Dictionnaire de théologie catholique/USURE II. La doctrine ecclésiastique sur l'usure à l'époque classique (XIIe-XVe siècle)

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 403-421).

33 S

par C. Spicq. Esquisse d’une histoire de l’exégèse latine au Moyen Age, Paris, 1944.

L’explication allégorique avait détourné de l’usure les textes qui la visaient le plus expressément. On ne trouvera guère d’interprétation littérale que dans Y Expositio in Penlaleuchum de Bruno d’Asti, P. L., t. clxiv, col. 147-550. Ce bon exégète applique exactement l’interdit de l’Exode aux avari fœneralores dont il décrit les méfaits, aussi dommageables à la liberté qu’au patrimoine de l’emprunteur. Col. 295. Le Lévitique lui fournit l’occasion d’un trait dur contre les gagistes. Col. 457. Avec une grande simplicité, il avoue son embarras devant la permission accordée par le Deutéronome : il lui faut bien recourir à l’image. Le capital prêté par les Juifs, c’est la lettre et l’esprit de la Loi et des Prophètes, qui constituent notre argent, notre pain, notre viii, toute notre richesse. Col. 528. Ainsi l’un des rares auteurs enclins au réalisme choisit, à l’occasion, la clé du symbole. C’est le parti que prennent presque tous ses contemporains. La Glose ordinaire entend la prohibition de l’Exode comme une invitation aux prédicateurs de l’Évangile à se contenter du vivre et du vêtement. P. L., t. cxiii, col. 261 sq. ; l’étranger dont parle le Deutéronome, c’est l’infidèle ou le pécheur dont le prédicateur exige foi, pénitence et bonnes œuvres. Col. 479.

L’insistance d’Ézéchiel n’a frappé aucun de ses commentateurs. En revanche, les Psaumes ont donné lieu à d’abondantes gloses. « Il ne prête point son argent à intérêt », Ps., xiv, 5, c’est l’éloge de l’aumône, ou pour le moins du prêt gratuit, selon l’exact iManegold, In Psalmis, P. L., t. xciii, col. 537 ; du refus de superabundanlia, précise le juriste Yves de Chartres, In Psalmis, Bibl. nat., ms. lat. 2480, fol. 8. Ici encore, le sens figuré prévaudra. L’usure qui est interdite, c’est la temporelle, sans doute, mais aussi la spirituelle, celle des prédicateurs qui attendent honneurs et faveurs, des faux généreux qui quêtent le regard, tandis que l’usure approuvée est celle de ce capital spirituel que constitue la parole de Dieu. Glose ordinaire, P. L., t. cxiii, col. 864. Anselme de Laon, P. L., t. cxvi, col. 237 (sous le nom d’Haimo d’Halberstadt ) ; Bruno d’Asti, P. L., t. cxliv, col. 739 ; Gilbert de la Porrée, Bibl. nat., ms. lat. 12 004. fol. l(i ; Pierre Lombard, P. L., t. cxci, col. 10>9. Cette usure est annoncée par les ps. xiv et xxx vu ; quant au fcenerabis gentibus de Deut. xxur. 19, il signifie non seulement la vocation d’Israël mais encore celle de l’Eglise, à qui sa prééminence permet la munificence.

Glose ordinaire. P. L., t. cxiii, col. 166 et 484.

Tous les commentateurs interprètent à la lettre la phrase rapportée par Luc, vi, 35 : Miituum date nil inde speranles, et quant aux marchands du Temple, la Glose ordinaire y reconnaît les usiniers qui prêtaient aux fidèles l’argent nécessaire pour acheter les animaux offerts par leur coreligionnaires, permettant ainsi la conversion en précieux numéraire des oblat ions périssables. P. L., t. CX1V, col. 153. On ne sera pas surpris de trouver la même exégèse chez Anselme de Laon, P. L., t. clxii, col. 1427.

2. Décret de Gratien. La Concordia discordanlium canonum, où Gratien, vers 1 1 l<i, fait la somme de l’ancien droit, traite à deux reprises de l’usure.

An tractatm ordinandorum, commentant l’exclusion des clercs processifs ou cupides, il inclut les usuriers, il il allègue le can. Il des Apôtres, qui ordonne la déposition du clerc majeur usurier, le can. 20 du concile d’Elvire, le can. 17 du concile de Nicée, dans la version dionysienne, le can. 5 du pseudo-concile de Laodicée, la décrétale de saint Léon aux évêques cam panlens, la lettre de Bainl Grégoire aux Napolitains. Dist. XLVI, c. v et x ; MA II, c i, ir, iv, v.

Dans la cause XIV, Gratien rassemble vingt-neuf auctoritates, qui lui fournissent la définition de l’usure (q. iv), les sanctions pénales (q. v), le précepte de restitution (q. vi). À l’intérieur de ces trois questions, clairement posées, regroupons dans un ordre méthodique les canons allégués sans aucun lien visible. Les Pères de l’Église, Ambroise, Augustin, Jérôme, commentant les Écritures et le second capitulaire de Nimègue (que Gratien dénomme, à la suite de Burchard : concile d’Agde) déclarent : tout ce qu’exige le prêteur, en sus du bien prêté (superabundanlia) s’appelle usure, quelle que soit la nature du supplément : monnaie, denrée ou vêtement. Ce péché, variété de la rapine (Ambroise), abus qui rend indigne de la propriété (Augustin), est châtié par les papes et les conciles : le concile d’Arles, le concile œcuménique de Nicée, dont le can. 17 est reproduit dans la version isidorienne, puis sous le nom du pape Martin, c’est-à-dire selon l’interprétation de Martin de Braga, un canon du IIIe concile de Carthage, un fragment du pape Gélase, deux canons tarraconnais (dont l’un placé sous le nom du pape Martin) visent les clercs, tantôt énonçant la prohibition, tantôt précisant la peine d’excommunication ou de déposition. L’extension aux laïques est signifiée par le texte célèbre du pape Léon I er. Cependant, l’exception ainbrosienne subsiste : ubi jus belli, ibi jus usurse. Quel emploi faire des richesses acquises par l’usure ? Ambroise, Augustin, Grégoire interdisent d’offenser Dieu en lui offrant ces produits de la rapine. Leur vrai destin est la restitution. Si l’on objecte l’exemple des Israélites, qui édifièrent le Tabernacle avec les fruits du mutuum, Augustin refuse de tenir pour loi générale un ordre spécial de Dieu à son peuple. D’autres nient que la rapine soit condamnée ; n’est-elle pas, répond-il, visée dans la prohibition du jurtum ? Si le mal peut servir au bien, ce n’est point au profit des voleurs.

Dans cette suite de questions se retrouvent, avec quelques attributions erronées, les textes essentiels des Pères latins, des papes et des conciles. Gratien avait sous les yeux, semble-t-il, les collections chartraincs, et, pour la q. v, un florilège patristique. Dans la longue série des textes du premier millénaire, il a omis les fragments des Pères orientaux, certains canons africains et gaulois, des chapitres de capitulaires, enfin la législation de la période grégorienne. Ses propres dicta enrichissent peu le dossier. Il se borne à classer les textes et à poser les problèmes essentiels de la définition, des exceptions et des sanctions. Aucun texte postérieur à Charlemagne n’a été reçu dans sa compilation, même point les synodes romains et l’important canon 13 du IIe concile œcuménique du Latran, qui venait d’être publié, et que Gratien connaissait.

Aux textes de Gratien, ses disciples en ajoutèrent plusieurs autres. Le plus intéressant est un fragment du pseudo-Chrysostome, auteur de l’Opus imperfection super Mutllvrtim, inséré dans la dist. LXXXVIII, c. xi. i De tous les marchands, le plus maudit est l’usurier, car il vend une chose donnée par Dieu, non acquise des hommes (au rebours du marchand) et. après usure, il reprend la chose, avec le bien d’autrui, ce que ne fait point le marchand. On objectera : celui qui loue un champ pour recevoir fermage ou une maison pour toucher un loyer, n’est il point semblable .i celui qui prête son argent à intérêt ? Certes, non. D’abord parce que la seule fonction de l’argent, c’est le paiement d’un prix d’achat : puis, le fermier fait fructifier la terre, le locataire Jouit de la maison : en

ces deux cas. le propriétaire semble donner l’usage de

sa chose pour recevoir de l’argent, et d’une certaine

façon, échanger gain pour gain, tandis que de l’argent avancé, il ne peut être fait aucun usage ; enlin, l’usage

épuise peu à peu le champ, dégrade la maison, tandis que l’argent prêté ne subit ni diminution ni vieillissement. » Ce remarquable fragment, composé, semblet-il, au ve siècle, plusieurs fois exploité par la suite, enfin ajouté au cours du xiie siècle à l’œuvre de Gratien, contient déjà l’essentiel de l’argumentation scolastique. F. Zehentbauer, Dcr Wucherbegrifl in des Pseudo-Chry.sostomus Opus imperfection in Matlhœum, dans Beitrâge zur Geschichle des christl. Altertums, Festgabe Ehrhard, Bonn, 1922, p. 491-501.

Deux autres palese, qui se trouvent dans la cause XIV, q. v, c. 4 et 5, sont tardives et sans nouveauté : elles obligent à restituer l’objet de la rapine au propriétaire ou aux pauvres.

3. Les Sentences de Pierre Lombard.

Ce n’est point aux biblistes mais aux canonistes que les Sentenciaires ont emprunté leur exposé de l’usure. Anselme de Laon a sous les yeux les collections chartraines, qui lui suggéreront la discussion sur la manœuvre des Israélites et sur la rapine, avec les solutions augustiniennes. Sententiæ Anselmi, éd. Bliemetzrieder, p. 98. On trouvera une égale précision juridique chez Etienne de Muret († 1124) qui, au c. xx de son Liber Sententiarum, P. L., t. cciv, col. 1111, définit l’usure, condamne l’industrie des gagistes, recherche les causes du délit. Et aussi dans la Summa Sententiarum de Hugues de Saint-Victor, tract. IV, c. iv, P. L., t. clxxvi, col. 122, où sont allégués deux fragments d’Augustin et de Jérôme.

Pierre Lombard avait sous les yeux cette Summa. Il place l’usure parmi les interdits du quatrième commandement : Non furtum faciès, qui vise le sacrilège et la rapine : or, l’usure est une des espèces de la rapine. Elle consiste, selon Jérôme et Augustin, en un surplus, quel que soit l’objet ajouté. Sentent., t. III, dist. XXXVII, c. iv. Deux fragments du commentaire de Jérôme sur Ézéchiel sont rapportés, le commentaire de saint Augustin sur le ps. liv est résumé en une ligne. C’est le début du dossier de Gratien, à qui d’ailleurs, les textes ne sont pas empruntés, non plus que l’explication littérale du fructueux mutuum des Israélites en Egypte.

Conclusion. — En somme, les grands ouvrages qui vont servir de base à l’enseignement classique contiennent des extraits, mal agencés, énonçant la prohibition générale d’un crime très généralement défini, avec des exceptions incertaines qui visent des personnes — l’étranger, l’ennemi — et non des techniques. Un principe est posé par la loi et les Pères, sur le fondement des Écritures et de la morale naturelle : la notion reste vague, la justification rationnelle est encore sommaire, la distinction des cas, à peine ébauchée.

Des transformations profondes vont rendre nécessaire l’édification d’une doctrine complète, cohérente et sanctionnée. D’autant plus nécessaire que les gémissements des prédicateurs, Pierre le Mangeur, saint Bernard, des épistoliers, des hagiographes, des chroniqueurs et même des poètes laissent entendre que le fléau de l’usure prend des proportions effroyables. Schaub, op. cit., p. 143-151.

2° Transformations du XIIe au XVe siècle. — Dans tous les domaines et principalement dans ceux de l’économie et de la pensée, le monde se renouvelle.

1. Révolution économique.

Les textes de l’Antiquité ou du haut Moyen Age avaient été conçus pour des sociétés très différentes de celle du xiie siècle. Sans doute, ils visaient une catégorie d’hommes qui se retrouvent en tous les temps et en tous les lieux : les usuriers professionnels, dont nous pouvons étudier les opérations dans un cahier de comptes tenu sous Henri II. M. T. Stead, Wiliam Cade, a financier of the xii th centuru, dans English hist. Review, 1913, p.

209-227 ; ils visent aussi l’exploitation occasionnelle, par un voisin rapace, du laboureur démuni de semences ou de farine. Mais les transformations de l’Europe, à partir du xiie siècle, donnaient non seulement aux usuriers et aux voisins, mais à tous les chrétiens d’immenses possibilités de spéculation et de gain.

Jusqu’alors, les placements de capitaux avaient été peu abondants et ils revêtaient des formes peu contestées : la société, dont tous les membres apportent une contribution pécuniaire ; la commende, où les capitalistes fournissent l’argent et les commerçants, leur travail. Le partage des bénéfices semblait dans les deux cas justifié par la communauté de risques. W. Silberschmidt, Die Commenda in ihrer frùhesten Entwicklung bis zum xiii. Jahrhundert, Wurzbourg, 1884 ; G. Astuti, Originie svolgimento storico délia Commenda fino al sec. xiii, Turin, 1933. À partir du xiie siècle, le milieu se modifie profondément. Par les voies maritimes à nouveau libérées, des flottes transportent les marchandises échangées du nord et du midi, de l’Orient et de l’Occident. Les négociants se rencontrent dans les foires. Les villes regorgent de denrées et de marchands. Au paiement en nature se substitue le paiement en espèces. D’où la multiplication des espèces, les problèmes de l’association et de la rémunération des capitaux, du transfert et du change des monnaies, du dommage et du risque au sein des entreprises.

Dans le même temps, les anciennes classes sont obérées ou ruinées : les croisades coûtent cher à la noblesse ; l’élévation des prix réduit les possesseurs du sol — notamment les vieilles abbayes bénédictines et les hobereaux de village — à emprunter aux nouveaux riches. Enfin, les États commencent à recourir, selon des formes perfectionnées, au crédit public. Leurs emprunts seront-ils gratuits ou rémunérés ? Et les services variés que leur trésorerie demande aux banquiers resteront-ils sans récompense ?

Sur tous ces bouleversements, voyez L. Goldschmidt, Universalgeschichte des Handelsrechts, Stuttgart, 1891 ; W. Ashley, An Introduction to English économie History and Theorij, 2e éd., t. i, 1892 ; t. ii, 1893 ; V. Brants, Les théories économiques aux XIIIe et XIVe siècles, Louvain, 1895 ; H. Pirenne, Les périodes de l’histoire sociale du capitalisme, dans Bulletin de l’académie royale de Belgique, Classe des Lettres, 1914, p. 258-289 (beaucoup de précisions sur le régime des placements), et Les villes du Moyen Age, Bruxelles, 1927 ; G. Brodnitz, Englische Wirlschaftsgeschichte, t. i, Iéna, 1918 ; G. O’Brien, An Essay on Médiéval économie Teaching, 1920 ; G. Bigwood, Le régime juridique et économique du commerce de l’argent dans la Belgique du Moyen Age, Bruxelles, 1921 (détails concrets sur les catégories d’emprunteurs, de prêteurs et sur les opérations) ; E. Bensa, Francesco di Marco da Prato, Notiziee documenti sulla merealura italiana nel sec. XIV, Milan, 1928 ; Melvin M. Knight, Histoire économique de l’Europe jusqu’à la fin du Moyen Age, trad. fr., Paris, 1930, notamment p. 153 sq. ; J. Hamel, Banques et opérations de banques, t. i, Paris, 1933, p. 84-100 ; A. Fanfani Le origini dello spirito capitalistico in Italia, Milan, 1933 ; A. Doren, Storia economica dell’Italia nel Medioevo, trad. Luzzatto, Padoue, 1936, spécialement p. 187, 294, 382, 426, 440, 586 ; Luzzatto, Storia economica, Padoue, 1937 ; tous les articles de A. Sayous sur le commerce médiéval, en particulier : Les transformations des méthodes commerciales dans l’Italie médiévale, dans Annales d’histoire économique et sociale, 1929, p. 161-176, et L’histoire universelle du droit commercial, dans Annales de droit commercial, 1931, p. 3Il sq.

On ne s’étonnera point de la fréquence des prêts à intérêt, ni du taux élevé : 40% à Lucques, 20 à 30% à Florence, 20 à 40% à Pistoie. A. Sapori, L’intéresse del danaro a Firenze nel trecento, dans Archivio storico ilaliano, 1928, t. x b, p. 161-186 ; L’usura nel dugento a Pistoia, dans Studï mediocvali, t. ii, 1929, p. 208-216. L’enquête de Philippe le Bel sur les agissements des

Lombards, en 1289, révéla des intérêts de 34 à 266%. Davidsohn, Forschungen zur Geschichte von Florenz, Berlin, 1901, t. iii, p. 36-39, n. 139. Dans bien des cas, l’énormité des intérêts s’expliquait par l’énormité des risques. L. Chiappelli, Una lettera mercantile del 1330… dans Archivio storico italiano, 1924, p. 229-256.

L’Église était elle-même engagée dans ce tourbillon. Ses établissements et ses clercs ont des capitaux disponibles pour les affaires locales : depuis longtemps, les monastères font des avances ; les clercs, des placements avantageux. R. Génestal, Le rôle des monastères comme établissements de crédit étudié en Normandie du XIe siècle à la fin du XIIIe siècle, Paris, 1901 ; G. Arias, La Chiesae la storia economica del Medioevo, dans Archivio délia Socielà romana di storia patria, t. xxix, 1906, p. 145-181 ; F. Schneider, Bistum und Geldwirtschajl. Zut Geschichte Yolterras im Mittelalter. Quellen und Forschungen aus italien. Archivai und Biblioleken, t. vin et ix.

Enfin, le Saint-Siège est, de tous les États, celui qui, par son caractère international et l’étendue de ses tâches, a le plus grand besoin des banquiers. L’étude de ses emprunts, commencée par A. Gottlob, Pàpstliche Dartehenschulden des Mil. Jahrhunderts, dans Histor. Jahrbuch, t. xx, 1899, p. 665-717, poursuivie par F. Schneider, Zur âlleren pàpstlichen Finanzgeschichle, dans Quellen und Forschungen…, t. ix, p. 1-37, a été éclairée par Y. Renouard, Les relations des papes d’Avignon et des compagnies commerciales et bancaires de 1316 ci 1378, Paris, 1941. Voyez le résumé de notre communication à la Société d’histoire du droit : L’usure au service de l’Église, dans la Revue historique de droit 1945.

2. Rénovation intellectuelle.

Le bouleversement des conditions de vie s’accompagnait d’une renaissance de l’Antiquité, qui introduisait dans le débat les textes contradictoires de Rome et de la Grèce.

Au début du xiie siècle, la compilation justinienne, dont chaque partie contenait un titre de usuris, entrait dans toutes les grandes bibliothèques de l’Occident, accréditant l’idée d’un statut légal de l’usure. E. Genzmer, Die juslinianische Kodiflcation und die Glossatoren, dans Atti del Congresso internationale di diritto romano, 1934, t. i, p. 347-430. L’effet « le cette renaissance ne sera pas sensible avant les grands commentaires du xiiie siècle, qui poseront, au moins implicitement, le problème des « différences ». .1. Porlemer, La littérature des Differentiæ, thèse de la faculté de droit, Paris, 1943 (Sirey 1946).

Ce n’est que vers 1240 qu’Aristote lit sa grande entrée en Occident, quand Robert Grosseteste publia sa version de l’Éthique à N.icomaque. Luc vingtaine d’années plus tard, Guillaume de Mœrboeke donnait une nouvelle édition, révisée, qui eut grand succès, et traduisit la Politique. L’hellénisme venait au secours des principes canoniques. Cf. Aristoteles latinus et les travaux de Grabmann. En même temps la casuistique arabe et l’exégèse rabbinique purent avoir quelque arecs dans des milieux restreints. Les tes musulmans montraient au commerce de l’argent une hostilité plus résolue encore que les cano nistes chrétiens, accoutumés au droil romain. L. Mas signon, L’influence de l’Islam au Moyen.ge sur la fondation et l’essor ilrs banques juives, dans Bulletin d’études orientales, 1931. Sur l’usure dans la doctrine de l’Islam, cf. Benali Fekar, L’usure en droit. musulman, thèse de droit. Lyon, 1908 ; F. Arin, Rechercha liisto riques sur les opérations usuraires et aléatoires en droil musulman, thèse de droit. Paris, 1909.

, ’i" Tableau des sources. Une telle effervescence, économique et intellectuelle, eut pour conséquence

naturelle de stimuler législateurs et docteurs : leur

activité a été étudiée dans quelques ouvrages dont le

titre général ne doit point faire illusion. Le plus justement réputé est celui de W. Endemann, Studien in der romanisch-kanonislischen Wirtschafts-und-Rechtslehre, Berlin, t. i, 1874 ; t. ii, 1883, qui exploite surtout les œuvres juridiques du xv° siècle. Les origines de la doctrine classique sont étudiées par K. Lessel, Die Fnlwicklungsgeschichle der kan.-schol. Wucherlehre im XIII. Jahrhundcrl. Luxembourg, 1905. Indications sur l’apogée puis le déclin de l’interdit dans A. Orel, Œconomia perennis, t. ii, Dos Kanonische Zinsverbot, Mayence, 1930. Aperçus historiques chez F. Zehentbauer, Das Zinsproblem nach Moral und Rechl. Vienne, 1920. Les ouvrages de Funk, déjà signalés, tracent les lignes maîtresses du sujet, dans les domaines de l’histoire juridique et de la théologie morale. Outre ces études générales sur l’usure, il conviendra de jeter un coup d’œil sur les exposés des conceptions économiques de l’Église (Sommerlad, Schreiber, etc.) et des théories monétaires au Moyen Age. Cf. W. Tauber, Geld und Kredit im Mittelalter, Berlin, 1933.

1. Rôle du droit canon.

Ce fut le droit canon qui donna le branle.

a) Législation. — La grande époque de la législation canonique de l’usure commence à l’avènement d’Alexandre III (1159) pour se clore sous Grégoire IX.

Au concile général de Tours (1163), au IIIe concile du Latran (1179), dans plusieurs décrétales, Alexandre III étendit le domaine de l’usure et frappa durement les usuriers. Urbain III élargit la conception même du délit. Innocent III posa surtout des règles de restitution, dans ses lettres et au IVe concile du Latran (1215). Grégoire IX se prononça, dans un texte célèbre, sur des problèmes de risque. Trois des Compilationes antiquee ont un titre de usuris et ce même titre, aux Décrétales de Grégoire IX comprend dix-neuf chapitres (Décrétâtes, l.Y.tit. xix). Le IIe concile de Lyon (1274) et le concile de Vienne (1311) redoublèrent de sévérité envers les usuriers et dictèrent aux pouvoirs séculiers leur conduite. Sexte, 1. Y, tit. v et Clémentines, v, 5.

Celte législation générale fut préparée ou appuyée par de nombreux conciles particuliers, Avignon, 1209, can. 3 et 1 ; Reims, 1231, can. 2 ; Château-Gontier, vers 1230. eau. 30, etc. Elle lut monnayée a l’usage du clergé, dans les statuts synodaux de chaque diocèse. Voir, à titre d’exemple, les statuts publiés par Martene, Thésaurus…, t. iv (table, au mot Usura). Pour la Belgique, cf. Pigwood, op. cit., p. 580. Les règles et les coutuniiers monastiques ont proscrit l’usure avec une grande et naturelle sévérité. Schaub, op. cit.. p. 139-142. Voir, par exemple, les décisions des chapitres de Cîleaux. en 1190, n. 11, et 1191, n. 55, dans J.-M. Canivez, Slalula capitulorwn generalium ordinis Cislcrciensis. t. i. Couvain, 1933. p. 120 et 113.

b) Doctrine. Les textes du Décret, puis ceux des Compilationes antiques, en lin les divers recueils de Décrétales fournirent aux canonistes la matière de cours et d’ouvrages, dont nous indiquerons les plus utiles pour l’élude de l’usure.

Les gloses du Décret concernant noire sujet ne prennent d’ampleur qu’avec Huguccio (vers 1188), se condensent sous la plume « le Jean le Teutonique

(j^losc ordinaire) el s’enrichissent un peu dans le liosarium de Oui de Baysio, Archidiaconus (1300). Celles des Quinque compilationes sont modestes : cependant Bernard de Pavic et Alanus. glossalcurs de la P. eurent quelque influence. Sur ces ouvrages, cf. st.

Luthier, lirperloriiim der Kanonislik (1140.’Rome, 1937. La glose ordinaire des Décrétales de Grégoire LY, sur le litre de usuris. composée par Bernard de Parme, a été sensiblement augmentée par les

remarques d’Innocent iv (Apparatus, vers 1251),

d’I losl iensis iSumina, vers 1253 <’t l.rclura, vers

1270), de Jean André (Novella, vers 1340), de Zabarclla et d’Antoine de Butrio (vers 1400), de Panormitanus († 1453). Cf. A. van Hove, Prolegomena in Codicem…, Malines-Roine, 1928.

La statistique des Quiestiones, des Repetitiones et des Consilia relatifs à l’usure montre la place importante du sujet dans les préoccupations des canonistes. Pour nous en tenir à deux des recueils les plus célèbres, seize des 303 consilia de Frédéric de Sienne et dix-huit des 443 consilia de Pierre d’Ancharano s’y rapportent. On trouve réponse à des difficultés précises, avec une grande abondance de citations, dans les Consilia de Paul de Castro, de Zabarella, de Tartagnus ; les Quæstiones de Jean André et de Panormitanus (Selectæ quiestiones…, Cologne, 1570) ; les Repetitiones de Johannes Calderini, d’Antoine de Burgos (Repetitiones in iure canonico, Venise, 1587). Toute cette littérature a été jusqu’à ce jour, presque entièrement négligée par les historiens de l’usure. Le Repertorium de Johannes Bertachinus de Fermo († 1497), table de la littérature canonique du Moyen Age, et dont nous utilisons l’édition de "Venise, 1577, nous dispensera de multiplier les références dont lui-même est rempli, concernant les disputes d’école.

Sur les lois et sur la leçon des grands canonistes, on consultera, outre l’ouvrage déjà cité de K. Lessel, G. Salvioli, La dottrina dell’usura secondo i canonistie i civilisti italiani dei secoli XIIIe XIV, dans Studi Fadda, t. ii, 1906, p. 259-278, et l’excellent article de Mac Laughlin, The Teaching oj the canonists on Usury, dans Mediœval Sludies, 1939, t. i, p. 81-147. (Un second article, sur les sanctions, a dû paraître au cours de la guerre.)

c) Jurisprudence. — L’application de la loi est attestée par la correspondance des papes qui fournit un bon nombre de solutions : voir les Tables (celle de Grégoire IX, que publiera bientôt M. Carolus-Barré, contient une vingtaine de lettres relatives à l’usure) ; par les trop rares débris des archives d’ofïicialités, cf. J. Petit, Registre des causes civiles de l’officialité épiscopale de Paris, 1384-1387, Paris, 1919, préface ; par des actes de la pratique (testaments, contrats, etc.) et des mentions dans les chroniques.

2. Les théologiens.

Puisque les Écritures sont l’aliment de base de la pensée chrétienne et qu’elles contiennent une série de textes contre l’usure, c’est aux biblistes que l’on sera d’abord enclin à demander la définition des principes. Mais l’usure ne les inspire guère et quand ils s’y arrêtent, leur méthode allégorique nous prive généralement de toute précision juridique. Le Deutéronome, si embarrassant, n’a guère été glosé. De grands théologiens sont muets sur le ps. xiv (par exemple Prévostin, Bibl. nat., ms. lat. 454, Pierre de la Palu, Bibl. Maz., ms. 223), sur le verset même de saint Luc (par exemple Petrus Comestor, Bibl. nat., ms. lat. là 269), ou bien répètent la glose ordinaire sur les Psaumes (ainsi, Godefroid de Bléneau, Bibl. Maz., ms. 180, fol. 153). On ne s’étonnera point qu’Albert le Grand, si attaché à l’exégèse littérale, nous offre meilleure pâture, notamment dans son commentaire de saint Luc. Saint Thomas, dans sa Glossa continua (=Catena aurea) suivra des habitudes plus archaïques.

La réflexion des théologiens s’exercera principalement sur les Sentences. La dist. XXXVII du 1. III sera le lieu normal des commentaires, et aussi la dist. XV du t. IV, qui traite de l’aumône et de ses sources impures. Beaucoup d’auteurs négligent un sujet si peu métaphysique (Bonaventure, Richard de Mediavilla ) ou se bornent à reproduire leur modèle (Alexandre de Halès). Tout l’essentiel se trouve dans une demi-douzaine d’illustres : Guillaume d’Auxerre, Surnma in IV Libros Sententiarum, t. III, tr. xxvi, dont l’exposé est neuf, dru et pertinent ; Albert le

Grand et saint Thomas, Durand de Saint-Pourçain et Pierre de la Palu énoncent sur la dist. XXXVII du 1. III la doctrine classique. Les explications de Duns Scot sur la dist. XV du 1. IV n’ont pas l’originalité qu’on leur prête. Un résumé excellent de toutes les conclusions est présenté par Gabriel Biel, In IV am Sententiarum, dist. XV, q. xi, Brescia, 1574, p. 398428.

Autres manuels fondamentaux : les œuvres d’Aristote. A peine parue la version de Bobert Grosseteste, Albert le Grand la prenait pour base de ses leçons, à Cologne, devant un auditoire où figurait Thomas d’Aquin. Ce premier commentaire est inédit ; celui que l’on a publié est postérieur à 1257. Cf. A. Pelzer, dans Rev. néo-scol., t. xxiv, 1922, p. 333-361 et 479520. Thomas d’Aquin fit son commentaire vers 1260. La Politique fut commentée par Albert et par Thomas vers 1208.

Les deux Sommes théologiques de saint Thomas et de saint Antonin de Florence ont eu beaucoup plus d’influence que tous les commentaires. Saint Thomas traite de l’usure à propos de la justice, ll^-ll s, q. lxxviii ; il établit le caractère illicite de l’usure, exercée à l’occasion du mutuum, du côté du prêteur (a. 1) comme de l’emprunteur (a. 4), quelles que soient la nature du supplément versé (a. 2), et les limites du devoir de restituer (a. 3). Saint Antonin place sous le titre de l’avarice cinq chapitres concernant l’usure. En outre, plusieurs chapitres sont consacrés aux montes, aux fraudes, au turpe lucrum et un titre entier à la restitution. Summæ sacræ theologise, juris pontificii et cœsarei Pars secunda, Venise, Juntas, 1571, tit. i et il. Cf. R. Morçay, Saint Antonin, archevêque de Florence, Paris, 1914, p. 306-372 ; B. Jarrett, S. Antonino and Mediæval Economies, Londres, 1914.

Parmi les ouvrages généraux qui ont fait large place à l’usure, il convient de relever le Verbum abbreviatum de Pierre le Chantre, P. L., t. cev, col. 150-159, et le Spéculum de Vincent de Beauvais. L’exposé du Spéculum doctrinale, t. X, c. cii-cxxiv, rassemble les axiomes communément admis vers 1260 et leur assure une large diffusion. Édit. de Douai, 1624, t. ii, col. 950-972. Le Spéculum morale qui a circulé sous le nom de Vincent contient aussi une longue dissertation De usura, t. III, dist. XI, pars VII, éd. Douai, t. iii, col. 1295-1309. Cf. B.-L. Ullmann, dans Spéculum, 1933, p. 312-320.

Un des moyens de la lutte contre l’usure était la prédication. Il y aurait à explorer tous les sermonnaires, non pour y découvrir des thèses inédites, mais pour percevoir l’adaptation populaire de la doctrine. Jacques de Vitry et Etienne de Bourbon, au xiiie siècle, saint Antonin de Florence et saint Bernardin de Sienne, au xve, donnent à la fois le ton et le modèle. Pour mieux impressionner leurs auditeurs, les prédicateurs contaient souvent des histoires édifiantes qui traduisent en langue vulgaire les préceptes canoniques et moraux. J.-Th. Welter, L’exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Age, Paris, 1927, p. 240, 251, 288, 311, 382 ; La Tabula exemplorum secundum ordinem alphabeti, recueil d’exempla compilé en France à la fin du XIIIe siècle, Paris, 1920 : voir la table aux mots Usure et Usuriers.

Nous puiserons souvent dans la littérature du for interne, représentée par les Pcnilentiels et par les Sommes des confesseurs qui forment une mine, peu exploitée, de problèmes et de textes, depuis le milieu du xiie jusqu’à la fin du xve siècle. Cf. J. Dieterle, dans Zeitschrift fur Kirchengeschichle, 1903, p. 353374, 520-548 ; 1905. p. 59-81 ; A. van Hove, Prolegomena ad Codicem…, Rome, 1945, p. 512-517, avec bibliographie ; le chapitre final de R. Stintzing, Geschi chte der populàren Literatur…, Leipzig, 1807, reste 234 !

USURE. L'ÉPOQUE CLASSIQUE, LES SOURCES

2346

fondamental ; tenir compte des précisions apportées par A.Teetært. Pour notre période, la série s’ouvre avec le Pœnilenliule de Barthélémy d’Exeter (1150-1170), (éd. Moreꝟ. 1937, que nous n’avons pu nous procurer). Un bon ensemble de quæstiones a été rassemblé au début du xiiie siècle par le cardinal Robert de Courçon, dans son Pénitentiel, éd. G. Lefèvre, Le traité de usura de Robert de Courçon, dans Trav. et mém. de l’université de Lille, t. x, n. 30, Lille, 1902. Les parties du pénitentiel de Robert de Flamesbury traitant de matrimonio et usuris ont été éditées par F. Schulte, Giessen, 1868 ; peu après, paraissait (1215-1226), l’Innocentiana de Thomas de Chabham, dont le t. m fait place à l’usure. On ne saurait comparer l’importance de ces essais locaux à celle de la Summa de pœnitentia de Raymond de Penafort, qui consacre un titre à l’usure. L. II, tit. vii, éd. d’Avignon, 1715, p. 325-348. Vers 1250, Guillaume de Rennes écrivait sur cette Somme un apparutus et Jean de Fribourg l’amplifiait entre 1280 et 1298 : l’usure y est traitée au t. II, tit. vii, fol. 84-91 de l'éd. donnée fin xve siècle chez Jean Petit : œuvre peu originale, mais claire, dont les soixante-douze questions sont nourries par Raymond de Penafort, Bernard de Parme, Hostiensis et, moins copieusement, par saint Thomas, Ulrich de Strasbourg, son maître, qui avait traité de l’usure sous la rubrique : De illiberalitale, et même le vieux décrétaliste Geoffroy de Trani. Tous ces auteurs de Sommes des confesseurs appartiennent à l’ordre des prêcheurs. L’activité des mineurs est représentée par Monaldino, Summa de jure tractans, alphabétique (avant 1274) ; Jean d’Erfurt, Summa confessorum (fin xme s.), méthodique ; Astesanus, dont la Summa, terminée en 1317, résume l'œuvre des premiers docteurs de l’ordre, jusqu'à Duns Scot, sans négliger les maîtres dominicains et surtout les canonistes. L’usure y est traitée au t. III, tit. xi, fol. 116-127 de l'édition consultée. La plus récente des sommes que nous ayons vues est la Summa angelica, composée vers 1486 par Ange de Clavasio et qui, au mot Usura, contient cent une questions. Le dernier des grands pénitentiels du Moyen Age est le Civitatensis, publié par Wasserschleben, Bussordnungen, p. 688-705, et dont le c. lxxx concerne l’usure.

Un sujet si controversé devait susciter, à partir du milieu du xiiie siècle, de nombreux quodlibets, parmi lesquels nous utiliserons ceux de Pierre de Tarentaise (1264), Gérard d’Abbeville (1266 et 1272), saint Thomas d’Aquin (1270), Henri de Gand (1279 et 1281), Godefroid de Fontaines (1287, 1292, 1293, 1295, 1296), Gilles de Rome (1287), Gervais du Mont-Saint-ÉIoi (entre 1282 et 1291), Raymond Rigault (entre 1287 et 1295), Durand de Saint-Pourçain (1312). La plupart des questions surgissent dans ces disputes, et spécialement le transfert de propriété et l’emploi des deniers usuraircs. Cf. P. Glorieux, La littérature quodlibétique, t. i et ii, Paris, 1925 et 1935.

Le seul traité théologique à la fois complot et systématique du xiii° siècle est le De usuris de Gilles de Lcssines, composé entre 1276 et 1285. Il figure comme Op. i.xxiii (fins l'édition romaine des Œuvres de saint Thomas, maître de Gilles, a qui on l’attribuait jusqu'à ces dernières années. Les problèmes relatifs au péché d’usure, aux masques des rentes et des ventes, à la restitution, sont amplement traités. Cf. E. Hocé dez, L'/ date du De usuris de Cilles de I, essuies, dans l phem. theol. Lov., t. iii, 1926, p. 508 512 ; M. Grabmann, /Egidius von Lessines, dans Millelalterlichea Geislesteben, i. ii, 1936, p. 521 sq. Nous utiliserons largement cette première synthèse, dont les historiens de l’usure continuent d’ignorer la richesse ée par quelque verbalisme) et même le véritable auteur.

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

Nous avons, pour la commodité, classé les œuvres par catégories. Cet ordre méthodique ne doit point nous faire oublier la part de chaque auteur. La carrière de tout théologien le mettait aux prises avec les textes concernant l’usure dans maint exercice de son enseignement et de son activité littéraire. Sa doctrine sur ce point fournirait matière à un examen d’ensemble, qui a été fait pour les illustres.

Saint Thomas, qui a traité de l’usure dans ses commentaires d’Aristote, de saint Luc et de Pierre Lombard, dans son De malo, q. xiii, a. 4, dans son Quodlibel iii, a. 19, et surtout dans la Somme, est étudié par J. van Roey, De justo auctario ex eonlractu credili, Louvain, 1903, p. 154-175 ; A.-M. Knoll, Der Zins in der Scholastik, Inspruck, 1933, p. 13-20 (pour qui la scolastique, au Moyen Age, se réduit à Thomas d’Aquin et Antonin de Florence), et dans tous les ouvrages qui traitent de la morale ou de la sociologie thomiste. Saint Bonaventure, qui a commenté saint Luc et le Lombard, a traité de l’usure dans ses C.ollationes de decem prxceptis et dans son Spéculum conscienliir, est analysé par Orel, op. cit., p. 40-44, et par H.-J.-L. Legowicz, Essai sur ta philosophie sociale du Docteur séraphique, Fribourg, 1937, p. 261-266. Il serait vain de poursuivre ce filon bibliographique, les docteurs ayant montré peu d’originalité.

3. Les romanistes.

Bien que les romanistes n’aient aucune autorité dans le domaine de la théologie, nous leur ferons une place dans nos développements. D’abord, à cause de l’opposition apparente des deux droits, mais aussi parce que le droit romain fournissait aux théologiens comme aux canonistes terminologie et technique. Il nous suffira de consulter les plus représentatifs des commentateurs du Code et du Digeste : Azo, Accurse, Jacques de Revigny, Cynus, Bartole et Balde. Quæstiones, Repetiliones et Consilia fourniraient quelques compléments.

On trouvera des indications suffisantes sur les opinions des romanistes dans les articles cités de Salvioli et surtout de Mac Laughlin.

Au xv siècle, nombreux ont été les ouvrages consacrés à l’usure, où se mêlent théologie, droit canon et droit romain : le dogme était formé au xiiie siècle, la doctrine n’atteignit sa perfection qu'à la fin du Moyen Age et au début des temps modernes. C’est alors que parurent les traités De usuris, de Laurent de Rodulphis (1404), dans Tractatus iltustrium tumpontificii tum cœsarei jurisconsultorum, Venise, 1584, t. vu. fol. 15-50 ; de Jean de Capistran, ibid., fol. 91-113 ; d’Ambroise de Vignate (1460), ibid., fol. 50-66, que suit de près Antoine de Rosellis, ibid., fol. 66-71.

Conclusion. — La doctrine de l’usure était donc continûment développée par les maîtres des deux droits et de la théologie. À quelle science appartenaitelle en propre ? La disposition ordinaire des romanistes est pleine de révérence à l'égard de l’Eglise, soit qu’ils admettent la réception par Justinicn des principes canoniques, soit qu’ils subordonnent les constitutions aux canons dans les affaires de cous cience. Aucun conflit d'école entre les maîtres des deux droits. Entre maîtres des sciences religieuses, le conflit d’attribution est fort discret. Saint Thomas accorde le chapitre aux théologiens, comme partie du droit divin, puisque l’usure va contra opéra fidei. Cor tains canonistes. tel Antoine de Butlïo, admettent cette prétention, tandis que Pierre d’Ancharano, laissant aux théologiens la défense de la foi. réclame pour les canonistes la part morale du droit divin, qui comprend l’usure. Cf. S. Antonin. op. cit., c. 7. Jj I. et Tartagnus, op. cit., I. II, cons. i, u. 10. En fait. le débat est tout théorique. Théologiens, canonistes et romanistes enseignent le chapitre de l’usure au lieu assigne par leur manuel, les moines y mettant un zèle parti T. — XV. - 71. 234 7

USURE. L’ÉPOQUE CLASSIQUE, THÉORIE GÉNÉRALE

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culicr (Endemann, op. cit., i, 24). Pour suivre le mouvement de leurs idées, plusieurs volumes seraient nécessaires qui exploiteraient méthodiquement toutes les sources et la littérature du Moyen Age. Nous ne pouvons ici que classer les problèmes, dégager les principes, choisir les opinions de quelques docteurs, sous trois rubriques : théorie générale, domaine de l’usure, sanctions.

II. Théorie générale. - I-es étymologies proposées par les docteurs (par exemple Raymond de Penafort, op. cit., p. 323) n’éclairent aucune de leurs explications. Quatre séries de problèmes les ont préoccupés : l’analyse du délit, les lieux et les motifs de sa condamnation, la nature du péché, la condition des biens usuraires.

Définitions et caractères.

Les expressions de

saint Ambroise, adoptées par Gratien, dans le dictum final de la cause XIV, q. iii, déclarent usuraire tout surplus fourni par l’emprunteur au préteur : quodcumque sorti accedit. Chacun de ces mots soulevait des difficultés, qui aboutirent à multiplier les définitions oiseuses, entre lesquelles un Laurent de Rodulphis renonce à choisir, les déclarant toutes acceptables. Op. cit., n. 1. Les discussions concernent l’occasion, l’objet et la forme de l’excédent.

1. Occasion.

Occasion normale de cet enrichissement illicite : le prêt de consommation, nuituurn, qui a pour objet tout ce qui peut être pesé, compté ou mesuré, principalement les denrées périssables et l’argent monnayé. Gilles de Lessines, op. cit., c. n et m. Si le débiteur restitue 110%, il y a usure simple, usura ou fœnus sortis, usura prima ou simplex, si le calcul de l’usure porte aussi sur l’excédent, c’est-à-dire si par la suite, la base est 110 et non point 10(1, il y a intérêt composé, anatocisme, usura usurarum, usura secunda vel duplex. Les décrétistes marquent bien que toute affaire n’est point honteuse, turpc

) lucrum, ni toute fraude usuraire ; mais tout contrat, toute affaire qui procure un excédent, un gain, non justifié par le travail, s’apparente à l’usure.,

En revanche, le prêt d’objets périssables qui a pour fin l’ostentation ou l’ornement est un eommodat (gratuit) ou un louage, autorisant une merci s : cas du père de famille qui emprunte une pile de pièces d’or pour éblouir le jouvenceau dont il voudrait faire un gendre. Les princes trompent souvent leurs hôtes par des ruses diplomatiques de cette sorte. Robert de Courçon, op. cit., p. 15. Huguccio et Laurent, reprenant la terminologie du Digeste, distinguent bien du muluum cette opération, qui n’a point pour but la consommation, mais le décor, ad pompam et ostenlationem ; le gain est alors licite, puisque l’usage, séparé de la propriété de la chose, autorise rétribution. Panormitanus, in Ut. XIX, Décrétâtes, 1. V. Cf. Mac Laughlin, op. cit., p. 143-144. Nous excluons ce cas, dont Hostiensis fait abusivement une exception à l’interdit de l’usure, sous le nom de Socii pompa. Véritable ou déguisé, le prêt de consommation est l’occasion normale de l’usure.

2. Objet.

Peu importe la nature du supplément : argent, blé, viii, huile, étoffe, toute superabundanlia est usuraire, même s’il s’agit d’une chose non fongible, qui n’eût pu faire l’objet du muluum. Non seulement la datio, mais le jactum : un meunier qui prête au boulanger, pour obtenir sa clientèle, tire avantage de son prêt, puisqu’il stipule une occasion de gain et une servitude. Guillaume de Rennes, sous R. de Penafort, loc. cil., § 4. Le professeur qui avance des deniers à ses étudiants afin qu’ils suivent son cours et reçoit d’eux quelque gratification pour ce service est usurier, certains disent : simoniaque. Même la simple bienveillance escomptée du prêteur, et qui procurera des avantages temporels, est une usure.

Il faut en dire autant de la dispense qu’obtiendrait le préteur, d’une communauté politique (unioersitas), de payer une collecte déjà ordonnée : le cas soulevait des controverses, que rapporte saint Antonin, op. cit., c. vii, § 5. On trouvera dans les Sommes des confesseurs et dans les monographies du xv siècle des exemples variés de ces mimera entachés d’usure et qui, comme au chapitre de la simonie, peuvent consister en services ou même en louanges.

Peu importe aussi, la quotité du supplément. Rejetant la notion romaine de taxe, de maximum, les témoins patristiques de la cause XIV, q. iii, excluent le moindre munusculum. In texte, cependant, les gênait : le I v concile du Latran punissait graves et immoderalas usuras [Judicorum]. Fallait-il entendre la permission d’un taux modéré ? L’expression usura moderato avait déjà cours dans la correspondance pontificale et les conciles locaux devaient la populariser. Mac Laughlin, op. cit., p. 99. Indifférente au véritable sens du canon, qui semble autoriser les Juifs à pratiquer un maximum, la doctrine s’attache aux principes généraux. Elle rejette comme arbitraire le raisonnement qui, de la condamnation de la démesure, tirait la permission d’un taux raisonnable. Toute usure est, selon l’opinion commune, immodérée : l’excès ne peut qu’augmenter le délit. Même le taux d’un sesterce constitue une infraction. Voyez les références de Bertachini, op. cit., fol. 322. Mais cette rigueur ne s’applique à la lettre que dans le muluum. Encore s’explique-t-elle par une réaction violente contre l’énormité des taux fixés par les usuriers et qu’une fausse interprétation des centesimx usuræ (100%) paraissait justifier. Salvioli, art. cit., p. 275 sq. Et la notion d’un modus s’introduit dans les distinctions des théologiens pour le cas de nécessité. Durand de Saint-Pourçain, In lll am Sent., àst. XXXVII, q. iv.

3. Forme. - Beaucoup d’auteurs définissent l’usure : lucrum paclo debitum Del exactum. Un pacte est-il donc nécessaire ? question très débattue dans les gloses, les quodlibets et les consilia. Voir par exemple les Consilia 19 et 74 de Paul de Castro. La vérité, c’est que cette condition d’un pacte ne vaut qu’au for externe : quiconque a prêté avec la simple espérance du gain tombe sous la prohibition évangélique.i Au for interne, l’intention de lucre suffit. Saint Au-* gustin parle d’une simple expectative (cause XIV, q. iii, c. 1). Urbain fil légalise cette interprétation. Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 10. Ce qui constitue l’usure, c’est la volonté du gain. Guillaume d’Auxerre, op. cit., fol. 244, suivi par Alexandre de Halès, op. cit., fol. 274, met cette vérité en relief dès sa définition : quid sil usura ? Voluntas acquirendi aliquid per muluum prieter sorlem. Le sujet prêtait encore à dispute à la fin du xiiie siècle : voir les quodlibets de Godefroid de Fontaines et de Robert d’Arras. Glorieux, op. cit., t. i, p. 162 et 234. Résumant toutes les distinctions du Moyen Age, Ange de Clavasio reconnaît trois moments. L’intention de lucre peut naître avant, pendant ou après le muluum. Si elle est antérieure et s’éteint après réflexion, on la tiendra pour non-avenue ; concomitante ou subséquente, elle est irrévocable, donc vicieuse. Summa angelica, loc. cit., fol. 291.

L’Église réprime l’usure mentale, la quasi-usure : le contre-don, justifié par le droit romain (antidora) et la gratitude, n’est acceptable que s’il a été simplement entrevue, sans inspirer le prêt. Alanus, in c. x, Décrétâtes, t. V, tit. xix ; Raymond de Penafort, loc. tit., § 4 ; Gilles de Lessines, op. cit., c. vi. Balde résume élégamment, selon sa coutume : ou l’espoir inspire le prêt, et il y a usure, punissable au for interne, ou le prêt inspire l’espoir, et il y a sentiment naturel ; en cas de doute, on délibérera avec le confesseur. Cette espérance tardive, saint Antonin la déclare aussi vicieuse. Op. cit., c. vii, § 1. On trouvera le dernier état de la théorie de la spes au xve siècle dans la q. v de Panormitanus et dans G. Biel, op. cit., p. 400.

Est-ce à dire que l’emprunteur est quitte en remboursant le capital ? Certains canonistes le grèvent d’une obligation naturelle (naturalitcr debilor est illi obligatus ad antidora), qui ne peut être novée en obligation civile, même limitée au cas de misère éventuelle du prêteur. Les théologiens marqueront que la gratitude n’est pas un devoir juridique, mais un sentiment privé. Saint Thomas, loc. cit., a. 2, ad 2um ; Durand de Saint-Pourçain, loc. cit., ad 2um. Ce que l’emprunteur donne spontanément (gratis dans) sera la propriété légitime du prêteur. Innocent III, P. L., t. ccxv, col. 7f16. Mais il y faut une spontanéité complète et dont l’emprunteur ne puisse clouter. Saint Antonin, op. cit., c. vi, § 6 et 7.

Lieux et motifs de la condamnation.


La condamnation de l’usure s’appuie sur l’autorité sacrée, la morale naturelle, l’ordre social, les droits positifs.

1. Autorité sacrée. —

L’autorité fondamentale est celle des Écritures. Saint Luc fournissait le meilleur texte. Cependant, le Christ ne se borne-t-il pas à conseiller l’abstention ? Oui, en ce sens qu’il vise une opération qui n’est pas obligatoire : mais il oblige tous les prêteurs à mettre leur espoir en Dieu seul. Saint Thomas, Sum. theol., loc. cit., a. 1, ad 4um. Quant au texte redoutable du Deutéronome, il signifie l’exclusion de peine légale et non de péché mortel, Robert de Courçon, op. cit., p. 7, ou la licence de pressurer l’infidèle, dont la terre appartient aux orthodoxes. Guillaume d’Auxerre, op. cit., fol. 244. Au sens littéral, la permission divine s’explique, comme la liberté de répudiation, par deux nécessités : empêcher l’exploitation des propres congénères, tolérer des imperfections chez des hommes durs comme marbre, qui ne faisaient que préparer la Loi nouvelle. Guillaume d’Auxerre, loc. cil. L’étranger n’existant plus dans 19 chrétienté, où tout homme est notre prochain, notre frère, l’usure est toujours condamnée. Saint Thomas, ibid., a. 1, ad 2um.

2. Morale naturelle. —

L’emprunteur, au regard des théologiens, est un homme dans le besoin. Ce qu’il demande, c’est un acte de miséricorde ; d’où le caractère évident de gratuité. Duns Scot, In / V’UI " Sent., disi. XV, q. ii, n. 26. Le prêteur ne peut, tout au plus, réclamer qu’un équivalent. Saint Thomas, Surnma theol., loc. cit., a. 1, ad 5um. Si l’emprunteur a promis i davantage, la nécessité seule l’y a contraint. Ibid., ad 7° m.

La première cause d’injustice est que l’usurier vend ce qui ne lui appartient plus, l’usage de la chose dont il a transféré la propriété. S’agit-il d’un bien con-ROmptible : il a péri par cet usage ; d’argent : on a détourné de sa fonction ce pur instrument d’échange. En toute usure, il y a inadsequalio. Ainsi est justifiée la différence entre muluum et locatio. Le loueur reste propriétaire : il peut donc exiger une somme pour l’usage de son bien. D’autant plus équitablement que le locataire tire profit de la chose, tandis que le mu liiiiin aboutit à une consommation immédiate ou au maniement de monnaies. Enfin, la maison louée subira quelque détérioration, le cheval loué supportera quelque fatigue, tandis que l’emprunteur restituera l’exact équivalent. Saint Thomas donne a cet argument sa forme classique : …il y a des choses dont l’usage Implique consommation : le vin se consomme par son usage, qui est d’être t>U, et le froment par le sien qui est d’être mangé. Dans les choses de cet ordre.

On ne doit pas supputer a pari l’usage de la chose et la chose elle-même ; dès que vous en concédez l’usage, c’est par le fait la < -luise même que olis concèdeL par suite, en ces matières, tout prêt implique transfert de propriété. Par conséquent, celui qui voudrait vendre séparément, d’une part, son viii, d’autre part, l’usage de son viii, celui-là vendrait la même chose deux fois, autrement dit vendrait une chose qui n’existe pas, ce qui serait visiblement pécher par injustice. Par la même raison, c’est commettre une injustice, quand on prête du vin ou du froment, que d’exiger double redevance, à savoir la restitution d’une même quantité de la même matière, et d’autre part le prix de l’usage, ou comme on dit une usure. » Loc. cit., a. 1, resp., trad. Blaizot, dans P. Gemàhling, Les grands économistes. Voyez aussi le Quodlibet iii, q. vii, a. 19.

La seconde injustice de l’usurier, c’est qu’il exploite deux biens qui ne lui appartiennent point : l’activité de l’emprunteur, seule cause véritable du « rendement » des objets prêtés et le temps, qui n’appartient qu’à Dieu.

Enfin, comment prétendre que l’argent, chose nonfrugifère, puisse engendrer un gain ? Cette raison qu’avait proposée Aristote, fut invoquée par les théologiens après la traduction de l’Éthique et de la Politique. Saint Thomas souligne la fonction de la monnaie, instrument d’échange, au moyen duquel on peut bien acquérir d’autres biens, mais par le travail de l’homme. Sum. theol., loc. cit., a. 1, ad G um et a. 3, ad 3um. Cf. L. van Roey, La monnaie d’après saint Thomas d’Aquin…, dans Rev. néo-scol., 1905, p. 2754 et 207-238. …pecunia quantum est de se per seipsam non fructificat, sed jructus vaut aliunde, déclare saint Bonaventure, In III m " Sent., disl. XXXVII, dub. vu ; cf. Comment, in ev. Luc, c. vi, n. SI. L’argument prendra toute sa vigueur sous la plume de Gilles de Lessines, op. cit., c. iv : la monnaie a pour fonction de satisfaire nos besoins, par la multiplication des échanges, et non d’accumuler les trésors, par une génération et une intention contre nature : « …au lieu de transférer les biens nécessaires à la vie, on accumule avec un esprit avare. > En adoptant peu à peu — car saint Thomas l’avait sur ce point affadi — le finalisme aristotélicien, les scolastiques ne font que décorer une doctrine depuis longtemps fondée sur les Écritures, la loi et la coutume. G. Lefèvre, op. cit., p. m et iv, réduit justement, contre Ch. Jourdain, l’apport aristotélicien à la construction théologique.

A cette triple argumentation, aucune réplique valable. Le dommage du prêteur ? Rien n’empêche d’en prévoir dans un pacte la réparation. Saint Thomas, loc. cit., q. lxxviii, a. 2, ad l um ; Durand de Saint-Pourçain, In /// um Sent., dist. XXXVII, q. ii, ad l um. Le risque d’insolvabilité de l’emprunteur ? Il faudrait alors légitimer, contre Grégoire IX (Décrétâtes, t. V, til. xix, c. 19) le naulicum fœnus. À la vérité, le risque dont on tiendra compte est celui que court l’emprunteur. S’il perd la chose prêtée, il ne la devra pas moins. C’est même la raison qui détermine Pierre de Tarcntaisc à déclarer l’usure contre le droit naturel, dans un de ses quodlibets, édité par 1’. Glorieux, Le quodlibet de P. de Tarentaise, dans Re cherches de théologie ancienne et médiévale, t. ix. 1937, p. 251.

3. Cadre social

L’Église redoute les perturbations de la structure sociale, trop d’hommes abandonnent leur élat pour se faire usiniers. III-eonc. du l.atran, can. 25= Décrétâtes, 1. Y. til. xix, c. 3. trop de biens tombent aux mains des Juifs, qui Uniront par priver les églises de dîmes et d’oblations. [V COnc. du I. alran. can. (17 Décrétâtes, I. Y, lit. xix. e. 18 ; M" eonc. de l.yon, can. 26 Sr.rle. 1. Y. lit., c. I. Sur ces deux thèmes fournis par les conciles ucinnéni ques, les canonistes font mille variations. Innocent IY et llosliensis redoutent la désertion des campagnes 2351 USURE. L’ÉPOQUE CLASSIQUE, GÉNÉRALITÉ DE LA PROHIBITION 2352

par les laboureurs devenus prêteurs ou bien privés de bétail et d’instruments par des propriétaires qui préféreraient les gains plus considérables et moins incertains de l’usure. Ainsi les pauvres (car les riches se tirent mieux d’affaire) seraient exposés à manquer de pain. Les usuriers forment une classe maudite, prosternée devant le veau d’or. Leurs victimes font une autre classe, aussi dangereusement accroupie dans la misère. L’argument majeur contre l’usure, c’est que le travail constitue la véritable source des richesses. « Que chacun mange le pain qu’il a gagné par son effort, que les amateurs et les oisifs soient bannis », réclame Robert de Courçon, op. cit., p. 35. La seule source de richesse est le travail de l’esprit ou du corps. Il n’y a d’autre justification du gain que l’activité de l’homme. Tel est le principe fondamental de l’économie chrétienne au Moyen Age.

4. Droits positifs.

Cependant le droit positif des peuples chrétiens n’autorise-t-il point l’usure ? François de Mayronnes remarque : elle est exclue seulement de jure supernaturali. Tel n’est point l’avis de tous les théologiens ni de tous les maîtres des deux droits. Les lois romaines autorisant l’usure ne sont-elles pas effacées par la déclaration de Justinien dans l’Authentique Ut clerici, qui subordonne les lois aux canons et par sa réception des quatre conciles œcuméniques, dont le Corpus contient le can. 17 de Nicée ? Raymond de Peiiafort, loc. cit., § 10. Si les empereurs chrétiens ont supporté l’usure, c’est pour en limiter les méfaits, par une application de la doctrine du moindre mal (permissio comparativa). Guillaume d’Auvergne, loc. cit., fol. 245 ; pour l’utilité d’un grand nombre, Saint Thomas, loc. cit., a. 1, ad 3um ; ou bien pour sanctionner le retard de la restitution. Les romanistes acceptent en général les conclusions des canonistes. Mais il leur arrive aussi de les discuter. Jacques de Revigny présente leurs objections, dans sa Somme, fol. 193.

Nature du péché.

L’usure est un péché. Affirmer

le contraire, c’est tomber dans l’hérésie : telle est la déclaration du concile œcuménique de Vienne. Clémentines, t. V, tit. v, c. 1 (Ex gravi). Le soin que prennent des auteurs personnels comme Balde et Zabarella de définir la portée des propos tenus dans le public au sujet des usuriers prouve assez qu’à la fin du Moyen Age, l’opinion était indulgente ou badine. Clément V voulut la rectifier par la menace de l’Inquisition.

1. Catégorie.

L’usure appartient à la catégorie des délits contre les biens. Elle est fille de l’avarice. Summa angelica, au mot Avaritia, n. 4 : ipsa furtum, rapinam, usuram… parit. Gérard d’Abbeville l’associe à la cupidité dans son quodlibet xix, q. viii, ms. SI de la Bibl. de Dôle, fol. 223, -231. Librement prévue, dans un pacte et comme récompense, elle se distingue du furtum, qui s’accomplit malgré le propriétaire, par fraude et sans esprit de restitution. Albert le Grand, In 77/- » Sent, dist. XXXVII, a. 13. Tous ces caractères la différencient de la rapine et cependant, c’est dans la catégorie des rapines qu’elle est logée par saint Ambroise dont Gratien reproduit les expressions, cause XIV, q. iv, c. 10, et par Pierre Lombard, t. III, dist. XXXVII, c. iv. Mais la glose ordinaire de Jean le Teutonique admet que rapina, dans le texte ambrosien, signifie toute usurpation injuste. Et Gilles de Lessines, op. cit., c. iv, montre bien que, à la différence de la rapine, comme du furtum, l’usure invoque un certain fondement d’équité et d’utilité qui n’a pas été sans impressionner le législateur séculier.

2. Gravité.

La gravité du péché est définie dans l’Ancien Testament et par les Pères. Ézéchiel, xviii, 8 et 13, énumérant les péchés qui tuent l’âme, porte

l’usure. Et saint Ambroise déclare : celui qui reçoit l’usure perd la vie, texte rapporté par Gratien. Cause XIV, q iv, c. 10. Les théologiens n’hésitent donc point à placer l’usure dans la catégorie des péchés mortels, après examen des vingt arguments contraires que relève saint Thomas, au De malo. « Sans aucun doute, écrit Albert le Grand, l’usure est un péché mortel et le fut toujours, dans la loi naturelle et dans la loi écrite. » In III™* Sent, dist. XXXVII, a. 13. Outre l’Écriture et les Pères, la raison indique cette solution, puisque l’usure contredit l’ordre du monde, en détournant de sa fin l’usage des choses. Gilles de Lessines, op. cit., c. iv. Elle blesse la justice naturelle. Saint Thomas, De malo, q. xiii, a. 4.

Son caractère aggravant, c’est la continuité. Saint Antonin développe ce grief, op. cit., c. vi, § 3 : il s’agit d’un péché constant, sine intcrpolatione. Guillaume d’Auxerre le tient pour plus grave que l’homicide, op. cit., fol. 244 : Dare ad usuram et in se et secundum se peccatum est. L’homicide n’est mauvais que de se : la justice le rend parfois légitime. Au contraire, l’usure ne peut jamais être justifiée, pas plus que la haine de Dieu. Astesanus prouve son appartenance à la catégorie du secundum se par des raisons tirées de la fonction de l’argent, du muluum et de la propriété. Loc. cit., fol. 117. Dès ce monde, les exempta représentent l’usurier comme vivant dans la compagnie des démons, qui protègent sa personne et ses biens. Tabula, p. 19, 22, 82, 83.

3. Exclusion de la dispense.

Puisque l’usure est interdite par Dieu même, aucune dispense ne saurait être accordée. Une décrétale d’Alexandre III posait le principe, Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 4 (Super eo). Bertachini renvoie pour la doctrine à un « ’excellent Conseil » d’Antonin de Prato. Voyez les principes généraux dans J. Brys, De dispensatione…, Bruges, 1925.

Condition des biens usuraires.

Le versement

des deniers usuraires occasionne tout un cycle de difficultés qui eurent grand intérêt pratique, à cause des répercussions économiques des opérations condamnées.

1. Deniers usuraires.

Tout de suite, surgit un doute nécessaire : les objets remis à titre d’usure sont-ils la propriété de l’accipiens ? Ce point a soulevé d’interminables discussions : quodlibets ii, de Jean Peckham (1269), iv et xiii de Godefroid de Fontaines (1287 et 1296), articles entiers des commentaires sur les Sentences : par exemple, Albert le Grand, loc. cit., a. 14.

Une réponse négative semble dictée par saint Augustin, dans un texte que recueillit Gratien, cause XIV, q. iv, c. Il : Omne quod maie possidetur alienum est. Par assimilation au furtum, à la rapina, la propriété est exclue par les docteurs franciscains, Alexandre de Halès, Bonaventure, Richard de Mediavilla, Duns Scot, In 7V um Sent., t. IV, dist. XV, et par Gilles de Lessines, qui, après longue discussion, conclut que, si l’usure transfère la propriété selon la loi humaine, la loi divine s’y oppose. Loc. cit., c. v. L’obligation de restituer, l’interdiction de disposer signifient que l’emprunteur est demeuré propriétaire. A quoi certains légistes répondent que l’obligation de restituer porte sur l’équivalent, non sur l’objet, qui pourrait même être acquis en toute sécurité par un tiers ; que l’emprunteur ayant contracté librement, il doit s’exécuter. Tel est aussi l’avis de plusieurs canonistes et théologiens : Jean le Teutonique, in c. 10, c. XIV, q. iv, Geoffroy de Trani, Bernard de Parme et saint Thomas lui-même. Toutefois, certains auteurs font observer que la volonté de trader n’est point dominante chez l’emprunteur : ce qu’il veut principalement, c’est le prêt. Albert le Grand, loc. cit.

2333

USURE. L’ÉPOQUE CLASSIQUE, THÉORIE GÉNÉRALE 2354

2. Gage.

La discussion rebondissait à l’occasion des gages que s’appropriait l’usurier non payé. Saint Antoine résume les arguments et conclut que le gagiste est propriétaire. Op. cit., c. viii, § 17. Toutefois, il ne conseille point une opération qui donne lieu à tant de disputes.

3. Lucre médiat.

Ceux qui considéraient comme furtifs les objets usuraires devaient envisager tout le destin de ce capital réprouvé. Il pouvait être transformé. Robert de Courçon, op. cit., p. 50-54, affirme que l’on convertissait souvent en monnaie de foire les lingots formés par la fusion de deniers usuraires. La tache originelle subsiste : Corruptione radicis est corruptum quod unde derivatur. Plus communément, l’usurier achètera une terre. Nous le savons par maints exemples, et comment les banquiers florentins devinrent de grands propriétaires fonciers. A. Sapori, / mului dei mercanti fiorentini del Trecentoe l’incremento delta propriété fondiaria, dans Rivista del dirilto commerciale…, t. xxvi, 1928, spécialement, p. 236-241. Gervais du Mont-Saint-Éloi se demande si les fruits sont licitement perçus : Utrumliceat alicui vivere de fruclibus provenientibus ex agro empto de pecunia usuraria. Quodlibet, q. lxxi, Bibl. nat., lat. 15 350, fol. 2. Nous retrouverons ce problème au chapitre de la restitution.

4. Aumônes.

Pour éviter la réprobation divine ou humaine, les usuriers se montraient généreux. Ils bâtissaient des églises et des ermitages, des hôpitaux et des léproseries, offraient des vitraux, des dortoirs. Robert de Courçon, op. cit., p. 35. Retenant leurs rapines, ils font les libéraux. Tabula exemplorum, p. 72. Dans leurs testaments, ils comblent les pauvres, A. Sapori, L’intéresse del danuro…, loc. cit., p. 161 sq., dotent les filles sans fortune, Doren, op. cit., p. 430. Que valent tant de générosités ?

Toute une question du Décret de Gratien est consacrée à leurs aumônes (xiv, 5) : elles sont inacceptables. Alexandre III confirme cette doctrine au IIIe concile du Latran, qui refuse les oblations de l’usurier et dans une lettre à l’archevêque de Palerme, etiam pro redimenda vita caplivi. Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 3 (Quia in omnibus) et 4 (Super eoj. Un des buts de Robert de Courçon est de fustiger les abbés qui acceptent les dons des usuriers. Op. cit., p. 22-32. Cependant, la question n’était point aussi plane que le laisseraient supposer les textes catégoriques du Corpus. Nombre de quodlibets le prouvent, où l’on dispute si l’usurier peut, de ses gains, faire l’aumône et surtout si le pauvre peut licitement accepter : Gilles de Rome, quodl. ii, q. xxvi ; Gervais du Mont-Saint-Éloi, q. xlii ; Raymond Rigauld, quodl. vii, q. xviii. Cf. Glorieux, op. cit.. t. i, p. 138, 143 ; t. ii, p. 248.

Conclusion. — Sur les principes généraux, l’accord est parfait entre les docteurs : tout avantage procuré par le prêt d’argent ou de denrées ou même de services est usuraire ; toute usure, condamnée par les Écritures, la morale et le droit ; toute condamnation, mortelle pour l’âme ; en liii, la fortune de l’usurier, résultant du crime, ne peut être convertie en bonnes œuvres.

L’application de cette doctrine à la vie des affaires comportait plus de difficultés que sa définition théologique. Si les principes étaient clairs, il était plus délicat de s’entendre sur le domaine concret : papes et docteurs vont s’y employer pendant plusieurs siè III. Domaine de l’usubb, — L’ancien droit se bornait à condamner l’usure. Le droit classique, envinit toutes les catégories de personnes et d’opérations qui pouvaient susciter l’application des règles, eut à trancher quatre Béries de difficultés,

inut d’abord, tous les hommes sont-ils visés sans

distinction d’origine, la loi est-elle universelle quant aux sujets ? Quant aux actes, le domaine primitif de l’usure est le mutuum. Mais la définition très large, quidquid sorti accedit, autorisa les papes et les docteurs à tenir pour usuraires de nombreuses opérations considérées comme faites in fraudem usurarum et d’autres qui, tout simplement, procuraient un gain. A mesure que l’on élargissait le domaine, il fallait bien multiplier les exceptions. Enfin, l’extension des affaires et le mouvement des idées firent déclarer finalement licite mainte opération qui avait été contestée.

Généralité de la prohibition.

Dans une chrétienté

homogène et pacifique, aucune place pour l’usure. Mais la doctrine, s’applique-t-elle également aux non-baplisés, aux ennemis, à certains groupes spécialisés par la coutume ?

1. Juifs.

L’usure était devenue au Moyen Age la profession d’un certain nombre de Juifs, à cause des prohibitions coraniques, aussi bien que des canoniques. Cf. L. Massignon, art. cité ; bibliographie dans J.-B. Sagmuller, Lehrbuch des kathol. Kirchenrechts, 4e éd., Fribourg-en-Brisgau, 1925, p. 115-116. Toutefois, ils n’eurent jusqu’aux temps modernes qu’un rôle secondaire dans le développement de la Banque. A. Sayous, Les Juifs, dans Revue économique internationale, 1932, p. 492 sq.

S’il faut en croire les canonistes, les Juifs se prévalaient de l’Ancien Testament et du texte de saint Ambroise inséré au Décret, cause XIV, q. iii, c. 12, pour pratiquer l’usure dans la chrétienté qui leur était, selon les expressions de ces autorités anciennes, étrangère ou hostile. Cependant, deux textes formels : une décrétale d’Innocent III, Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 12 (Post miserabilem) et le can. 67 du IVe concile du Latran, ibid., c. 18 (Quanlo amplius) enjoignent aux pouvoirs séculiers de faire rendre gorge aux usuriers juifs.

Ces textes donnèrent lieu à d’abondants commentaires. Et le problème général fut traité dans de nombreux consilia parmi lesquels eurent une grande diffusion et influence les quatre Consilia contra Judœos feenerantes d’Alexandre de Nevo, jurisconsulte de Vicence, composés vers 1440, édités à Nurenberg, 1479. L’interdit du IVe concile du Latran ne paraît viser que la démesure, mais la doctrine écarte généralement cette interprétation. Raymond de Penafort, op. cit., § 15, saint Thomas, Sum. theol., loc. cit., a. 1 et les canonistes classiques, commentant le c. Conquestus, déclarent coupable de péché mortel le Juif usurier. Les arguments contraires, tirés du Deutéronome, de saint Ambroise et du c. Quanto (au mot immoderatœ) sont repoussés par Alexandre de Nevo, qui, au premier et au troisième dubium de son Cons. i, et dans son second Conseil, réfutant la réplique d’Ange de Castro, exclut l’application de la permissio comparativu. La meilleure raison est que l’usure appartient à la catégorie du péché secundum se (quatrième dubium du premier consilium), est pecca tum essrntialiter, non point secundum quid, comme le voudrait le servite Galganus (Consilia ni et /r).

Comment expliquer la tolérance dont jouissent les Juifs dans tous les pays de la chrétienté ? Paul de Castro la fonde, pour l’Italie, sur la coutume et sur les privilèges pontificaux. Pierre d’Ancharano considère que le pape seul peut accorder une telle dispense. La meilleure raison paraît être que, l’usure étant inévitable, mieux vaut laisser les Juifs la pratiquer selon leur loi que les chrétiens contre leur loi, ainsi que l’expose Tartagnus dans le premier Consilium de son 1. II. La controverse entrait dans le domaine théologique, puisqu’il s’agissait de la responsabilité de l’Église dans le salut des Juifs. Mais les préoccu pations étaient surtout d’ordre pratique : assurer la 23 !

USURE. L’EPOQUE CLASSIQUE, EXTENSION

2356

compétence au moins concurrente de la juridiction ecclésiastique et, sans doute, une certaine liberté à des banquiers utiles ou nécessaires.

2. Lombards et Caorsins.

Aucun texte n’exceptait davantage les Lombards, Caorsins et autres tribus voraces, qui, à partir du xir siècle, prospéraient dans toutes nos régions actives, jouissant, comme les Juifs, d’une très large tolérance. Bigwood, op. cit., p. 175-318 ; C. Piton, Les Lombards en France et à Paris, 2 vol., Paris, 1892-1893 ; L. Gauthier, Les Lombards dans les Deux-Bourgognes, Paris, 1907 ; A. Segré, Storia del eommercio, 2e éd., Turin, 1923, t. i, p. 215 sq. ; Hamel, op. cit.. p. 66-68 (bibliographie). Bien que les principes fussent universels, il y eut des dispenses, comme celle sous-entendue par l’évêque Henri de Berghes, qui, en 1496, mande à trois curés de Malines, Bruxelles et Hal, d’administrer les sacrements aux Lombards et à leurs familles, sans fixer aucune condition. Lænen, Usuriers et Lombards dans le Brabant au A" Ie siècle, pièce justificative. D’ordinaire, il y avait simple tolérance, avec ruptures intermittentes. Les statuts synodaux ne sont pas plus indulgents pour les Lombards que pour les Juifs. Cf. Martène, Thésaurus…, t. iv, col. 908.

3. Ennemis et infidèles.

Le texte de saint Ambroise : ubi jus belli ibi jus usuræ semblait autoriser le prêt usuraire aux ennemis. Bu fin l’applique à la guerre sainte contre les hérétiques et les infidèles qui, par de lourdes charges, seraient incités à la conversion ou empêchés de nuire. Hostiensis en fait une conséquence de l’exposition en proie : ceux dont la vie et les biens sont à la discrétion des chrétiens, comment hésiterait-on à les frapper d’usures ? (On sait que la théorie de l’exposition en proie s’est achevée sous Innocent III. Cf. Pissard, La guerre sainte en pays chrétien, Paris, 1912.)

Cependant une telle infraction au principe général choquait de bons esprits. Huguccio traduit : jus usuræ, droit d’exiger des prix élevés dans toutes les transactions. Et Jean le Teutonique propose une interprétation négative : l’usure est un droit de la vengeance belliqueuse ; mais comme un chrétien ne doit nuire à personne, il ne percevra point d’usure. Entre ces diverses interprétations, les canonistes hésitent à choisir. Mac Laughlin, op. cit., p. 137-139. L’hésitation n’est pas moindre chez les théologiens. Selon Ulrich de Strasbourg, saint Ambroise vise non point l’usure mais la récupération des biens pris par l’ennemi. Jean de Fribourg, qui rapporte cette opinion, déclare que l’on admet communément la généralité de l’interdit, qui vise tous les débiteurs et notamment les Juifs. Summa, q. lxvii.

4. Communautés.

Cités et universitates de toute sorte tombent sous la prohibition aussi bien que les particuliers. Les canonistes en avertissent les villes italiennes (Alanus, in c. 8, Décrétâtes, t. V, tit. xix), et insistent (Zabarella) sur la responsabilité des recteurs. Les théologiens discutent la responsabilité des citoyens et des souverains. Voir, par exemple, Summa astesana, loc. cit., fol. 124, et le quodlibet de Jean de Naples, cf. Glorieux, op. cit., t. ii, p. 169 : « si le prince pèche en accordant licence à une personne de pratiquer sur son territoire le mutuum avec usure ? » Les conciles de Lyon (1274) et de Vienne (1311) ne laissaient point de doute. Toutefois, la question se posait avec des particularités et nuances qui contrariaient les principes durs. Nous rencontrerons le débat aux chapitres des emprunts et des participations.

5. Orphelins.

Dans les villes médiévales, il arrivait que les biens des orphelins mineurs fussent administrés par les échevins, qui servaient un intérêt modique. Espinas, Les finances de la ville de Douai, Paiis, 1902, p. 309 sq. Les tuteurs étaient également

autorisés à gérer moyennant un certain taux. Gilles de Lessines combal cette pratique, op. cit., c. xii. Elle était encore vivante, et discutée à la fin du xv siècle. Bigwood, op. cit., p. 583.

Conclusion. Point de personnes exceptées. En fait, il y a des tolérances, dont les justifications ne contribuent point à renforcer le principe de l’interdiction. Considérons les catégories d’actes visés pour prendre la mesure réelle des applications.

Extension du domaine.

La définition très large

des canonistes atteignait nombre d’opérations différentes du mutuum, conçues avec ou sans intention de frauder la loi.

1. Mort-gage. - La première opération qui fut expressément condamnée par les papes est le mortgage, prêt garanti par un immeuble dont le bailleur de fonds perçoit les revenus. Cette perception constituait pour lui l’équivalent d’un intérêt : d’où le problème de sa validité. Dès le IXe siècle, le monastère de Bedon plaçait ainsi ses capitaux, et ce fut, du Xe au xiie siècle, un des modes d’exploitation de la fortune mobilière des établissements religieux. En Normandie comme en Flandre, où la question a été spécialement étudiée, l’emprunteur est, en général, un noble ou une abbaye que les transformations économiques ont ruiné. Génestal, op. cit., p. 61 sq. ; Hans van Werweke, Le mort-gage et son rôle économique en Flandre et en Lotharingie, dans Revue belge de philologie et d’histoire, t. viii, 1929, p. 53-91, spécialement p. 64 sq.

Tout droit perpétuel et frugifère peut être engagé : non seulement des terres, mais encore des églises, des dîmes, des prébendes. L’engagiste jouit de la condition du propriétaire et quand un terme est fixé, c’est toujours à son profit. En attendant qu’il lui plaise de récupérer son capital, il percevra les fruits du gage, dont la valeur est, naturellement, supérieure à la somme prêtée : d’où un revenu de 1 1 à 24’, en Flandre. Juridiquement, il ne s’agit point d’un mutuum ni d’un gage romain — contrat accessoire et qui ne confère que la possession sans les fruits — il s’agit d’un acte sui generis, le vadium, l’engagement immobilier. Pellier, Du gage immobilier dans le très ancien droit français, Paris, 1893. Mais l’Église ne considère que le résultat de l’opération.

Il est clair, en effet, que, s’il ne fut point inventé pour tourner la prohibition de l’usure, le mortgage procure les avantages d’un pacte d’intérêts solidement garanti. Cependant, le premier scrupule qu’il ait publiquement fait naître (si l’on met à part un mot d’Etienne de Muret, Liber sententiarum, c. lx, dans P. L., t. cciv, col. 1111) ne semble pas antérieur au pontificat d’Alexandre III. C’est alors que commence la série des condamnations légales. Le concile de Tours (1163), présidé par le pape, ordonne aux clercs, sous peine de perdre leur office, d’imputer les fruits du gage sur le capital qu’ils ont prêté, à l’heure du remboursement. Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 1 (Plures). Cette mesure est étendue aux laïques dans cinq lettres d’Alexandre III, dont trois figurent aux Décrétâtes de Grégoire IX (t. II, tit. xxiv, c. 7 ; t. III, tit. xxi, c. 6 ; t. V, tit. xix, c. 2). Ce qui aboutit à transformer le mort-gage en vif-gage. Désormais, le prêteur ne pourra exiger que les dépenses conservatoires et celles qu’il a faites pour cueillir les fruits. Au-delà de ces déductions licites commence la fraus usurarum, que condamne la glose ordinaire in c. ii, dist. XLVII. Cf. Mac Laughlin, op. cit., p. 113-115.

L’effet de ces décrétales fut plus ou moins prompt, selon les pays. Au xive siècle, presque partout le mortgage disparait, sous la pression de l’Église et est remplacé par de nouvelles modes, comme celle des rentes, que nous étudierons bientôt. Il ne subsiste que dans de 235 7

USURE. L’EPOQUE CLASSIQUE. EXTENSION

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rares pays, comme le Béarn, où la législation séculière autorise d’ailleurs le prêt à intérêt. P. Luc, Vie rurale et pratique juridique en Béarn aux /l 1’et XVe siècles, Toulouse, 1943, p. 197-208.

2. Vente à crédit ou à terme.

C’est encore’Alexandre III qui condamna la vente à crédit avec augment. Des Génois, achetant des denrées qui valent cinq livres, promettent d’en verser six, à une date convenue. Le pape les tient pour pécheurs si le bénéfice est assuré. Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 6 (In civitate). Les canonistes expliquent : la livre promise en surplus est une usure de 20’. Urbain III veut que le confesseur incite les coupables à restitution, Décrétâtes, ibid., c. 10 (Consuluit nos). Robert de Courçon s’emporte avec grande sévérité contre les religieux et les marchands qu’il accuse de pratiquer couramment et avec des gains prodigieux ce genre d’affaires. Op. cit., p. 57-59. Il laisse entrevoir l’opération inverse, à savoir le paiement actuel de marchandises qui seront livrées en un temps où l’acheteur espère une plusvalue : Grégoire IX décide qu’il y a usure si la plus-value est assurée. Décrétâtes, ibid., c. 19 (Naviganti).

Les conciles du xiiie siècle rangent parmi les usures ces opérations que papes et canonistes traitent avec nuances et se référant surtout au for interne. Mac Laughlin, op. cit., p. 117-120. Saint Thomas les condamne : « Celui qui prétend vendre sa chose au-dessus du juste prix, parce qu’il consent à attendre pour le paiement le gré de l’acheteur, commet une usure manifeste, car cette attente du paiement est une sorte de prêt. D’où il suit que tout ce qu’on exige pour cette attente au-dessus du juste prix est comme le prix du prêt et tombe sous le coup de l’usure. De même l’acheteur qui prétendrait acheter au-dessous du juste prix, parce qu’il s’engage à payer avant que la marchandise ne puisse lui être livrée, prête à usure. En effet, même ce paiement anticipé est une sorte de prêt, et tout ce qu’on soustrait du juste prix n’est en quelque sorte que le prix du prêt. Mais si le vendeur, pour être payé plus tôt, consent à rabattre quelque chose du juste prix, il n’y a pas péché d’usure.’Loc. cit., a. 2, ad 7° iii, trad. Blaizot.

Ce problème de la vente à crédit lient une grande place dans les œuvres des théologiens. Il a été plusieurs fois abordé au cours des disputes quodlibétiques : ainsi Jean de Naples discute le cas du vigneron qui, au moment de la vendange, fixe le prix de son vin au cours des mois où les celliers seront vides. Glorieux, op. cit., t. ii, p. 172. Les plus pratiques des applications sont celles de l’industrie urbaine l’achat des matières textiles et la livraison des draps mi des vêtements soulevaient des difficultés de détermination du juste prix et de paiement, des tensions cuire artisans et capitalistes, que les interdits canoniques ont dramatisées, tout en stimulant la recherche île solutions opportunes, Cf. A. Doren, op. cit., p. 134136, el l’exemple concret donné par le même auteur dans ses études sur VA de délia lana.

3. Vente simulée.

Il est possible que la prohibition du mort-gage ait suscité la simulation de vente. Un diocésain de I’olignano. ayant besoin d’argent, feignit de vendre des maisons et des oliveraies à un capitaliste, qui promit de restituer au boul d’un délai (le sept ; i neuf ans. moyennant une gomme à peine i la moitié du juste prix. Le pape Innocent III. ((insulté, reconnut dans ce pseudo-réméré, une fraude

i la loi
il sous entendait un emprunt garanti par un

c ; an< récompensé par des intérêts et pal les fruit s. soit

une combinaison d’usure et de mort-gage. Décrétâtes. I. III. tit. xvii. e. 5 (Ad noslram noveris). Une autre décrétale du même pape relève les raisons de présumer

l’usure : stipulation d’un excédent, estimation des

fruits, antécédents du vendeur. Décrétâtes, t. III, tit. xxi, c. 4 (Illo vos).

L’insistance des conciles, les discussions des docleurs, les formules de procédure donnent à penser que la pratique des ventes simulées survécut à toutes les réprobations. Mac Laughlin, op. cit., p. 115-117. Mlle fît l’objet, dans la seconde moitié du xve siècle, d’un traité de Barthélémy Cæpolla, De contractibus simulatis, dans Tractatus uniuersi juris, t. vii, fol. 215, et de la méfiance obstinée d’un jurisconsulte réputé, à l’égard des rémérés et des pactes commissoires. Cf. P. Ourliac, Droit romain et pratique méridionale au Ai 1’siècle. Etienne Bertrand, Paris, 1937, p. 183-187.

4. Prêt maritime.

Le droit romain avait permis au prêteur qui accepte les risques du transport maritime des deniers prêtés la perception d’une forte usure. Tel était encore le principe dans les villes méditerranéennes au xiie siècle. Goldschmidt, Handbuch des Handelsrechls, Stuttgart, 1891, p. 347-352. Les notaires génois désignent ce contrat comme un mu.tu.uin. fin réalité, il s’agit de trois types spéciaux de prêt, généralement conçus in fraudem usurarum. Calvin B. Iloover, The Sce Loun in Genoa in the twcljth Centurg, dans Quarlerlij journal of Economies, t. xl, 1925-1926, p. 495-529.

Dans une décrétale célèbre, Grégoire IX condamne ces opérations, qu’il s’agisse de transport maritime, ou terrestre. Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 19 (Nauiganti). Le texte est certainement authentique. G. -G. Coulton, An Episode in Canon Law., dans Hislorꝟ. 1931, p. (377(i. Les commentateurs ont eu beaucoup de peine à l’expliquer. Mac Laughlin, op. cit., p. 103-104 ; I..-A. Senigallia, // prestito a cambio maritlimo medioevale, dans Atli del Convegno…, 1931. p. 192 sq. La seule explication valable nous paraît être celle de la glose ordinaire : le pape interprète rigoureusement le principe que toute superabundantia — même fondée sur le risque — est usuraire.

5. Mohatra.

Au xive siècle, apparaît en Italie la pratique de la vente à terme avec revente immédiate pour un prix moindre : la différence constitue l’usure. (Test le contractus mohatra’, d’origine arabe, que l’on appelle aussi scrocco, barocco, relrangolo, ciavanza, rompicollo. E. Bussi, Contractus miihalnv, dans Rivista di sloria del diritto italiano, t. v, 1932. p. 192-519. Il donnait lieu à critique, mais la condamnation pontificale ne devait pas se produire au cours de notre période.

0. Société sans risques.

Dans une société où l’un apporte le capital, l’autre son travail, les gains ne peuvent être réservés au seul bailleur de fonds. Y at-il encore usure, dans une telle société, quand les profits sont partagés, mais le capitaliste exonéré de risques ? Hostiensis, suivant la leçon d’Albéric, le nie, celle exonération, étant pnrter naturani sucielatis. Gollredus avait soutenu l’avis contraire et Panorinitanus le suit : le principe de fraternité, qui informe la société, exige égalité des risques, toute stipulation divergente est contra naturam. Mac Laughlin. op. cit.. p. 101-111."). Voyez les controverses relatives ; i la société dans Ambroisc de Yignate. op. cit., a. 102 sq.

7. Change sec. Le cambium, nécessaire pour le règlement international, intercitadin, sert en bien des cas à masquer l’usure. De véritables contrats de muluum se forment, sous le prétexte d’un change, de véritables usures sont prélevées : canonistes et théo logiens s’accordent généralement a condamner cette fraude. C. Nicolini, Sludi stunci sut pai/liern eam biario, Milan. 1930, p. 56 59. Saint Antonin, op. cit.. c. vi. § 2 : « Des changeurs font des changes que l’on appelle camhin sicca, ml libras grossorum, per Venetos, Mais il s’ugit d’un mutuum, avec intention fondaincn 2359 USURE. L'ÉPOQUE CLASSIQUE, OPÉRATIONS LICITES

2360

taie de lucre, donc usure, bien que l’on dise : change. » Références nombreuses dans Bertachini, op. cit., au mot : Cambium.

Conclusion. — Ainsi, l’afflux et le besoin des richesses mobilières multipliaient les occasions de prêts et d’usures. Une application rigoureuse de la notion de superabundantia excluait toutes opérations profitables, qu’elles fussent ou non frauduleuses. Mais une saine intelligence des intérêts de l'Église et de la société civile conseillèrent, nous l' allons voir, des atténuations nombreuses.

Exceptions.

Canonistes et théologiens groupent parfois les cas où le prêteur peut recevoir un

surplus. Hostiensis les aligne en cinq vers : mais des douze opérations qu’il énumère, bien peu sont de véritables exceptions aux interdits usuraires, et il n’y comprend point le cas de nécessité, que nous placerons en tête d’une liste qui se bornera, par la suite, à certains cas intéressant l'Église (gages ecclésiastiques, fidéjusseurs de clercs) ou la famille (dot, orphelins).

1. Cas de nécessité.

C’est une question très débattue que celle des fins justificatives de l’usure.

L’excuse d’urgente nécessité est admise par Robert de Courçon, op. cit., p. 55. Selon Hostiensis, la nécessité, qui rend toutes choses communes, atténue la faute : qui intendit… tantum necessitati suse providere… videtur quod non peccet… sed non propter hoc excusutur a toto. Lectura, in c. 3, Décrétâtes, t. V, tit. xix. Il se trouve même au xive siècle, selon Bohic, des laxistes qui justifient l’emprunt à intérêt par la seule utilité économique. Une œuvre excellente, comme serait de nourrir des affamés, de bâtir une église, autorise-telle à emprunter usurairement ? Robert de Courçon met hors de cause l’emprunteur, op. cit., p. 18. Innocent IV consacre à ce doute une fine dissertation, in c. 4, Décrétâtes, t. V, tit. xix. Réponse affirmative si l’usurier est en plein exercice et place n’importe où son argent : on le priera de le prêter gratis. S’il refuse, mieux vaut, après tout, qu’il l’affecte au salut public. Était-il, au contraire, en voie de repentir, on évitera de l’enfoncer dans son crime. Saint Thomas exonère de faute celui qui emprunte à usure pour subvenir à ses besoins ou à ceux d’autrui. Sum. theol., toc. cit., a. 4, resp. : « Induire un homme au péché n’est en aucune façon permis : quant à tourner au bien le péché d’autrui, voilà qui est licite, car Dieu, lui aussi, utilise tous péchés à bonne fin… D’aucune façon, il n’est permis d’induire un homme à des prêts usuraires, mais il est permis d’emprunter à un usurier professionnel en vue d’un bien comme de pourvoir à une nécessité personnelle ou altruiste. De même que la victime des larrons peut leur dévoiler sa bourse, les incitant au vol, pour éviter l’homicide. » La décrétale Super eo, t. V, tit. xix, c. 4, généralement comprise avec rigueur, comme excluant les plus nobles motifs d’usure, laissait la porte ouverte à l’emprunteur, pour qui les théologiens faisaient jouer la théorie du moindre mal. Le cas de nécessité devait autoriser les emprunts de l'Église elle-même et, par un exemple éclatant, porter un coup au principe de l’interdit. Bien que les textes cachent souvent la promesse d’usure, nous avons assez de preuves de la contrainte où furent les papes, les évêques, les monastères de recourir aux offices des prêteurs d’argent.

2. Gages ecclésiastiques.

En prohibant le mortgage, Alexandre III exceptait le cas où l’opération remettrait aux mains de l'Église un bénéfice détenu jusqu’alors par un laïque. Décrétâtes., t. V, tit. xix, c. 1 ( Plures clericorum). Le créancier garde le revenu du gage non par esprit de lucre, mais pour faire rentrer dans le patrimoine sacré un bien qui, lui étant affecté par nature, en fut détourné contre le droit. La doctrine tendit à généraliser le principe, étendant

à tout droit récupéré comme gage par l'Église et même par un laïque le privilège du canon. Alexandre III en avait fait application expresse aux terres et aux dîmes inféodées des monastères. Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 8 (Conquestus est) et Jafîé, Regesta, n. Il 118 (a. 1164-1165) ; Innocent III. à un fief revenu aux mains de l'évêque de Saînt-.Iean-de-Maurienne, ibid., t. III, tit. xx, c. 1 fhisinuatione), en déliant Le vassal de tout service. Canonistes et théologiens ont d’abord souligné le caractère favorable à l'Église de cette solution. Puis, avec Hostiensis, ils ont été enclins à l'étendre aux laïques : le suzerain qui reçoit en gage son fief réunit le domaine utile au domaine direct et, par conséquent, perçoit les revenus de son bien fortuitement remembré. Mac Laughlin, op. cit., p. 126-130.

3. Fidéjusseurs.

L'évêque d’Ely et l’archevêque de Cantorbéry eurent l’occasion d’interroger le pape Lucius III sur les droits de fidéjusseurs qui ont dû verser à des banquiers bolonais la somme prêtée aux clercs qu’ils cautionnent, et supporter quelques débours supplémentaires, appelés damna, debitum augmentatum, accessiones, et qui sont évidemment des usures : si les faits sont vérifiés, la cour épiscopale ordonnera le remboursement intégral. Décrétâtes, t. III, tit. xxii, c. 2 (Pervenit) et c. 3 ( Conslilulus). Les canonistes remarquent : il n’y a point lucrum, mais intéresse, vitatio damni. En versant, outre le capital, des usures — le mot est sous la plume d’Innocent IV — le débiteur ne fait qu’indemniser sa caution. Pourquoi celle-ci a-t-elle payé l’usure, au lieu d’opposer l’exception ? Geoffroy de Trani suppose qu’elle tenait un serment. Mac Laughlin, op. cit., p. 130-131.

4. Dot.

Quand un père de famille, voulant doter sa fille et ne disposant point du fonds prévu, remet en gage un bien frugifère, les fruits seront la propriété du gendre et il n’aura point à les imputer sur le capital, au jour du versement. Telle est la décision d’Innocent III, qu’il justifie par le but même de la dot : soutenir les charges du ménage. Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 16 (Salubriler). En attendant qu’elle soit constituée, le gage la remplace et il est donc normal qu’il en assume la fonction. Hostiensis ajoute que l’intégrité de la dot est ainsi sauve, conformément à l’utilité publique, et que le mari serait lésé par l’ajournement du revenu. Innocent IV considère qu’il y a intéresse, simple compensation du dommage causé par le délai. De nombreuses questions se posaient, au cas de décès d’un des époux avant le règlement de la dot. Mac Laughlin, op. cit., p. 131-134.

5. Biens de protégés.

La doctrine se montrait libérale envers la femme et l’orphelin, permettant à la première de faire fructifier en certains cas sa dot, même par un dépôt bancaire, voir les commentaires du c. Per vestras, Décrétâtes, t. IV, tit. xx, c. 7. Elle admettait aussi que l’orphelin pût recevoir récompense de ses emprunteurs, Gilles de Lessines, op. cit., c.xii, et indemnité proportionnelle de son tuteur négligent dans le placement des deniers.

Conclusion. — Au sens propre du mot, il n’y a point d’exception avouée à l’interdit de superabundanlia. Moindre mal, retour légitime, débours, subrogation, la doctrine fournit les justifications qui semblent respecter le principe fondamental, tout en permettant des anomalies. Il fallut pousser plus loin le libéralisme, autoriser mainte opération d’allure équivoque, sous la pression des besoins économiques ou politiques.

Opérations licites.

Beaucoup d’opérations donnèrent lieu à des doutes, parce qu’elles procuraient des

gains, sans effort du capitaliste : elles rétribuaient ou semblaient rétribuer la simple avance de fonds. Examinons ces cas litigieux, qui furent peu à peu éliminés du domaine présumé de l’usure.

2361

USURE. L’ÉPOQUE CLASSIQUE, OPERATIONS LICITES 2362

1. Société. — La société normale, dans laquelle chaque associé supporte sa part de responsabilité et reçoit une part de bénéfices est à l’abri de tout soupçon d’usure. Peu importe que l’un fournisse son travail et l’autre son argent : la glose, in c. 3, cause. XIV, q. iii, laisse entrevoir qu’il y a eu des objections ; mais elles sont résolues dès la Tin du xiie siècle. Les canonistes s’en occupent rarement ; les Sommes des confesseurs, pour condamner les sociétés léonines. Mais le contrat même de société est aussi légitime que le pur mutuum et il autorise des gains. « Celui qui confie son argent à un marchand ou à un artisan, pour former avec lui une sorte d’association, ne transfère point à cet homme la libre disposition de son argent, il la garde pour lui, si bien que c’est aux risques du propriétaire que le marchand fait son commerce ou l’artisan son ouvrage, et que, par suite, le propriétaire peut licitement réclamer, comme venant de son bien, une partie du profit réalisé. » S. Thomas, Sum. theol., toc. cit., ad 5um. Cf. Endemann, op. cit., t. i, p. 343-420. D’immenses perspectives étaient ouvertes à la spéculation par le développement de la commende et de la société en nom collectif, issue de la communauté familiale. (Cf. les travaux de Sayous, de Sapori.)

2. Pacte commissoire.

Beaucoup de ventes sont accompagnées d’un pacte selon lequel le non-paiement du prix dans le délai fixé autorise le vendeur à obtenir la résolution. Les fruits qu’il aura perçus resteront sa propriété, pourvu que l’opération n’ait pas été faite in fraudent usurarum (vente simulée). Hostiensis, Summa, tit. de usuris, n. 8. Cf..Mac Laughlin, op. cit., p. 143 et, sur la technique, Wieacker, Lex commissoria, 1932.

3. Pœna. — L’usage de stipuler le paiement d’une certaine somme (pœna), au cas de non-remboursement, à l’échéance, du capital prêté, était courant au xiie siècle. La doctrine validait cette clause, si elle avait pour objet véritable d’inciter le débiteur à s’exécuter. Robert de Courçon, op. cit., p. 15. Au cas contraire, c’est-à-dire si elle devait seulement procurer au prêteur l’équivalent de l’usure, on la considérait comme fraude usuraire (Bernard de Pavie), comme usure palliée, le véritable but étant non point l’observation du délai, mais le gain, non… ut soluatur citius. sed ut sotvatur amplius. Puisque l’intention relève du for interne, la grande difficulté est d’établir des prescriptions pour le for externe. Comment savoir si le créancier a en vue le profit usuraire ou d’exercer une pression sur le débiteur ? Raymond de Penafort propose deux critères distinctifs : la profession usuraire du créancier, la fixation d’une pœna proportionnelle au temps, si per singulos menscs vel annos dicatur committi. La meilleure explication était fournie par un texte du Digeste, d’après lequel un débiteur in mora peut être condamné à payer une somme calculée selon l’intérêt qu’avait le créancier à toucher le capital.m jour dit, quod socii intersit morant eum non ndhibuisse. Digeste, XVII, ii, 60, pr. De (elle sorte que la lui nu. au lieu de représenter une menace ou une fraude, représente la réparation exacte d’un dommage subi. Telle est l’idée d’Huguccio, que Laurentius exprimera plus clairement. Bernard de Parme et Guillaume (le Bennes admettent que la pœna peut dépasser le dommage si elle a été éc pour contraindre le débiteur loco (oïdamæi.r. Mais Hostiensis se méfie d’une fraude usuraire et accorde au juge le pouvoir de réduire.

Voir l’liniaux. L’évolution du concept de clause pénale chez les canonistes du Moyen Age, dans Mélanges l’uni Fournier, Paris. 1929, p. 233-247.

4. Change manuel ou lire. - Le commerce des foires et la fiscalité pontificale ont posé des problèmes

île transport d’argent qui ont élé résolus par l< i

trat de change : le débiteur s’adresse à un banquier ou à un changeur qui, sur place, convertira les espèces, par exemple des florins en marcs (change manuel) ou bien procède par lettres de paiement, par traites (change tiré), ce qui comporte l’inévitable différence des cours, le florin valant plus à Florence qu’à Borne. Bans tous les cas, le changeur réalisera un profil : peut-on dire une usure ? Canonistes, romanistes, théologiens en discutent, pour aboutir généralement à la négative. Le supplément perçu se justifie par le travail du changeur, les frais d’entreprise, les risques du transport des deniers. Saint Antonin, op. cit., c. vii, § 47 sq. Il s’agit là d’un échange, rendu nécessaire par la diversité des productions et des monnaies locales, et les deux monnaies seront appréciées en tenant compte de leur nature — matière, poids — et de la taxe légale. Summa astesana, citée par Endemann, t. i, p. 105. L’usure commence seulement au deià de ces chiffres fixés par le marché, justifiés par la valeur réelle des choses, les frais et la peine du changeur, et aussi par le periculum qui, aux yeux de Balde ou de Laurent de Bodulphis joue un certain rôle. Endemann, ibid.. p. 136. Gilles de Lessines, op. cit., c. xiii, présente déjà les justifications à côté des objections. Sur les controverses, cf. Bertachini, au mot Cambium.

5. Renies constituées.

Quand une personne a besoin d’une somme d’argent, au lieu de l’emprunter par mutuum, elle peut, au xiiie siècle, l’obtenir en échange d’une rente assise sur un de ses biens-fonds qui en demeure perpétuellement grevé. En revanche, le capitaliste ne peut exiger remboursement : il peut seulement négocier son titre. Cette opération fut très fréquente dans toutes les régions coutumières et surtout dans les villes. P. Petot, La constitution de renie aux XIIe et M/f siècles dans les pays coutumiers, extrait des Publications de l’université de Dijon, fasc. 1, 1928 ; J. Combes, La constitution de rente à Montpellier au commencement du.v i ° siècle, dans Annales de l’université de Montpellier…, 1944, p. 216223. Ne sommes-nous pas en présence d’une usure ? Innocent IV avait répondu négativement, dans son commentaire de Décrélales. 1. Y, tit. xix. c. (i, pourvu que la rente n’excédât point le revenu normal d’une terre de valeur égale à la somme versée. Sans doute, la rente finira par déliasser le capital, mais c’est le sort de toute vente de procurer à la longue des revenus supérieurs au prix payé. Et nous sommes ici en présence d’une vente, Non point d’une vente du temps.

La controverse fui allumée par Henri de Gand et elle s’amplifia dans les Sommes de confesseurs, les commentaires des canonistes et les monographies. Endemann, op. cit., t. i, p. 109 sq. Elle ne fut définitivement close que par les bulles Kei/imini de Martin V (1425) et de Calixte III (1455), insérées dans les Extravagantes communes, I. III, lit. v, c. 1 et 2. Désormais, les renies constituées sont reconnues licites par des Ici lies pontificales qui ne font que confirmer, selon leurs propres termes, la coutume

universelle des pays germaniques. Etienne Bertrand,

lui-même, si plein de méfiance a l’égard des fraudes usuraires, donne son assentiment. Cf. Ourliac, op. cit., p. 187.

6. Intérêt des emprunts.

1 n problème nouveau et de grande portée apparut avec les emprunts publics. Dès le milieu du xiie siècle, la République de Gênes avait émis des emprunts forcés. Le système fut généralisé au xiir siccl.c. par les communes ita Hennés, qui recueillirent les fonds dans un mons. L’accroissement de la dette empêcha de rembourser et les gouvernements durent ((invertir le prêi en rente perpétuelle. Gênes donna l’exemple avec le wons San Giorgio. Le 22 février 1345, Florence transformait Ions 2363 USURE. L’ÉPOQUE CLASSIQUE, PRINCIPES GENERAUX 2364

ses créanciers en rentiers perpétuels à 5%, munis de titres négociables. Voir J. Hamel, op. cit., p. 80 sq. ; pour Gènes, les ouvrages de 11. Harisse et de H. Sieveking ; pour Florence, ceux de B. Barbadoro ; pour Venise, de G. Luzzatto.

Fallait-il considérer cette opération comme usuraire ? Question très controversée, qui finit par tourner en querelle d’ordres mendiants. Endemann, op. cit., t. i, p. 454 sq. L’opinion sévère alléguait le caractère illicite de la superabundantia, versée annuellement, et qui finirait par dépasser le capital. Pour la négative, on insistait sur le fait qu’il n’y a point mutimm, mais contribution obligatoire, non-remboursable à la demande du créancier, versée sans espoir cupide. C’est l’État qui a décrété la rente et il a des revenus annuels pour l’acquitter. Le risque est grand de ne point revoir le capital même. Et pourquoi pénaliser l’affectation à un intérêt public de sommes qui eussent pu, librement employées, procurer des gains ? L’élément de nécessité, d’organisation unilatérale par les pouvoirs souverains paraît déterminant à la Summa Pisana. Un citoyen qui souscrit ou qui vend son titre embarrasse davantage les auteurs : Zabarella le met hors de cause, car il n’y a point vrai mutuum, ni vraie liberté. On trouvera un copieux exposé de la dispute dans Laurent de Rodulpfais, op. cit., p. 32 sq. ; Ambroise de Vignate, op. cit., p. 55 ; saint Antonin, op. cit., c. Il (très important) et aussi dans le Consilium 303 de Frédéric de Sienne.

7. Monts-de-piété.

Les masses patrimoniales que constituaient les montes profanes servirent d’exemple aux franciscains pour établir le crédit mutuel, d’abord gratuit : le premier mont-de-piété fut fondé en 1462 à Pérouse. H. Scalvanti, II Rions Pietatis di Perugia, Pérouse, 1K92. L’institution se répandit promptement dans les Marches, en Toscane, puis dans le Nord de l’Italie. Elle reçut sa forme définitive de Bernardin de Feltre, dont la première fondation fut faite à Mantoue en 1484. R. P. Ludovic de Besse, Le bienheureux Bernardin de Feltre et son œuvre, t. ii, Paris, 1902. Le principe en était l’appel aux capitaux disponibles de la bourgeoisie, et le versement par l’emprunteur d’un intérêt annuel qui fut d’abord fixé à 10 %. En 1486, Innocent VIII approuvait et recommandait l’établissement ; en 1493, le chapitre général de l’ordre franciscain acceptait la nouvelle formule et défendait, à l’avenir, la création de monts gratuits. Une ardente controverse fut ouverte par les défenseurs des maximes rigoureuses, qui se trouvaient être en même temps des religieux non-franciscains. Nicolas Barian, ermite de Saint-Augustin, publia en 1496 un pamphlet : De monte impietatis, où il exposait la doctrine traditionnelle du mutuum. À quoi Bernardin de Busti répondit par un Defensorium achevé en 1497, où il analyse en deux contrats successifs l’opération du mont-de-piété : un prêt sur gages, consenti par l’établissement, puis un louage de services entre employés et emprunteur. Ce dernier contrat est onéreux. La voie était ouverte à la pratique des intérêts et à la justification casuistique. Frais généraux, usage bienfaisant, responsabilité du gage : autant d’arguments qui pouvaient servir à d’autres qu’aux frères mineurs, et dont ceux-ci reconnaissaient, d’ailleurs, la valeur générale. L’Église universelle devait, dans deux conciles œcuméniques, approuver leur œuvre et, par le fait même, la légitimité de certains intérêts.

Tout l’essentiel de cette histoire se trouve dans Flolzapfel, Die Anfànge der Montes Pietatis (14621515), Munich, 1903, et M. Weber, Les origines des monts-de-piété, thèse soutenue à la Faculté de droit de Strasbourg en 1920.

5° Conclusion : principes généraux de la doctrine classique. — Est-il possible de reconnaître dans cette

succession de cas les principes généraux du supplément licite ? Les auteurs ne s’en sont point préoccupés, au Moyen Age. Nous pouvons, cependant, les identifier.

1. Damnum emergens.

Le prêteur a-t-il subi un dommage, il a droit à réparation complète. Ainsi le retard du remboursement justifie l’intéresse, notion fondamentale qu’invoqueront également les fondateurs des monts-de-piété.

2. Lucrum cessons.

En prêtant, le capitaliste s’est privé peut-être d’un placement avantageux. Les Romains et les romanistes associaient étroitement cette notion à celle du dommage ; voir les textes de Justinien et un fragment de Cinus dans Mac Laughlin, op. cit., p. 146. Les canonistes ont beaucoup hésité : cependant, la décrétale d’Alexandre III relative à la vente à crédit, Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 6, peut être comprise comme une indemnité accordée au vendeur pour le gain probable auquel il aurait renoncé, en vendant à une époque moins favorable, sans percevoir aussitôt le prix. Et la doctrine deux fois romaine a été défendue par Hostiensis et Panormitanus.

3. Stipendium laboris.

Recevoir un supplément avec la somme prêtée en mutuum peut être licite, quand il s’agit du salaire d’un travail ou d’un service. Durand de Saint-Pourçain donne l’exemple de l’emprunt forcé. In 7// um Sent., dist. XXXVII, q. n. Le change manuel, l’administration des monts-de-piété, d’une façon générale toutes les opérations de banque justifiaient le même titre.

4. Periculum sortis.

Le risque d’insolvabilité ou de mauvaise foi de l’emprunteur ne suffit pas à justifier l’usure. Tel est le principe général du mutuum, contrat gratuit, et il est affirmé dans un cas extrême, par la décrétale Naviganti. Cependant, saint Thomas considère le risque comme un des fondements de l’intérêt, dans la société.

5. Ratio incertitudinis.

Quand l’issue d’une opération est incertaine, que l’on ne sait si elle sera finalement coûteuse ou profitable, la doctrine tend à écarter le soupçon d’usure. Nous avons relevé cette attitude en plusieurs décrétales, t. V, tit. xix, c. 6 et 19 ; cf. Gilles de Lessines, op. cit., c. vi. Une telle incertitude justifie le prix fort dans la vente à terme : pas d’usure, s’il y a doute et risque (fortuilum periculum). Robert de Courçon, op. cit., p. 61. Gl. ordin. in c. 9, caus. XIV, q. iv. L’acquisition de créances litigieuses au-dessous de leur valeur théorique est autorisée pour la même raison : il y a là une véritable vente et l’acheteur risque de ne toucher qu’une part de la somme due. Panormitanus, in c. 6, Décrétales, t. V, tit. xix.

De même, la rente viagère est autorisée par les romanistes, à cause de l’incertitude. Cinus et Baldus, Corp. juris, t. IV, tit. xxxii, c. 14. Canonistes et théologiens redoutent, cependant, en de pareils cas, l’espérance usuraire. Geoffroy de Trani, vers 1240, et Henri de Gand, dans ses quodlibets i, n et vin (1276, 1277, 1285), professent l’hostilité. L’achat d’un bien avec clause de retour au vendeur à l’instant de la mort de l’acheteur est usuraire, selon Raymond de Peiiafort et Goffredus, l’acheteur ayant l’espoir d’une vie assez longue pour que la valeur des fruits perçus dépasse le capital versé. Hostiensis, suivi par Archidiaconus, laisse au confesseur le soin de démêler l’intention de l’acheteur. Mac Laughlin, op. cit., p. 121. « Doute et risque ne peuvent effacer l’esprit de lucre, c’est-à-dire excuser l’usure », déclare Gilles de Lessines, op. cit., c. vi. Mais quand il y a incertitude et non point calcul, ratio dubii sive periculi potest supplere œquilatem justifiée, car c’est la nature des choses qui fera la différence du prix et non point la vente du temps. En somme, c’est moins l’idée de risque accepté 23(15

USURE. L’ÉPOQUE CLASSIQUE, LES SANCTIONS

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que l’idée de doute, d’incertitude sur le profit, excluant toute espérance ferme, qui a légitimé aux yeux des docteurs la prime des opérations à terme. Gabriel Biel justifie bien la ratio dubii dans ces opérations : « l’acheteur et le vendeur attendent sur pied d’égalité le profit ou la perte ». Op. cit., p. 404.

IV. Sanctions.

Découvrir les usuriers est un des soucis de la police ecclésiastique. Elle établit les conditions de la notoriété. Elle impose aux témoins synodaux la dénonciation des coupables. Elle utilise à cette fin la confession privée.

Les usuriers manifestes sont spécialement visés par le IIIe concile du Latran, Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 3 (Quia in omnibus) et par le IIe concile œcuménique de Lyon, Sexte, t. V, tit. v, c. 2 (Quanquam usurarii). Tout usurier manifeste peut être puni sans accusation, Décrétâtes, ibid., c. 15 (Cum in dicecesi). Cette qualité résulte, observe Jean André, de la notoriété de droit ou de la notoriété de fait. La première est attachée à une condamnation judiciaire, la seconde offre plus de variétés et donne lieu à plus de discussion : l’exercice public de la profession suffit. La commune renommée, l’aveu extrajudiciaire, la production des livres de comptes ne suffisent point, au gré de nombreux auteurs : mais la réunion de ces preuves ferait pleine foi. Panormitanus, in c. 3, Décrétâtes, 1. V. lit. xix. Références dans Bertachini, op. cit., p. 327. Ajoutez saint Antonin, op. cit., c. 10, pr., Zabarella C.ons. LXXXI. On trouvera l’exposé et la discussion des avis contradictoires dans Laurent de Rodulphis, op. cit., fol. 30, n. 11-13. La recherche des usuriers est une des nombreuses préoccupations de l’évêque au cours de sa visite. Réginon de Priim l’avait inscrite dans le programme des évêques germaniques, au xe siècle, et la tradition persévérait. Nous le savons par les procès-verbaux conservés.

L’administration du sacrement de pénitence permettait d’obtenir des aveux et des révélations. Dans les questionnaires composés pour les confesseurs, l’usure tenait sa 7>lace. Bobert de Courçon souhaitait que l’on infligeât pour pénitence aux paroissiens « au lieu des jeûnes, aumônes et satisfactions ordinaires, l’obligation d’accuser les usuriers. C’est un devoir de charité, au même titre que la dénonciation des hérétiques ». Op. cit., p. 81.

L’usurier commet à la fois un crime et un péché. Il relève du tribunal de la pénitence en même temps que du tribunal public. Au for interne, la répression est assurée par le confesseur. Au for externe, quel sera le juge compétent ? Plusieurs textes, au Corpus juris canonici, semblent répondre : le juge ecclésiastique, Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 3 : Sexte, I. Y. tit. iii, c. 2 ; Clan., I. II, tit. i, 2. Mais la doctrine se divisait, distinguant le fait et le droit, le criminel et le civil. Les grands décrétistes (Huguccio, Laurentius, Archidiacoti us) et quelques décrétantes (Goffredus) renvoient le laïque au juge laïc, le clerc au juge ecclésiastique. Jean André, dans sa glose des Clémentines professe la compétence exclusive de l’ollicial, in c. 2 (I)ispendiosam), n, 1, et Jean Lemoine en donne la raison : puisqu’il s’agit d’un crime commis principalement Contre Dieu, par l’abus des choses créées, la punition appartient à son vicaire. In Sexto, 1. Y, tit. v, c. 1. Panormitanus réserve à l’Église la détermination du délit, suivant, pour le cas où il a été consommé, l’avis des décrétistes. L’opinion commune, selon Berta cbini, est que les questions de lait, par exemple le ment des deniers iisuiaires. relèvent du juge lOIc, tandis que les questions de droit, comme les tarions sur la nature usuraire du cont rai, appartiendraient .m juge ecclésiastique. Plusieurs consilia

de Frédéric (le Sienne (17, 96, etc.) et de Lierre d’An

eharano (179, 234, 236, 306, etc.) abordent les rap ports entre les divers fors ecclésiastique et séculier.

En fait, la compétence appartient aux deux justices, elle est mixte. Paul Fournier, Les o/licialilés au Moyen Age, Paris, 1880, p. 93. Elle tend, au xive siècle, à s’unifier au profit du roi. O. Martin, L’assemblée de Yincennes…, Paris, 1909, p. 33(3. Cependant, au moins dans le Midi, l’official défend son droit jusqu’à la fin du Moyen Age. R. Aubenas, Recueil de lettres des officialités de Marseille et d’Aix, 2 vol., Paris, 19371938, n. 44, 64, 108, 125, 239, 241, 332. Encore en 1433, l’officiaHté archidiaconale et l’officialité épiscopale de Paris se disputent la cause d’un usurier. L. Pommeray, L’ofjicialité archidiaconale de Paris aux.Yi>'-_i/e siècles, Paris, 1933, p. 59. Le pape, recevait de nombreuses plaintes, qu’il faisait examiner et qu’il dirimait. Voyez les tables des Regesta, au mot : Usura et, pour la Belgique, Bigwood, op. cit., p. 575 sq.

Sort de l’usurier.

L’usurier est frappé de châtiments

spirituels. On le contraint à restituer. Enfin, il subit des peines temporelles.

1. Peines spirituelles.

L’usurier public est excommunié, privé de sépulture s’il meurt dans son péché, et le prêtre qui recevrait des offrandes pour son salut serait suspens. IIIe concile du Latran, can. 25 = Décrétâtes, 1. Y, tit. xix, c. 8 (Quia in omnibus). L’excommunication des laïques ne cesse qu’après satisfaction. Ibid., c. 7 (Prœlerea). Elle emporte, selon certains canonistes, comme Abbas antiquus, l’interdiction non seulement de communier mais encore d’entrer à l’église pendant la célébration des mystères. Jean d’Anagni donne les raisons théologiques de cette interprétation rigoureuse, que Panormitanus adopte pour des raisons pratiques. //) c. -ï. Décrétâtes, t. V, tit. xix. Privation de sépulture signifie que l’usurier qui meurt avant restitution effective ne sera point inhumé au cimetière ni accompagné par les prêtres. Cf. A. Bernard, La sépulture en droit canonique du Décret de Gratien au concile de Trente, Paris, 1933. Le canon 27 du IL concile de Lyon (1274), Sexte, 1. Y. tit. v, c. 2 (Quanquam) précise : même s’il avait ordonné par testament la restitution. Les contrevenants et notamment les moines seront frappés des peines statuées au III 1’concile du Latran contre les usuriers. Clément Y précise : excommuniés ipso facto. Clémentines, t. III, tit. vii, c. 1 (Los). La détermination des personnes visées suscita d’interminables closes, où le cas de tous ceux qui collaborent a la cérémonie, ébénistes et fossoyeurs, porteurs de la croix, des cierges, du corps, administrateurs du cimetière, et même simples assistants, fut discuté avec minutie. Voyez Jean André et surtout Jean d’Imola, Super Clementinis, in c. 1, t. III, tit. vii, et sur les conditions du refus de sépulture à l’usurier, le Cons. CLXX12 de Pierre d’Aueharano. Menaces et ordres d’exhumation se lisent dans la correspondance des papes. Cf. Regesta de Grégoire IX. n. l 158 et 272.N. Le refus des oblations était, selon la majorité des auteurs, une peine propre à l’usurier, non point la peine de tous les pécheurs manifestes. Panormitanus, in c, 3, Décrétâtes, l. V, tit.XIX.Un prêtre qui accepterait de les recevoir pécherait mortellement, (doses in c. L Décrétâtes, I. V, tit. v. Point d’offices ni de prières pour le repos de son âme : connut-il jamais le repos dans son industrie criminelle ? Welter, inhala…, p.."> et 82 : « Ils vendent la lumière du jour et le repos de la nuit ; morts, ils ne peuvent avoir ce qu’ils ont vendu.

Le clerc usurier est exclu des rangs ^ clergé par

mcile de Nicée. En droit classique, il est suspens

de son office et de son bénéfice. Décrétâtes, l.V, tic xix.

c. 7 (Prteterea) et (il. xxxi. c n (Inter dileclos).

L’exercice de l’usure rend indigne non seulement

d’occuper mais de postuler une fonction ecclésias ! 367

USUItK. L’EPOQUE CLASSIQUE, LES SANCTIONS

2 :  ; <, s

tique. Toutefois, l’évêque peut accorder dispense. Gl. ordin. in c. Præterea.

2. Obligation de restituer.

Puisque l’objet de l’usure est détenu injustement, la restitution est exigée par le droit naturel et le droit divin. Tous les textes qui prohibent l’usure comme un crime contre la justice et contre les Écritures affirment ou sousentendent l’obligation de restituer. Gilles de I.essines, op. cit., c. 15. Sur le sens du mot, cf. Laurent de Rodulphis, op. cit., fol. 17, n. 33.

Le problème de la restitution des usures donna lieu à de nombreuses décisions œcuméniques, Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 5, 11, 12, 13, 14, 17 et 18, et à des explications doctrinales de grande ampleur, dès l’ouvrage de Robert de Courçon. Saint Antonin lui consacre un titre entier de sa Somme, II a pars, tit. n. Les premiers développements sont étudiés par K. Weinzierl, Die Restitulionslehre der Frùhscholastik, Munich, 1906 (ouvrage que nous n’avons pu consulter). Avec les scolastiques, demandons-nous quels seront le bénéficiaire, l’objet, l’auteur, le mode de la restitution.

a) Bénéficiaire de la restitution. — Si l’on admet que le droit divin, contrairement au droit humain, refuse au prêteur la qualité de propriétaire, c’est Dieu, représenté par l’Église, qu’il faut désigner. Mais l’opinion commune est que l’on doit restituer à l’emprunteur ou à ses héritiers, à moins qu’il n’ait légué son patrimoine à l’Église. Robert de Courçon veut que l’on restitue d’abord aux victimes défuntes pour appliquer les deniers au salut de leurs âmes. Op. cit., p. 45. Les gains de l’usurier seront versés aux pauvres du lieu, quand ils résulteront d’une usura facti : cas du meunier qui prête au laboureur pour obtenir sa clientèle ; quand on ne peut identifier les victimes ni leurs héritiers, ou les joindre sans grands frais ; quand le débiteur néglige de récupérer. Tel est l’enseignement des canonistes. Bertachini, op. cit., fol. 323 et 325.

b) Objet de la restitution. — C’est l’objet même de l’usure ou son équivalent. Non point un multiple, comme dans le furtum ou la rapine. Gilles de Lessines, op. cit., c. 19. Si les deniers usuraires ont été convertis en immeubles, aucune difficulté au cas où ces immeubles sont entre les mains de l’usurier : il les vendra, faute d’argent liquide. Innocent III le prescrit : Possessiones vero, quæ de usuris comparatæ sunt debenl vendi, et ipsorum pretia lus, a quibus usurse sunt exlorlæ, restitui. Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 5 (Cum lu). Plus exactement, on restituera la somme extorquée : car c’est elle, non point l’immeuble, qui appartient à l’emprunteur. Saint Thomas, loc. cit., a. 3, ad 2um. L’usurier a pu faire don de ses gains illicites à un tiers qui les garde ou les emploie. Robert de Courçon, impitoyable, voulait la destruction des établissements pieux que déshonore une telle origine : ceux qui ont été consacrés ou qui sont indispensables seront estimés et l’on versera aux victimes l’équivalent des sommes données à l’Église par l’usurier. Op. cit., p. 3537. Avec plus de sang-froid, Raymond de Penafort, op. cit., § 12, pèse le pour et le contre : le Digeste, t. XLVII, tit. ii, 48, 7, déclare non-furtif le prix d’une chose furtive et le droit des décrétales, que les vices personnels sont intransmissibles, Décrétales., t. I, tit. xvii, c. 7. Mais en sens contraire, se prononcent Innocent III, au lieu déjà cité, et même le Digeste, t. V, tit. iii, 22, car il y a eu subrogation de la chose achetée au prix. Guillaume de Rennes limite cette sévérité au cas d’acquisition gratuite et met hors de cause l’acquéreur à titre onéreux de bonne foi, c’est-à-dire qui ignorait le vice de son vendeur, ou les conditions dans lesquelles il est lui-même devenu propriétaire, ou son insolvabilité.

Le sort et le calcul même des profits tirés des deniers usuraires donnaient lieu à de multiples difficultés, dont témoignent les quodlibets de Richard Knapwell, Hustache Trompette, Pierre d’Angleterre, Pierre de Trabibus. Cf. Glorieux, op. cit. Quant aux fruits des objets usuraires, on les restituera avec le principal. Les gains réalisés grâce aux deniers usuraires, par le travail de l’usurier, ne seront pas exigibles de l’emprunteur ; mais comme leur source est impure, l’Église en décidera la distribution, selon Gilles de Lessines, op. cit., c. 20.

La restitution est-elle obligatoire au cas d’usure mentale ? Robert de Courçon l’affirme, dès lors qu’une part du supplément espéré a été obtenue. Op. cit., p. 55-57. Henri de Gand, Quodlibet vi, q. xxvi, et Godefroid de Fontaines, Quodlibet x, q. xix, furent interrogés sur ce point. L’opinion commune est qu’au for de la conscience, l’usurier mental est obligé, à la différence du simoniaque. Bertachini, op. cit., fol. 327. L’usurier, ayant encaissé, peut-il retenir le nécessaire pour subsister ? Certains l’y autorisent, à condition qu’il échelonne ses remboursements au fur et à mesure des disponibilités. Robert de Courçon préfère un compromis, c’est-à-dire une diminution concertée de la créance : mais il faut que l’emprunteur accepte librement, faute de quoi mieux vaudrait réduire le coupable à la mendicité. Op. cit., p. 49.

c) Par qui doit être faite la restitution ? — En principe, par l’usurier lui-même, Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. 5 (Cum tu) et ibid., tit.xii, c. 6 (Sicut dignum), § 5. L’opinion commune permet seulement à titre subsidiaire l’entremise de l’évêque.

d) Publicité de la restitution. — Pour satisfaire à la justice, il est nécessaire de restituer ; mais pour que la satisfaction soit parfaite, une certaine publicité est requise : ainsi le coupable sera humilié, le scandale réparé. Cette perfection sera requise de l’usurier notoire. Au xiiie siècle, la coutume quasi-générale est que l’on fasse la restitution après paiement des dettes et avant paiement des legs, encore que la justice exigerait, pour des raisons qu’expose Gilles de Lessines, la priorité constante pour les res ablatæ. S’il y a plusieurs créances, on réglera les plus patentes. Sont-elles également déterminées, on servira d’abord les pauvres et, au cas d’égalité de fortune, les plus anciennes. Si la restitution ne peut être que partielle, on la fera proportionnelle. Gilles de Lessines, op. cit., c. 18. La levée des peines est subordonnée à la réparation. Restitution immédiate ou promesse garantie de restitution, « faite aux personnes lésées, à leurs représentants, à l’évêque ou au curé », dans des conditions que précise le canon 27 du IIe concile de Lyon. Faute de quoi, la confession même de l’usurier ne pourrait être entendue.

3. Peines temporelles.

L’usurier est frappé d’incapacités civiles et de peines afllictives ou infamantes, qui l’excluent partiellement ou totalement de la société civile. Selon les romanistes, notamment Balde, il est infâme de fait. Cf. Mùhlebacher, Die Infamie in der Dekrelalengesetzgebung…, Paderborn, 1923 ; L. Pommeray, Études sur l’infamie en droit romain, Paris, 1937. La principale incapacité civile de l’usurier concerne les actes à cause de mort. L’usurier qui n’a point restitué est incapable de faire un testament ou un codicille. Si, après confection du testament, il promet sous caution de restituer, Jean André admet la validité du testament. Balde se contente même de l’intention de promettre, dont la mort empêcherait la réalisation. Mais s’il se borne à ordonner à son héritier la restitution, la caution qu’il prête ne revalide pas le testament. Saint Antonin, op. cit., c. ix, § 2. Intéressants consilia de Pierre d’Ancharano (425 et 429), de Frédéric de Sienne (7 et 64). Par les consilia et les gloses, nous savons que beaucoup d’usuriers, ayant promis restitution, puis rédigé leur testament, persévéraient dans leur vice. Devait-on tenir leur testament pour annulé ? Les canonistes en discutaient. Bertachini, op. cit., fol. 321. Ils examinaient des hypothèses étranges, comme celle d’une requête qu’adressait au pape un usurier manifeste pour être autorisé à tester, mention faite de sa qualité, afin d’échapper à la décision du IIe concile œcuménique de Lyon ? Balde répond négativement. Laurent de Rodulphis, op. cit., fol. 31, n. 3. Turpis persona, l’usurier institué héritier peut être exclu par le frère du testateur. Il ne peut intenter la querela contre le testament de son père, même si l’héritier institué est lui-même turpis. Enfin, selon beaucoup d’auteurs, il est inapte à la fonction de témoin d’un testament et à donner son consentement aux actes du mineur pour lesquels est requise l’intervention des proches. Bertachini, op. cit., fol. 328. Distinction et doutes dans Laurent de Rodulphis, op. cit., fol. 37, n. 22.

Préoccupé de la répression, le IIe concile de Lyon prit des mesures très rigoureuses : il ordonne à toute communauté d’expulser dans les trois mois les usuriers étrangers et de leur interdire à jamais l’accès de leur territoire ; à tout particulier, de louer une maison . à ces maudits. Les évêques contrevenants seraient frappés de suspense, les prélats inférieurs d’excommunication, les communautés, d’interdit qui toucherait aussi, au bout d’un mois les domaines de ceux qui mépriseraient cette dure constitution. Sexte, t. V, tit. v, c. 5 (Usurarum voraginem).

L’attention des glossateurs s’est portée principalement sur la détermination des personnes et des opérations visées. Ils insistent sur la qualité d’originaire, les droits et les licences qu’elle confère ; sur l’interdiction de faciliter par tout contrat réel ou consensuel les actes d’usure. Voyez les commentaires des mots alienigenas et tilulo.

Détermination des participants.


Tous ceux qui ont coopéré à l’usure sont coupables. Robert de Courçon dénombre neuf modes de participation : ordre, conseil, consentement, louange, recel, relation, silence, neutralité, tolérance. Op. cit., p. 39. Seuls, les participants directs sont tenus de réparer, certains disent dans la mesure de leur enrichissement, d’autres in solidum, sans tenir compte du bénéfice acquis et cette opinion de Pierre de la Palu plaît à saint Antonin, op. cit., c. 9.

1. Membres de la maison. —

Trois catégories de personnes hantent la maison : parents, serviteurs, administrateurs.

A la femme de l’usurier, Robert de Courçon interdit la cohabitation ; Gilles de Lessines, plus pratique, la considère comme préposée au salut de son mari ; elle pourra donc restituer à son insu, mais comme elle n’est point propriétaire des biens du ménage, l’opposition du maître ne lui sera pas reprochée. Op. cit., c. 17. En revanche, à la mort du mari, elle sera tenue de restituer tout ce qui vient d’usure. Est-il permis à la famille de subsister des deniers usuraires ? Les canonistes font à la femme un devoir de chercher des ressources honnêtes, qui lui seraient fournies par ses parents et amis, par son travail, par sa dot ou son douaire. Elle invoquera l’évêque et les autorités, n’acceptant la pitance dérobée qu’au cas de nécessité extrême et avec l’intention de restituer. Laurent de Rodulphis, op. cit., fol. 27, n. 46. Les héritiers légitimeet tous ceux.-i qui parviennent les biens de l’usurier défunt sont contraints de restituer. Alexandre III et Innocent III ordonnent que l’on exerce contre le lils, et aussi bien contre l’héritier externe, la Contrainte que l’on eut exercée contre le défunt. taie », i. v, tit. xix, c. 9 (Tuanos) et 17 (Michæl).

Les héritiers légitimes sont tenus dans la mesure de leur enrichissement, de génération en génération, jusqu’à ce qu’ils aient satisfait. Saint Antonin conte avec une précision minutieuse l’aventure d’un fils sans scrupule qui alla retrouver aux enfers son père impénitent, dont il avait recueilli, pour vivre gaillardement, la fortune usuraire. Op. cit., c. ii, in fine. La Tabula exemplorum, p. 51, consigne l’aventure des trois légataires qui, n’ayant point restitué, furent frappés des maux qu’ils redoutaient le plus : misère, lèpre, épilepsie. Si le coupable est mort pénitent et absous, les canonistes font de ses héritiers des successeurs aux dettes, quel qu’en soit le montant ; leur responsabilité est proprement personnelle, limitée à l’enrichissement si le de cujus mourut dans l’impénitence. Laurent de Rodulphis, op. cit., fol. 28, n. 19. Le fondement de cette responsabilité donnait lieu à de fines discussions : les uns proposaient le quasicontrat, d’où naît la condictio indebiti ; les autres, le délit : mais alors renaissaient des problèmes de justification morale et de mesure qui dépassaient le cas envisagé. Voir les gloses sur les textes capitaux et aussi les Consilia 244 et 4Il de Pierre d’Ancharano. La responsabilité du personnel dépend de ses fonctions et de son information. Tout employé de l’entreprise collabore au méfait et est indigne de traitement. Quant aux serviteurs étrangers au négoce, Guillaume de Rennes les autorise à percevoir leurs gages ; Pierre de la Palu pose la question de leur ignorance du métier du patron ou, pour le moins, de l’existence de ressources extérieures, honnêtes, suffisantes pour le paiement des salaires. Saint Antonin, op. cit., c. ix, § 1. Tuteurs et curateurs encourent la même responsabilité que l’incapable dont ils garantissent devant l’emprunteur la solvabilité. Ils ne doivent point, d’autre part, cueillir les usures incluses dans l’héritage qu’ils auraient à administrer. Ibid., § 3.

2. Associés. —

Dans le voisinage, beaucoup de complices peuvent entourer l’usurier. D’abord, les conseillers qui déterminent l’opération : selon les uns, ils sont tenus pour le tout, comme s’il s’agissait de rapine ou de vol ; selon d’autres, qui tiennent compte de l’adhésion de l’emprunteur et du silence des droits positifs, dans la mesure de leur enrichissement. Ibid.. § 2. Que dire du bailleur de fonds ? Il participe au péché, s’il permet à l’usurier l’initiative ou le développement de son industrie, mais non s’il se borne à lui confier la garde de son argent. Saint Thomas, Summa, loc. cit., a. 4, ad 3 am : c’est proposer à un pécheur une bonne action.

3. Auxiliaires. —

Plusieurs professions se trouvent mêlées aux opérations de l’usurier. Le notaire qui fait l’acte est tenu par Hostiensis.pour parjure, puisqu’il viole un serment prêté à son entrée en charge ; son infamie l’exclut de sa fonction. Il gardera son salaire, mais sera impliqué dans le devoir de restitution, s’il a coopéré à un faux ; s’il rédige un pacte ouvertement usuraire, il pèche mortellement, mais il ne sera tenu de restituer que si la coutume locale autorise l’usure : au cas contraire, le débiteur opposera son exception. Saint Antonin, loc. cit., § 5. Le cas des témoins est identique. Ibid., § 6. Le prélat qui appose délibérément son sceau sur le titre usuraire participe à la peine et non à l’avantage de l’opération, selon les décrétalistes. Les courtiers pèchent mortellement, en se faisant placeurs de fonds usuraires et ils doivent, solidairement, restituer. Mais ils gagnent honnêtement leur vie en procurant les deniers d’un prêteur à des personnes dans le besoin. S. Antonin, op. cit., c.ix, § 13.

4. Bénéficiaires.

Nombreux sont ceux qui. n’ayant pris aucune part à l’opération, en sont, Bna lement, bénéficiaires. De droit commun, les donataires on légataires sont tenus de restituer les deniers qu’ils ont revus d’un usurier libéral. La position du clerc précepteur, du pauvre secouru est examinée par Gervais du Mont-Saint-Éloi, Quodlibet, q. xlii et lxxii, Bibl. nat., ms. lut. lt 350. Règle générale : nul ne doit tirer profit de l’usure, par voie directe ou indirecte. Parmi ces bénéficiaires de l’usure, le gendre de l’usurier peut être un privilégié, puisqu’il doit à son astucieux beau-père une dot confortable. Les théologiens tiennent compte de la composition de la fortune paternelle aux moments de la constitution de dot et du règlement des comptes ; de l’ignorance du gendre lors de la réception et de ses ressources, lors de la restitution : voir S. Antonin, loc. cit., § 12.

5. Communautés politiques. —

Les pouvoirs souverains favorisent l’usure de mainte manière : autorisation, concours, pratique directe. Leur responsabilité est le sujet de nombreux commentaires des canonisles et des théologiens. En somme, les recteurs et tous ceux qui ont déterminé ou couvert les opérations usuraires sont responsables in solidum : ceux qui en ont seulement tiré avantage, dans la mesure de leur enrichissement.

3° Condition de l’emprunteur. Hors le cas de nécessité urgente, quelle est la responsabilité de l’emprunteur ? Donnant à l’usurier l’occasion de son crime, il pèche aussi gravement que lui, peccat mortaliter, selon Albert le Grand, In Sententiis, a. 15. Saint Thomas montre plus d’indulgence : l’emprunteur se sert du péché de l’usurier, plutôt qu’il n’y consent, et il lui donne occasion de faire un mutuum, non un pacte d’usure. Il faut donc examiner de près le but de l’opération. Summa, loc. cit., a. 4, ad l um et ad 4um.

Beaucoup de promesses, au Moyen Age, sont appuyées par le serment. Quelle sera la condition de l’emprunteur qui a juré de payer l’usure ? Alexandre III l’oblige à s’exécuter, Décrétâtes, t. II, tit. xxiv, < 6 I D^bitores). (De deux maux, remarque Hostiensis, usure et parjure, l’Église a choisi le moindre.) Dans une décrétale de l’an 1187, Grégoire VIII ordonne aux évêques de contraindre les créanciers à relâcher le serment de l’emprunteur. Ibid., c. 1 (Ex administratione). De la simple promesse de payer, l’emprunteur pourra se libérer par une exception. S’il a payé, il exercera l’action en répétition. L’usurier ne pourra s’y soustraire, notamment après renonciation à son métier, par le subterfuge de l’appel. Décrétâtes, t. V, tit. xix, c. Il (Quam perniciosum). Mais il est clair que le demandeur qui aurait lui-même pratiqué l’usure ne sera entendu qu’après restitution de ses propres gains. Ibid., c. 14 (Quia frustra) et 17 (Michacl). Les moyens accordés par les romanistes sont la condiclio indebiti et la condictio ob lurpem causam. Voyez Balde, in I. 2f> C. J., I. IV, tit. xxxii (Eos).

Il arrive que les usuriers ajoutent au serment de payer celui de ne point répéter. Innocent III défend au juge de tenir compte de cet obstacle dolosif et frauduleux.’Df’crc’taZes, t. II, tit. xxiv, c. 20 (Ad nostram ) et t. V, tit. xix, c. 13 (Tua dudum). Cf. Esmein, Le serment promissoire dans le droit canonique, dans Nouv. rev. histor. de droit…, 1888, p. 274 sq. Les papes intervenaient pour exiger cette remise du double serment de persolvendis et non repetendis usuris, soit à l’occasion des croisades, soit pour éviter la ruine d’un évêque, d’un monastère ou même d’un laïque emprunteur. Cf. Regesta de Grégoire IX, n. 230, 675, 1163, 1363, 1598, 2011, 2317, 2511, 2571, 3074.

V. Conclusions générales.

Au cours des quatre siècles que nous avons parcourus, la doctrine atteignit son point de perfection. En quel sens a-t-elle évolué ? Il nous semble que, le principe demeurant immuable, l’application en fut adaptée aux nécessités nouvelles des particuliers et des États, puisque les controverses relatives à la société, aux rentes, au change, aux emprunts se sont terminées par une solution libérale. En revanche, l’analyse du péché s’est considérablement affinée, avec une tendance à la rigueur, tandis que les peines canoniques et séculières s’aggravaient. La meilleure explication, c’est la prédominance des prêts de consommation. Des artisans, des cultivateurs ont besoin d’une avance immédiate et elle leur est fournie par des riches, souvent des étrangers.

L’effet de la prohibition ne saurait être indifférent aux théologiens les plus spéculatifs. Nous montrerons ailleurs qu’il ne fut ni radical ni médiocre. Si le prodigieux accroissement de la banque et du volume des affaires assura la fortune des usuriers professionnels ou occasionnels, la vigilance de l’Église provoqua l’action des législateurs et des juges séculiers, les restitutions discrètes ou consignées en des actes notariés, les précautions et les châtiments exemplaires.

Au début des temps modernes, tous les problèmes fondamentaux ont été posés et résolus. Mais l’économie, une fois encore, se transforme : la capacité productive de l’argent éclate, une ère du capitalisme s’ouvre, tandis que décline la puissance de l’Église.

G. Le Bras.


III. LA DOCTRINE A PARTIR DU XVI SIÈCLE.

I. Généralités.

La doctrine avant le XVIe siècle. En 1311, le concile de Vienne avait solennellement condamné l’usure : sane si quis in illum errorem inciderit ut pertinaciter afjirmare prwsumat exercere usuras non esse peccatum, decernimus eum velul hæreticum puniendum. Nul ne pouvait se méprendre sur le sens de cette déclara tion. L’usure, dont il était question, ne représentait pas, comme de nos jours, un intérêt supposé excessif. Suivant le contexte que lui donnaient les idées et le langage du temps, ce terme signifiait tout supplément, même modique, réclamé, lors du remboursement, en sus de la somme primitivement prêtée. « Cette déclaration trouva rapidement un écho dans les synodes provinciaux des divers États. C’est dans ces décrets que les canonistes et les théologiens trouvèrent tout d’abord une base à la fois solide et satisfaisante pour une plus complète construction de leur théorie. » Ashley, Histoire et doctrines économiques de l’Angleterre, t. ii, p. 438. Pendant longtemps, avant que la législation civile, en divers États, permît le prélèvement d’un intérêt dans le contrat de prêt, les juristes étaient d’accord avec les théologiens pour réprouver cette pratique. Et les sentences des tribunaux appuyaient cette interdiction. C’est ainsi qu’avant le milieu du xvie siècle, où commence l’histoire que nous avons à conter, aucune voix catholique dissidente ne s’éleva dans le chœur qui déclarait le prêt, le mutuum, essentiellement gratuit.

Au moment de retracer les tours et détours par lesquels cette doctrine va maintenant suivre un chemin accidenté, il peut être opportun de regarder, d’un coup d’oeil d’ensemble, cet itinéraire complexe. Faute de quoi, le labyrinthe, où nous engagerait une discussion séculaire, risquerait d’apparaître trop confus pour que le fil d’Ariane conducteur ne semblât pas lui-même indéfiniment embrouillé.

La ligne, qui permettra de suivre la direction générale de ces débats, reste le principe si longtemps affirmé, principe qui maintient que l’argent est stérile. Rappelons en quel sens les docteurs de jadis établissaient cette notion première. Certes ils ne niaient pas l’évidence qui montrait, dans l’argent, l’ordinaire instrument de nombreuses opérations lucratives. Mais ils disaient seulement que ce rôle actif n’était joué que lorsque l’argent n’était plus lui-même en scène, que lorsqu’il avait cédé la place, qu’il était dépensé. Encore faisaient-ils remarquer que, même alors, ces ressources productrices, fournies par