, par la bulle Detestabilis, condamnait le triple contrat. Malgré quoi, des théologiens de renom, dès l’aube du xviie siècle, s’en faisaient les avocats et parvenaient à l’accréditer, en dépit des oppositions persistantes.

2. Les rentes rachetables. -- lue autre discussion se poursuivait autour de la rente ; on se rappelle que, sous sa forme primitive, elle reposait sur un bien réel. Elle représentait une fraction du revenu tiré de ce bien, fraction acquise par l’acheteur de la rente. Dès la fin du xe siècle, il était admis que le vendeur pouvait se libérer du paiement s’il remboursait la somme touchée. À l’inverse, l’acheteur restait lié par le contrat. Mais, au xvi f siècle, la notion de la rente s’élargit et s’assouplit. L’opinion d’auteurs qualifiés permit l’usage de la rente rachetable par les deux intéressés, utrimque redimibilis. Et finalement ces mêmes théologiens reconnurent pour licite, non seulement la rente réelle mais personnelle, c’est-à-dire fondée non plus sur le revenu d’un bien-fonds déterminé, mais sur le travail du débiteur. Lie V avait condamné, en 1569, dans la bulle Cum omis, ce genre de contrat. Il passa cependant plus tard pour une stipulation qui, moyennant certaines garanties, était indemne de la tare usuraire.

L’évolution des titres extrinsèques.

Cette fois,

il s’agit du prêt lui-même et des conditions accessoires qui peuvent tempérer sa gratuité essentielle par l’octroi d’une indemnité.

Lu premier titre, résultant d’un dommage survenu en raison du prêt, darnnum enieri/ens. était. depuis longtemps, reconnu comme valable. Il légitimait, sans conteste, la Stipulation d’un bénéfice compensatoire.

La chose était moins évidente, moins facilement admise, en ce cpii concernait le tucriim cessans, c’està-dire non plus une gène positive, un inconvénient grave, comme dans le cas précédent, mais un manque à gagner. Longtemps on eut, vis-à-vis de ce titre, et pour lui concéder le droit à une indemnité, des exigences sévères. Les moralistes demandaient la gratuité initiale de ce prêt, pour une période plus ou moins longue, en garantie du sérieux de sa réclamation. Ils voulaient encore que ce sérieux fût établi, pour chaque cas particulier, sur preuves a l’appui, lue tolérance plus large, une présomption favorable, ét ; iil pourtant accordée aux marchands dont le ne goce. ordinairement profitable, permettait de conclure que tout prêt, consenti par eux. en marge de leur commerce et de leur trésorerie, constituait un manque a gagner. À mesure que le monde des affaires prit plus d’extension et d’activité, ces réserves ou ces défiances tombèrent. Au début du xvie siècle, l’indemnité, pour lucruin cessans. avait un caractère de généralité acquise.

Mais tes résistances des moralistes n’avaient pas rede encore devant les arguments qui revendiquaient

une compensation en invoquant un troisième titre,

le risque exceptionnel pour la somme avancée, periiiilum sortis. Cependant lui aussi, bien qu’un peu plus tard, au cours du x r siècle, avail cause gagnée et obtenu droit de cité.

Nous espérons que cet exposé d’ensemble, ce préambule, aura jeté quelque lumière sur le terrain touffu qu’il nous faut maintenant explorer. Il nous aura montré que toutes les discussions, menées dans ces fourrés, n’ont pas la même ampleur ni la même acuité. Souvent ce seront les interprétations différentes d’une règle identique, admise par eux tous, qui opposeront les champions. Mais parfois aussi la discussion sera plus profonde. Alors c’est la thèse essentielle sur la stérilité de l’argent qui sera contestée, niée, en face-de ses défenseurs.

Il nous reste, après ces avertissements, à nous engager dans la mêlée pour en redire succinctement l’histoire. Nous adopterons ordinairement pour guide, dans cette exploration, l’ouvrage très informé De justo’auctario, dont l’auteur devait devenir l’archevêque de Malines, le cardinal Van Roey.

Et la première étape nous conduira, depuis le milieu du xvie siècle, où Calvin se pose en dissident de la thèse classique, jusqu’à l’an 1745, où la bulle Vix pervertit de Benoît XIV affirme, au contraire, une fois de plus, et de façon solennelle, la doctrine catholique.

II. DU MILIEU DU XVIe SIÈCLE A LA. BULLE VIX

l’EHVKXiT de Benoit XIV. — 1° Calvin et sa théorie. - Calvin est, sinon le premier, du moins le plus notoire, de ceux qui ont commencé, au milieu du xvie siècle, à nier la stérilité de l’argent. Encore ne le faisait-il qu’avec réserve. Sa thèse, exposée dans les Commentaires sur Ézéchiel, dans sa lettre à Œcolampade, voulait établir les points suivants : l’intérêt du prêt n’est interdit en morale que s’il excède un tarif modéré ou s’il est exigé des pauvres. Les prohibitions de l’Ancien Testament ne concernaient que les Juifs, pour leurs relations d’affaires. Elles ne touchent pas les chrétiens sous la Loi nouvelle. Quant au droit naturel, il ne prouve pas que le prêt soit gratuit de sa nature. À la même époque, un juriste parisien, Dumoulin, avait parlé comme Calvin pour combattre la thèse classique sur la stérilité de l’argent. Mais ces voix discordantes ne constituaient pas encore un chœur fourni. Même parmi les protestants, les luthériens restaient fidèles aux doctrines traditionnelles.

Divers incidents allaient porter de plus en plus ces problèmes sur un terrain immédiatement pratique et réclamer des solutions qui donneraient aux théories adverses l’occasion de se produire et de s’opposer.

Les prêts aux Pays-Bas.

C’est en Hollande

surtout que la question prendrait toute son étendue. Jusqu’au milieu du xvie siècle, l’acquisition de rentes réelles, rachetables par le vendeur, y était d’un usage courant et ne soulevait pas plus d’objections qu’ailleurs. Ce placement était notamment usité pour les fonds des pupilles et des veuves dont le Sénat hollandais assurait la gestion.

A partir de 1567, ces rentes étaient devenues rachetables par l’acquéreur comme par le vendeur. Et cette facilité nouvelle n’avait pas fait scandale, étant donné la qualité de ces bailleurs de fonds, de ces orphelins, en raison aussi de la situation de leurs clients qui étaient surtout des pauvres. Peut-être voyait-on, dans cette institution, des analogies, plus ou moins lointaines, avec les monts-de-piété alors pleinement autorisés. En 1515, Léon X avait, on le sait, terminé la controverse à leur sujet et déclaré que la somme modique, demandée aux emprunteurs, ne constituait pas un intérêt, mais correspondait seulement aux frais de l’administration. Les prêts, consentis aux pauvres de Hollande par le Sénat, tuteur des pupilles, n’avaient pas un caractère^aussi désintéressé. Néanmoins ces

tractations pouvaient trouver, si elles en avaient eu besoin, une excuse dans la qualité du public en cause, du côté des prêteurs comme des emprunteurs.

Seulement l’usage devenait abus. Ce n’étaient plus maintenant les seuls pauvres qui avaient recours à ces caisses, mais aussi les marchands en mal de trésorerie et finalement tous les solliciteurs en quête de numéraire. Et, s’autorisant de l’exemple des pupilles et des veuves, de nombreux bailleurs de fonds répondaient aussi à ces demandes.

Y avait-il là usure proprement dite ? En 1605, Lessius ne le croyait pas. Tout au moins déclarait-il admissibles les conventions initiales, qu’il ramenait aux types d’un triple contrat, ou d’une rente utrimque redimibilis, ou qu’il autorisait comme incluant le lucrum cessans. Mais il ajoutait (pue les pratiques les plus récentes devaient être interdites à l’avenir. Et telle était encore la décision de plusieurs conciles provinciaux. Telle était également la conclusion de la Faculté de Louvain qui déclarait, en 1688, ob periculum saltem dictos conlractus vitandos esse. Cf. Van Roey, op. cit.. p. 19.

A l’inverse, et précédemment. Saumaise, un juriste français, réfugié en Hollande, avait affirmé que l’argent peut être l’objet d’une location, qu’il peut rapporter un intérêt. Et même, dépassant les bornes encore maintenues par Calvin, il laissait le taux de cet intérêt à la libre discussion des contractants. Par ailleurs, les États de Hollande, en 1658, s’étaient prononcés en faveur des pratiques financières communément admises, ajoutant que ces affaires ne regardaient que le pouvoir civil.

La discussion devait reprendre une force nouvelle, au début du xviiie siècle. Les consciences n’étaient pas en paix. D’autant que les jansénistes, exilés de France, avaient apporté en Hollande leurs appréciations sévères. Ils réprouvaient les usages abusifs qu’ils trouvaient, en matière de prêt, dans leur nouveau pays. Et, de plus, ils condamnaient, dans leur zèle intempestif, les pratiques dûment autorisées, depuis longtemps, par les moralistes qualifiés.

Devant ces verdicts, les jansénistes, originaires de Hollande, étaient en situation difficile. Leur rigueur coutumière devait les inciter à partager l’indignation des nouveau venus. Mais, par contre, l’habitude avait diminué, pour eux, le scandale et les inclinait vers la tolérance. Voir ci-dessous l’art. Utrecht (Église a"), col. 2409.

Les auteurs catholiques se divisaient en deux camps. Les uns, devant l’abus, tentaient une réaction donnant à leur thèse une note excessive. Les autres, à l’inverse, sans toujours le dire, ou peut-être sans toujours le savoir, avaient abandonné les positions traditionnelles et rejoint celles de Calvin. Il leur arrivait de soutenir que le prêt n’était pas gratuit en droit, mais seulement par charité si les pauvres y avaient recours.

L’avocat de ces thèses complaisantes, le chef de file de ces docteurs enclins aux concessions fut un janséniste, mais un janséniste hollandais, c’est-à-dire de l’école la plus large. Nicolas Broedersen écrivit, en 1743, un livre De usuris licilis et illicitis, d’une érudition accablante. C’était une synthèse des opinions calvinistes et des doctrines les plus aventureuses soutenues par des catholiques. L’ouvrage eut un grand retentissement, nous en retrouverons l’écho quand nous passerons en Italie pour y étudier la bulle Vix pervertit parue deux ans après cet éclatant manifeste.

3° Les « prêts de commerce ». — Entre temps, et cette fois en France, la question de l’usure était aussi très débattue. Elle se posait à propos des > prêts de commerce » fort usités au XVIIe siècle. Lyon, dont la situation sur le marché était alors prépondérante,

donnait l’exemple de ces coutumes financières. Des marchands, des banquiers, en vue de s’assurer une trésorerie abondante, empruntaient, à intérêt, en reportant le remboursement à l’époque des foires ultérieures. Les docteurs catholiques s’insurgeaient, pour la plupart, contre ces façons d’agir. La Faculté de Paris les condamnait. Les papes Alexandre VII (1666) et Innocent XI (1679) les censuraient. Les Conférences ecclésiastiques de Paris, dont le P. Le Semelier était le rapporteur, les réprouvaient. Et Bossuet, en 1700, leur jetait un blâme au nom du clergé de France.

Cependant l’unanimité n’était pas faite. Un moraliste connu, le P. Gebalinus, S. J., ramenait ces pratiques à une forme du triple contrat qu’il autorisait. Et un prêtre parisien, Le Correur, tout en condamnant l’usure, inaugurait, à leur propos, une explication nouvelle. Il distinguait entre les ]frêts de consommation et les prêts de production. Les premiers devaient être gratuits. Mais les seconds, dont les n prêts de commerce » étaient le type, pouvaient, à l’entendre, rapporter un intérêt.

On voit ici la tendance qui se marquera encore, par la suite et jusqu’à nos jours, dans nombre de théories visant à légitimer la location de l’argent. Ces tentatives s’inspirent toutes d’une idée commune. Et elles apportent, pour argument, l’avantage procuré, le service rendu, plus ou moins occasionnellement, à l’emprunteur. Mais c’est une perspective, dans laquelle la doctrine catholique a refusé d’entrer. La justification de l’intérêt, pour être admise, doit être établie du côté du prêteur. Ce personnage, en fournissant son argent, peut-il prouver qu’il se dessaisit d’une valeur appréciée, ou qu’il subit un dommage ? Il est alors habilité à percevoir un supplément à la somme par lui avancée. Les circonstances, en modifiant l’état économique du monde, pourront aussi changer les conditions de cette preuve. Mais les éléments en seront toujours tirés de la situation du prêteur, ils ne seront pas demandés, tout au moins directement, à celle de l’emprunteur.

El c’est ce que nous allons entendre répéter, une (ois de plus, par le pape Benoit XIV, dans l’encyclique VLr pervertit qui, au milieu des discussions, dont nous avons fourni l’exposé rapide, a eu pour but d’effectuer une mise au point doctrinale.

III. Du la BULLE VLV PERVENIT AUX hkciihts domains Dr XIX’- SIÈCLE. — 1° l.d huile VlX PERVENIT (1745). - Elle eut pour occasion, sinon pour cause déterminante, une certaine agitation produite dans la ville de Vérone à propos des emprunts pour lesquels cette cité payait un intérêt à ses bailleurs de fonds.

II n’y avait point là exception ou nouveauté. Depuis longtemps, les villes italiennes, en quête de ressources, avaient employé ce procédé. Et les moralistes lui avaient, en général, accordé un laisser passer comme représentant une forme de renies ou comportant un lucrum cessons dans ces milieux d’affaires déjà très Ctives. Saint Antonin de Florence (r 1459), s’était prononcé dans un sens favorable. Mais les esprits n’étaient pointant pas en repos, la controverse se

rallumait au sujet de ces emprunts publics. Et la polémique, qui agitait, a ce moment, la Hollande, n’était pas étrangère au trouble des consciences italiennes. Quoi qu’il en soit, une consultation fui demandée à

un citoyen important de Vérone, Scipion Maffei, qui,

par son savoir, semblait qualifié pour donner un axis compétent, L’avis fut conforme à celui du hollan

dais Broedersen et, par de la <e contemporain, llrejoi gnail l’opinion de Calvin. Maffei déniait la stérilité

essentielle de l’argent, le transfert temporaire de la propriété dans le contrai « le prêt. Et, du point de vue

ni in. ni rUSOL. c.ATHOL.

pratique, il déclarait licite un intérêt modique réclamé des riches en pareille convention. S’il s’agissait des pauvres, la charité voulait qu’on n’exigeât rien.

Un an plus tard, paraissait l’encyclique Vix pervertit, Denz.-Bannw. n. 1475 sq. Pas plus que les textes déjà promulgués sur l’usure parle Saint-Siège, celui-ci ne fait appel au privilège de l’infaillibilité. Mais il apportait pourtant un jugement dogmatique. Lien qu’en raison des circonstances locales, il ait eu pour destinataires directs les évêques d’Italie, il s’adressait à l’Église universelle. Nul doute qu’il ait, de ce fait, une importance de premier plan. D’ailleurs le pape ne prétend pas résoudre les divers cas de conscience qui ont pu surgir, ici ou là, au sujet des placements d’argent. Même il ne nomme pas Scipion Maffei et ne condamne pas’explicitement sa thèse qui pourra, sans être officiellement censurée, être rééditée à Rome en 1746. Cette tolérance était-elle due aux relations personnelles et amicales de l’auteur avec le souverain pontife ? Était-elle un appel tacite à l’apaisement des esprits ? Toujours est-il que, si Mafïei ne s’estima pas visé par la bulle, c’est que, de bonne foi sans doute, il refusait de lire le texte ou ne voulait pas entendre.

Car le document romain apporte une contradiction formelle à la thèse du citoyen de Vérone ou de ses devanciers. Le pape reprenait la définition de l’usure et disait, comme l’avait fait le concile de Vienne, que ce péché consistait à réclamer, dans le contrat de prêt, ex ipso mutuo… ipsius ratione rmilui, plus que la somme avancée. Peu importe, ajoutait-il, que ce surplus soit modéré ou considérable, peu importe que l’emprunteur soit riche ou pauvre, qu’il laisse la somme inutilisée ou qu’il en tire un profit par des achats avantageux, un commerce lucratif. Après quoi la bulle rappelait la légitimité des titres extrinsèques, les moyens de percevoir un intérêt licite de l’argent par d’autres contrats que le prêt. Mais la bulle n’admettait pas que cette justification de l’intérêt pût être tenue pour toujours acquise, en vertu d’un de ces titres supposé a priori existant.

Elle spécifiait, fût-ce avec une note de sévérité qui rappelait les disciplines antiques déjà élargies, au xviiie siècle, par la présomption généralement admise

— qu’il y fallait, en chaque cas particulier, un examen attentif. Quisquis igitur sues conscientise consultum velit. inquirat prius diligenter oportet, verene cum mutuo justus alius titulus, verene fustus aller a mutuo conlractus occurrat, quorum bénéficia, quod quæril lucrum, omnis labis expers, et immune reddatur.

2° Après la bulle « VLr pervertit ». — La controverse ne prit point fin avec la promulgation de l’encyclique. En Italie, saint Alphonse de Ligori fait siennes les propositions de la bulle. Concina, un contemporain, un concitoyen de Maffei, sous prétexte de défendre la doctrine orthodoxe, en exagère la sévérité et se lance dans d’âpres polémiques. Il attaque notamment les professeurs de la Faculté d’Ingolstadt. Ceux-ci répliquent. Et l’un d’eux, Rarth, dans un ouvrage De statulo principis, paru vers 1750, invoque explicitement, pour autoriser le prêt à intérêt, un nouveau titre extrinsèque qui aura, quelque temps, une certaine vogue, ainsi que nous le verrons. Il s’agit de la vertu que posséderait la loi civile, de justifier l’intérêt et souvent d’ailleurs d’en fixer le taux, sans avoir à alléguer d’autres raisons que son pouvoir souverain.

Disons ici que la plupart des Etats avaient, en effet, admis le prêt dans leur code. Nous l’avons vu poulies Pays l’.as en 1658. L’Angleterre et l’Allemagne avaient précédé la Hollande et, depuis le milieu du KVIe siècle, adopté la même tolérance légale. Seule la France résistait encore et ce sera seulement a l’heure de la Révolution (le 12 octobre 1789), que le prêt <

T. — XV. — 75. 2.’5 7 !)

USURE. REPONSES DES CONGREGATIONS ROMAINES

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intérêt cessera officiellement et dans les textes d’être tenu pour un délit. Ce retard de la législation explique sans doute l’effervescence de la discussion en France, durant la seconde moitié du xviiie siècle. Juristes et économistes prennent part aux débats. La plupart inclinent dans le sens de la liberté qu’ils réclament. Voltaire, sous un pseudonyme, semble avoir fait sa partie dans ce concert. Et Turgot, avec son ouvrage : Mémoire sur les prêts d’argent, présenté au Conseil d’Étal, se fait le champion de la même thèse. Il n’est point de notre sujet de détailler ici les systèmes des économistes d’alors. Il nous suffira d’en retrouver plus loin l’influence sur les idées actuelles à propos du capital et de sa valeur productrice. Pour l’instant, c’est-à-dire pour l’époque où nous sommes parvenus, nous retournons consulter moralistes et théologiens.

3° Avant les décrets romains » Non esse inquietandos » (1830). — Le plus notable des théologiens traitant de l’usure fut alors le cardinal de la Luzerne, ancien évêque de Langres. Son ouvrage, posthume, Dissertations sur le prêt de commerce, paru en 1823, s’efforce d’opérer d’abord une classification dans une situation assurément confuse.

Il distingue donc la doctrine scolastique, telle que l’avait encore affirmée le pape Benoît XIV. Il mentionne ensuite l’opinion de ceux qui attribuent au titre légal une valeur en droit. Il rappelle la théorie de Calvin n’interdisant le prêt onéreux qu’à l’égard des pauvres. Et enfin il en arrive à la thèse qu’il préconise. Celle-ci rappelle la position prise, deux siècles auparavant, par Le Correur à propos des pratiques usitées à Lyon. Elle ne va pas aussi loin que la thèse calviniste qui n’interdisait le prêt à intérêt qu’au nom de la charité, et donc vis-à-vis des pauvres. Ici les considérations de justice interviennent encore. Car, tout en maintenant la prohibition d’un gain dans les prêts aux malheureux, elles ne permettent l’usure, dans les limites d’un intérêt modique, que pour les conventions passées avec les marchands, c’est-à-dire avec les hommes susceptibles de faire fructifier les sommes empruntées. Par ailleurs, et malgré ces réserves, cette doctrine diffère essentiellement de celle des scolastiques, en ce qu’elle reconnaît à l’argent, au moins dans certains cas, une sorte de valeur productrice naturelle qui le qualifie pour être l’objet d’un contrat de location et lui permet ex ipso mutuo, ipsius ratione mutai comme disait Benoît XIV, dans l’encyclique Vix pervenit, de rapporter un intérêt.

IV. Les réponses des congrégations romaines.

— 1° Occasion et teneur de ces réponses. — Cependant, et en marge des discussions doctrinales, des cas de conscience pratiques causaient souvent de l’embarras à qui devait les résoudre. Borne, plusieurs fois interrogée sur ces doutes, s’était contentée assez longtemps de renvoyer aux principes énoncés dans la bulle Vix pervenit. Mais vint un jour où la décision se fit plus précise et plus détaillée.

Le 18 août 1830, le Saint-Office répondait à la requête que lui avait présentée l’évêque de Bennes. L’on demandait la conduite à tenir vis-à-vis des confesseurs qui absolvaient leurs pénitents dès lors que ceux-ci, sans vouloir actuellement renoncer aux prêts d’argent lucratifs, se déclaraient pourtant disposés à obéir, aux jugements ultérieurs de l’Église. Le Saint-Office réplique que ces confesseurs n’étaient pas à blâmer, non esse inquietandos. Denz-Bannw., n. 427.

Quelques jours plus tard (16 septembre 1830), la Sacrée-Pénitencerie se prononçait dans le même sens, mais de façon plus explicite encore. Elle déclarait qu’il n’y avait pas lieu de chercher querelle aux prêtres soutenant la licéité d’un intérêt modeste, dans un contrat de prêt, en vertu de la seule décision légale

et sans aucun autre titre, absque alio tilulo vel damni emergentis vel lucri cessant is. La Sacrée-Pénitencerie disait : Sacra Pœnitentiaria, diligenter ac mature perpensis dubiis propositis, respondendum censuit : Presbyteros, de quibus aqitur, non esse inquietandos quousque Sancla Sedes definilivam decisionem emiseril, cui parali sinl se subjicere.

En 1873, la Congrégation de la Propagation de la Foi s’exprimait presque dans les mêmes termes : Deficienlibus licet aliis quibuslibet titulis, cujus modi sunt lucrum cessons, damnum emergens…, unum quoque legis civilis lilulum ceu sujjicienlem in praxi haberi posse, tum a fidelibus, tum ab eorum conjessoriis.

Ainsi donc, les membres des Congrégations, dans leurs réponses, s’appuyaient sur ce titre de la loi civile assez valable, disaient-ils, pour suppléer, en cas de besoin, à l’absence de tout autre, et justifier un intérêt modeste. Ce n’est pas qu’ils aient accordé une confiance absolue à cet argument. Leur formule, on l’a vii, n’engageait pas l’avenir et demandait une soumission aux décisions éventuelles de l’Église. Cette réserve visait le jugement que pourrait rendre Borne sur la valeur de ce titre légal. La Congrégation de la Propagation de la Foi, en 1873, marque qu’il s’agit bien de cette question pendante, donec quæslio hœc sub judice pendent nec S. Sedes ipsam explicite deftninierit. Mais cette allusion à une sentence future et inconnue sur un point encore litigieux n’a point empêché le code de droit canon, dans sa rédaction de 1917, de maintenir la teneur des réponses romaines d’il y a cent ou soixante-dix ans. Après avoir affirmé de nouveau que le contrat de prêt est, de soi, gratuit, il ajoute : Sed in præsiatione rei fungibilis non est pesé illicitum de lucro legali pacisci, nisi constet ipsum esse immoderatum. Can. 1543.

Signification de ces décisions pratiques.

Comment

résoudre l’antinomie apparente d’une permission ainsi donnée sans réserve alors que le titre, sur lequel elle se fonde, n’est pas, de l’aveu même des termes qui l’octroient, de toute garantie. Il est évident que ces réponses des Congrégations romaines n’avaient pas, ne voûtaient pas avoir, une portée doctrinale et se contentaient d’indiquer une direction disciplinaire. Ceci dit, la difficulté reste. Car une autorisation de pareille ampleur ne saurait se justifier si elle est dépourvue de motifs absolument valables. Béduits à la condition d’arguments simplement probables, ces motifs n’auraient plus qu’une solidité précaire capable tout au plus d’appuyer une permission transitoire et révocable.

Mais il semble bien qu’aujourd’hui, et dans les circonstances contemporaines, l’existence du titre légal autorisant un intérêt modéré est pratiquement liée à la présence, même si celle-ci n’est pas toujours apparente, d’un autre titre meilleur pour les garanties morales qu’il apporte. En sorte que l’estampille officielle peut bien être la seule qui figure sur le laisser-passer. En réalité un autre visa, officieux, n’a pas manqué au contrôle.

1. Valeur du litre légal ? — En fait, l’argument de l’autorité civile, admettant le prêt, a visiblement impressionné les membres des Congrégations romaines naguère. À cette époque, il avait, en effet, connu une ère de spéciale faveur. Mais, en lui-même, il est d’un très douteux aloi.

Les auteurs anciens qui, au xvr 3 siècle déjà, avaient admis sa valeur, y voyaient surtout, semble-t-il, un indice et une constatation. Quand ils recevaient son témoignage, c’est qu’ils croyaient y discerner la preuve que, dans telle’société, où il se produisait, le lucrum cessons était généralisé. La décision légale ne faisait plus alors qu’enregistrer une situation acquise et légitimée par ailleurs. 2381 USURE. A LA RECHERCHE D’UNE THEORIE NOUVELLE 2382

Ou bien la loi édictait un emprunt public. C'était le cas, par exemple, de ces cités italiennes dont nous avons vu que le budget recourait souvent, moyennant intérêt, à la bourse des citoyens. Il arrivait aux moralistes d’alors, fût-ce au prix d’une hypothèse ellemême assez gratuite, d’estimer qu’il y avait là libéralité gracieuse des pouvoirs publics pour reconnaître l’empressement des contribuables à rendre ce service financier.

Mais, à côté de ces explications, il n’est pas douteux que d’autres, spécialement au xviiie siècle, chez les juristes, légistes, et même les théologiens, ont donné les décisions légales, en matière de prêt, comme un titre susceptible, à lui seul, de justifier la perception d’un intérêt. Leur position était alors la suivante : « Admettre la validité du titre légal…, c’est soutenir que cet intérêt, d’injuste qu’il était en lui-même et de droit naturel, devient juste et licite en vertu de la loi civile… D’un côté, on convient que le prêteur n’a droit naturellement qu'à la restitution de son capital… Mais, d’autre part, on affirme que le Prince confère au prêteur le droit que celui-ci revendiquait sans raison, et qu’il impose à l’emprunteur l’obligation de payer plus qu’il ne doit et qu’il n’a reçu. » Bacuez, De l’intérêt et de l’usure, p. 27, cité par Van Roey, p. 291.

Pour appuyer cette thèse, ses partisans font appel au domaine souverain de l'État en ce qui concerne le bien public et ils apportent, en outre, des analogies avec la prescription qui transfère, moyennant certaines conditions rares et exceptionnelles, la propriété d’un bien à un autre titulaire que son premier possesseur. Ces raisons ne sont pas convaincantes. Si l’intérêt, dans le prêt, est interdit par la nature des choses, la loi civile ne saurait avoir la vertu de lever, par elle-même, cette prohibition. Et le bien public subirait plutôt un dommage par l’intrusion de la justice légale intervenant pour troubler la justice commutative, celle qui préside à l'établissement et à l’exécution correcte des contrats.

2. Autres éléments à considérer.

a) L'élément du temps. — I.e délai, qui s’interpose, dans un contrat de prêt, entre le jour de l’emprunt et celui du remboursement, peut-il justifier la réclamation d’un intérêt ? Parfois jadis, les lois civiles, que nous mentionnions plus liant, se sont servies encore de cet argument pour appuyer leurs décrets financiers.

Il est sûr. par ailleurs, que, si cette prétention était admissible, la discussion devrait aussitôt cesser. Car le délai entre, comme un élément essentiel, dans tout contrat de crédit. S’il donne droit, par lui-même, à toucher un surplus, tout prêt satisfait à cette condition et l’on traite d’une chimère en parlant de sa gratuité.

Cependant quelques théologiens d’autrefois n’ont pas dénié toute valeur à l’argument qui se fondait sur le temps. Ils disaient que ce délai du remboursement constituait, pour le prêteur, une privation financièrement appréciable.

Sous une autre forme, avec une autre formule, un économiste autrichien moderne, M. von BôhmBawerk, a soutenu une proposition analogue. Il allègue que les biens actuellement prêtés ont. pour leur propriétaire qui s’en dessaisit, une valeur réelle plus grande que ceux dont le remboursement rend plus tard le seul équivalent numérique. En sorte (pu-cet h' différence, el le délai qui la marque, fonderaient le droit a un Intérêt pour la somme avancée. Mais il faut se rappeler la nature même du contrai de prêt, du muluum, très différent d’une location. Dans cette dernière, l’objet, provisoirement cédé. Comporte un usage séparable, distinct, de l’objet lui même. Le propriétaire conserve aussi, sur cet usage, un droit. Il |ieul donc se faire indemniser' pour la privation

temporaire de ce droit, fl n’en va pas de même pour l’argent prêté. Celui-ci est devenu — provisoirement mais réellement — la propriété de l’emprunteur. L’usage n’est pas ici distinct de la consommation, de la dépense. Il ne constitue donc pas une valeur à part, supplémentaire. Il n’est point pécuniairement appréciable, susceptible d'être tarifé. Sauf dans les cas où cette privation devient, pour le prêteur, onéreuse en raison de circonstances spéciales, c’est-àdire sauf les cas où interviennent les titres extrinsèques classés et reconnus, le temps n’est point, en lui-même, motif à une compensation régulière.

Et c’est la doctrine qu’ont sanctionnée, par la condamnation des théories contraires, les souverains pontifes Alexandre VII en 1660 et Innocent XI en 1679. Denz.-Bannw. n. 1142 et 1192.

b) Le « lucrum cessans » généralisé. — Ainsi donc, le temps, indépendamment des titres extrinsèques qui peuvent y être inclus, ne saurait autoriser l’usure même modérée. Mais précisément, dans les circonstances contemporaines, l’un de ces titres, tout au moins, ne manque plus jamais à l’appel.

C’est le lucrum cessans, que nous avons vu étendre son rayon avec les métamorphoses du monde économique, triompher des objections que saint Thomas lui opposait encore, de la défiance qui l’ont rendu longtemps suspect et avoir cause gagnée à partir du xvie siècle.

Aujourd’hui, il est avéré que le fait d’avancer de l’argent entraîne, pour le bailleur de fonds, s’il le fait gratuitement, un manque à gagner certain. Car l’argent disponible trouve aisément à se placer dans des entreprises qui ont toujours été considérées comme légitimement lucratives. Il y aurait évidemment cercle vicieux à autoriser le revenu du prêt, sous couleur que ce prêt trouve aujourd’hui de multiples occasions de se conclure avec stipulation d’intérêt. Mais, nous le répétons, ce sont les contrats, admis de tout temps comme lucratifs, basés sur une association, qui sont aujourd’hui multipliés. Dès lors, le prêt ne saurait demeurer gratuit sans causer, pour ceux qui le consentent, ce manque à gagner, ce lucrum cessans classé parmi les titres qui légitiment une indemnité compensatrice. Et ce régime est si établi qu’il dispense même de la preuve à faire dans chaque cas particulier.

Il peut donc sembler que nous ayons la clef du problème et la raison suffisante qui explique, justifie, l’autorisation accordée à la perception ordinaire d’un intérêt dans les contrats de prêt actuels. Encore faut-il voir que cet intérêt, même vulgarisé, garde le caractère d’une indemnité pour charges occasionnelles, risques adventices, et n’acquiert pas celui d’un revenu régulier. Si larges que soient les autorisations qui en résultent, elles semblent, à plusieurs, insuffisantes. Toute théorie qui justifie le revenu par des raisons extrinsèques, accidentelles au prêt lui-même, pourra être indéfiniment élargie : elle restera toujours insuffisante.

V. À la iieciiehc.uk d’une théorie nouvelle. Les contrats de crédit et de placement d’argent ont pris, à l’heure actuelle, une trop grande importance pour qu’on puisse les introduire dans nos institutions par une porte de côté et les loger dans les dépendances. Il faut reconnaître ces exigences actuelles et en tenir compte. Mais il importe alor.s de déterminer avec soin (fans quelles condiliitns et selon quelles formes de contrat l’argent peut légitimement rapporter à litre intrinsèque. Tiberghlen, L’encyclique Vixperventt, Éditions Spes.

I" La productivité virtuelle de l’argent. Les contrats, où l’argent peut légitimement rapporter à titre intrinsèque, n’ont |amals été ignorés. Nous les avons vu figurer sous la forme îles associations, des rentes… 2383 USURE. A LA RECHERCHE D’UNE THÉORIE NOUVELLE 2384

Nous verrons plus loin certaines perspectives qui étendraient encore leur domaine.

Mais n’y aurait-il pas d’abord une autre voie par où l’intérêt pourrait éviter les objections ? Au lieu de changer la nature du contrat, si l’on modifiait l’objet même de ce contrat ? C’est-à-dire si l’argent, tout en restant inclus dans nos contrats de prêt, avait été soumis à une sorte de métamorphose qui lui aurait conféré cette productivité jusque là déficiente, tout ne serait-il pas établi dans l’ordre et l’intérêt ne serait-il pas légitimé ?

Et voilà ce que soutiennent aujourd’hui nombre d’auteurs affirmant que l’argent est désormais doté, dans nos sociétés contemporaines, d’une « productivité virtuelle ». Ces auteurs ont pour devancier l’italien Mastrofini dont l’ouvrage parut à Rome en 1831. Le signataire était un contemporain du cardinal de la Luzerne. Mais celui-ci, redisons-le, se contentait de reconnaître la fertilité de l’argent dans les prêts de commerce et de production. C’était donc Yacte, contingent, occasionnel, qui, en donnant, à la somme empruntée, cette destination lucrative, lui conférait, par lui-même, un titre à être rémunéré dans les mains du prêteur. Mastrofini allait plus loin. Il assurait que les circonstances économiques actuelles procuraient à l’argent une puissance, une aptitude permanente, une « applicabilité » capable de justifier l’intérêt du prêt.

Cette thèse est reprise aujourd’hui, bien qu’avec des réserves, par la majorité des moralistes catholiques. Ils ne reconnaissent pas à l’argent une productivité formelle, essentielle, directe. Ils continuent à dire qu’il est stérile. Mais, en même temps, ils déclarent que les conditions économiques ont donné à cet argent un caractère qui, sans avoir modifié sa nature foncière, ne lui est plus cependant tout extérieur. Ce ne sont donc pas, dans l’occurrence, les titres extrinsèques qui légitiment l’intérêt, mais bien cette capacité virtuelle inhérente aux ressources pécuniaires. L’argent représente aujourd’hui l’ensemble des choses vénales et lucratives, il les procure, il est, par elles, médiatement, mais réellement, généralement producteur. Ht voilà qui lui donne des droits nouveaux. Le prêteur cède, en avançant la somme demandée, une valeur économique pour laquelle il réclame légitimement un intérêt, d’après l’égalité des prestations.

Jadis « aucune valeur économique n’était attachée à la possession actuelle de l’argent. Et, par conséquent, l’intérêt ne se justifiait que dans des circonstances exceptionnelles. La justice imposait alors, pour règle, le prêt gratuit. Mais, de nos jours, le crédit est fort précieux à beaucoup, et qu’elles sont nom breuses les facilités pour convertir son argent en des choses frugifères ou pour l’engager dans des entreprises lucratives ! Donc aujourd’hui la possession d’argent a une valeur économique qui se traduit en intérêts ». Vermeersch, Prêt à intérêt, dans le Diction, apologétique. La thèse, ainsi présentée, s’appuie sur des motifs valables et sur l’autorité de ses nombreux patrons. Elle est assez générale pour répondre à toutes les exigences normales de la vie moderne. En fait, elle supprime l’usure, au sens ancien du mot, tout en prohibant, cela va de soi, les taux excessifs d’intérêt.

L’on peut se demander si et comment elle se concilie avec le texte de la bulle Vix pervertit. Car, si l’argent trouve, en effet, aujourd’hui des occasions multipliées, continuelles, de se placer, le fait a pris une extension considérable, mais il n’est pas absolument nouveau. Déjà, aux siècles précédents, en de vastes régions spécialement actives, la puissance productive, la valeur économique de l’argent était bien établie. Benoît XIV n’en a pas moins réprouvé, de façon générale et sauf raisons extrinsèques, le prêt qui ne serait pas gratuit.

A quoi il est loisible de répondre que l’évolution de la vie ne produit pas, dans le domaine des idées, ses conséquences immédiates. lit les conditions économiques n’ont ici agi. ou réagi, sur les doctrines, qu’à un stade avancé de leur développement. Jusque-là l’exception admise en faveur des marchés plus actifs aurait détruit une règle encore valable et nécessaire, pour l’ensemble du monde, au lieu de la progressivement adapter.

L’association substituée au prêt.

Ceux pourtant

qui se piquent d’être pleinement fidèles aux principes promulgués par Benoît XIV ont eu recours à d’autres raisonnements. Sans nier la productivité virtuelle de l’argent, ils n’en tirent pas argument pour justifier l’intérêt du prêt en tant que tel. Pour eux, ce prêt reste essentiellement gratuit et ne légitime son intérêt, même de nos jours, que sur titres extrinsèques. En sorte que, si le crédit moderne veut trouver une base plus large, il doit la chercher dans des contrats qui le fassent reposer sur l’association.

Telle est, par exemple, la position de M. le chanoine Tiberghien, l’exact commentateur de l’encyclique Vix perven.it. Certes, les mœurs capitalistes actuelles sont loin d’avoir cette tendance. Tout au contraire on a pu remarquer que les combinaisons du crédit vont, quelle que soit leur formule, à se rapprocher du contrat de prêt, en esquivant, le plus possible, risques et responsabilités, tout en réclamant un profit.

En sens inverse de ce mouvement, M. Tiberghien rappelle aux « rentiers », aux bailleurs de fonds, les devoirs qui leur incombent pour le placement de leurs ressources dans des entreprises honnêtes, utiles. Il souhaite que leur contrôle puisse être plus effectif sur le salaire et sa justice, sur l’hygiène physique et morale des ateliers…

Actuellement ce contrôle n’est guère à la portée que des administrateurs, à supposer même que l’affaire ne soit pas elle-même soumise à la direction de puissantes sociétés financières. L’union des actionnaires, les mesures légales pourraient modifier ce fâcheux état de choses. La loi du 16 novembre 1940, en augmentant la responsabilité du président dans les Sociétés anonymes, est un premier geste réformateur.

Par ailleurs, les rentiers ne sauraient borner leur horizon à celui de l’entreprise particulière qui a investi leurs ressources. Des perspectives sociales et plus larges s’ouvrent devant eux. « Le capitaliste n’a donc pas un droit à un revenu fixe, échappant aux aléas et aux fluctuations de la vie économique, comme le suppose faussement la doctrine de la rentabilité invariable de l’argent. Le capitaliste a confié son épargne au flux et au reflux du monde économique : il doit — non pas seul mais avec d’autres — en subir les crises, sous forme, par exemple, de dévalorisation monétaire ou de conversion de rentes. » Tiberghien, Semaine sociale de Mulhouse, 1931. Et ce même « capitaliste », dans la mesure de ses moyens, « doit accomplir ses devoirs d’état de rentier, en travaillant à la reconstruction sociale ». Moyennant quoi, grâce à l’acceptation de ces risques et de ces responsabilités, proches ou lointaines, le bailleur de fonds, dans le crédit moderne, aura conservé, avec son argent investi, sinon des liens de propriété, tout au moins des liens personnels. Et la condition sera nécessaire et suffisante, d’après M. Tiberghien, pour que, pris dans l’engrenage de l’économie actuelle, il ne soit plus considéré comme un simple prêteur, mais bien connue un associé. « Voilà à quelle conclusion pratique et très moderne aboutit le rappel de l’ancienne doctrine de l’Église sur l’usure. »

Si cette interprétation est recevable, on voit qu’elle abaisse ou supprime la barrière qui sépare, dans les affaires actuelles, actionnaires et obligataires. L’on a 2385 USURE. A LA RECHERCHE D’UNE THEORIE NOUVELLE

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coutume de regarder les premiers comme les propriétaires de l’entreprise, partageant ses vicissitudes, touchant des dividendes variables suivant les heureuses ou mauvaises chances. Les seconds ne seraient que des pilleurs réclamant un intérêt fixe, sans attaches avec l’affaire dont ils ignorent les aléas. Mais cette distinction deviendrait assez factice, si obligataires, comme actionnaires, à des degrés différents peut-être, mais de façon effective toujours, prenaient leur part des risques et des responsabilités que comporte leur souscription. Tous alors acquerraient, par là même, un brevet d’association.

Ajoutons même que les obligataires pourraient, en régime économique assaini, éviter certaines critiques auxquelles déjà aujourd’hui leurs titres donnent moins prise que ceux des actionnaires. Car ces actions, par les variations de leurs dividendes, par le changement de valeur de leur capital encouragent et stimulent les opérations boursières dans leurs fièvres désordonnées. L’obligation, par la constance de son titre et de son revenu, est d’un comportement plus sage.

3° Une notion plus moderne de l’usure — Nous en avons fini avec la longue discussion qui a occupé tant de siècles. L’usure, aujourd’hui, n’est plus entendue comme signifiant l’intérêt, modéré ou excessif, de l’argent dans le contrat de prêt. Et l’on réserve désormais le terme pour marquer, de façon péjorative, les taux abusifs de cet intérêt considéré, en lui-même, comme légitime. Mais à côté de ce sens ainsi vulgarisé, il en est un autre, moins usité, plus complexe, qui rouvre certains débats dont il faut ici dire, au moins, l’importance. L’usure est prise comme synonyme du profil que s’attribue le capital dans les entreprises industrielles modernes.

Ce n’est plus alors l’argent qui, en raison de sa nature, serait considéré comme stérile. Et les économistes, dont nous allons rapporter les dires, ne font aucune difficulté d’admettre que, fût-ce dans le contrat de prêt, l’argent, ou, comme ils disent, les capitaux, représente le capital de l’affaire et en a toutes les qualités. Mais c’est ce capital lui-même que certains de ces économistes déclarent sans effet direct sur la valeur du produit fini et, par conséquent, sans droits réels pour s’en attribuer le profit.

1. La nature du capital.

Nous sortirions ici de notre sujet si nous voulions entrer dans les controverses qui se mènent autour du capital et de sa nature. Disons seulement qu’il est devenu classique de distinguer, parmi les forces, qui coopèrent dans les entreprises, la nature, le capital, el le travail.

Et ce capital, Indépendamment des avis divers a son sujet, est généralement entendu comme l’ensemble des instruments qui, élaborés par une opération antérieure, servent aux productions suivantes, fout l'équipement des usines rentre, sans conteste, dans celle catégorie.

a) I.r capital est-il producteur ? — Répondre affirmativement à celle question, c’est admettre qu’en toute entreprise, normalement conduite, le capital a joué un rôle dans l’accroissement de valeur qui résulte pai hypothèse et finalement de l’opération. Entendons-nous sm ce point. Il ne suffit pas que ledit capital ail fourni un support matériel, un concours même indispensable, comme il est I rop évident. Il ne sullil pas non plus que l’on retrouve, dans le produit fini, la valeur même que le capital y a introduite par

le f : iil de son in I er en I ion. Car alors il suffirait aussi

de rembourser, dans le bilan' final, l'équivalent de (die valeur empruntée et employée. Mais, pour qu’il Y ail production réelle. Illiplllahle au capital, il faut

qu’une pari de la valeur augmentée soft due a ce capital comme.i sa cause efficiente. Est-ce le cas7

Parmi les réponses négatives, la première, qui date de cent cinquante ans, est celle des physiocrates. A les entendre, seule la nature, par l’intermédiaire de l’agriculture, des mines…, était la source des richesses. Seule elle fournissait des ressources neuves que l’industrie et le commerce ne pouvaient que transformer et transporter. Cette théorie était basée sur une fausse idée de la valeur. Celle-ci ne consiste pas dans le seul apport de matières premières nouvelles, mais elle possède aussi des adaptations, des utilités acquises par ces produits du sol, sans même que leur volume augmente.

Si les physiocrates exagéraient ainsi, jusqu'à le rendre exclusif, le rôle de la nature, d’autres, après eux, n’ont plus accordé, à l’inverse, aucune efficacité productrice sinon au seul travail humain. C’est que la valeur était considérée, par eux, comme la valeur marchande, la valeur d'échange. Et ils disaient que l’unique élément de cette valeur était le labeur comme incorporé dans le produit vendu. Ricardo, l'économiste anglais, l’affirmait pour la rente de la terre. Et K. Marx, faisant passer la théorie des champs à l’usine, le déclarait pour l’industrie. Nous ne saurions même résumer ici, une fois de plus, le système arbitraire de ce dernier. Il repose, à sa base, sur cette considération que des objets hétéroclites s'échangent ou se vendent au même prix. La seule qualité commune capable d’expliquer cette identité de tarifs serait, d’après Marx, la quantité de travail qu’ont exigée ces marchandises et qui leur est incluse.

C’est oublier ou vouloir méconnaître que la valeur est faite de la rareté ou de l’abondance des produits, de leur adaptation aux besoins de la clientèle et que, si le travail a, dans cette élaboration, la première part, le capital, comme cause instrumentale, intervient de manière singulièrement efficace.

On est un peu étonné de voir certains catholiques, dans leur zèle louable à dénoncer les abus de l’argent, passer ici les bornes et rejoindre, sur ce point, les positions socialistes, tout en maintenant, par ailleurs, les droits de la propriété privée. C’est ainsi que M. de la 'four du Pin, naguère, qualifiait d’usure tout intérêt prélevé dans un contrai de prêt, non plus seulement parce que l’argent prêté serait stérile, comme le disaient les anciens, mais parce que le capital, fourni par cet argent, sérail lui-même inerte. « …La productivité du capital est une de ces expressions qu’il ne faul pas prendre à la lettre, mais traduire par cette périphrase : la productivité du travail au moyen du capital. Ce n’est pas la charrue qui travaille, c’est le laboureur : donc c’est lui qui produit et non pas clic, bien qu’il ne pourrait produire sans elle. Il est donc inexact de dire qu’il v ail deux facteurs du produit ou agents de la production ; il n’y en a qu’un, le travail, qui produit à l’aide des agents naturels qu’il rencontre et des agents artificiels qu’il a lui-même

créés, m l.a 'four du Pin, Vers un ordre social chrétien.

î' éd.. p. 7(1.

Sans doute, mais ces - agents artificiels » n’en repré centent pas moins une « capture i de forces antérieures el actives qui s’associent au labeur du travailleur actuel pour augmenter son rendement et donc sa

valeur. El le capital, qui fournit ces réserves, a droit de se présenter, lors du règlement des comptes, comme ayant participé à l'œuvre productrice.

b) l.e capital et le profil. Nous avons supposé

admis, dans tout ce qui précède, l’axiome qui domine l'économie moderne. C’est que l’effort de la production a pour résultai normal d’accroître les ressources dont dispose le monde, de livrer à la société plus de valeui

utilisable quc les entreprises agricoles, Industrielles,

n’en oui demandé et absorbé pour faire leur uurc. Il y a eu plus value -. Mais, s’il y a eu excédent de 2387 USURE. A LA RECHERCHE D’UNE THÉORIE NOUVELLE 2388

valeur pour la société entière, ce surcroît se traduit aussi par un bénéfice à l’avantage de la production elle-même. Comment se répartira ce profit entre les ayants-droit ?

Les socialistes, logiques avec leur système arbitraire qui attribue au seul travail toute l’efficacité dans la production de la valeur, refusent toutes les requêtes du capital en vue d’une rétribution quelconque. Peu leur importe que ce capital soit investi sous forme de prêt ou d’association. Ses réclamations sont également taxées, par eux, d’injustice ou d’usure. En dehors des réparations qu’exige le matériel, des amortissements pour l’entretien et le remplacement des machines, le capital est condamné au service gratuit et obligatoire.

Voici maintenant des économistes dont la situation n’est pas aussi nette. Ils ont été d’avis que le capital n’avait pas une part active dans l’accroissement de la valeur. Mais il reste nécessaire dans son rôle d’instrument. Si on ne lui accorde aucune prime il se dérobera à moins qu’on ne le réquisitionne par force, ce que n’envisagent pas ces auteurs qui ne sont pas socialistes, mais appartiennent plutôt à l’école libérale. La nécessité impose donc d’inscrire le capital au nombre des bénéficiaires.

Cette prime se justifierait, d’après les explications assez embarrassées qu’on nous donne, comme une façon de récompenser « l’abstinence » dont ferait preuve le capitaliste en soustrayant ses ressources à la consommation immédiate pour les apporter à l’œuvre productrice, à « l’économie sociale » ; ou bien elle représenterait une sorte de salaire correspondant au « travail » de l’épargne qui permet le placement des fonds ainsi accumulés. Viennent enfin les économistes qui admettent, comme il se doit, la fonction efficace du capital dans la « plus-value » des choses. Ceux-là n’ont pas besoin d’avoir recours à ces explications qui ressemblent à des excuses. Ils peuvent allouer au capital, dans la répartition des profits, une part proportionnée à son mérite. Et ils ne font pas diificulté de l’admettre, que ce capital provienne d’un prêt ou d’une association.

Mais une objection demeure en raison du principe dont ils sont partis. Car le droit du capital à la rétribution lui venait, d’après leurs dires, de son efficacité pour l’enrichissement social. Si donc cette efficacité n’est pas, dans tel ou tel cas, réelle, voici le capital débouté, par le fait, de ses prétentions. « Quand cette règle n’est pas satisfaite, nous dit un auteur contemporain, quand la société n’est pas enrichie, le revenu du capital est, en partie ou en totalité, de l’usure. En partie quand l’accroissement de production et de pouvoir d’achat est seulement insuffisant, en totalité quand il est nul. » Noël Bachet, Économie sociale corporative, p. 114. Et, passant aux applications, l’auteur en cause délimite avec soin, parmi les placements d’argent, ceux qui lui paraissent avoir droit à un revenu et ceux qui n’y sauraient honnêtement prétendre.

Et, par exemple, d’après le critérium qu’il a établi, il condamnera les prêts à court terme. Car le capital argent, pour être productif, doit pouvoir être remplacé par l’outillage ou conservé pour les besoins éventuels de la trésorerie. Il ne peut remplir ce rôle s’il est réclamé, à bref délai, par son premier propriétaire. Et de même les prêts, faits à l’État, ne justifieraient leur intérêt que s’ils sont « rentables », c’est-à-dire s’ils servent à couvrir des travaux, à procurer des avantages, susceptibles eux-mêmes d’enrichir la nation. Au contraire, les placements industriels à longue échéance, qu’ils se fassent sous forme d’obligations ou d’actions, « sont presque certainement rentables » et donc, moyennant certaines adaptations peut être pour les premiers, ils légitiment le revenu qu’ils réclament. Enfin, quand les investissements sont supérieurs aux besoins, la rémunération des capitaux est en partie de l’usure, car une fraction inutile de ces capitaux demande néanmoins son salaire. - Op. cit., p. 117.

c) Le capital dans l’ancienne discipline. — Ce n’est pas sous cet angle, que l’ancienne doctrine et la discipline de l’Eglise ont envisagé le capital et son emploi.

A vrai dire, la notion du capital ne coïncidait pas alors avec celle des modernes et le mot lui-même s’il était usité, n’avait pas l’exacte signification actuelle. Mais on peut retrouver des éléments communs qui suffisent à montrer la diversité ou la divergence des idées. La séparation des biens utilisables se faisait surtout, pour les anciens, entre les ressources dont l’usage se confondait avec la consommation et celles qui, plus stables, permettaient cet usage, sans altération profonde de leur substance. Ce sont ces dernières qui peuvent être rapprochées du capital entendu au sens moderne.

Mais le point, qui préoccupait les moralistes de jadis, n’était pas de savoir si ces ressources avaient une causalité, une efficacité dans l’économie générale et sociale, si elles augmentaient la richesse collective. Il leur suffisait d’examiner si le bien en cause pouvait valoir à son propriétaire un bénéfice légitime. Et la chose leur paraissait établie dès que l’usage, représentant une valeur séparée, distincte de l’objet lui-même, était cédé à autrui ; soit à un individu isolé, soit à un groupement. L’argent alors ne venait qu’en seconde ligne. Il avait droit lui-même à ce bénéfice s’il avait fourni ces ressources stables dans un contrat d’association où le bailleur de fonds restait propriétaire. Il ne pouvait plus prétendre qu’à une indemnité si, dans un contrat de prêt, le capitaliste, cessant temporairement d’être propriétaire, avait pourtant en mains l’un des titres extrinsèques qui autorisaient une compensation.

Ainsi l’examen des moralistes portait, non sur l’efficacité du capital dans la production, mais directement sur la justice de ses requêtes dans la répartition.

2. Le capitalisme actuel.

Quoi qu’il en soit de cette discussion, on voit comment elle a rebondi, de nos jours, à propos des placements d’argent. Et si la notion d’usure, autour de laquelle se mène le débat, n’est plus celle de jadis, au fond c’est le même problème qui se pose. On peut même dire qu’il s’impose avec plus de force qu’autrefois. L’une des affirmations du capitalisme est le droit de l’argent à produire partout et toujours intérêt. Mais cette prétention aboutit à de tels excès que le présent s’en trouve ébranlé, que l’avenir en est gros d’orages.

Il importe moins, à l’heure actuelle, de savoir exactement à quel titre l’intérêt se justifie dans un contrat de prêt que de trouver le moyen de discipliner l’argent dans ses manœuvres et ses combinaisons multiples. C’est l’ensemble de ces manœuvres, quand elles deviennent frauduleuses ou massives, que l’on peut qualifier d’usure, au sens élargi que donne, cette fois, au mot la réalité moderne. C’est contre les empiétements du capital que protestait Léon XIII déjà, dans l’encyclique Rerum novarum, quand il parlait de 1’ « usure vorace » comme du fléau de notre monde économique.

L’argent est passé sur le devant de la scène. Il fait figure de chef d’emploi. Il a d’abord acquis une mobilité extrême. Il a rompu toutes les amarres qui jadis lui rendaient malaisées les expéditions lointaines, le soumettaient à de strictes surveillances. Aujourd’hui, tous les procédés bancaires, toutes les méthodes de la finance, toutes les inventions fiduciaires ont ouvert à cet argent des voies larges qui lui permettent une circulation rapide, une concentration aux points où il est appelé. Cette mobilité était exigée par les conditions de l’industrie moderne. Elle a eu, elle possède, des avantages incontestés. Mais elle montre de cruelles contre-parties. La finance est devenue reine souvent tyrannique. Et souvent il lui arrive de chercher son intérêt, au grand dommage du travail qui aurait dû garder le premier rang.

Conclusion. —

Devant cet envahissement du monstre capitaliste, devant ses évolutions sur le terrain des ateliers, et beaucoup plus encore de la Bourse, nombre d’observateurs impartiaux deviennent plus réservés dans leurs critiques, à l’égard de la discipline ancienne sur l’usure.

Longtemps il a été de mode de représenter cette législation canonique, cette doctrine de l’Eglise, comme un vestige attardé du passé, comme un préjugé sans fondement. Finalement même on les dénonçait, pour autant qu’elles avaient été eflicaces, comme un obstacle à la marche des affaires. Aujourd’hui les bons esprits seraient disposés à examiner plus sérieusement les raisons qui ont motivé cette attitude séculaire, à discerner ce qui en doit subsister à travers les adaptations requises. Il est sûr que l’Église, dans un souci charitable, a voulu maintenir la gratuité du prêt de consommation ; l’autre, celui de production, avait jadis une extension moins large. Ou bien, consenti aux petites gens de l’agriculture, de l’artisanat, il se rapprochait du premier dans sa conception bienveillante. Par ailleurs, et en suivant l’évolution économique du monde, de nombreux moyens s’offraient encore, par lesquels l’argent était en mesure d’aider les entreprises, tout en respectant les lisières qui lui étaient imposées.

L’Église ne condamnait ni le gain, ni même « l’enrichissement honnête ». Mais, dans ses perspectives et celles qu’elle aurait voulu développer, « la vie matérielle du temps jadis se trouvait tempérée par un solide fadeur moral ». Ainsi parle M. Werner Sombart, le professeur protestant spécialiste en la matière. Il ajoute encore : « La doctrine morale de l’Église se proposait moins de limiter directement le degré de richesse que d’agir sur l’orientation morale de l’entreprise capitaliste. Ce qu’elle voulait empêcher, et ce qu’elle a certainement contribué à empêcher, c’était le renversement de toutes les valeurs, tel que nous l’avons vu s’effectuer à notre époque. » Werner Sombart, Le Bourgeois, p. 299.

Il ne saurait être question de retourner en arrière et de franchir à nouveau des étapes dépassées par la vie moderne. L’Église a toujours les mêmes visées, les mêmes principes. Mais les applications se sont assouplies pour répondre aux exigences normales du monde des affaires. Il resterait a dégager, dans les données complexes des problèmes actuels, une doctrine du crédit qui, en satisfaisant, de façon pleinement cohérente, aux lois de la morale, maintiendrait ou ramènerait le capital dans le cercle de ses devoirs et de ses droits.

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H. du Passage.