Dictionnaire de théologie catholique/TRINITÉ, ÉCRITURE ET TRADITION. VII. La systématisation augustinienne

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 15.2 : TRINITÉ - ZWINGLIANISMEp. 76-81).

VII. La systématisation augustinienne.

Les Occidentaux n’ont jamais été regardés, dans l’antiquité, comme des philosophes originaux : tant païens que chrétiens, ils se sont généralement contentés d’adopter les systèmes inventés par les Grecs, pour en tirer surtout des applications pratiques. Il est d’autant plus curieux de constater que, lorsqu’il s’agit du dogme de la Trinité, l’Occident a devancé l’Orient dans les essais de systématisation méthodique. Nous avons déjà rappelé que, vers le milieu du iiie siècle, Novatien a donné le premier traité De Trinitate. Au ve siècle, l’exemple de Novatien fut suivi par saint Augustin, comme il l’avait été au iv « par saint Hilaire.

Les circonstances expliquent en partie ce fait assez curieux. C’est surtout en Orient que les controverses ariennes se sont développées au cours du ivesiècle. Pendant longtemps, l’Occident a vécu sans être atteint par elles ; et, lorsqu’il a été amené à prendre parti, il s’est laissé guider par ceux qui connaissaient le mieux les événements ou qui, du moins, étaient à même de les connaître : de là le rôle capital joué par saint Hilaire.

Tandis qu’en Orient, Il fallait défendre pied à pied les positions orthodoxes, réfuter sans cesse les nouvelles difficultés qu’opposaient les hérétiques, et qu’il était ainsi impossible de composer un traité complet de la Trinité, les Occidentaux jouissaient de plus de liberté d’esprit. Certes, à partir du ve siècle, les circonstances se modifièrent et saint Augustin eut personnellement à défendre l’orthodoxie contre des ariens bien vivants qui vinrent le combattre en Afrique. Jamais pourtant, Jusqu’au triomphe des Barbares convertis à l’arianisme, la situation ne fut aussi grave pour l’Église d’Occident qu’elle l’avait été pour l’Église d’Orient sous les règnes de Constance et de Valens. Saint Augustin profita de la tranquillité que lui laissaient sur ce point les hérétiques. Son De Trinitate, rédigé entre 400 et 416, constitue le monument le plus ample élevé par la théologie patristique latine à la gloire de la Trinité.

I. victorin.

Il faut cependant, avant de parler de ce grand traité, signaler rapidement les écrits antiariens de Victorin, parce qu’ils constituent un essai philosophique des plus curieux et qu’ils ne sont pas sans avoir exercé leur influence sur saint Augustin. Victorin est amené à écrire sur la Trinité pour résoudre les objections qu’un arien, nommé Candidus, lui a adressées. Voir l’art. Victorinus.

D’après Candidus, on ne saurait imaginer en Dieu une génération : elle blesserait son immutabilité parce qu’elle suppose un changement, sa simplicité parce qu’elle comporte une division, une séparation. D’autre part, un Verbe engendré ne saurait être Dieu, puisqu’il est devenu, qu’il a passé du néant à l’être et il n’est pas consubstantiel au Père : Ex quibus apparet quoniam neque consubstanliale est quod générât ur, neque sine conversione generatio a Deo. De générât, divina, 7, P. L., t. viii, col. 1017.

Victorin s’efforce de résoudre ces difficultés ; et, comme elles ont un point de départ rationnel, c’est à la philosophie qu’il fait appel, tout en reconnaissant qu’il est malaisé de bien parler de Dieu, De générât. Verbi divini, 27 et 28, ibid., col. 1033, 1034. Il remarque tout d’abord que l’action implique un mouvement : Facere nonne motus est ? Mais il n’est pas vrai que le mouvement implique un changement, une mutalio. Dieu est éternellement en action, en mouvement ; il ne cesse pas d’agir et de se mouvoir : Est enim movere ibi et moveri ipsum quod est esse, simul et ipsum. Adv. Arium, i, 43, col. 1074. Ce mouvement est une création, factio, par rapport aux êtres contingents ; mais, lorsqu’il s’agit du Verbe, il est une génération : génération éternelle comme le mouvement dont elle est le terme. Le Verbe a été l’instrument de la création ; il a donc préexisté à toute créature. De générât. Verbi divini, 29, 30, col. 1034, 1035.

Il est vrai que Victorin laisse échapper ici ou là quelques expressions défectueuses. Il dit par exemple que le Père est plus ancien, que le Fils est plus jeune ; ou encore que Dieu a créé le Verbe, Ado. Arium, i, 20, col. 1053. Ce sont là des formules qu’il ne faut pas prendre à la lettre. Nombreux sont les Pères qui ont parlé de cette manière. Il déclare trop clairement que le Verbe est consubstantiel au Père pour qu’on puisse prendre le change sur sa véritable pensée : ὁμοούσιον ergo et Filius et Pater, et semper ita, et ex seterno et in œlernum. Adv. Arium, i, 34, col. 1067. Le Père et le Fils sont quelque chose d’un et de simple : Unum ergo et simplex ista duo. De generat. Verbi divini, 22, col. 1031.

Victorin précise d’ailleurs ses idées. Le Fils, déclare-t-il, est le terme de la volonté du Père, ou plutôt sa volonté en acte : Pater ergo cujus est volunlas, Filius autem voluntas est, et voluntas ipse est λόγος. Toute volonté est enfant : le λόγος est donc Fils : Omnis enim voluntas progenies est… λόγος ergo Filius. Et, comme Dieu atteint tout par une volonté unique, il n’y a qu’un seul Fils. Ce Fils unique, procédant par la volonté, est non a necessitate naturee sed voluntate magnitudinis Dei, ce qui ne veut pas dire, comme le prétendaient les ariens, que Dieu aurait pu ne pas l’engendrer, mais que sa génération a pour principe la volonté. Adv. Arium, i, 31, col. 1064.

De même que le Fils est la volonté actuée du Père, il est aussi le terme de sa connaissance, ou plutôt l’image par laquelle le Père se connaît lui-même : Est autem lumini et spiritui imago… Filius ergo in Patre imago et forma et X6yoç. Adv. Arium, i, 31, col. 1064. D’où il suit, d’une part, que le Verbe est distinct du Père, comme l’image est distincte du sujet connaissant, mais, d’autre part, qu’il lui est identique, parce qu’il le représente à lui-même.

Les origines de cette théorie ne sont pas douteuses. Victorin s’inspire de la philosophie de Plotin et il se représente les rapports du Père et du Fils exactement d’après le modèle des relations entre l’Un et le voûç. Le Père est l’absolu, l’inconditionné, l’être transcendant qui semble n’avoir ni attribut, ni détermination quelconque, inconnaissable, invisible. Le Fils est ce par quoi le Père se conditionne, se précise, se détermine, se limite en quelque sorte, se met en relations avec le fini, devient connaissable et tombe sous notre étreinte. Le Père est la substance, le Fils est la vie, le Père est le surêtre, le Fils est l’être tout simplement.

Il est facile de trouver, dans l’œuvre de Victorin, des formules qui traduisent cette doctrine : Deus quod est esse, id est vivere, incognitos et indiscretus est ; et ejus forma, id est vitee intelligentia, incognito et indiscreta est… Cum autem foris esse cœperit, tune forma apparens imago Dei est, Deum per semet ostendens ; et est X6yoç, non jam inde rcpôç tov Geôv X6yoç, in qua vila et intelligentia, jam Ôv ; quia certe cognitio et existentia, quæ intellectu et cognitione capitur. Adv. Arium, iv, 20, col. 1128.

Et ailleurs : Hic est Deus supra voûv, supra veritatem, omnipotens potentia, et ideirco non forma ; voù ; autem et veritas et forma, sed non ut inhserens alteri inseparabilis forma, sed ut inseparabiliter annexa ad declarationem potentise Dei Patris eadem substantia vel imago vel forma… Si silentium Deus est, Verbum dicitur ; si cessatio, motus ; si essentia, vita… Ergo isla essentia, silentium, cessatio Pater, hoc est Deus Pater. At vero vita, Verbum, motus aut actio Filius et unicus Filins. Adv. Arium, iii, 7, col. 1103-1104.

Ailleurs encore : Verum esse primum, ita imparticipatum est, ut nec unum dici possit, nec solum, sed per prœlationem ante unum, et ante solum, ultra simplicitatem, prœexistentiam potius quam existentiam, universalium omnium universale, infinitum, interminatum, sed aliis omnibus, non sibi : et ideirco sine forma intellectu quodam auditur… Hoc illud est quod diximus vivere vel vivit, illud infinitum, illud quod supra universalium omnium vivere est ipsum esse, ipsum vivere, non aut aliquid esse aut aliquid vivere unde nec ôv. Certum est enim eliam quiddam est Ôv, intelligibile, cognoscibile. Ergo si non Ôv, nec X6yoç, X6yoç enim deflnitus est et definitor. Adv. Arium, iv, 19, col. 1127.

Les nécessités de la controverse arienne obligent Victorin à insister sur les rapports du Père et du Fils et sur la divinité du Fils. Cependant, le Saint-Esprit n’est pas absent dans son système. Bien qu’il semble parfois confondu avec le Fils, par suite de l’imprécision du mot spiritus, il s’en distingue comme l’intelligence est distincte de la vie, comme la voix est distincte de la bouche qui l’émet. Le Père est le silence parlant ; le Christ, la voix ; le Paraclet, la voix de la voix : Est enim Pater loquens silentium, Christus vox, Paracletus vox vocis. Adv. Arium, iv, 16, col. 1111. Vivere quidem Christus, intelligere Spiritus. Adv. Arium, i, 13, col. 1048. Par suite, il y a dans la Trinité une seule substance : Una substantia tribus a substantia Patris bj.ooùaia. : ergo trias, hoc est simul oôata… ergo 6[ioo)aio> sunt, unam et eamdem substantiam habentes. Ado. Arium, i, 16, col. 1050.

Le Fils et l’Esprit-Saint sont produits par le Père par un mouvement unique : Unus motus utrumque in existentiam protulit ; mais, par ce mouvement, le Père ayant donné au Fils tout ce qu’il a, même de pouvoir se communiquer, le Fils l’a donné à son tour à l’Esprit-Saint : et quia quæ habet Pater Filio dédit omnia, ideo et Filius, qui motus est, dédit omnia Spiritui sancto. Adv. Arium, iii, 8, col. 1105. Le Père reste ainsi la source première de toute la Trinité ; il est l’unique principe de la vie divine. Cependant ses dons se communiquent à l’Esprit par le Fils qui est par la suite un principe secondaire et subordonné : Sicuti enim a gremio Patris et in gremio Filius, sic a ventre Filii Spiritus. Adv. Arium, i, 8, col. 1044.

Le Saint-Esprit est le lien des deux autres personnes ; avec lui la Trinité est complète : elle comporte une seule substance et trois personnes ; Victorin emploie même parfois le mot subsistence : Dictum de una substantia très subsistentias esse, ut ipsum quod est esse subsistât tripliciter, ipse Deus et Christus, id est Xôyoç et Spiritus Sanctus. Adv. Arium, ii, 4, col. 1092. Il faut d’ailleurs ajouter que ce mot, très rare chez notre auteur, ne parvient pas à s’imposer de son temps et qu’il n’entrera que plus tard dans le vocabulaire courant du dogme trinitaire. Consubstantielles, ces trois personnes ont entre elles le même rapport que l’être, la vie et l’intelligence ; la vie qui est le Fils n’étant qu’une forme de l’être qui est le Père, comme l’intelligence qui est l’Esprit-Saint n’est qu’une forme de la vie qui est le Fils. Adv. Arium, i, 13, col. 1048.

On ne saurait méconnaître la grandeur de l’effort accompli par Victorin pour présenter sous une forme philosophique le dogme de la Trinité. Est-ce à dire que cet effort nous satisfasse pleinement ? Nous ne pouvons l’affirmer. Il est bien difficile de reconnaître, dans les expressions abstraites du dialecticien les réalités vivantes que la Tradition nous a appris à connaître et à aimer en Dieu. Cependant, Victorin s’engage résolument dans une voie où il comptera de nombreux imitateurs. Il est, à certains égards, le premier des scolastiques. C’est à ce titre surtout qu’il convenait de rappeler ici son souvenir.



II. LE DE TRINITATE DE SAINT AUGUSTIN.

C’est aux environs de 400 que saint Augustin commença à écrire son traité sur la Trinité. Cet ouvrage l’occupa longtemps. Il en rédigea d’abord les douze premiers livres qui se répandirent à son insu dans le public, avant qu’il ait eu le loisir d’y mettre la dernière main. Mécontent de cette aventure, il était décidé à ne pas pousser plus avant son travail ; mais les instances de ses frères le contraignirent en quelque sorte à achever l’œuvre commencée et à y ajouter les trois derniers livres. L’ouvrage complet fut terminé en 416.

Esprit de l’ouvrage. —

Le De Trinitate comprend deux parties : la première (livres I-VII) établit le dogme de la Trinité d’après l’Écriture et résoud les principales difficultés que les hérétiques ont coutume de soulever contre lui ; la seconde (livres VIII-XV), de beaucoup la plus importante et la plus originale, recherche dans l’homme des analogies destinées à donner une certaine intelligence du mystère. « Saint Augustin cherche à y montrer la Trinité à l’aide d’images diverses qui la représentent en quelque manière. Aucune d’elles n’est développée avec la rigueur et la méthode qu’y apporteront les scolastiques. L’auteur se préoccupe moins, semble-t-il, de satisfaire l’esprit par une démonstration rigoureuse, dont il se reconnaît incapable du reste, que d’élever peu à peu les âmes vers le Dieu en trois personnes, en leur présentant l’activité divine ad intra en une série d’images de plus en plus simples et ressemblantes. De même qu’il conduit l’homme par degrés à la connaissance de la divinité, il le mène par degrés à la contemplation de la Trinité. » F. Cayré.

Il ne s’agit pas, faut-il le dire, de donner une démonstration du mystère divin. Nul, plus que l’évêque d’Hippone, n’a eu le respect de la grandeur ineffable de Dieu ; nul n’a plus insisté que lui sur la nécessité des préparations morales qui, seules, permettent à l’homme d’approcher de son Créateur. Ce sont les cœurs purs qui sont appelés à jouir de la vision de Dieu : encore faut-il qu’ils soient remplis de la grâce ! car par elle seule l’intelligence humaine se trouve impuissante. Mais, lorsque ces deux conditions préliminaires sont remplies, il faut ouvrir tout grands les yeux de son âme et découvrir dans le monde entier les vestiges de Dieu. Le Créateur a laissé partout la trace de son passage : malheur à ceux qui ne les reconnaissent pas et qui ne comprennent pas le sens profond et symbolique des choses. Comme d’ailleurs, l’homme a été créé à l’image de Dieu et que, malgré la chute originelle, il conserve cette image, pourquoi ne trouverions-nous pas en lui des traces plus manifestes encore du passage du Seigneur ? pourquoi notre esprit ne serait-il pas une ombre, une esquisse du mystère ? Le reproche que nous adressions tout à l’heure à Victoria, de s’exprimer en philosophe et de transposer dans l’étude du dogme révélé les procédés dialectiques du néoplatonisme, saint Augustin ne le mérite pas, parce que son raisonnement n’est que le point de départ d’une contemplation. L’ouvrage sur la Trinité s’achève par une admirable prière : « Seigneur, notre Dieu, nous croyons en toi, Père, Fils et Saint-Esprit. La vérité n’aurait pas dit : « Allez, baptisez « toutes les nations au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit », si tu n’étais pas Trinité. Tu ne nous ordonnerais pas d’être baptisés au nom de celui qui ne serait pas Dieu. La parole divine n’aurait pas dit : « Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu estun Dieu unique », si tu étais Trinité sans que tu fusses un seul Seigneur Dieu. Si tu n’étais tout à la fois Dieu le Père, et le Fils, ton Verbe, Jésus-Christ, et votre don à tous deux, l’Esprit Saint, nous ne lirions pas dans les Ecritures véridiques : « Dieu a envoyé son Fils » ; tu n’aurais pas dit, Fils unique, à propos de l’Esprit Saint : « Celui qu’enverra le Père en mon nom », ou encore : « Celui que je vous enverrai, venant du Père ». En dirigeant mon intention sur cette règle de foi, autant que je l’ai pu, autant que tu m’as donne de le pouvoir, je t’ai cherché ; j’ai désiré voir intellectuellement ce que je crois ; J’ai beaucoup discuté ; j’ai beaucoup travaillé. Seigneur, mon Dieu, mon unique espérance, exauce-moi. Fais que la fatigue ne m’empêche jamais de te chercher ; mais donne-moi de te chercher toujours avec ardeur. Donne-moi la force de te chercher, toi <nii m’as permis de te trouver et qui m’as donné l’espoir de te trouver encore de plus en plus. Devant toi sont ma force et ma faiblesse : garde l’une et guéris l’autre. Devant toi, ma science et mon ignorance : si tu m’as ouvert, accueille mon entrée ; si tu m’as fermé, ouvre à mes coups. Que je me souvienne de toi, que je te comprenne, que je t’aime ! Accrois en moi mes facultés jusqu’à ce que tu me renouvelles en entier. Je sais qu’il est écrit : t La multitude des « paroles fait tomber dans le péché. » Plaise au ciel que je ne parle jamais que pour prêcher ta parole et pour te louer ! Non seulement j’éviterais ainsi le péché, mais j’acquerrais des mérites, CD parlant de loi. De Trin., XV, xxviii, 51, P. L., t. zi.ii, col. 1097-1098.

Tout saint Augustin est dans ces quelques lignes ardentes : on y trouve aussi la meilleure expression possible de la méthode suivie par le grand docteur pow essayer de pénétrer le dogme de la Trinité.

Exposé du dogme. —

Ce n’est pas seulement dans le De Trinitate que saint Augustin a exprimé sa pensée sur la Trinité. On peut dire qu’il n’a jamais ceSféde revenir sur ce mystère fondamental : les tractatus sur l’Évangile de saint Jean, les lettres xi et clxx, les livres écrits contre les ariens, en particulier Contra serwonem arianorum, Collatio cum Maximino, Contra Maximinum hiereticum, doivent être lus avec attention, si l’on veut connaître toute la croyance de l’évêque d’Hippone a ce sujet.

1. Point de départ, —

Au contraire des Crées, saint Augustin prend pour point de départ le dogme de l’unité divine ; et, Ce faisant, il se montre fidèle à la tradition latine. Il n’y a qu’un seul Dieu : telle est la première vérité que nous devons croire. Cela étant, il s’agit d’expliquer, sans tomber dans le modalisme, la Trinité des personnes ; mais il ne saurait être question d’éviter le trithéisme, car c’est un danger qui ne menace pas le moins du monde l’esprit de saint Augustin. Le subordinatianisme ne le menace pas davantage : l’Écriture enseigne que le Dieu unique est Père, Fils et Saint-Esprit ; la raison se demande comment cela est possible ; mais la foi assure que le Fils et l’Esprit Saint sont Dieu au même titre et de la même manière que le Père.

Le De doctrina christiana résume ainsi la foi de l’Église : « Quelles sont donc ces choses dans lesquelles il faut mettre notre bonheur ? c’est le Père, le Fils, le Saint-Esprit, autrement dit la Trinité : c’est cette chose unique et souveraine que possèdent en commun et sans partage tous ceux qui en jouissent ; si toutefois nous pouvons l’appeler chose, et non plutôt la cause de toutes choses et encore ce terme suffît-il pour le désigner ? Car comment trouver un nom qui convienne à un être si élevé ? et ne serait-ce pas mieux de dire que cette Trinité est le Dieu unique, de qui tout est, par qui tout est, en qui tout est ? Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, chacun d’eux possède la plénitude de la substance divine, et tous les trois ne sont qu’une seule et même substance. Le Père n’est ni le Fils ni le Saint-Esprit ; le Fils n’est ni le Père ni le Saint-Esprit ; le Saint-Esprit n’est ni le Père ni le Fils ; mais le Père est uniquement le Père, le Fils uniquement le Fils, le Saint-Esprit uniquement le Saint-Esprit. Aux trois appartiennent la même éternité, la même immutabilité, la même majesté et la même puissance. Dans le Père est l’unité ; dans le Fils l’égalité ; dans l’Esprit Saint, le lien de l’unité et de l’égalité ; et les trois sont en toutes choses un dans le Père, égaux dans le Fils, et unis dans le Saint-Esprit. » De doclr. christ., i, 5, P. L., t. xxxiv, col. 21.

Dans la lettre clxx, saint Augustin après avoir rappelé qu’il n’y a qu’un seul Dieu et que cependant le culte d’adoration est dû pareillement aux trois personnes divines, ajoute : « Non pas que le Père soit le même que le Fils ou que le Saint-Esprit soit Père ou Fils, puisque dans la Trinité le Père n’est le Père que du Fils et le Fils n’est le Fils que du Père, le Saint-Esprit étant l’Esprit de l’un et de l’autre ; mais en raison de l’unité et de l’identité de leur nature et de l’indissoluble union de leur vie, l’homme, éclairé par le (lambeau de la foi, comprend comme il peut que la Trinité même est le Seigneur notre Dieu…

Le Père n’est pas le principe du Fils unique de la même manière qu’il l’est de toutes les créatures qu’il a tirées du néant. Il l’a engendré de sa propre substance ; il ne l’a pas fait de rien. Il n’a pas engendré dans le temps celui par qui il a fait les temps ; mais, comme la flamme et la splendeur qu’elle engendre sont simultanées, de même le Père n’a jamais été sans le Fils, car le Fils est lui-même la Sagesse do Dieu le Père, dont rÉcriture a dit : Elle est la splendeur « de lntumièreéternelle. » CetteSagesscestdonccoéternelleà la lumière dont elle est l’éclat, c’est-à-dire à Dieu le Père. C’est pourquoi Dieu n’a pas fait le Verbe au commencement, comme il a fait le ciel et la terre, mais le Verbe était au commencement. Le Saint-Esprit n’a pas été non plus fait de rien comme la créature, mais il procède du Père cl du Fils, sans avoir été fait ni par le Fils ni par le Père. « Cette Trinité est d’une seule et même nature et substance. Elle n’est ni plus petite dans chacune des trois personnes que dans toutes, ni plus grande en toutes qu’en chacune ; mais elle est aussi grande dans le l’ère seul ou dans le Fils seul que dans le Fils et le Père ensemble, et aussi grande dans le Saint-Esprit seul que dans le Père, le Fils et le Saint-Ksprit. Le Père, pour engendrer sou Fili de m dhine substance, n’a rien diminue de sa substance, mais il a engendré Un autre lui-même, en restant tout ce qu’il était et il se trouve encore aussi grand dans son Fils qu’il l’est en lui seul. Il an est de niinic du Saint-Esprit qui. en recevant Intégralement l’essence divine du principe dont il procède, le laisse dans son Intégrité. Son itr luraloute pus oelui dont il procède : considéré comme uni a son principe OU comme distinct di lui. il est l"iil BUSSl grand. Il en procède « ans le diminuer ; il y adhère sans l’migmenter. Ces trois personnes sont donc une sans confusion, et trois sans division. Quoique un, elles sont trois et quoique trois elles sont un. En effet, si celui qui est la source de la grâce fait que les cœurs de tant de ses fidèles ne forment qu’un seul cœur, combien plus grande doit être en lui l’unité par laquelle les trois personnes, et chacune séparément sont Dieu, et toutes ensemble ne font pas trois dieux, mais un seul Dieu. Voilà l’unique Seigneur votre Dieu, qu’il faut servir de toute sa piété et à qui seul est dû le culte de latrie. » Epist., clxx, 3-5, t. xxxiii, col. 749 sq.

Ce long exposé met bien en relief les principes de la doctrine augustinienne. Un seul Dieu, une seule essence, une seule substance numériquement identique dans les trois personnes qui la possèdent. L’évêque d’Hippone reste Adèle à la terminologie latine et le terme grec d’hypostase qu’il traduit encore par substantiel n’est pas sans l’inquiéter quelque peu : « La nécessité, dit-il, de parler de choses ineffables et l’obligation d’énoncer comme nous pouvons les choses qui ne sauraient être énoncées, a fait dire par nos Grecs : une essence, trois substances ; et par les Latins : une essence ou substance, trois personnes ; parce que, dans notre langue latine, essence et substance ont la même signification. » De Trin., VII, iv, 7, t. xlii, col. 939. « J’appelle essence ce que les Grecs appellent ouata et que nous appelons plus ordinairement substance. Il est vrai que les Grecs parlent de l’hypostase. Mais je ne sais pas la différence qu’ils prétendent exister entre l’ousie et l’hypostase. Quoi qu’il en soit, la plupart des nôtres, qui traitent ce dogme en grec ont accoutumé de dire u.Cav oûatav, rpeïç ùnoa-vixaziç, ce qui signifie en latin : une essence, trois substances. » De Trin., V, vin, 10, col. 917. On le voit, saint Augustin ne se scandalise pas des formules grecques et il leur fait confiance ; sa sérénité tranche avec l’inquiétude de saint Jérôme et l’on peut mesurer par la différence des attitudes le chemin parcouru dans la compréhension des positions réciproques. Cependant, il aimerait tout autant un autre vocabulaire, et l’on peut souligner que le mot subsistentia, employé incidemment par Victorin (cf. col. 1684), lui aurait rendu les plus grands services.

2. Conséquences. —

La Trinité est donc un seul Dieu ; la Trinité est une seule éternité, une seule puissance, une seule majesté : ils sont trois, mais ce ne sont pas trois Dieux. In Joan., tract, xxxix, 3, t. xxxv, col. 1682. De là découlent plusieurs conséquences :

a) Les trois personnes n’ont ad extra qu’une seule volonté et une seule opération : là où il n’y a pas de différence de nature, il ne saurait y avoir de différence de volonté. On ne saurait dire par suite que, dans les théophanies de l’Ancien Testament, c’est le Fils seul qui ait apparu. Toute la Trinité s’est manifestée : qui a parlé à Adam ? Est-ce le Père ? est-ce le Fils ? est-ce le Saint-Esprit ? ou bien n’était-ce pas Dieu d’une manière indistincte, indiscrète, la Trinité elle-même qui, sous la forme d’un homme, parlait à un homme ? De fait, le contexte ne laisse voir aucune opposition qui permette de distinguer une personne de l’autre. De Trin., II, x, 17 sq., t. xlii, col. 853 sq. Il est vrai que Dieu n’a pas apparu par lui-même ; il l’a fait par des anges qui parlaient et agissaient en son nom. Les apologistes avaient expliqué tout autrement les théophanies, et saint Augustin semble quelque peu gêné par leur souvenir. Il n’hésite pourtant pas à les contredire. Chacune des trois personnes est autant que les deux autres et que la Trinité entière, car elle possède la totalité de la nature divine et est Dieu, qui comprend aussi les deux autres personnes. « Dans la Trinité, l’égalité est telle que non seulement le Père n’est pas plus grand que le Fils en ce qui concerne la divinité, mais que le Père et le Fils pris ensemble ne sont pas quelque chose de plus grand que le Saint-Esprit, et que chaque personne prise seule n’est pas moindre que la Trinité elle-même. » De Trinit., t. VIII, proœm., ibid., col. 947.

b) « Tout ce qui se rapporte en Dieu à la nature et qui exprime quelque chose d’absolu ne se dit pas au pluriel, mais au singulier comme la Trinité elle-même. Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu ; ainsi le Père est bon, le Fils est bon, le Saint-Esprit est bon. Ainsi encore, le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant, le Saint-Esprit est tout-puissant. Et cependant ce ne sont pas trois dieux, trois bons, trois tout-puissants, mais un seul Dieu, un seul bon, un seul tout-puissant qui est la Trinité même. > Ibid.

c) Que sont donc, en dernière analyse les personnes divines, réellement distinctes, qui ne divisent pourtant pas l’unité et la simplicité divine ? Ce sont des relations : relations qui ne se confondent pas avec la substance ou la nature, puisqu’elles ne sont pas quelque chose d’absolu, mais qu’on ne saurait non plus traiter d’accidents, parce qu’elles sont essentielles à la nature, éternelles et nécessaires comme elles. « En Dieu, rien ne se dit selon l’accident, parce qu’en lui il n’y a rien de niuable ; et pourtant tout ce qui se dit de Dieu ne se dit point selon la substance. En effet, il y a des choses qui se disent relativement à d’autres, ainsi Père par rapport à Fils, et Fils par rapport à Père, ce qui en Dieu n’est point un accident, puisque l’un est toujours Père et l’autre toujours Fils ; et quand on dit toujours, cela ne s’entend point à partir du moment où le Fils est né, et en ce sens que, par le fait que le Fils ne cesse jamais d’être, le Père ne cesse jamais d’être Père ; mais c’est en ce sens que, depuis toujours le Fils est né et qu’il n’a jamais commencé d’être Fils. S’il avait commencé une fois d’être Fils, ou s’il devait un jour cesser de l’être, il serait appelé Fils selon l’accident. Par contre, si le Père n’était appelé Père que par rapport à soi-même, non par rapport au Fils ; et de même si le Fils n’était appelé Fils que par rapport à soi, non point par rapport au Père, ce serait selon la substance que l’un serait appelé Père et l’autre Fils ; mais, comme le Père n’est appelé Père que parce qu’il a un Fils et que le Fils n’est appelé Fils que parce qu’il a un Père, ce n’est point selon la substance qu’ils sont appelés ainsi, puisque ces noms de Père et de Fils ne leur sont point donnés par rapport à soimême, mais par rapport l’un à l’autre réciproquement ; ce n’est pas non plus selon l’accident, puisque, si le Père est appelé Père et le Fils Fils, ce que ces noms désignent est encore éternel et immuable. Aussi, quoiqu’il y ait une différence entre être Père et être Fils, la substance n’est pas différente, car ils ne sont pas nommés ainsi quant à la substance, mais quant à la relation, relation qui n’est pourtant pas un accident parce qu’immuable. » De Trin., V, v, 6, col. 913-914.

Cette explication est de la plus haute importance : on la verra reprise et commentée longuement par la théologie scolastique. Saint Augustin reconnaît d’ailleurs qu’elle ne suffit pas à faire disparaître le mystère. Nous disons que le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont trois ; et si l’on demande trois quoi ? il faut répondre trois personnes ; mais c’est moins pour donner une réponse à la question que pour ne pas la taire. Cum quæritur quid très, magna prorsus inopia humanum laborat eloquium. Dictum est tamen « Très personse », non ut illud diceretur, sed ne taceretur. De Trin., V, ix, 10, col. 918 ; cf. VII, iv, 8, 9, col. 940, 941.

Les analogies. —

Peut-être l’élément le plus original de la contribution apportée par saint Augustin à la théologie de la Trinité est-il la recherche des traces que ce mystère a laissées dans le monde. Cette recherche n’était pas nouvelle. Depuis bien longtemps, on s’était efforcé de trouver, dans les choses créées des images de la Trinité ; les comparaisons du soleil qui émet ses rayons, de la lumière qui s’allume à une autre lumière, de l’arc-en-ciel qui est un, bien qu’il ait les couleurs les plus variées, étaient plus ou moins courantes à la fin du ive siècle. Mais elles ne valaient guère que comme des comparaisons, destinées à rendre sensibles certains aspects du mystère de la vie divine. L’âme profondément religieuse de saint Augustin va plus loin. Elle cherche Dieu dans ses œuvres ; elle voit Dieu manifesté dans toute la création. Les cieux qui proclament la gloire de Dieu, ne le reconnaissent pas seulement pour leur Créateur ; ils le révèlent à l’esprit attentif. Malheur à qui fermerait les yeux pour ne pas voir les signes de la présence de Dieu !

Comme il est de l’essence de Dieu d’être trine, on ne sera pas étonné qu’il soit possible de découvrir de nombreux vestiges de la Trinité : on connaît les nombreux passages dans lesquels saint Augustin met en relief le symbolisme du nombre trois et découvre l’indication de la Trinité partout où il retrouve ce nombre. Ailleurs, ce sont d’autres indices que relève avec amour l’évêque d’Hippone : la triade mensura, numerus, pondus, De Trin., XI, xi, 8, t. xlii, col. 998 ; imitas, species, ordo, De vera relig., vii, 13, t. xxxiv, col. 129 ; esse, forma, manentia, Epist., xi, 3, t. xxxiii, col. 76 ; les trois parties de la philosophie : physica, ethica, logica, ou naturalis, rationalis, moralis, à quoi se réfèrent les trois excellences de Dieu comme causa subsistendi, ratio intelligendi, ordo Vivendi. De civ. Dei, XI, xxv, t. xli, col. 338. Cf. M. Schmaus, Die psychologische Trinitûtslehre des hl. Augustinus, Mua’ter, 1927, p. 190-194. Sans doute, saint Augustin n’attache pas plus d’importance qu’il ne convient à ces analogies : elles l’enchantent pourtant et son âme se réjouit de relever dans toute la création les traces que Dieu a laissées de sa vie intérieure.

Pourtant il tient à souligner que, parmi les créatures, il en est une que Dieu a faite spécialement à son image et à sa ressemblance : c’est l’homme. Il serait donc bien surprenant que l’on ne retrouvât pas dans l’homme la marque de l’image de Dieu. Cette marque est indélébile : elle a été déformée en nous par le péché ; elle doit être réformée par la grâce ; elle subsiste en toute hypothèse dans l’âme, ou, pour parler avec plus de précision, dans le mens qui est comme l’œil spirituel de l’âme. De Trinit., XV, xxvii, 49, P. L., t. xlii, col. 1096.

Saint Augustin relève dans le mens jusqu’à trois images de la Trinité : 1. mens, notilia, amor ; 2. memoria sui, intelligentia, voluntas ; 3. memoria Dei, intelligentia, amor. Chacune d’elles permet d’imaginer d’une manière plus ou moins approchée, ce qu’est la consubstantialité des trois personnes divines, puisque les éléments qui la constituent sont eux aussi consubstantiels. L’école augustinienne, au Moyen Age, se plaira à insister sur ce point et refusera, pour cela, d’admettre l’existence d’une distinction réelle entre l’âme et ses facultés ou entre les diverses facultés de l’âme.

Envisageons tout d’abord la pensée, le mens. Notre pensée s’aime elle-même et nous avons déjà deux termes relatifs l’un à l’autre, dont la relation est celle de l’égalité, car la pensée se veut tout entière : son amour pour soi n’étant que son affirmation naturelle de soi-même, ce qui aime est exactement égal à ce qui est aimé : Mens igitur, cum amat seipsum, duo quædam ostendit, mentem et amorem. Quid est autem amarc te, nisi sibi præslo esse velle ad fruendum se ? Ht cum tantum se vult esse, quantum est, par menti voluntas est, et amanli amor œqualis. De Trin., IX, ii, 2, col. 962. D’autre part, il est évident que l’on ne peut aimer sans connaître. La pensée ne peut donc s’aimer sans se connaître, ce qui lui est d’ailleurs facile, puisque, étant incorporelle, elle est essentiellement intelligible. Dès lors, la pensée, la connaissance et l’amour sont trois, et ces trois sont un, sont égaux, ce qui est l’image de la Trinité : Sicut autem duo quædam sunt mens et rjus amor, cum se amat ; ita quadam duo sunt mens et notifia ejux, cum se novil. Igitur, ipsa mens et amor et notitia ejus tria quædam sunt ; et hœc tria unum sunt ; et cum perfecta sunt, sequalia sunt. De Trin., IX, iv, 4, col. 963.

Selon Et. Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, Paris, 1929, p. 286, « cette première trinité nous est donnée à l’état d’involution, tanquam involuta ; la pensée peut bien s’efforcer de la développer en quelque sorte au dedans de sa propre substance ; mais, même ainsi développée, elle reste une image virtuelle ; la Trinité des personnes divines est au contraire parfaitement actualisée. C’est pourquoi la deuxième image est plus évidente que ne l’était la première. Au lieu de se trouver dans la pensée, la connaissance et l’amour, elle se trouve dans la mémoire, l’intelligence et la volonté. »

Telle que saint Augustin la conçoit ici, la mémoire n’est pas autre chose que la connaissance de la pensée par elle-même, nous dirions la « conscience ». La pensée, en effet, est substantiellement inséparable de la connaissance de soi ; mais cette connaissance n’est pas toujours actuelle. Notre pensée ne s’arrête pas constamment sur elle-même pour se considérer. Il arrive donc souvent que, toute présente à elle-même qu’elle soit, la pensée ne s’aperçoive pas. Pour exprimer cette présence inaperçue, on ne peut lui donner un autre nom qu’aux souvenirs ou aux connaissances que l’on possède sans y penser. Je sais une science, mais je n’y pense pas ; je dis qu’elle est dans ma mémoire. De même, ma pensée m’est toujours présente, mais je ne la considère pas : je dis que j’ai la mémoire de moi : Sicut multarum disciplinarum peritus ea quæ novit ejus memoria continentur, nec est inde aliquid in conspectu mentis ejus, nisi unde cogitât, csetera in arcana quadam notifia sunt recondita, quæ memoria nuncupatur. De Trin., XIV, vi, 8, col. 1042.

« En droit, la pensée n’aurait rien d’autre à faire pour se

reconnaître que de prendre conscience de soi et de s’appréhender. En fait… elle ne saisirait guère par là qu’une fausse apparence, sa propre image déformée et matérialisée par un épais revêtement d’images sensibles. Pour s’atteindre dans sa vraie nature, la pensée doit donc traverser cette croûte de sensations agglutinées et se découvrir telle qu’elle est. Or, ce qu’elle est dans sa nature propre, c’est ce qu’est le modèle divin à l’image duquel elle a été formée. C’est pourquoi l’influence des raisons éternelles, combinée avec la mémoire latente que l’âme a de soi, est nécessaire pour que la pensée se découvre telle qu’elle est. Que cette influence s’exerce, la pensée va naturellement engendrer une connaissance vraie d’elle-même ; elle s’exprime ; elle se dit en quelque sorte et le résultat de cette expression de soi par soi est ce que l’on nomme un verbe.

Nous atteignons donc ici, dans l’acte par lequel la pensée s’exprime, une image de la génération du Fils par le l’ère. De même, en effet, que le Père conçoit éternellement une parfaite expression de soi-même, qui est le Verbe, de même aussi la pensée humaine, fécondée par les raisons éternelles du Verbe, engendre intérieurement une connaissance vraie de soi-même. Cette expression actuelle est évidemment distincte de la mémoire de soi latente qu’elle exprime ; cependant, elle ne s’en détache pas ; ce qui s’en détache c’est seulement le verbe extérieur par lequel notre connaissance interne s’extériorise sous forme de mots ou autres signes. Nous sommes ici à la racine même de l’illumination augusiiniciine. Si toute connaissance vraie est nécessairement une connaissance dans les vérités éternelles du Verbe, c’est que l’acte même de concevoir la vérité n’est en nous qu’une image de la conception du Verbe par le l’ère, au sein de la Trinité. Cf. De Trin., IX, vii, 12, col. 967 ; In Jean., tract, i, 8, t. xxxv. col. 1H83. « Mais cette génération du verbe à l’intérieur de la pensée Implique un troisième élément. Pourquoi en effet la pensée présente à elle-même a-t-elle voulu se chercher, se retrouver a travers le revêtement des images sensibles et, finalement, s’exprimer ? C’est que non seulement elle se connaît soimême, mais elle s’aime. De me -nie que mrmurin de la deuxième trinité correspond à mens de la première, elnsl UlUlllgtntia et uoliintnx correspondent a no&itia Si Oflior, Ce que nous engendrons, c’est que nous voulons l’avoir et le posséder ; ce qife nous avons engendré, nous nous y attachons et complaisons. L’amour est donc doublement intéressé à toute génération ; il la cause ; puis, l’ayant causée. il s’attache à son produit. Ce qui est vrai de toute génération l’est de celle du verbe intérieur par lequel la pensée s’exprime elle-même ; le verbe que l’amour a fait engendrer et la pensée qui l’engendre, se trouvent finalement réunis par un lien spirituel qui les unit étroitement sans les confondre et qui est encore l’amour. De Trin., IX, vii, 12-13, t. xlii, col. 967. Ainsi donc, le verbe n’est pas seulement connaissance, mais une connaissance dont l’amour est inséparable ; si bien qu’une nouvelle égalité parfaite se reconstitue sous nos yeux pour former une deuxième image de la Trinité. » Ét. Gilson, op. cit., p. 288-289.

Au dessus de cette deuxième image, il y en a encore une troisième, qui n’établit plus simplement une relation entre l’âme et elle-même, mais entre l’âme et Dieu dont elle est l’image. Cette image apparaît dans la pensée lorsque, par l’effort qu’elle accomplit dans la recherche de Dieu par la raison et la volonté, elle engendre en soi l’intelligence et la sagesse. Si l’âme ne fait pas cet effort, elle peut bien se souvenir d’elle-même et s’aimer, sa vie n’en reste pas moins une folie. Qu’elle se tourne au contraire vers le Dieu qui l’a faite et qu’elle prenne par là conscience de son caractère d’image divine, alors, se souvenir de soi, s’exprimer dans un verbe et s’aimer équivaudront à se souvenir de Dieu, de la manière dont il s’exprime et dont il s’aime. Par là s’engendre en l’homme une sagesse qui n’est qu’une participation de la sagesse de Dieu et qui rétablit entre le Créateur et sa créature une société trop longtemps rompue. Car il est bien vrai que Dieu est toujours avec l’homme, puisque sa puissance, sa lumière et son amour ne cessent de lui conférer l’être, la connaissance et la vie. Mais il n’est pas vrai que l’homme soit toujours avec Dieu, puisque nous oublions sans cesse celui de qui nous tenons tout. Être avec lui, c’est précisément se souvenir de lui, le connaître par l’intelligence et l’aimer ; c’est donc renouveler en soi cette image qui, lorsqu’elle est trop oblitérée chez l’homme, tombe dans un oubli tel que nul avertissement du dehors ne saurait l’y raviver. De Trin., XIV, xii, 16, col. 1048-1049.

Saint Augustin développe longuement les considérations que nous venons de résumer. À certains moments, il semble même s’attacher tellement aux images qu’il emploie que nous avons l’impression d’y trouver des démonstrations complètes de la Trinité. Jamais cependant il n’oublie que nous n’avons affaire qu’à des images et que Dieu dépasse infiniment tout ce que le langage humain en peut exprimer :

« Il ne faut pas prendre la comparaison de la Trinité

divine avec les trois choses que nous avons montrées dans la trinité de notre âme, écrit-il par exemple, en ce sens que le Père serait comme la mémoire des trois personnes, le Fils l’intelligence des trois personnes et le Saint-Esprit la charité des trois mêmes personnes : comme si le Père n’avait en partage ni l’intelligence, ni l’amour et que, pour lui, le Fils eût l’intelligence et le Saint-Esprit l’amour, tandis que le Père ne serait que sa propre mémoire à lui et la mémoire des deux autres ; et que le Fils n’eût ni la mémoire ni l’amour en partage et que ce fût le Père qui eût la mémoire et le Saint-Esprit la charité pour lui ; tandis que le Fils ne serait que sa propre intelligence à lui-même et l’intelligence des deux autres ; et de même pour le Saint-Esprit, qu’il n’eût point non plus l’intelligence et la mémoire en partage, mais que le Père eût la mémoire et le Fils l’intelligence pour lui, tandis que lui-même serait sa propre charité à lui et la charité des deux autres. Mais il faut comprendre que toutes les trois personnes ensemble et chacune d’elles en particulier ont ces trois choses dans leur nature : en elles il n’y a pas réelle distinction entre ces trois choses comme en nous où la mémoire est une chose, l’intelligence une autre et la dilection ou charité encore une autre, mais elles ne font qu’une perfection qui les comprend toutes, telle qu’est la sagesse même ; telle est la nature des trois persomies divines qu’elles sont ce qu’elles sont, comme n’étant qu’une substance simple et immuable. » De Trin., XV, xvii, 28, col. 1080.

Le mystère reste donc entier. Lorsqu’il s’agit en particulier de dire pourquoi le Fils est engendré tandis que le Saint-Esprit procède, saint Augustin avoue son impuissance. Ce n’est qu’au ciel que nous posséderons les clartés suffisantes pour préciser nos connaissances sur ce point et sur beaucoup d’autres encore.

Malgré tout, l’effort de pensée accompli par saint Augustin est bien loin d’être stérile. Jamais avant lui on n’avait creusé aussi profondément le sens de la vie divine. Les Cappadociens eux-mêmes restent très loin derrière lui. Sans doute, leurs recherches portent dans une direction différente, puisqu’ils se préoccupent avant tout de montrer que la Trinité des personnes n’est pas inconciliable avec l’unité divine entendue au sens le plus strict. Mais ils affirment bien plus qu’ils ne prouvent, et le réalisme de saint Grégoire de Nysse a quelque chose de déconcertant. Le mérite de saint Augustin a été de rechercher dans l’âme humaine le vestige de la Trinité. Une telle idée ne pouvait venir qu’à un esprit profondément religieux, et l’on s’étonne un peu que d’autres ne l’aient pas eue ou du moins n’aient pas cherché à en tirer parti. Nombreux sont, dans les premiers siècles, les Pères qui ont parlé de l’homme créé à l’image de Dieu. Presque tous se sont arrêtés à cette pensée que l’image de Dieu en l’homme était l’intelligence, et plusieurs ont ajouté que la ressemblance de Dieu, la grâce surnaturelle, avait été perdue par le péché du premier homme. Saint Augustin a justement pensé que, puisque Dieu était trine, son image devait révéler quelque chose de cette trinité. De là ses recherches qui sont à la fois le fait d’un psychologue attentif à scruter les profondeurs de la vie conscientielle et d’un mystique pour qui tout parle de Dieu et en découvre le secret.

Les conclusions de saint Augustin ont exercé une grande influence au cours du Moyen Age. Il n’y a guère de théologien qui ne s’en soit inspiré, et l’on peut dire qu’après lui on n’a guère fait que vivre des formules ou des idées qu’il avait proposées. Sans doute on s’efforcera encore de préciser les notions de personne et de nature, de mettre en évidence la procession ob utroque du Saint-Esprit, d’exposer avec une rigoureuse exactitude la doctrine des missions ou celle de la circumincession. Mais il semble que ce soient là des détails. L’élaboration des grandes lignes de la théologie trinitaire est achevée avec saint Augustin.