Dictionnaire de théologie catholique/UBIQUISME I. Origines

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 252-256).

UBIQUISME. — L’ubiquisme est une doctrine luthérienne qui prétend expliquer, par la communication véritable de l’omniprésence divine à la nature humaine du Christ, la présence réelle du corps et du sang du Sauveur dans l’eucharistie, nonobstant la multilocation des hosties consacrées. Ainsi le problème eucharistique se trouverait commandé par celui de l’union hypostatique. Cet aspect métaphysique de l’ubiquisme a été exposé à l’art. Hypostatique (Union), t. vii, col. 542. On envisagera donc ici l’ubiquisme uniquement au point de vue de l’application qui en fut faite à la présence réelle dans l’eucharistie.
I. Origines de l’ubiquisme.
II. Controverses ubiquistes.

I. Origines. - —

Origines lointaines. —

Luther et ses disciples ont parfois prétendu que leur doctrine de l’ubiquisme n’était qu’un retour à l’enseignement de l’Église primitive. Rien n’est moins exact. Tous les textes invoqués chez les Pères — chez les Grecs depuis Origène jusqu’à Jean Damascène en passant par les Cappadociens et Léonce de Byzance, chez les latins principalement avec Augustin — s’expliquent par la simple communication des idiomes. Voir Idiomes (Communication des), t. vii, col. 595. Les Pères, qu’ils admettent la session du Fils ad dexteram Patris dans un sens réaliste ou symbolique, tiennent

fermement que l’omniprésence du Christ doit s’entendre exclusivement de sa divinité. La formule stéréotypée du Moyen Age : Christus secundum humanitatem in cœlo est, secundum divinitatem ubique est résumée d’Hugues de Saint-Victor, De sacramentis, t. II, part. I, c. xiii, P. L., t. clxxvi, col. 413416. Pierre Lombard y ajoute la mention de la présence eucharistique : Intelligendum est corpus Christi esse in uno loco, scilicet visibiliter in forma humana ; veritas lamen ejus, id est divinitas, ubique est ; veritas etiam ejus, id est verum corpus in omni altari est, ubicumque celebratum est. Sent., t. IV, dist. X, n. 2, P. L., t. cxcii, col. 860.

Toutefois il faut reconnaître que le problème de la multiprésence du corps et du sang du Christ dans l’eucharistie n’a pas reçu d’explications bien fermes, dans la théologie catholique, avant le xiiie siècle. Le dogme, sans doute, est reçu avec foi ; mais la plupart des auteurs affirment cette foi sans chercher à la pénétrer. Parmi les rares solutions envisagées, quelques-unes sont franchement mauvaises, et mettent en péril le dogme lui-même ; d’autres sont hésitantes ou formulées en termes équivoques ou encore incomplètement présentées. Il est intéressant de rechercher quels antécédents, de formules principalement, de doctrine très exceptionnellement, l’ubiquisme luthérien pourrait revendiquer du ixe au xv » siècle.

1. Le « triple » corps du Christ, imaginé par Amalaire, même entendu au sens purement symbolique, ne saurait être retenu que comme une expression maladroite de la présence simultanée du Christ déjà ressuscité au ciel et dans l'âme du communiant, comme gage de la résurrection future. Voir ici Eucharistie, t. v, col. 1211-1212.

Malgré l’orthodoxie de Paschase Radbert quant à la présence réelle, certaines de ses expressions présentent quelque analogie avec les explications dont les luthériens, au moment des controverses ubiquistes, tentèrent de couvrir leur opinion. Il s’agit surtout de la « spiritualisation » de la chair du Christ dans l’eucharistie, ainsi qu’on l’a exposé à Radbert (Paschase), t. xiii, col. 1636 ; spiritualisation qui, dans la théologie de Radbert, veut expliquer la multiplication des présences réelles. Ce terme est d’ailleurs à rapprocher de certaines formules de saint Augustin. Voir Eucharistie, col. 1178-1179.

Plus directement apparentée aux formules ubiquistes se présente l’exposé de Ratramne. La chair du Christ crucifié était vraie ; mais sacramentelle est la chair eucharistique et, quand nous disons que la communion nous fait posséder le corps du Christ, il faut entendre le mystère d’une façon purement spirituelle : l’eucharistie est le corps du Christ, parce que l’esprit du Christ y devient présent, fit in eo spiritus Christi, id est divini potentia Verbi. Voir Ratramne, t. xiii, col. 1782 ; Stercoranisme, t. xiv, col. 2599. Il est piquant de constater que Ratramne, dont les conceptions sont hésitantes pour ce qui est de la présence réelle, emploie des expressions qu’on retrouvera, plus tard, sous la plume de défenseurs outranciers et maladroits de la présence eucharistique.

L’ouvrage de Ratramne, De corpore et sanguine Domini sera condamné plus tard sous le nom d'Érigène lors du premier éclat de la controverse bérengarienne. C’est que l'Érigène lui-même, dans son ouvrage capital, n’est pas irréprochable en sa doctrine eucharistique. Voir t. v, col. 419. Il semble concéder une sorte d’ubiquité au corps glorieux du Christ et cette ubiquité serait loin de constituer un obstacle à la présence réelle, puisque l'Érigène admet qu' à l’instar des anges qui, tout en n’ayant pas des corps matériels, mais spirituels, apparaissent aux sens humains, nec tamen phantasticc, sed veraciter,

le corps glorifié du Christ, non plus matériel, mais spirituel, put apparaître véritablement aux apôtres après la résurrection, étant le même corps qui était né de Marie et avait souffert sur la croix, mais de mortel devenu immortel, d’animal, spirituel et de terrestre, céleste ». Ibid., col. 420.

Ces trois noms du ixe siècle suffisent : autour d’eux se groupent tous les auteurs de la même époque qui ont, en tâtonnant plus ou moins, abordé le difficile problème de la présence eucharistique. Voir Eucharistie, col. 1214-1217.

2. Au xie siècle, Bérenger de Tours pose le principe sur lequel s’appuieront les sacramentaires, adversaires de l’ubiquisme et de la présence réelle : l’incorruptibilité et l’unicité du corps céleste de Jésus-Christ. Toute substance corporelle étant essentiellement soumise aux lois de l’espace, il est impossible que le corps céleste du Christ soit ailleurs qu’au ciel. Si le corps du Christ était dans l’hostie, il ne pourrait y être que partiellement. Or, le Christ est indivisible et, s’il était tout entier dans une hostie, il ne saurait être simultanément présent au ciel et sur un million d’autels. Comment donc expliquer le dogme de la présence réelle ? Bérenger propose des formules dangereuses, sinon fausses, qu’on peut également rapprocher des explications ubiquistes. Après la consécration, le pain subsiste, mais s’unit au corps du Christ par une sorte de présence spirituelle ou intellectuelle de celui-ci. Voir t. ii, col. 729, 731-732. Toutefois cette présence « spirituelle semble devoir être interprétée d’une manière subjective par rapport au communiant, car, selon l’expression même de Bérenger, pain et viii, après la consécration, deviennent fidei et intelleclui le vrai corps et le vrai sang du Christ. Col. 732. Mais « que le même corps, présent au ciel dans son être matériel et physique, soit présent dans les hosties consacrées selon un mode d'être spirituel, cette idée ne semble pas même un instant effleurer son esprit ». Eucharistie, col. 1223. Voir aussi dans le sens d’une présence incorporelle un texte attribué à Hildebert du Mans (?) ; ibid., col. 1272.

3. La controverse bérengarienne eut l’excellent résultat de faire progresser l’exposé théologique du dogme de la présence réelle et de la transsubstantiation. Mais, au xiie siècle, d’autres catégories d’adversaires succèdent aux bérengariens : cathares, vaudois, patarins, pétrobrussiens, etc. À des degrés divers, tous attaquent le dogme de la présence réelle ; les objections bérengariennes se retrouvent chez ces hérétiques. Voir Eucharistie, col. 1241-1242. Toutefois le groupe des partisans d’Amaury de Bène semble plus particulièrement préluder à l’erreur ubiquiste. La présence réelle, telle que l’enseigne l'Église catholique, est pour eux un mot vide de sens ; car le corps du Christ est partout et on peut l’adorer dans du pain ordinaire. Voir les textes dans le traité Contra amaurianos de Garnier de Rochefort, évêque de Langres (dans Jahrbuch fur Philosophie und spéculative Théologie, 1893, t. vii, p. 56-57). Aussi les paroles de la consécration n’ont aucune efficacité ; elles ne produisent pas la présence réelle ; elles la constatent : subesse ostenditur. Voir, à ce sujet, les décrets du concile de Sens (1210), dans Mansi, Concil., t. xxii, col. 809-810.

Contre de telles énormités, le dogme catholique est affirmé par tous sans hésitation. Mais il s’en faut de beaucoup que le progrès théologique suive le progrès dogmatique. Les objections formulées contre la multiprésence du Christ ne trouvent pas encore leur solution adéquate. Pour expliquer la présence de Jésus-Christ dans les fragments d’hostie, Hugues de Saint-Victor se contente de faire appel à la toutepuissance divine, quia opus Dei est. Op. cit., t. II,

part. VIII, c. x, P. L., t. clxxvi, col. 469. Ce problème de la fraction de l’hostie, relativement à la présence du Christ dans les fragments, a donné lieu, au xiie siècle, à diverses solutions, les unes outrancières et fausses, voir Eucharistie, col. 1275, d’autres (Roland Bandinelli moins clairement et Pierre Lombard plus nettement), s’arrêtant à une doctrine solide, que les grands théologiens du xiiie siècle mettront en relief : fractio et parlitio… fît non in substantia sed in sacramento, id est in specie. Le Christ est présent dans l’eucharistie per modum substantise ; donc la fraction — et conséquemment la multilocation — ne peut concerner que les espèces sacramentelles qui gardent leur relation avec l’espace ; le Christ luimême n’est pas multiplié ; sa présence seule est multipliée en raison de la multilocation des espèces sacrées. Mais, au xiie siècle, nos auteurs, pour la plupart, ne sont pas encore arrivés à cette solution métaphysique. Pour Honorius Augustodunensis, la foi ne permet pas de douter d’un fait que la raison est impuissante à expliquer. L’auteur du Brevis tractatus de sacramento allaris invoque, sans le préciser, un mode d’existence consécutif à l’intervention de la puissance divine. C’est aussi la réponse de Robert Pulleyn, d’Hugues de Rouen et d’autres. Voir Eucharistie, col. 1272-1273. Tous admettent que le corps du Christ échappe aux lois de l’espace, mais hésitent sur les raisons à en fournir. Voir, en particulier, Pierre de Poitiers concluant, pour le Christ, à un état très spécial de localisation, sicut habuit singularem statum bealitudinis, ita etiam singularem modum localilatis. Sent., t. V, c. xii ; cf. c. xiii, P. L., t. ccxi, col. 1251 A ; 1254 B. Cet état de localisation ne peut s’expliquer que par le miracle.

Un seul auteur de cette époque, Folmar de Triefenstein, a pu être invoqué nettement comme précurseur de l’ubiquisme eucharistique. Cf. Hunzinger, art. Ubiquitât, dans Protestant. Realencyclopâdie, Leipzig, t. xx, 1908, p. 183. C’est sur un texte d’un de ses adversaires, Arno de Reichenberg († 1175) qu’on l’accuse d’ubiquisme : Non quod doceamus sicut Follis ille amarus nobis imponit, corpus Christi quod sumimus non aliter in tam multis locis simul esse posse, nisi Christus corporaliler sil ubique, sed quod virtutem specialem in corpore Christi essendi ubi ipse voluerit prœdicamus. Et htec quidem facilitas in eodem corpore Christi etiam adhuc mortali erat, sed donec tempus dispensatoriæ obœdientise transiret, exercenda non erat. Apotogeticus contra Folmarum, éd. Weichert, Leipzig, 1888, p. 162. La dernière partie du texte montre que l’accusation d’ubiquisme pourrait se retourner contre les adversaires de Folmar (voir également la suite, p. 164) : la vertu spéciale propre au corps glorifié du Christ et lui permettant d'être présent là où il veut, constitue précisément une des échappatoires de l’ubiquisme. Voir plus loin, col. 000.

4. Deux siècles plus tard, on retrouve chez Occam, une explication bien voisine de l’ubiquisme luthérien. Les grands théologiens du xiir » siècle avaient distingué la substance de la quantité et, en s’aiguillant dans la voie qu’on a rappelée tout à l’heure, avaient pu résoudre — sans contradiction, quoi qu’en pense Hunzinger, loc. cit. — les difficultés inhérentes aux multiples présences du Christ dans l’eucharistie. Ils affirment que le Christ n’y est pas localiter et « par ses propres dimensions, puisqu’il s’y trouve per modum substantise, quoiqu’il y soit réellement et t avec » ses dimensions. Le nominnlisme outrancier d’Occam entreprit de résoudre différemment la difficulté. Pour lui, la quantité n’est pas réellement distincte de la substance, voir ici Eucharistiques (Accidents), t. v, col. 1394 ; elle fait seulement que la substance devient res quanta. Mais elle peut croître

ou diminuer au point que la res quanta se réduise à un point mathématique, tout en contenant l’intégralité de la substance. C’est ainsi que le corps du Christ est présent dans l’hostie et dans chaque parcelle de l’hostie non plus circumscriptive, mais définitive, pour ainsi dire à la manière des esprits. (Cette doctrine se retrouvera plus tard chez nombre de théologiens des xvie et xvii c siècles ; voir Transsubstantiation, col. 1400. Évidemment, c’est par la puissance divine seule qu’une présence de ce genre peut être réalisée ; mais si l’esse définitive des esprits peut être ainsi conféré au Christ avec la multiprésence, rien n’empêche de concevoir la possibilité d’un esse repletive propre à la divinité et communiqué par la puissance divine à la chair eucharistiée du Sauveur : quia potest esse in divinis locis simul immo ubique per potentiam divinam, non virtute propria. In /V uln Sent, t. IV, q. iv ; cf. Quodlibet, i, 4, de sacramento allaris, 6. Voir ici Eucharistie, col. 1312. C’est ainsi que Steitz a pu logiquement présenter la possibilité de l’ubiquité du corps eucharistie du Christ comme une thèse spécifiquement occamienne. Protest. Realencyclopâdie 2e éd., art. Transsubslanlialio und Ubiquitdt, p. 355 sq. Cf. Rettberg, Occam und Luther, dans Theologische Studien und Kritiken, t. i, 1839, p. 81 sq. ; Hunzinger, Realencycl… (3e éd.), art. Ubiquitât, p. 184 ; R. Seeberg, ibid., art. Occam, p. 189 et ici Occam, t. xi, col. 894. La doctrine d’Occam peut être résumée en quatre points : 1. Le réel esse repletive propre à la divinité ; 2. la présence unilocale du corps du Christ dans le ciel ; 3. la multiprésence du corps du Christ dans l’eucharistie sans extension locale par une sorte de condensation en un point mathématique ; 4. la possibilité de l’ubiquité communiquée à la chair du Christ par la toute-puissance divine. G. Biel qui admet, à la suite d’Occam, la réduction ad punclum, Expositio in can. missse, lect. xlhi, ne suit pas son maître jusqu'à la possibilité de l’ubiquité. Gerson combat formellement cette dernière hypothèse.

5. Luther s’est peut-être inspiré d’Occam ; mais à coup sûr il a connu la formule de Lefèvre d'Étaples sur l’ubiquisme, formule énoncée d’ailleurs sans préoccupation eucharistique. On a lu les textes de Lefèvre à Hypostatique (Union), col. 543. Dans ses Vindicire bellarminianæ, le P. Erbermann fait observer que l’assertion de Lefèvre d'Étaples fut censurée par la Sorbonne le 15 février 1526. Dans Bellarmin, Controv., De Christo, t. III, c. i, vindiciæ, n. 2. (La censure ne se trouve pas indiquée dans la Collectio… de Duplessis d’Argentré ; elle est relatée par L. Fourier, Testifîcatio orbis contra Chrisfi ubiquilatem, Paris, 1658.)

Origine immédiate.

1. Luther et l’explication

de la consubslantiation. — Si, dès le début (15161518), Luther s’insurgea contre l’opus operatum catholique, c’est peu à peu seulement que sa pensée sur l’eucharistie a revêtu une forme définitive. En 1519, dans le sermon Vom hochwiirdigen Sakrament (éd. de Weimar, t. ii, p. 738 sq.), il se sert encore du terme de transsubstantiation. Sa lettre aux chrétiens de Strasbourg (15 décembre 1524) pourrait laisser supposer qu’il fut un instant tenté de se ranger du côté de l’interprétation symbolique ; mais à mesure que l’idée purement sacramentaire s’affirme chez les autres réformateurs, Luther prend nettement position et ce sera tout d’abord en face de Carlostadt. Voir Eucharistie, col. 1341-1342. Il s'élève avec véhémence rontre ceux qui enseignent es sei im Sakrament des Altars schlrchl und eitel lirod und Wein. Cf. Vom Anbclen des Snkranr. (1523), éd. cit., t. xi, p. 434. Il s’agit, non plus de transsubstantiation, mais de ronsiihstniitiation : la substance du corps du Christ s’ajoutant à la substance du pain dans l’eucharistie,

tout comme, dans l’incarnation, la divinité et l’humanité sont unies dans la même personne. Cf. Captivité de Babylone, De sacram. partis, et Vom Abendmuhl Christi, Bekenntnis, éd. cit., t. vi, p. 508 ; t. xxvi, p. 507. On sait qu’une théorie analogue avait été proposée au Moyen Age par quelques auteurs combattus par Alger de Liège et Guitmond d’Aversa. Voir Eucharistie, col. 1286. L’impanation fut vraisemblablement aussi professée par Rupert de Deutz, voir t. xiv, col. 199-202. Ce qui ne signifie pas, comme l’insinuent cependant certains théologiens protestants, que la doctrine de l’impanation était commune dans l’enseignement catholique avant le xiii c siècle.

Le point de départ de l’enseignement de Luther touchant l’ubiquité du corps du Christ est marqué dans ses premières discussions sur la présence réelle avec Zwingle et Œcolampade, à coup sûr pas avant 1525, vraisemblablement dans son écrit Wider die himmlischen Prophcten, où il insinue déjà que le Christ « tient tout en main et remplit toutes choses ». Éd. cit., t. xviii, p. 62 sq. Sur la querelle sacramentaire entre Luther et ses adversaires Zwingle, Karlstadt et Œcolampade, voir Sacramentaire (Controverse ), t. xiv, col. 442-463. Mais l’enseignement ubiquiste est formel dans le sermon Vom Sakrament des Leibes und Blutes Christi (29 mars 1526, éd. cit., t. xix, p. 482 sq.) ; dans l’écrit polémique contre Zwingle et Œcolampade, Dass dièse Worte, das ist mein Leib noch festslehen (mars 1527, t.xxiii, p. 28 sq.) et dans Vom Abendmahl Christi, Bekenntnis (1528, t. xxvi, p. 261 sq). On le retrouve dans la position adoptée par Luther lors de la rédaction des articles de Schwabach (16 octobre 1529). Voir Sacramentaire (Controverse), col. 457. Luther défend la présence réelle au double point de vue exégétique et dogmatique. C’est dans l’exposé dogmatique que l’ubiquisme prend place. En même temps, en effet, que Luther enseigne la réalité du corps dans l’eucharistie, il se défend de donner à la présence réelle une signification matérielle. C’est bien la chair et le sang du Christ qui se trouvent dans le pain et dans le viii, mais le corps du Christ « est né de l’Esprit et il est saint ; aussi ne doit-il pas être viande, mais esprit ». Dass dièse Worte…, p. 201. Reprenant certaines expressions déjà rencontrées au ixe siècle, Luther proclame le corps eucharistie du Christ « chair spirituelle », ibid., p. 205, 206 ; possédant « une essence surnaturelle », ibid., p. 215. De ce concept de « chair spirituelle », Luther déduit deux propriétés. Tout d’abord, toutes choses deviennent ainsi présentes au corps du Christ qui peut les pénétrer « sans y faire de trou », comme le corps glorieux du Sauveur pénétra, portes closes, dans le Cénacle. Voir Vom Sakrament…, éd. cit., t. xix, p. 480 ; Dass dièse Worte…, t. xxiii, p. 147. Ensuite, le corps du Christ peut être présent tout entier dans la plus petite parcelle de pain ; le pain peut être rompu, partagé ; le Christ n’est pas atteint pour autant et demeure sous chaque parcelle tout entier. Vom Abendmahl, Bekenntnis, t. xxvi, p. 448 sq. C’est un mode d’être propre aux esprits et qui permet aux anges comme aux démons d’être présents en plusieurs endroits simultanément. C’est la présence selon un esse définitive, telle que l’avait enseignée Occam.

Pour expliquer la multiprésence du Christ, au ciel et dans les hosties, sans changement ni altération en son corps, Occam avait recouru à la toute-puissance divine. Luther, à maintes reprises, invoque aussi cet argument. Voir surtout le sermon Vom Sakrament des Leibes, p. 487, 489, 490 sq., 493. Dieu veut qu’il en soit ainsi et nous devons le croire, car ce miracle ne lui est pas impossible. Ibid., p. 495. Mais Luther va plus loin. Ses adversaires lui objectaient que le Christ

ne peut être corporellement à la fois au ciel et dans l’eucharistie. Dass dièse Worte…, p. 119. Aussi veut-il s’élever de l’esse définitive à l’esse repletive, de la multiprésence à l’omniprésence et, à cette fin, il a recours à l’interprétation symbolique de la « droite de Dieu » et à la communication des idiomes. La « droite de Dieu » ne saurait être entendue en un sens local et déterminé. Luther, après saint Augustin, l’avait cependant ainsi interprété dans ses premiers écrits sur les psaumes (1513, éd. cit., t. iv, p. 227 sq.). Mais désormais la « droite de Dieu » signifiera la toute-puissance divine, laquelle ne connaît aucune limite dans le temps et dans l’espace. Luther peut donc raisonner ainsi : le corps du Christ est à la droite de Dieu ; or la droite de Dieu est partout jusqu’aux extrémités du monde — et donc dans le pain — donc le corps du Christ est aussi dans le pain. Dass dièse Worte…, p. 143. En conséquence l’explication par la transsubstantiation est inutile. Ibid., p. 145. Pour confirmer cette conclusion, il recourt à l’article fondamental de la christologie : en Jésus-Christ, les deux natures sont unies en une seule personne. L’unité de personne exige que l’humanité du Christ participe à l’omniprésence de la divinité : necesse habes quod Jésus Christus sit juxta humanitatem super omnes creaturas collocatus et omnia impleat ; non pas que cette omniprésence soit naturelle à l’humanité dont l’être sera toujours, par lui-même, circonscrit localement ; mais elle lui est surnaturellement communiquée. Ainsi la communication des idiomes comporte — surnaturellement — la communication de l’omniprésence.

Mais alors — et c’est là l’une des grandes objections des adversaires de l’ubiquisme — par suite de son union avec la divinité, le corps et le sang du Christ seront donc dans toutes les créatures, dans n’importe quel pain ou quel viii, et le chrétien mangera ce pain et boira ce sang en prenant n’importe quelle nourriture ou boisson. Luther a prévu l’objection. Vom Sakrament…, p. 492 ; Dass dièse Worte…, p. 138140. Sa réponse tient en une distinction subtile : sans doute, en vertu de la communication de l’omniprésence divine, le corps du Sauveur est en toutes choses, mais il ne s’y trouve présent, pour être pris par les chrétiens, que si Dieu le veut. Autre chose est que Dieu soit là, autre chose qu’il soit là pour nous. Et c’est seulement dans l’eucharistie que la parole du Christ nous présente sa chair à manger. Dass dièse Worte…, p. 149-151. Un pareil effugium revient, en somme, à la réponse d’Occam, plaçant dans la volonté divine, la raison suprême de l’ubiquité de la chair du Christ.

Si l’on voulait résumer la doctrine de Luther, comme on l’a fait plus haut pour celle d’Occam, il faudrait dire que Luther admet, pour le corps du Christ, trois sortes de présence : 1. une présence localement circonscrite (esse circumscriptive ou localiter), propre au Christ durant sa vie mortelle et quand il reviendra à la fin du monde ; 2. une présence localement définie (esse définitive), à la manière dont les esprits sont présents, lorsqu’il traversa la pierre du tombeau ou les portes du cénacle ; et selon cette présence il se trouve dans l’hostie ; 3. une présence réplétive (omniprésence) participée de la divinité en raison de l’union personnelle de sa nature humaine à sa divinité et de sa session à la droite du Père, sans toutefois que cette omniprésence nous permette de saisir le Christ ailleurs que dans l’eucharistie. Et, dans sa science infinie, Dieu peut connaître encore d’autres modes possibles de présence. Vom Abendmahl, Bekenntnis…, p. 448 sq., pass.

2. L’attitude négative des autres réformateurs.

En face de l’ubiquisme luthérien, les positions de Zwingle et de Calvin sont faciles à préciser.

Zwingle déclare sans ambages que l’ubiquité du corps du Christ ne repose sur aucun fondement sérieux. La session de l’humanité à la droite de Dieu est purement locale. La communication des idiomes ne supprime pas la différence des deux natures. Pour le Christ même glorifié il ne peut y avoir d’esse repletive ni même d’esse définitive : le corps du Christ demeure localement circonscrit dans le ciel comme il l’est sur la terre. Arnica exegesis, iii, 525 ; iv, 52. Voir aussi Commentarius de vera et falsa religione ; Subsidium sive coronis de eucharistia. Sur cette doctrine eucharistique de Zwingle, voir Réforme, t. xiii, col. 2070-2071 ; Sacramentaire (Controverse), t. xiv, col. 453-454 ; et Zwingli.

Avec sa théorie de la présence virtuelle, Calvin évite la contradiction que Zwingle reprochait à l’ubiquisme luthérien dont il rejette expressément l’idée et la formule : » Comme nous ne doutons pas qu’il (Christ) n’ait sa mesure comme requiert la nature d’un corps humain et qu’il ne soit contenu au ciel, auquel il a esté receu iusques à tant qu’il viendra au iugement ; aussi nous estimons que c’est une chose illicite de l’abbaisser entre les éléments corporels ou imaginer qu’il soit partout présent. » Inst. chrét., IV, xvii, 13. Toutefois, ajoute Calvin, si le corps et le sang du Christ ne sont présents en aucune manière par leur substance, même dans l’eucharistie, ils y sont présents par leur vertu sanctificatrice, puisque, par les symboles du pain et du viii, le Christ s’offre au croyant avec la vertu sanctificatrice de son corps et de son sang véritables. Ibid., n. 32. Voir ici t. xiii, col. 2075.

Quant à Mélanchthon, sa pensée est moins facile à préciser. Elle suit une courbe parallèle à son sentiment sur la présence réelle. On a dit, t. x, col. 509510, comment Mélanchthon s'était peu à peu séparé de Luther sur ce dernier point. Il accepte donc d’abord l’ubiquité de l’humanité du Christ, sans toutefois y voir la raison nécessaire de la présence eucharistique. Corp. reform., t. i, p. 949. Puis, au fur et à mesure qu’il se rapproche des sacramentaires, il conteste le bien-fondé de l’ubiquisme. Cf. Corp. reform., t. vii, p. 780, 884 ; t. viii, p. 385 ; t. ix, p. 387, 962. En 1540, l'évolution est terminée : rejetant expressément l’ubiquisme, Mélanchthon en vient à professer la session locale du Christ ad dexteram Dci. La communication des idiomes n’est plus une communication réelle des propriétés d’une nature à l’autre, mais une attribution personnelle des propriétés, comme Calvin le professe lui-même, Inst. chrét., II, xiv, 1-3. C’est, au fond, l’idée même que s’en fait la théologie catholique.