Dictionnaire de théologie catholique/SOCIALISME

J. Tonneau
Letouzey et Ané (Tome 14.2 : SCHOLARIOS - SZCZANIECKIp. 386-412).

SOCIALISME.I. Introduction. II. La structure idéologique du socialisme, col. 2279. III. Les formes historiques du socialisme, col. 2296. IV. Critique, col. 2318.

I. Introduction.I. LE MOT ET LA CHOSE. — On ne sait pas exactement qui a employé pour la première fois le mot de socialisme. Pierre Leroux prétendait s’en être servi dès 1832. Le vocable fut mis en vogue par Louis Reybaud : Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, 1839, et par Robert Owen, What is socialism ? 1841. Il y a lieu de noter que le mot de communisme (voir ce mot, t. iii, col. 374) est beaucoup plus ancien.

A peine était-il nommé que le socialisme semblait mort. L. Reybaud écrivait en 1843 : « Le socialisme avoué est donc fini ou bien près de finir… Le socialisme est fini ; il faut en effacer les derniers vestiges. » Études sur les réformateurs, t. ii, p. 51 et 69. Les économistes enregistraient l’acte de décès, en 1852, dans le Dictionnaire d’économie politique : « Parler du socialisme aujourd’hui, c’est prononcer une oraison funèbre ». En 1871, après l’écrasement de la Commune, avec l’interdiction de l’Internationale et la répression des menées anarchistes, on renouvelait le constat. Cependant, vers la fin du xixe siècle, on vit se propager le socialisme marxiste et si G. Sorel en 1910 proclamait « la décomposition du marxisme », c’était pour célébrer l’avènement du syndicalisme révolutionnaire, héritier plus résolu et plus fougueux. Après la guerre de 1914-1918, on assista à un nouveau sursaut de socialisme marxiste ; mais l’on ne tarda pas à se convaincre que la doctrine se disloquait de plus en plus, cédant à la pression des nécessités politiques et abritant le plus souvent des intérêts nationalistes, voire capitalistes. C’est pourquoi, s’il existe encore en Europe un grand pays officiellement attaché au socialisme, si maints parlements continuent d’entretenir un parti ou des fractions socialistes diversement teintés, plusieurs auteurs informés et réfléchis, comme le R. P. Fallon, Principes d’économie sociale, 5e éd., 1935, p. 156, ou M. l’abbé J. Leclercq, Leçons de droit naturel, t. iv, 2e partie, Travail et propriété, 1937, p. 253-254, estiment que le socialisme, une fois de plus, est sur son déclin. Tout ce qu’il contenait de bon, c’est-à-dire certaines réformes heureuses qu’il préconisait, se trouve maintenant acquis ou en voie de réalisation ; mais l’esprit du système, le ferment révolutionnaire, bref, son venin est éliminé. Après avoir fait beaucoup de bruit, il a perdu à peu près toute son importance. Comme toute réaction, il disparaît avec le système qu’il combattait et dont il vivait. Non qu’il ait réussi à dresser une société nouvelle sur les ruines du capitalisme individualiste et libéral. Mais, nourri des principes mêmes dont il combattait certaines applications et dont il prétendait redresser les effets logiques, il se vide de son contenu, il se résorbe en des idéologies nouvelles, ici démocratiques, là totalitaires, à mesure que s’assouplit et que se dissout le système libéro-individualiste.

L’événement vérifiera-t-il, cette fois, le pronostic, nous ne savons. Mais l’expérience passée nous invite à une grande réserve en nous démontrant la nature particulièrement mouvante du socialisme ; il est dans une mue perpétuelle, au dire de Bebel. En 1843, en 1852, en 1871, en 1910, en 1920, si les observateurs les plus perspicaces constataient la déchéance d’une forme déterminée de socialisme, chaque fois cette doctrine caméléon reparaissait sous une autre forme et reprenait de plus belle son empire sur les esprits. Rationaliste, utopique, sentimental, scientifique, évolutionniste, pragmatiste, international, nationaliste, le socialisme s’est présenté ainsi tour à tour. Dès lors le connaîtrons-nous suffisamment dans sa vérité permanente et profonde si nous nous contentons de dérouler le film de ses apparences successives ? Et pouvons-nous déposer toute inquiétude, mépriser désormais le péril socialiste, sous prétexte que le socialisme contemporain se dissout, que le masque auquel il nous a habitués ne séduit plus personne et s’estompe dans la banalité ? En fait, nul ne le sait.

II. ESSAIS DE DÉFINITION. — C’est que les auteurs ne se sont jamais mis d’accord sur une définition du socialisme. Chacun apporte la sienne et les avis ne divergent pas seulement par quelques nuances, mais parfois sur l’essentiel. Souvent on se passe de toute définition précise et l’on voit du socialisme dans tout effort tenté pour l’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre ; par là, il est aisé d’introduire la notion d’un socialisme chrétien, voire d’identifier christianisme et socialisme.

Remarquons encore que P. Leroux, en forgeant le mot de socialisme pour l’opposer au mot individualisme, désignait par là une organisation politique où l’individu devait être sacrifié à la société. Cette signification originelle, parfaitement logique, rapprocherait le socialisme, sinon du communisme, du moins de certaines philosophies (Platon, dom Deschamps) qui engendrent ordinairement des conclusions communistes ; elle le rapprocherait aussi, par un lien du reste avoué, des philosophies qui placent hors de l’homme, dans l’État, la nation ou la race, le réel absolu et la valeur suprême, alors même que ces philosophies n’aboutiraient pas à des conclusions communistes, mais, dans l’intérêt mieux entendu du tout, préconiseraient un régime de propriété privée.

Dans ses Observations sur le classement des doctrines économiques, M. Gonnard estime que ce socialisme-là est le seul vrai et qu’il ne se situe pas sur le terrain économique : « Je ne vois guère, dit-il, pour l’incarner véritablement que des philosophes, tels que Platon ou Hegel. Leur socialisme est le plus authentique qui soit, parce qu’ils partent de l’idée que la société est une réalité supérieure à l’individu, plus haute, plus vraie, et même, à la limite, la seule réalité ». Op. cit., dans Mélanges Truchy, Sirey, 1938, p. 128. Mais, tout le monde en convient, ce socialisme-là, le seul vrai logiquement, n’est réalisé nulle part dans l’histoire de l’humanité ; on peut douter même qu’il soit réalisable. En tout cas ce n’est pas à lui que l’on songe lorsqu’on parle de socialisme, lui fait, contre, toute logique apparente, les socialistes se présentent expressément comme des individualistes. « Le socialisme ne consiste plus, en effet, à sacrifier l’individu au bien de la société, selon l’idée des anciens qui assignaient pour fin à la politique, non pas le bonheur de l’individu, mais le bonheur de l’État considéré comme un tout. Le terme socialisme n’est resté que pour caractériser dans son expression la plus haute l’idée moderne du droit de l’individu au bonheur. » Stegmann et Hugo, Handbuch des Socialismus, p. 752. « Le socialisme, au dire de Jaurès, est encore de l’individualisme, mais logique et complet. » C. Bouglé, Bilan de la sociologie française contemporaine, Alcan, 1935, p. 103.

Or, le théologien, comme l’Église, ne se soucie que du socialisme réellement existant. C’est donc à ce dernier seul que nous nous intéresserons.

Pour la plupart de ses adversaires, le socialisme n’est pas, dans la réalité, une doctrine ; il est soit un mouvement (sentimental ou revendicatif), soit un ensemble, toujours changeant, d’opinions, de tendances, de systèmes ; si les origines en sont lointaines, on peut dire que le socialisme est né au commencement du siècle dernier d’un concours de circonstances et d’influences extérieures, en ce sens qu’il se trouva alors un certain nombre de réformateurs ou de rêveurs qui obtinrent, de leur rencontre même et du désarroi universel des esprits, l’avantage de se faire écouter.

Pour M. L. Baudin, Revue hebdomadaire du 29 octobre 1932, l’idée mire de tout socialisme est de plier les phénomènes naturels à la volonté humaine, d’imposer une orientation à la marche du monde, de substituer la raison a la nature. Cette vue rend bien compte des formes utopistes, anarchistes, idéalistes du socialisme. Mais elle laisse échapper les formes évolutionnistes. matérialistes. D’autre part, l’idée de soumettre la nature à la raison ne présente rien de spécifiquement socialiste : on peut dire que c’est là une tendance essentiellement humaine et qui se trouve à l’origine de toutes les techniques, de l’art, voire de la morale.

Beaucoup d’économistes et de socialistes se contentent de définir le socialisme en langage économique :

« le socialisme n’est que la balance des produits et des

services » (Proudhon). « Le socialisme est la notion de l’avènement d’une société sans concurrence grâce à une organisation de la production sans entreprise capitaliste et à un système de répartition où la durée du travail serait la seule mesure de la valeur » (G. Richard). Pour A. Fouillée, Le socialisme et la sociologie réformiste, 1909, p. 21, le socialisme peut être défini :

« un essai pour établir, au moyen de lois ou de sanctions, un régime plus ou moins étendu de propriété

collective, afin de réaliser un certain idéal social, soit d’ordre purement économique (socialisme matérialiste), soit encore d’ordre intellectuel et moral (socialisme idéaliste) ».

En langage marxiste, le socialisme est « le reflet dans la pensée du conflit qui existe dans les faits entre les forces productives et les formes de la production » (Engels). Un marxiste notoire, Vandervelde, a énoncé les quatre points fondamentaux ou « les permanences sans lesquelles le socialisme cesserait tout simplement d’être le socialisme ». Ce sont : 1. la primauté de l’économique ; 2. l’inéluctabilité de la lutte des classes, aussi longtemps qu’il y a des classes où les uns tirent des revenus sans travail de la plus-value produite par le travail des autres ; 3. la nécessité, si l’on veut réaliser une paix sociale qui ne soit pas un leurre ou un mensonge, de lutter pour la consécration du droit des travailleurs au produit de leur travail, par la socialisation, non pas de toute propriété, mais de la propriété capitaliste ; 4. l’action internationale des travailleurs, groupés d’ailleurs, au préalable, dans les cadres nationaux, pour réaliser le socialisme, non pas dans un seul pays — ce qui serait impossible — mais par l’effort concerté et simultané de tous ceux qui souffrent de la domination capitaliste et de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Nous contenterons-nous d’une définition vulgaire et toute superficielle ? Est, dit-on, socialiste quiconque critique et sape le régime de la propriété privée ; et les théories socialistes se déploient en éventail de gauche à droite selon qu’elles attentent plus ou moins gravement au régime de la propriété privée, C’est une vue commode et généralement répandue. Mais elle ne nous apprend rien sur la nature des doctrines socialistes, car mille chemins conduisent à ce carrefour : les manichéens et les gnostiques avaient leurs raisons pour abhorrer tout contact avec les choses de ce monde où règne le Mauvais ; un saint-simonien. optimiste et brasseur d’affaires ne les comprendrait point. L’anarchie et le capitalisme d’État, la démocratie sociale aussi bien que le césarisme et le fascisme maltraitent la propriété privée. C’est par pure équivoque qu’ils se rencontrent sur une même conclusion, partis de prémisses diamétralement opposées.

Devons-nous cependant renoncer à comprendre le socialisme ? Beaucoup s’y résignent, qui ne lui reconnaissent aucune unité intelligible ; ce serait une tendance et non une doctrine déterminée, un confluent d’idées, de liassions, d’influences hétérogènes qui se sont rencontrées fortuitement et qui, dans leurs remous, ont charrié le bien et le mal ; ces courants qu’un hasard a réunis doivent bientôt se séparer, chacun rentrant sagement dans son lit, pour suivre sa pente naturelle. Le socialisme serait donc une simple dénomination, ou le schéma affectif sous lequel se présente cet accident, catastrophe pour les uns, mythe de salut pour les autres. Nous aurions alors le droit d’aborder avec, quelque scepticisme celle prétendue réalité, scepticisme d’autant plus justifié, semble-t-il, que nulle école n’a jamais connu plus ce schismes et d’excommunications qu’il n’y en eut au sein de l’école socialiste, si tant est que l’on puisse même palier d’une école socialiste. Quant aux partis politiques, aux groupes et sous-groupes, sectes de toutes nuances, qui arborent le drapeau socialiste, nous n’essaierons même pas de les dénombrer, fût-ce approximativement, cette tâche presque surhumaine n’offrant guère d’intérêt pour le théologien.

III. LE SOCIALISME VU PAR L’ÉGLISE. — Il n’est pas rare que l’intervention du magistère ecclésiastique, en condamnant des erreurs insidieuses jusque-là, inconsistantes et mal définies, aboutisse à ce résultat paradoxal de les révéler pour ainsi dire à elles-mêmes en même temps qu’aux autres. Ce n’était qu’un état d’esprit, un ensemble de tendances sans lien apparent, d’autant plus redoutable qu’on pouvait y céder de bonne foi et s’y complaire sans en percevoir le danger. Alors l’Église se prononce : tandis que les hérésiarques protestent de leur pureté d’intention, se plaignent d’être incompris, déclarent qu’on raidit et qu’on travestit leurs conceptions en leur imposant une forme systématique qu’ils n’ont jamais imaginée, l’Église dégage sous les formules anodines ou équivoques, voire sous les conclusions matériellement acceptables, le principe secret qui les anime et qui les vicie. Ce n’est donc pas toujours chez les fauteurs d’opinions hétérodoxes que l’on trouve l’exposé le plus pénétrant et le plus profondément vrai de ces opinions dont la portée et les insuffisances théologiques leur échappent souvent ; parfois l’erreur ne reçoit sa formule parfaite et définitive que du texte où l’Église la condamne.

Tel est assurément le cas du socialisme. Les socialistes eux-mêmes doivent renoncer à s’entendre sur la définition de leur doctrine. Ignorant le sens profond et la nature théologique du socialisme, ils se contentent d’en saluer et d’en décrire les aspects engageants, pour séduire la clientèle du jour. Seule l’Église, divinement assistée et riche d’une mémoire millénaire, découvre sous le visage changeant du socialisme l’erreur proprement antichrétienne qui le constitue essentiellement.

De là vient que l’attitude de l’Église à l’égard du socialisme déconcerte les observateurs superficiels. Il semble qu’elle lui oppose à priori une fin de non recevoir, le condamnant sans l’entendre, ou du moins sans s’appliquer suffisamment à en critiquer les thèses explicites, à raison de présupposés métaphysiques et théologiques dont la plupart des socialistes n’ont point conscience ou dont ils se désintéressent. En outre, vue du dehors, l’attitude de l’Église prend parfois une apparence d’illogisme, sinon d’hypocrisie, car elle repousse, lorsqu’ils viennent du socialisme, des vœux ou des critiques de l’ordre politique ou économique dont on retrouve, semble-t-il, l’équivalent dans la tradition doctrinale la plus authentiquement chrétienne et elle condamne, lorsque le socialisme les préconise, certaines institutions dont elle savait jadis s’accommoder quand un État chrétien les mettait en œuvre. Enfin, hors de l’Église et dans l’Église, on croit voir que l’hostilité de l’enseignement ecclésiastique à l’égard du socialisme n’est qu’une manifestation secondaire d’un préjugé tenace et général contre les nouveautés ; les adversaires de l’Église en profitent pour l’accuser d’être réfractaire au progrès et de souhaiter un retour à l’ignorance et à la barbarie des siècles passés, tandis que certains fidèles, riches de bonnes intentions mais parfois imprudents, s’efforcent de réconcilier l’Église avec la société moderne et se scandalisent lorsque leurs loyaux efforts sont condamnés par l’Église elle-même comme vains et injurieux.

Ces malentendus se dissiperont lorsque nous aurons écouté jusqu’au bout l’enseignement de l’Église, notamment celui des souverains pontifes s’exprimant dans leurs lettres encycliques, leurs allocutions et autres documents solennels ou ordinaires du magistère romain. Nous consulterons aussi certains témoins de l’enseignement catholique, spécialement qualifiés par leur dignité et par les approbations officielles qu’ils ont reçues de Rome, comme par exemple le cardinal Pie, le P. Taparelli d’Azeglio ou le P. Liberatore.

Les premières condamnations touchant le socialisme nous présentent celui-ci comme une entreprise avouée de déchristianisation. A vrai dire, cette secte se différencie peu d’entreprises similaires : sectes maçonniques, sociétés bibliques, carbonarisme, toutes englobées dans une vive réprobation, animées de desseins révolutionnaires, également ennemies de l’ordre politique et de l’ordre chrétien. Et l’origine commune de ces divers mouvements se trouve nettement signalée dans la filière suivante : la Révolution française, auparavant la « philosophie » et tout d’abord la prétendue réforme protestante. Le rôle important que, dans cette genèse, l’Église reconnaît aux principes de 1789, c’est-à-dire l’affirmation des libertés modernes et d’un droit nouveau, suggère le rattachement du socialisme au libéralisme. Aussi bien cette liaison est-elle explicitement déclarée par le magistère. Dans l’encyclique Immortale Dei, Léon XIII évoque les temps anciens et heureux où la philosophie de l’Évangile gouvernait les États : les lois, les institutions, les mœurs étaient pénétrées de la sagesse chrétienne ; la religion du Christ était respectée et les princes tenaient à honneur de la servir et de la promouvoir ; cette heureuse concorde entre les deux pouvoirs et l’amical échange de bons offices qui s’ensuivait engendrèrent des fruits de civilisation supérieurs à toute attente. De la conversion de Constantin jusqu’à la Réforme, la société chrétienne se considérait comme un corps unique, soumis à Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Roi, qui la gouvernait par le moyen de ses deux représentants, le principat sacré et le principat civil ; entre ceux-ci, une hiérarchie incontestée mettait le pouvoir civil au service du pouvoir spirituel. Le modèle des princes chrétiens, Charlemagne, rendait témoignage à la vérité lorsqu’il s’intitulait « Charles, par la grâce de Dieu, roi, défenseur de l’Église et, en tout, fidèle appui du Siège apostolique. »

Sans oublier l’invasion musulmane, la naissance d’États chrétiens nationaux indépendants et ennemis du Saint-Empire, c’est néanmoins à la prétendue réforme protestante que les papes et les écrivains ecclésiastiques imputent la lourde responsabilité des maux présents. En effet, si la religion chrétienne est la clef de voûte de tout l’ordre politique, celui-ci devait se voir compromis par la brisure protestante. En ce sens, de la part des puissances catholiques, les traités de Westphalie furent une véritable trahison, puisqu’ils reconnaissaient, en droit, avec la liberté de religion, l’autorité politique légitime de princes protestants et consacraient en Europe la ruine de l’unité religieuse. Il fallait s’y attendre, car le « pernicieux et déplorable goût de nouveautés que vit naître le xvie siècle » ne se borna pas à bouleverser la religion chrétienne ; il se répandit, suivant une pente naturelle, dans la philosophie, dans les doctrines sociales et juridiques, et de là dans les institutions civiles et les mœurs politiques.

« C’est à cette source qu’il faut faire remonter ces principes modernes de liberté effrénée, rêvés et promulgués

parmi les grandes perturbations du siècle dernier (il s’agit du xviiie siècle), comme les principes et les fondements d’un droit nouveau, inconnu jusqu’alors, et sur plus d’un point en désaccord non seulement avec le droit chrétien, mais avec le droit naturel ». Encyclique Immortelle Dei.

Nous atteignons donc ici la ligne décisive de partage entre les deux cités et le point où elles s’opposent irréductiblement. Faute de remonter à ce principe théologique, l’histoire moderne devient inintelligible pour le chrétien ; les intentions les plus pures des réformateurs politiques et sociaux se voient contredites par leurs effets pernicieux, la critique des fausses doctrines se débat en d’inextricables équivoques. Que l’on parle de liberté, de dignité humaine, de raison, d’autorité ; que l’on distingue l’ordre de la grâce et celui de la nature ; que l’on s’efforce de concilier la primauté du spirituel et l’autonomie relative et spécifique du temporel, toujours l’Église et le monde moderne, en employant les mêmes vocables, usent de langues différentes.

Une telle situation nous dicte la voie à suivre en cette étude théologique du socialisme et définit nettement ce que le lecteur peut en attendre. Il ne s’agit pas ici de répéter ou de résumer ce que les économistes et les sociologues pensent du socialisme ; nous n’empiéterons pas sur sur spécialité et nous nous bornerons à profiter de leurs travaux. Mais, considérant le socialisme comme une erreur théologique, nous nous efforcerons de le comprendre et de le juger à la lumière de la doctrine chrétienne. Cette différence de point de vue ne sera pas sans conséquence pour la méthode : ce qui nous arrêtera davantage dans l’exposé ne sera pas toujours ce que les socialistes ont coutume de prêcher avec le plus d’insistance ; certains noms, certaines thèses illustres seront brièvement mentionnés, cependant que tel doctrinaire méconnu, telle œuvre obscure méritera de retenir notre attention si les présupposés métaphysiques et religieux s’y expriment clairement ; enfin les critiques que nous adresserons au socialisme ne seront pas forcément les mêmes, ni présentées dans le même ordre d’importance, que celles dont s’aviserait l’économiste ou le politicien. Interprétation théologique, donc tendancieuse, dira-t-on peut-être. Il est vrai. Il s’agit d’un point de vue que nous ne pouvons imposer à ceux qui ne partagent pas notre foi et qui, pour le fidèle lui-même, ne prétend pas remplacer ou rendre inutiles les considérations et les conclusions de disciplines spéciales. Mais, s’il est une sagesse supérieure à celle des économistes et des sociologues, si sa lumière ne se laisse pas atteindre par leurs méthodes techniques et si pourtant elle est indispensable dès ici-bas à la vie des hommes et à la pleine intelligence comme à la parfaite réalisation de leur destinée, nous croyons qu’il appartient au théologien de la dégager et de la répandre. En interprétant théologiquement le socialisme, on atteint cette erreur dans la réalité de sa nature et dans toute sa signification ; les représentations fragmentaires qu’en peuvent donner les sciences particulières ne sont pas pour autant superflues, mais seule la lumière théologique permet de les ordonner sagement, de les juger et de les dépasser.

II. La structure idéologique du socialisme.I. LES SOURCES THÉOLOGIQUES. — Ce n’est pas d’être une réforme que la Réforme fut accusée par l’Église romaine. Celle-ci, en effet, n’a pas attendu la brisure protestante pour désirer et pour entreprendre une réforme. L’urgence en était apparue, dès avant le coup d’éclat de Luther, aux papes, aux princes chrétiens, à la meilleure partie du clergé, aux fidèles éclaires. Sur nombre de points, les réclamations des réformateurs hétérodoxes correspondaient aux vœux de la chrétienté et c’est une des raisons pour lesquelles ces réclamations rencontrèrent des l’abord tant d’échos sympathiques et suscitèrent tant d’entraînements enthousiastes. Mais l’Église ne put tolérer une réforme entreprise indépendamment de son autorité et échappant à sa direction. De par sa constitution divine, elle devait condamner, comme fausse ou « prétendue » réforme, un mouvement qui ne puisait pas son inspiration à la seule source, authentique et légitime. Avec un sûr instinct. l’Église n’a voulu et n’a pu voir, dans une telle entreprise, qu’un attentat contre l’unité chrétienne ; ou les réformateurs parlaient de retour à l’Évangile, de liberté spirituelle, l’Église comprenait rupture de la chrétienté et libre examen.

Dès que l’on accepte le point de vue du magistère catholique, on s’explique comment la réforme protestante, avec sa curiosité fervente et son respect sincère de l’antiquité chrétienne, porte au jugement de l’Église la responsabilité des erreurs « modernes ». Elle a en effet rompu le pacte tutélaire qui unissait la chrétienté sous le joug rédempteur du Christ. Par une suite infaillible que le magistère ne se lasse pas de dénoncer, cette erreur antichrétienne conduisit à une métaphysique irréligieuse, de là aux pires erreurs morales, puis aux doctrines subversives de l’ordre politique, pour aboutir enfin dans l’ordre économique et social aux théories révolutionnaires du xixe et du xxe siècle. Sous tous ces aspects divers, on reconnaît aisément la même erreur, formulée dès l’origine des temps en ces deux mots : Non serviam. Sous prétexte de liberté chrétienne, le protestantisme récuse l’autorité surnaturelle du Christ représentée par le chef de l’Église visible. Sous prétexte de liberté intellectuelle et philosophique, le naturalisme rejette l’autorité légitime du Créateur pour diviniser la créature. Sous prétexte de liberté morale, le sensualisme méconnaît l’autorité de la conscience, en confondant le bien et le mal sous le niveau indifférent de l’utile. Sous prétexte de liberté politique, les principes révolutionnaires sapent ou renversent l’autorité du pouvoir légitime. Enfin le droit privé lui-même est atteint, et avec lui les conditions élémentaires de la vie sociale, lorsque l’on prétend réaliser le rêve d’une liberté absolue dans le domaine économique.

Nous n’avons pas ici : exposer longuement l’erreur métaphysico-religieuse qui obscurcit depuis plusieurs siècles tant de discussions relatives à la liberté. Il suffit de l’énoncer en quelques mots. On sait que la philosophie rationnelle, affermie par une saine théologie, se fait de la liberté une notion à la fois relative et positive, celle d’un mode d’être caractéristique des natures rationnelles, maîtresses de soi et de leurs actes ; ce mode d’être, comme tout ce qui est, dépend de la cause première, sans que cette dépendance, soutien de la liberté même, puisse d’aucune manière léser l’intégrité parfaite de cette liberté. Au contraire, victime de l’imagination et déçue par les apparences du monde physique ou des relations juridiques et sociales, une philosophie moins rigoureuse voit dans la liberté un caractère absolu et négatif : l’indépendance à l’égard de toute cause autre que soi. « L’essence du libre arbitre exige que mon option soit toute mienne, en tant qu’option, et seulement mienne », selon la loi mule hardie d’un théologien récent, qui ne s’explique pas comment cette option peut exister et être telle, c’est-à-dire mienne, de par la cause première, comme je suis et comme je suis moi même, de par cette cause qui n’est pas moi.

Certains artifices pourront arbitrairement neutraliser les suites logiques de cette erreur initiale, sous la plume des théologiens et des philosophes catholiques. Mais on ne doit pas s’étonner que les incroyants négligent cette précaution et que la philosophie « moderne », au sens (que l’Église donne à ce mot, philosophie échappant au contrôle tutélaire de la foi, admette sans retenue les conséquences naturelles de ce principe erroné. Désormais la liberté exclura donc toute référence à une autorité ou à un ordre extérieur, s’imposant objectivement. Le peuple ne sera plus libre s’il subit une autorité qui ne soit pas à chaque instant l’expression pure et actuelle de la volonté populaire. La pensée libre non seulement doit rejeter l’hétéronomie d’une vérité toute faite, dictée du dehors par un esprit supérieur ou même par la tyrannie d’un ordre de choses extérieur et objectif ; elle doit en outre se considérer comme la source exclusive et la mesure suprême d’une vérité désormais idéale et subjective. On rejettara de la même façon toute hétéronomie morale : la conscience libre ne supporte pas qu’un maître décide pour elle du bien à faire et du mal à éviter ; non seulement elle est sa propre loi. mais elle l’est en dernier ressort et dans l’autonomie absolue et fermée de son immanence souveraine. En un mot. bon gré mal gré, la notion moderne de liberté, par une usurpation sacrilège, inclut l’aséité, constitutif formel de la déité. C’est ainsi que l’homme succède aux idoles.

Mais l’on se tromperait étrangement si l’on voulait voir dans la réforme protestante une revendication pure et simple de liberté. Ce serait un singulier anachronisme que de prêter aux réformateurs du xvie siècle les préjugés rationalistes et libéraux du xviie siècle. Bien au contraire, la Réforme s’est d’abord insurgée contre la liberté humaine entendue au sens idolâtrique que nous venons d’esquisser, car « en toutes les matières qui touchent au salut et à la vie éternelle, la raison ni la volonté de l’homme n’ont aucune valeur ; il faut les abolir totalement ». Luther. Exegetica opera latina, 1532. éd. d’Erlangen, t. xviii, p. 80-81. L’arbitre humain n’est pas libre mais serf. Si la Réforme entend libérer le chrétien, c’est uniquement des prescriptions, des doctrines, des « babillages » humains, de toutes les superfétations qui étouffent la Parole divine et qui ne sont que la manifestation du monde, bref de l’autorité, du magistère et de la discipline ecclésiastiques. La Réforme n’inaugure donc pas, quoi qu’on en dise, l’ère du rationalisme, du libéralisme et de la démocratie : les idées individualistes qui ont pu se développer en son sein ne répondent qu’à des nécessités polémiques. L’esprit de la Réforme, en revanche, fait écho à l’esprit gibelin, toujours méfiant à l’égard de l’Église, parfois violemment anticlérical, mais d’autant plus respectueux du pouvoir laïc que celui-ci se présente volontiers comme une borne inviolable opposée aux empiétements de l’Église. En ce sens, on le voit, d’accord avec les historiens qui ont le mieux connu et interprété le message des réformateurs, l’enseignement catholique a dégagé très exactement l’erreur fondamentale de la pensée « moderne », du droit

« nouveau » : tandis que la société chrétienne médiévale,

sous le signe des deux glaives, reconnaissait la double souveraineté du pouvoir laïc et du pouvoir ecclésiastique, la société moderne retire le glaive des mains de l’Église et n’admet plus qu’une seule souveraineté sur cette terre : le pouvoir temporel et laïc.

II. LES SOURCES PHILOSOPHIQUES. — Quelque importance qu’on attache aux sources théologiques du socialisme, il convient d’explorer les présupposés philosophiques sur lesquels, dans un contexte historique plus immédiat, reposent les erreurs socialistes. Certes, nous ne viserons pas ici à un exposé complet qui réclamerait une étude approfondie du mouvement des idées tel qu’il s’est développé en Europe occidentale entre le xvie et le xviiie siècle. Nous n’oublierons pas que le socialisme, en fait, s’est présenté comme une réaction, en partie justifiée, contre une philosophie sociale et économique historiquement datée et suffisamment caractérisée. On s’apercevra que le socialisme, subissant la loi de toute réaction et de toute secte dissidente, ne s’oppose aux conclusions de la philosophie généralement reçue qu’en s’appuyant sur les mêmes principes qu’elle. Entre les économistes classiques et leurs adversaires socialistes, on découvre sans peine une communauté foncière d’inspiration : avant toute discussion, à l’origine même de toute discussion, les uns et les autres admettent un certain nombre de préjugés communs dont nous voudrions signaler brièvement les traits essentiels.

Rationalisme. — La réforme protestante s’est dressée (outre l’autorité doctrinale de l’Église, mais, dans son principe, elle ne semblait pas devoir confier à la science ou à la raison humaine le sceptre qu’elle arrachait aux mains du magistère ecclésiastique. Bien au contraire. Les premiers réformateurs tenaient d’Occam et des nominalistes un mépris excessif de la raison, et ils étendaient ce mépris à la scolastique, à la théologie traditionnelle. Sans doute, la raison a été donnée par Dieu aux hommes pour le bon ordre des affaires en ce bas monde, mais, selon Luther, « en ce qui touche au salut et à la vie éternelle, la raison ni la volonté de l’homme n’ont aucune valeur, et il faut exterminer de ce domaine tout ce qu’elles pourraient faire ». Exegetica opera latina, 1532, éd. d’Erlangen, t. xviii, p. 80-81. Dans un sermon de 1546, le réformateur fustigeait violemment cette raison humaine qui « de sa nature et manière d’être, est une gourgandine nuisible », « une fille mangée par la gale et par la lèpre ». Ibid., t. xvi, p. 142-144. Les prétentions de la raison sont comparées dans les Propos de table aux instigations de la concupiscence charnelle et doivent donc être « noyées dans le baptême… Si la paillardise t’assaille, tue-la ; agis de même et plus fortement encore avec la paillardise spirituelle ». Tischgespräch, éd de Weimar, t. ii, p. 135. En termes moins violents, Zwingle et Calvin expriment le même mépris de la raison. Pour la Réforme, c’est au contraire l’Église romaine qui est coupable de profaner la parole de Dieu, en l’exposant aux entreprises sacrilèges de la raison humaine. « C’est une rage prodigieuse aux hommes, quand ils prétendent d’enclore ce qui est infini et incompréhensible en une si petite mesure comme est leur entendement ». Calvin, Institution chrétienne, éd. Lefranc, p. 216.

Les conceptions du xviiie siècle sont toutes différentes assurément, et dans le monde protestant lui-même. C’est que la prétendue Réforme ne suffit pas à expliquer le mouvement moderne des esprits dans le sens de la liberté de pensée et du rationalisme. On a vu ici même, t. xiii, col. 1688-1778, les origines et le progrès de ce mouvement, dont nous n’avons pas à retracer les phases. Il nous suffit de le saisir au moment où le rationalisme, renonçant à la réserve qu’il avait cru devoir observer (théorie de la double vérité, philosophique et théologique ; restriction au domaine des sciences exactes ; présentation sous forme utopique et romanesque), affirme sa prétention d’atteindre toute vérité tant spéculative que pratique. Les domaines jusque-là réservés, la religion, la morale, la politique, où l’on avait respecté les principes traditionnels, sont désormais discutés ouvertement, et les philosophes luttent ardemment pour la mise en œuvre effective de leurs idées. Telle est la situation dans la seconde moitié du xviiie siècle, en France et en Angleterre notamment.

L’évidence rationnelle, au nom de laquelle on sape les institutions sociales, est proposée en critère de toute législation : « La raison éclairée, conduite et parvenue au point de connaître avec évidence la marche des lois naturelles, devient la règle nécessaire du meilleur gouvernement possible, où l’observation de ces lois souveraines multiplierait abondamment les richesses nécessaires à la subsistance des hommes et au maintien de l’autorité tutélaire. » Quesnay, Le droit naturel, dans Collection des principaux économistes…, vol. ii, Physiocrates, par E. Daire, 1846, 1re partie, p. 54. Le rationalisme des « philosophes » comme celui des « économistes » se pique d’arracher à la routine et aux préjugés le gouvernement des États, pour le remettre, non certes aux mains des libres citoyens, mais sous le joug de l’évidence, c’est-à-dire soit à la discrétion du despote éclairé, soit au jugement des sages, de ceux qui savent, autrement dit des philosophes ou des économistes eux-mêmes.

Esprit de système. — On sait que le rationalisme prit au cours des siècles plusieurs formes différentes. Celui du xviiie siècle se caractérise avant tout par sa rigueur systématique, pleinement en harmonie avec le classicisme français qui l’inspire. Certes, il se recommande sans cesse de la nature, il est curieux d’observations historiques, de relations ethnographiques, mais il admet d’abord ce préjugé inconscient que la nature est simple, que ses procédés sont rigoureusement logiques et rationnels. L’homme selon la nature n’est pas autre chose que l’homme en soi, réduit à une idée abstraite, indifférent aux conditions historiques, géographiques, raciques et sociologiques dans lesquelles en fait se trouve l’humanité. C’est cet homme en soi que l’on prend pour idéal ; c’est lui qu’on cherche dans le passé et dans les régions exotiques nouvellement explorées ; on croit parfois le trouver et alors on s’extasie devant le mirage de l’âge d’or, d’une antiquité idyllique, ou du bon sauvage, honnête et sensible ; mais toujours du moins on prétend le restaurer et la foi naïve dans le progrès se confond avec l’idéal d’une humanité abstraite, d’une civilisation purement rationnelle, d’où seraient bannies les inégalités, les différenciations que la notion pure et simple de l’animal raisonnable ne comporte pas.

Cet esprit de système, héritage caractéristique du xviiie siècle, sera fidèlement recueilli par tous les penseurs socialistes du xixeet du xxe siècle. Tous auront la hantise de l’unité, fonderont sur une idée simple, sur un principe universel, l’échafaudage de leurs doctrines. Ce marxisme lui-même, en dépit de ses prétentions scientifiques et positives, cédera à cette tentation, plus encore que le socialisme dit utopique ; il se présentera comme un monisme dialectique, appuyé sur une idée simple, où il aura vu la loi générale de l’histoire. Mais, avant d’inspirer les constructions socialistes, l’esprit de système avait envahi toute la philosophie morale, sociale et politique du xviiie siècle et guidé les premiers pas de l’économie dite orthodoxe.

Sensualisme. — Le rationalisme systématique auquel on vient de faire allusion se trouve historiquement et logiquement en rapport avec une théorie de la connaissance qui porte le nom de sensualisme. A vrai dire, ce nom lui a été infligé après coup, dans une intention polémique, par les tenants d’une réaction qui se disait spiritualiste et flétrissait tout le xviiie siècle en prônant un retour à des mœurs plus pures et à des idées plus saines. (V. Cousin.) Nous ne l’employons ici que pour la commodité du discours et en lui retirant cette coloration péjorative. Cette philosophie dont Locke et Condillac sont les représentants les plus notables et les plus influents, admet que toutes les idées viennent « les sens, distingue les idées simples et les complexes, insiste sur le rôle de l’attention et par là des besoins dans l’activité de l’esprit.

« Il me parut, écrit Condillac, qu’on pouvait raisonner en métaphysique et en morale avec autant d’exactitude qu’en géométrie ; se faire, aussi bien que les

géomètres, des idées justes ; déterminer, comme eux, le sens des expressions d’une manière précise et invariable ; enfin, se prescrire, peut-être mieux qu’ils n’ont fait, un ordre assez simple et assez facile pour arriver à l’évidence. » Essai sur l’origine des connaissances humaines, ouvrage où l’on réduit à un seul principe tout et qui concerne l’entendement. Introduction, éd. R. Lenoir, 1924, p. 1.

Le souci d’élever les études philosophiques au degré de certitude et d’exactitude que l’on voit aux mathématiques et à la physique inspire toute la pensée moderne. On rejette la métaphysique ancienne comme un tissu de fables et de fantômes arbitraires ; de même que l’astronomie a remplacé les billevesées de l’astrologie, une philosophie étroitement soutenue par une observation scientifique de la nature doit faire disparaître les nuées scolastiques. On se contente d’une connaissance limitée, d’affirmations modestes, pourvu qu’elles soient rigoureuses et certaines, garanties par une observation impartiale et contrôlée ; tout le reste sera laissé, provisoirement du moins, dans le domaine de l’inconnaissable ou dans un doute réfléchi et méthodique. Pour Locke, c’est une double expérience, externe et interne, c’est-à-dire la sensation et la réflexion, qui fournit le point de départ de toutes les idées vraies. Les

« idées simples », indubitablement vraies, naissent de

la sensation et engendrent toutes les autres par la réflexion qui « ne rend que ce qu’elle a reçu de la sensation », mais élaboré, systématisé par les opérations de l’âme. Condillac, dans l’introduction de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, explique que son dessein « est de rappeler à un seul principe tout ce qui concerne l’entendement humain, et que ce principe ne sera ni une proposition vague, ni une maxime abstraite, ni une supposition gratuite, mais une expérience constante, dont toutes les conséquences seront confirmées par de nouvelles expériences. » Éd. R. Lenoir. p. 3. On voit en quoi Condillac corrige Locke : celui-ci admet dans la réflexion une sorte d’activité spirituelle dont il ne cherche pas l’origine : « il suppose, par exemple, qu’aussitôt que l’âme reçoit des idées par les sens, elle peut, à son gré, les répéter, les composer, les unir ensemble avec une variété infinie, et en faire toutes sortes de notions complexes ». Condillac observe que nous n’avons pas, dès le principe, cette faculté, et il en demande l’explication à la sensation même, c’est-à-dire à « l’impression occasionnée dans l’âme par l’action des sens ». En effet, la réflexion n’est qu’une sensation transformée. Si toutes nos sensations demeuraient telles quelles, indifférenciées, notre esprit ne s’élèverait pas au-dessus de quelques idées simples ; dans cette hypothèse, « l’homme n’est encore qu’un animal qui sent : l’expérience seule suffit pour nous convaincre qu’alors la multitude des impressions ôte toute action à l’esprit ». Id., Extrait raisonné du traité des sensations ; Traité des sensations, éd. Picavet, 1885. p. 148. Mais les sensations ne sont jamais indifférentes ; il en est de privilégiées qui s’imposent au point d’exclure les autres (attention) ; lorsqu’on est attentif à deux ou plusieurs idées, on ne peut que les comparer, c’est-à-dire apercevoir entre elles quelque différence ou quelque ressemblance qugement) ; mais « la sensation après avoir été successivement attention, comparaison, jugement, devient encore la réflexion même », lorsque nous portons notre attention d’un objet sur un autre, en considérant leurs qualités, à la manière d’une lumière qui se réfléchit d’un corps sur un autre pour les éclairer tous deux.

Nous n’avons pas à suivre Condillac lorsqu’il tente de démêler quelles connaissances nous devons à chacun de nos sens. Nous nous contenterons d’observer le rôle dévolu à l’activité rationnelle dans cette théorie de la connaissance, dont l’importance historique est considérable, car, pendant plus d’un demi-siècle, elle sera acceptée par la plupart des philosophes et des savants. Tandis que l’esprit reste purement passif dans la production des idées simples, il est actif dans la genèse des idées complexes, mais celle activité consiste essentiellement à lier, comparer, combiner les idées simples ; dans le premier cas, on obtient une évidence de fait ou de sentiment, dans le second une évidence de raison qui se ramène à la perception de l’identité que révèle l’analyse, méthode de décomposition et de recomposition qui met en évidence les rapports naturels entre les idées simples et entre les idées simples et leurs signes. L’activité rationnelle ne nous livre donc aucun objet nouveau, elle n’a pas de contenu propre et irréductible. Seule la sensation est capable de nous fournir des représentations, seule elle est intuitive ; l’entendement se borne à modifier, à organiser, sans apport nouveau, les données primitives de la sensation. Cette dichotomie fait pressentir déjà l’introduction de Kant à la Critique de la raison pure. En effet, entre toutes les formes que peut revêtir le rationalisme. Celui du xviiie siècle se caractérise par la méconnaissance naïve de la nature proprement intellectuelle et en même temps objective de l’idée. Pour lui. l’idée rationnelle n’est qu’une combinaison d’ « idées » simples, c’est-à-dire d’évidences sensibles immédiates. Il n’est donc, pas sensualiste seulement en ce sens que toute connaissance procède d’un point de départ sensible ; il l’est d’abord et surtout en ce sens que toute connaissance consiste foncièrement dans la sensation, une sensation plus ou moins transformée, organisée, construite, et que l’activité rationnelle ne peut y trouver en définitive que ce que la sensation y avait mis. Retrouver par l’analyse ces données élémentaires de la sensibilité, ces « idées » simples et évidentes, c’est l’ultime ressource, le critère infaillible dans la recherche de la vérité.

Utilitarisme social. — Ce trait, étroitement lié au rationalisme sensualiste. est commun à toute la pensée du xviiie siècle. Clairement affirmé chez les économistes orthodoxes, repris par les économistes dissidents, c’est-à-dire par les premiers réformateurs socialistes, il offre aux théories des uns et des autres une base indiscutée et en quelque sorte un premier principe évident.

On a vu le rôle joué par la sensation dans la genèse des idées et dans la recherche du vrai. Or, les sensations ne sont jamais indifférentes : indifférentes, les impressions provoquées par le contact du monde extérieur ne seraient pas senties ; indifférentes, les sensations n’engendreraient pas l’attention et les autres opérations de l’âme.

Ainsi la sensation fait sortir l’homme de sa torpeur, donc du néant, et l’introduit à sa vie propre ; « le plaisir et la douleur sont l’unique principe qui, déterminant toutes les opérations de son âme, doit l’élever par degrés à toutes les connaissances dont elle est capable ; et pour démêler les progrès qu’elle pourra faire, il suffira d’observer les plaisirs qu’elle aura à désirer, les peines qu’elle aura à craindre et l’influence des uns et des autres suivant les circonstances ». Condillac, Traité des sensations, 1re partie, c. ii, § 4. Dès le xviiie siècle, un courant de pensée matérialiste expliquait par les mouvements du corps et par les influences cosmiques l’apparition des sensations. Dans le camp des déistes, beaucoup plus important du point de vue de l’histoire des doctrines économiques, l’explication n’était guère différente, si ce n’est qu’on admirait naïvement que l’auteur de la nature eût lié avec tant de sagesse le progrès humain à la satisfaction des besoins sensibles. Les uns et les autres s’accordaient à mettre l’ordre moral en continuité avec l’ordre physique. La science du gouvernement des hommes s’est alors constituée sur cette base physique ou naturelle, dont on n’avait pas deviné jusque-là l’universelle portée. On avait cru que la nature bornait ses lois physiques au mouvement des corps, aux révolutions des astres, au comportement des animaux. Désormais on généralise : un seul principe, une seule loi de gravitation universelle gouverne les mouvements physiques et moraux. En disciple enthousiaste. Dupont de Nemours fait honneur à Quesnay de cette idée, qui était dans l’air, que, lorsque la nature « donne aux fourmis, aux abeilles, aux castors, la faculté de se soumettre, d’un commun accord et par leur propre intérêt, à un gouvernement bon, stable et uniforme, elle ne refuse pas à l’homme le pouvoir de s’élever à la jouissance du même avantage ». Origine et progrès d’une science nouvelle, dans E. Daire, Physiocrates, 1846, 1re partie, p. 338. La loi morale n’est donc plus à inventer, il ne convient pas d’en chercher l’origine dans je ne sais quelle convention ou législation positive ; il suffit pour la reconnaître, de dissiper les préjugés qui en offusquent l’évidence ; elle est inscrite dans la nature des hommes, fondée sur leur constitution, sur leurs besoins physiques, sur leur intérêt évidemment commun ; elle doit s’exercer infailliblement et répandre ses bienfaits, pourvu qu’on ne mette aucun obstacle artificiel au jeu des penchants naturels de l’être humain.

La science de la vie humaine se ramène donc à un enchaînement de propositions évidentes qui sont des règles absolues, physiques par leur origine et leur nécessité, morales par leurs suites fécondes, avantageuses pour le développement de l’esprit ; elle montre à l’homme que la plus vive ardeur de ses désirs et ses plus grands efforts pour l’extension de ses jouissances sont un bien et traduisent en un langage sensible l’ordre naturel et essentiel voulu par Dieu ; que, s’il enfreint le moins du monde cette loi posée par la justice éternelle, non seulement il fait l’injustice et le mal moral, mais encore, et c’est tout un, il fait une folie, il opère son mal physique, il se blesse et se punit lui-même ; que les peines et les récompenses commencent dès cette vie, qu’elles consistent d’abord en biens et en maux toujours prompts, toujours exacts et calculés sur les effets de notre conduite. Cette science de la vie humaine nous enseigne donc tout notre devoir envers Dieu, envers nos semblables et envers nous-mêmes : envers Dieu, car obéir à notre instinct naturel en satisfaisant nos besoins et en recherchant la jouissance, par une « résignation absolue à tout ce qu’ordonne cette loi de nous et de nos intérêts », c’est le plus pur hommage que nous puissions rendre à l’auteur de la nature ; envers nos semblables, car, en cultivant nos rapports avec eux, en regardant leurs intérêts comme les nôtres, nous multiplions et garantissons nos jouissances communes ; envers nous-mêmes enfin, car nous accroissons nos droits par la reconnaissance et l’extension de nos devoirs.

Sous le nom antique de droit naturel, c’est bien d’un droit nouveau qu’il s’agit, comme l’ont remarqué les encycliques pontificales. « Nos droits sont le titre de nos jouissances, nos devoirs sont les conditions à remplir pour conserver et perpétuer nos droits », id., ibid., p. 369, c’est-à-dire pour assurer nos titres à la jouissance. De même, sous le nom de raison, la morale du xviiie siècle ne signifie que l’instrument délicat et subtil par quoi nous nous ménageons des jouissances. Aussi la raison ne nous élève-t-elle au-dessus des animaux qu’à condition de nous procurer ces biens et pour cela de connaître les lois naturelles qui constituent l’ordre le plus avantageux aux hommes réunis en société. Quesnay exprime cette opinion de la façon la plus claire lorsqu’il veut prouver que l’ignorance,

« attribut primitif de l’homme brut et isolé », est un

crime dans la société : « il s’agit ici, dit-il, de la raison exercée, étendue et perfectionnée par l’étude des lois naturelles. Car la simple raison n’élève pas l’homme au-dessus de la bête ; elle n’est dans son principe qu’une faculté, une aptitude par laquelle l’homme peut acquérir les connaissances qui lui sont nécessaires et par lesquelles il peut, avec ces connaissances, se procurer les biens physiques et moraux essentiels à la nature de son être. » Quesnay, Droit naturel, c. v, dans Daire, Physiocrates, 1re partie, p. 54.

Demandons à J.-B. Say, Cours complet d’économie politique pratique, ouvrage destiné à mettre sous les yeux des hommes d’État, des propriétaires fonciers et des capitalistes, des savants, des agriculteurs, des manufacturiers, des négociants, et en général de tous les citoyens, l’économie des sociétés, éd. Guillaumin, 1852, t. i, p. 495, l’aveu lucide et naïf de cet utilitarisme social :

« L’état de société, en développant nos facultés, en multipliant les rapports de chacun de nous avec les autres hommes, a multiplié tout à la fois nos besoins et les

moyens que nous avons de les satisfaire. Nous avons pu produire et consommer d’autant plus que nous étions plus civilisés ; et nous nous sommes trouvés d’autant plus civilisés que nous sommes parvenus à produire et à consommer davantage. C’est le trait le plus saillant de la civilisation. Qu’avons-nous en effet par dessus les Kalmoucks, si ce n’est que nous produisons et consommons plus qu’eux ? Si la civilisation est plus avancée à Paris que dans la Basse-Bretagne, en Angleterre qu’en Irlande, c’est parce qu’on y sait produire et consommer des produits plus nombreux et plus variés proportionnellement au nombre des hommes ; c’est parce qu’on y sent le besoin d’un logement plus élégant et plus commode, d’un vêtement plus recherché, d’une nourriture plus délicate ; c’est parce qu’on y goûte la lecture et l’instruction ; que l’on sait y jouir des productions des beaux-arts ; qu’on y éprouve en un mot le besoin d’une immense quantité d’objets dont la production occupe journellement une multitude de bras, de talents, d’instruments et met à contribution, non seulement les facultés productives de l’homme, mais encore celles de beaucoup d’animaux, celles du sol dans toutes ses localités, de même que toutes les forces gratuites que nous pouvons emprunter à la nature… Vous devez vous rappeler que ce prodigieux accroissement du pouvoir de l’homme est dû principalement à la possibilité de conclure des échanges. Or, les échanges ne sont praticables que lorsque les hommes sont réunis en sociétés nombreuses. L’agglomération des hommes n’est pas moins nécessaire pour que les connaissances utiles se conservent et s’accroissent… Les arts utiles qui ne sont que l’application des connaissances de l’homme à ses besoins, se perfectionnent et se transmettent dans l’état de société comme les sciences et par les mêmes moyens… Il est beaucoup de résultats de l’industrie humaine que des efforts individuels, quelque soutenus qu’on se plaise à les supposer, n’accompliraient jamais, et qui ne peuvent être obtenus que par des efforts simultanés et concertés… Vous le voyez, messieurs, c’est la vie sociale qui, tout à la fois, nous donne des besoins et les moyens de les satisfaire, qui multiplie nos facultés, qui fait de nous des êtres plus développés, plus complets. L’homme qui reste solitaire est plus dépourvu de ressources que la plupart des animaux. Réuni a ses semblables, il acquiert une vaste capacité pour produire et pour jouir ; il devient un autre être ; il change la face de l’univers » (souligné dans le texte).

Il n’y a pas lieu d’insister davantage sur cette conception utilitaire de la vie sociale, désormais admise sans discussion et présupposée, explicitement ou non, à toutes les doctrines tant révolutionnaires que conservatrices. Les idées politiques, les réformes économiques, les institutions juridiques elles mêmes ne se justifient plus par voie d’autorité, par tradition, ou par leur conformité à un idéal humain et moral qui s’imposerait à priori, mais seulement par leur utilité. Mieux encore, puisque l’idéal humain et moral ne se présente plus comme un domaine distinct, mais comme le fruit, comme l’épanouissement naturel et spontané du bon ordre physique, on est sûr de contribuer au progrès de l’humanité, des mœurs, de l’esprit, en développant et en affinant les besoins physiques, pourvu qu’on multiplie et qu’on perfectionne les moyens de les satisfaire. Et dès lors le critère de l’utilité, certes légitime dans son ordre, prend une valeur absolue, exclusive, et joue le rôle impérieux d’un idéal. Le socialisme moderne ne s’expliquerait pas autrement.

Critique du droit de propriété. — Toutes les grandes institutions sociales, la religion, la famille, le gouvernement, la propriété, furent soumises par les penseurs du xviiie siècle à une critique sévère, du point de vue de l’utilité sociale. Nous ne nous arrêterons ici qu’aux discussions touchant la propriété et préparant ainsi immédiatement la plus remarquable des thèses socialistes. On peut ramener à trois les principales théories que le xviiie siècle a soutenues touchant le droit de propriété.

1. Théorie dite féodale. — On la faisait à tort dériver du droit féodal : le roi est propriétaire éminent de toute terre ; c’est de lui et moyennant son consentement que chacun peut posséder utilement. Cette théorie était en réalité assez récente en France, contemporaine des derniers Valois et des Bourbons ; elle correspondait aux tendances absolutistes qui se firent jour lors des convulsions anarchiques du xvie siècle. Elle venait comme après coup pour justifier la suppression des États généraux et des réunions de notables dont ç’avait été jusque là le rôle essentiel de consentir aux levées d’impôts. Le monarque absolu, en se présentant comme propriétaire souverain, n’avait plus besoin de solliciter ce consentement. En fait, la thèse se heurta à de vives résistances, fondées sur la doctrine traditionnelle des libertés naturelles, et ne trouva sa formulation légale qu’en 1629 dans le code Marillac. Louis XIV la commentait eu ces termes dans les instructions au Dauphin : « Tout ce qui se trouve dans l’étendue de mes États, de quelque nature qu’il soit, nous appartient au même titre, et nous doit être également cher. Vous devez être bien persuadé que les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et entière de tous les biens qui sont possédés, aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user en tout comme de sages économes. » Louvois, dans son testament politique, soutient la même thèse et le duc de Saint-Simon raconte dans ses mémoires qu’une consultation des docteurs de Sorbonne, rapportée au roi par le P. Le Tellier, « décidait nettement que tous les biens de ses sujets étaient à lui en propre et que, quand il les prenait, il ne prenait que ce qui lui appartenait. » Cf. A. Lichtenberger, Le socialisme au xviiie siècle, 1895, p. 11. C’était là une théorie nouvelle, parfaitement étrangère aux conceptions féodales ; mais celles-ci étaient tellement méconnues au xviie et au xviiie siècle, que les partisans de l’absolutisme royal croyaient y trouver l’origine et une justification de leur thèse. Inversement, ceux qui protestaient contre cet absolutisme régalien se vantaient et étaient sincèrement persuadés de lutter pour le progrès contre la barbarie du Moyen Age, conviction qui décuplait leur zèle et attitude qui trouvait alors un accueil favorable dans l’opinion.

2. Théorie conventionnelle. — La seconde théorie, que l’on peut en gros qualifier de conventionnelle, eut la plus grande vogue au xviiie siècle. Avec quelques nuances, elle ne faisait que continuer la doctrine traditionnelle de la propriété, telle que l’avait élaborée la scolastique médiévale, elle-même héritière des Pères de l’Église, de la philosophie stoïcienne et d’Aristote. On sait que la scolastique ne voyait pas dans la propriété privée un droit naturel premier mais une détermination de ce droit. De droit naturel, c’était un axiome universellement admis, toutes choses sont communes ; l’appropriation privée appartient aux règles du jus gentium, c’est-à-dire qu’elle découle immédiatement du droit naturel et répond aux exigences normales et constantes de la vie en société, sainement interprétées par le consentement général des peuples civilisés. La scolastique n’a jamais affirmé l’existence historique, voire la simple possibilité d’un état de nature pure, antérieur à la vie de société ; elle se contentait d’admettre entre les notions de nature humaine, de société et de propriété privée, un ordre plus ou moins strict de nécessité : il est d’abord et immédiatement naturel à l’homme de vivre en société ; puis, à cause des exigences de la vie sociale, il est secondairement naturel de reconnaître aux hommes un droit de propriété privée qui recuit enfin du droit positif : coutume, convention ou loi, telles déterminations contingentes.

Toutefois, cette doctrine traditionnelle avait pris au xviiie siècle une coloration nouvelle, résultant d’une opposition factice entre l’état de nature et l’état social. Les éléments, que la philosophie scolastique avait distingués, pour en graduer la nécessité et en révéler l’enchaînement, dans la réalité complexe de l’ordre naturel. Grotius, Puffendorf et surtout Rousseau leur prêtèrent une réalité arbitraire. Certes il serait excessif d’affirmer, comme on l’a dit parfois de Rousseau, que ces auteurs ont cru à la réalité historique d’une humanité vivant sans loi, dans un état de nature pure. Il s’agit en principe d’un simple procédé d’exposition, d’une Action, car il faut « bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être pas existé, qui probablement n’existera jamais et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes, pour bien juger de notre état présent. » Rousseau, Œuvres, Paris, 1852, t. i. p. 532. Mais, après avoir formulé cet avertissement, l’auteur se laissait aller à décrire les avantages de l’état naturel en usant sans autre précaution du mode historique, et il est difficile de croire qu’il n’a pas été maintes fois pris à son propre jeu. De même Grotius semblait affirmer l’état de nature comme un fait passé : « Dieu, dit-il. immédiatement après la création du monde, donna au genre humain en général un droit sur toutes les choses de la terre et il renouvela cette concession dans le renouvellement du monde après le déluge. Tout était alors commun. » Le droit de la guerre et de la paix, éd. Barbeyrac. Paris. 1729. t. i. p. 265.

D’autre part, l’erreur n’était pas tant d’ordre historique que philosophique. Déjà l’antiquité, comme aussi les canonistes et théologiens du Moyen Age, avaient admis l’existence, aux origines du genre humain, d’un âge d’or où régnait la communauté des terres et des biens. Le xviiie siècle innovait, par suite d’un préjugé sentimental et philosophique, en opposant la nature à la raison, et en estimant plus humaine, plus naturelle à l’homme, une forme de vie que la raison n’avait pas encore dotée d’institutions sociales. En tout cas, cette interprétation nouvelle, cet esprit nouveau transformant la doctrine ancienne, rendit celle-ci extrêmement vulnérable. Tandis que le droit de propriété, précisément parce qu’il reposait sur le consentement universel des esprits raisonnables chez tous les peuples civilisés, avait paru jusque-là solidement appuyé sur la nature rationnelle et sociale de l’homme, on crut désormais que ce consentement ne lui offrait qu’une base fragile, voire compromettante. La plupart conclurent qu’il fallait extirper la propriété, cette invention pernicieuse de l’état de loi, ce vice de l’homme à l’état social, et ils saluèrent dans le communisme un retour aux mœurs vertueuses et simples de l’état de nature : après tout, ce que la raison humaine avait établi librement, ne pouvait-elle librement le supprimer ? Quelques-uns, cependant, préoccupés de justifier et de sauver le régime de la propriété privée, conclurent bien a tort que la théorie du consentement universel devait être abandonnée comme une position indéfendable, et ils cherchèrent dans la nature abstraite de l’homme, sans égard à la raison ni aux exigences pourtant si naturelles, de la vie en société, une position de repli absolument inviolable. Ce fut la théorie dite du droit naturel.

3. Théorie dite du droit naturel. — En dépit des apparences, cette théorie était toute nouvelle ; elle trouva d’abord peu de partisans, mais nous devons lui reconnaître une certaine importance historique, parce que l’enseignement commun des économistes et sociologues conservateurs, des philosophes chrétiens et des théologiens semble s’y être rallié, pour éviter tout à la fois la thèse surannée que l’on a qualifiée de féodale et la théorie conventionnelle dont on a oublié la saine et traditionnelle interprétation.

La théorie du droit naturel veut mettre le droit de propriété à l’abri des atteintes que la société voudrait lui porter. Elle en fait donc un trait métaphysique de la nature individuelle de l’homme, lié nécessairement à la liberté personnelle, un droit antérieur à toute agrégation sociale ; bien loin que le droit de propriété privée soit établi pour permettre et favoriser la vie en société, quitte à subir quelques atténuations lorsque la vie en société l’exigera, c’est la vie en société qui est mise au service de la propriété privée ; il semblera que les hommes se soient associés principalement pour garantir leur liberté personnelle et pour assurer leur droit naturel de propriété. On feint donc un état primitif où l’homme est absolument libre, c’est-à-dire propriétaire de soi et des œuvres qui résultent de son travail ; après quoi, comme les hommes sont maîtres absolus de ce qui leur appartient, ils limitent l’exercice de leur liberté personnelle et sacrifient certains de leurs biens propres pour entrer en société et défendre en commun l’essentiel de leurs droits. Il s’ensuit que la société ne peut entreprendre sur la liberté et la propriété individuelle que dans la mesure fixée par les individus eux-mêmes, c’est-à-dire strictement dans la mesure requise par la défense de ces droits individuels. Toute limitation de liberté individuelle, tout empiétement sur la propriété individuelle, au delà de ces limites étroites, n’est que tyrannie et usurpation. On trouve cette doctrine nettement formulée par Locke, Traité du gouvernement civil, c. iv. De la propriété des choses : « Bien que la nature ait donné toute chose en commun, l’homme néanmoins, étant le maître et le propriétaire de sa propre personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand fondement de la propriété… Ainsi le travail, dans le commencement, a donné le droit de propriété, partout même où il plaisait à quelqu’un de l’employer. » Barbeyrac, dans son commentaire critique sur le Droit de la nature et des gens de Puffendorf, et Burlamaqui, dans ses Principes du droit de la nature et des gens et du droit public en général, soutiennent aussi que le droit de propriété est légitime et nécessaire, en dehors de toute vie sociale, du fait de la prise de possession par le travail. Singulière théorie, en vérité ! Que peut signifier le droit de propriété pour un individu abstrait qui n’a de rapports avec aucun de ses semblables ? Cet individu a le droit de jouir du fruit de son travail, assurément ; mais pourquoi hésiterait-il a en user de même avec les productions spontanées du sol ? Et pourquoi interpréter cette main-mise et cet usage comme l’exercice d’un droit de propriété ? Que veut dire au juste s’approprier quand il n’existe aucune relation d’homme à homme ? Cette théorie, on le voit bien, repose d’une part sur une confusion entre le droit de propriété et le pouvoir préjuridique des êtres rationnels sur les choses mises par la nature à leur usage, et d’autre part elle projette ingénument la psychologie et les habitudes du propriétaire civilisé dans la conscience mystérieuse d’un individu chimérique, coupé de toute vie sociale. La simple analyse du droit de propriété révèle que cette notion suppose la société ; hors de celle-ci, aucun droit proprement dit n’est concevable. Cf. ici t. xiii, col. 764, 768, 831, 835.

Cependant les physiocrates se rallièrent et rallièrent l’économie classique à cette conception du droit naturel de propriété, qui s’harmonisait parfaitement avec leur philosophie sensualiste et utilitaire. Le droit naturel absolu et primitif pour l’homme est d’assurer sa conservation et son bien-être ; pour le diriger, deux lois naturelles d’une évidence sensible et d’une rigueur inébranlable l’obligent à fuir la douleur et à poursuivre la jouissance. Bien loin de réclamer l’anéantissement de ces deux passions, c’est sur l’appétit des plaisirs et sur l’aversion de la douleur que s’appuie l’ordre naturel et essentiel de la société, car quoiqu’elles ne soient jamais affectées que de leur intérêt personnel, elles nous sont données cependant comme les moyens de notre bonheur. « Une sensibilité involontaire au plaisir et au mal physiques avertit perpétuellement les hommes qu’ils ont un devoir essentiel à remplir, celui de pourvoir à leur subsistance : cette sensibilité les tient assujettis rigoureusement à ce devoir et à tous les travaux qu’il exige d’eux pour les conduire à des jouissances qui leur sont précieuses. De là le désir naturel d’acquérir ces jouissances et de les conserver ; désir qui les dispose naturellement à saisir tous les moyens de s’assurer la possession paisible des fruits de leurs travaux ; par conséquent à vivre en société. » Mercier de La Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, dans E. Daire, Physiocrates, Paris, 1846, 2e partie, p. 609.

Voilà la première notion du juste et de l’injuste absolus que la nature même nous inculque nécessairement. Et voici comment la nature nous incline à vivre en société, à y observer certains devoirs pour y jouir de certains droits : « Le désir d’acquérir et de conserver nous presse naturellement d’éviter tout ce qui pourrait mettre des obstacles à l’accomplissement de ce désir ; nous sentons même en nous une disposition naturelle à employer toutes nos forces pour surmonter ces obstacles. Cette disposition conséquente à notre premier désir, est donc une leçon très intelligible que la nature nous donne et par laquelle elle nous fait comprendre qu’il est de notre intérêt de ne pas provoquer ces mêmes obstacles que nous nous proposons d’écarter : en un mot de ne rien faire qui puisse nous empêcher de jouir paisiblement et constamment du droit d’acquérir et de conserver… Dès ce moment, je vois des hommes instruits et formés pour vivre en société : la sensation ou la connaissance intuitive qu’ils ont de leur premier droit leur donne aussi nécessairement la connaissance intuitive de leurs premiers devoirs envers les autres hommes : ce qui se passe dans leur intérieur leur fait facilement comprendre que tous les hommes ont des droits de la même espèce ; qu’aucun d’eux ne peut se proposer de les violer dans les autres, qu’il n’éprouve de leur part la plus grande résistance possible, qu’il ne s’expose nécessairement à toutes les violences qu’ils pourront, à leur tour, exercer à son égard. Ainsi chacun, éclairé par l’attention qu’il donne à son intérêt personnel, à ses propres sensations, est forcé de se reconnaître sujet à des devoirs, de s’imposer l’obligation de ne point troubler les autres hommes dans la jouissance du droit d’acquérir et de conserver, afin de n’être point troublé lui-même aussi dans la jouissance de ce droit. » Id., ibid., p. 609-610.

Par cet ingénieux enchaînement d’évidences nécessaires, la vie sociale et ultérieurement toutes ses conditions et exigences se rattachent solidement à notre nature, telle que la concevait le xviiie siècle. Mais remarquons que la nature enseigne d’abord, comme un droit absolu, la nécessité où se trouve chaque homme de pourvoir à sa conservation et à sa jouissance personnelles, et que c’est pour affermir et garantir efficacement ce droit qu’elle incline les individus à syndiquer en quelque sorte leurs intérêts propres. On voit sans peine que la société ne pourra jamais, sans ruiner sa base et sans contredire sa définition même, porter atteinte au droit absolu qui est le premier enseignement de la nature. Et voilà qui met la propriété en lieu sûr.

En effet, pour les physiocrates, ce droit absolu n’est pas autre chose que le droit de propriété, raison essentielle et primitive de toutes les lois sociales. La propriété, entendue à la mode physiocratique, prend trois formes, déduites l’une de l’autre et qui en élargissent la notion jusqu’à inclure celle de liberté. « La propriété n’est autre chose que le droit de jouir ; or, il est évidemment impossible de concevoir le droit de jouir séparément de la liberté de jouir », et d’autre part, la sûreté n’est que l’établissement garanti et durable de cette propriété et de cette liberté. « Propriété, sûreté, liberté, voilà donc l’ordre social dans tout son entier ; c’est de là, c’est du droit de propriété maintenu dans toute son étendue naturelle et primitive, que vont résulter nécessairement toutes les institutions qui constituent la forme essentielle de la société : vous pouvez regarder ce droit de propriété comme un arbre dont toutes les institutions sociales sont des branches qu’il pousse de lui-même, qu’il nourrit et qui périraient dès qu’elles en seraient détachées. » Id., ibid., p. 615.

Ces trois formes de propriété reçoivent, dans le système physiocratique, trois qualificatifs tenant aux différents objets qu’elles concernent. Fondamentalement, l’homme a le droit de jouir de soi-même, de sa personne, de ses organes corporels, de ses facultés intellectuelles : c’est la propriété personnelle, avec la liberté et la sûreté correspondantes. Vient ensuite le droit, la liberté et la sûreté relatifs à la jouissance des effets que l’on s’est acquis par l’usage de sa liberté personnelle : c’est la propriété mobilière, fruit de la propriété radicale ou personnelle. Enfin « parmi tous les emplois que l’on peut faire librement de ses propriétés personnelles et mobilières, il en est un plus important pour le bien-être de l’humanité, c’est celui de se former des propriétés foncières, c’est-à-dire d’employer ses facultés intellectuelles et ses effets mobiliers à la préparation d’un sol qu’on rend productif des objets propres aux jouissances utiles ou agréables ». Baudeau, Introduction à la philosophie économique, dans Daire, Physiocrates, 1846, 2e partie, p. 750. A cette propriété foncière se rattachent une liberté et une sûreté de même sorte, qui consistent à pouvoir constamment faire tel usage qu’on voudra de ses propriétés foncières.

4. Rôle de l’État. — Les trois grandes théories de la propriété dont nous venons de relever l’existence au xviiie siècle se ressemblent par un trait commun, dû aux circonstances politiques : toutes attribuent à l’État un rôle important. On ne saurait s’en étonner, en ce qui concerne la théorie des légistes royaux, dite

« féodale », Mais les partisans de la théorie conventionnelle semblent ne connaître dans la société qu’un seul

organe de décision, l’État, c’est-à-dire, plus précisément encore, le gouvernement royal. Les réformateurs ne comptent que sur l’action d’un despote éclairé pour remanier le régime des propriétés ou pour instaurer le communisme des biens. On sait que, pour Montesquieu, l’État « doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé ». Esprit des lois, l. XXIII, c. xxix. Le moindre paradoxe n’est pas celui que nous offrent les théoriciens du droit naturel, notamment les physiocrates ; le mot de « despotisme légal » est de Mercier de La Rivière ; Quesnay fait de l’omnipotence législative la première de ses Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume : « Que l’autorité souveraine soit unique et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers… La division de la société en différents ordres de citoyens, dont les uns exercent l’autorité souveraine sur les autres, détruit l’intérêt général de la nation, et introduit la dissension des intérêts particuliers entre les différentes classes de citoyens. » Daire, Physiocrates, 1846, 1re partie, p. 81. Mais ce despotisme se concilie fort bien, au fond, avec le régime absolu des lois naturelles car la fonction souveraine consistera essentiellement à faire connaître à tous et à faire appliquer par tous ces lois naturelles dont l’évidence est convaincante et dont l’attrait est irrésistible des qu’on les a perçues. Ainsi, par la bouche de l’autocrate, on entend parler la science économique, c’est-à-dire la nature des choses. Cette politique déjà saint-simonienne dans son inspiration sinon dans ses conclusions, est peut être dans la physiocratie le trait le plus proche du socialisme. Cf. ici, Saint-Simon et Saint-Simonisme, t. xiv, col. 769 sq.

III. CONCLUSION. — En étudiant les sources du socialisme, nous avons évité de considérer celui-ci comme une doctrine scientifique. Une doctrine se définit : or, il n’est pas une définition du socialisme qui résiste à l’examen. Ni le souci d’alléger la misère des humbles ou de réfréner l’injustice des puissants, ni l’idée de la lutte des classes, ni telle théorie économique ne sont spécifiquement socialistes. La science décrit et explique ce qui est et ce qui a été : le socialisme est tout orienté vers un idéal futur : certes le socialisme prend parfois un aspect scientifique, mais, comme l’a dit excellemment Durkheim, « les faits et les observations ainsi réunis par les théoriciens soucieux de documenter leurs affirmations ne sont guère là que pour faire figure d’arguments. Les recherches qu’ils ont faites ont été entreprises pour établir la doctrine dont ils avaient eu antérieurement l’idée, bien loin que la doctrine soit résultée de la recherche. Presque tous avaient leur siège fait avant de demander à la science l’appui qu’elle pouvait leur prêter. C’est la passion qui a été l’inspiratrice de tous ces systèmes. » Définition du socialisme, dans Rev. de mét. et de morale, t. xxviii, 1921. p. 481.

Nous nous sommes contenté de considérer le socialisme, non comme une science mais comme un objet de science, comme un fait social que l’on voit naître et se développer et que l’on peut décrire objectivement. C’est le moment de ramasser en quelques traits précis le résultat de notre enquête :

1° Le socialisme ne se caractérise pas par l’abolition de la propriété privée et en cela il s’oppose formellement au communisme. En fait, aucun théoricien socialiste n’a jamais prôné la disparition complète du domaine privé : toujours l’idéal socialiste respecte au moins la propriété des fruits du travail et la libre disposition des biens de consommation ; bien mieux, en un certain sens, lorsque le socialisme attaque l’héritage, il se montre l’adversaire d’un reste de communisme familial. Le collectivisme marxiste, c’est-à-dire la forme de socialisme qui restreint le plus le domaine privé, ne lui enlève que les capitaux ou biens de production.

2° Le socialisme, considéré comme un fait social, exprime l’avènement social, la prise de conscience publique des faits et des fonctions économiques. Et voilà encore qui permet d’opposer le socialisme au communisme, en même temps que de comprendre pourquoi le socialisme ne pouvait naître qu’à la fin du xviiie siècle, après l’essor de la science économique et dans un monde que le virus sensualiste et utilitaire inclinait à interpréter économiquement, en termes de production et de consommation, l’idéal de la vie civilisée. Jusque là, en effet, sauf dans les périodes de misère aiguë au cours desquelles la société devait bien prendre conscience des phénomènes économiques et s’efforçait d’y intervenir avec plus ou moins de succès, les fonctions économiques demeuraient habituellement dans la sphère des intérêts privés ; la société comme telle s’établissait consciemment sur d’autres bases : militaire, religieuse, juridique, racique. Certes, les lois économiques exerçaient leur empire, d’autant plus impérieux peut-être qu’il demeurait diffus et secret. Mais, du jour où l’on voulut voir dans la jouissance des biens matériels, fruit des fonctions économiques, le but essentiel de la vie en société, celle-ci s’établit consciemment et délibérément sur cette base économique. D’où crise absolument inédite dont le socialisme est l’expression. D’une part les économistes orthodoxes réservent aux propriétaires privés l’initiative souveraine en mature économique ; ils estiment et proclament qu’à ce prix et à cette seule condition la société jouira de la prospérité économique qu’on lui assigne comme idéal. D’autre part, et c’est en ce point précis que gît l’opposition entre les deux écoles, les socialistes ne croient pas à l’efficacité socialement bienfaisante de l’activité purement privée en matière économique et ils préconisent « le rattachement de toutes les fonctions économiques ou de certaines d’entre elles qui sont actuellement diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société ». Cette formule, empruntée à l’étude précitée de Durkheim, p. 494, n’affirme pas la subordination de la vie économique à l’État, mais le rattachement, la mise en communication explicite et systématique de l’économie avec les organes directeurs de la société. Quelquefois l’État absorbe l’économie ; selon d’autres auteurs l’État est absorbé et se transforme en centre moteur purement économique. On sait que, pour Marx, par exemple, l’État que nous connaissons et qui représente précisément des intérêts spécifiques, dits supérieurs à l’ordre économique, perdrait toute raison d’être en régime socialiste. On sait aussi que maints réformateurs socialistes comme Fourier et Proudhon, bien loin de pousser à l’étatisme, prêchent l’individualisme anarchique : ce sont là des nuances considérables, mais cet individualisme anarchique mérite lui aussi l’épithète de socialiste du moment qu’il se présente comme un type de vie sociale résultant expressément des libres tendances et fonctions économiques.

3° Enfin, nous conclurons que le socialisme est un fait social qui ne saurait se confondre avec le communisme ancien, dont Platon a le premier formulé la conception, suivi par nombre de réformateurs à l’esprit romanesque. Cf. art. Communisme, ici, t. iii, col. 574. Beaucoup de partisans et d’adversaires ont voulu rattacher à ces ancêtres imposants le socialisme moderne ; on confond couramment les deux termes de socialisme et de communisme ou bien on se contente d’une simple différence de degré entre les deux doctrines. Bien entendu, nous ne parlons pas ici de la distinction que le langage courant admet entre deux partis politiques récents, distinction qui ne compte guère sur le plan des doctrines. En réalité, les ressemblances, si elles sont très apparentes, demeurent extérieures entre le communisme classique et le socialisme moderne : tous deux plus ou moins éliminent la propriété privée. Mais l’essentiel n’est pas là : on voit sans peine, en consultant l’histoire des religions, qu’il est un communisme à base de renoncement et d’abnégation totalement inassimilable à l’esprit du socialisme, même s’il prône comme lui, et beaucoup plus énergiquement que lui. la suppression de la propriété individuelle. Durkheim, utilisant sa définition sociologique du socialisme va plus loin encore : tout communisme, par essence, se trouverait aux antipodes du socialisme moderne, op. cit., p. 599, et nous croyons que celle observation est pénétrante et exacte.

En bref, le communisme classique, et nous en dirons autant du communisme religieux, le seul communisme qui ait eu le mérite d’avoir été réalisé durablement, tend à mettre les fonctions économiques au ban, en marge, voire tout-à-fait en dehors des fonctions essentielles de la société. Il repose sur cette idée que les opérations de production et de consommation sont d’un ordre inférieur ; on reconnaît leur nécessité absolue, mais les relations politiques ou la vie de communauté n’en saluaient être affectées ni modifiées ; on s’arrange d’une façon quelconque pour s’assurer le nécessaire, mais les relations sociales doivent se tenir sur un autre plan. La chose est claire dans le communisme platonicien : la cité comprend deux parties fort distinctes, ici les laboureurs et les artisans, là les magistrats et les guerriers. Les fonctions proprement politiques reviennent à ces deux dernières classes. Quant aux laboureurs et aux artisans, il leur appartient d’alimenter et d’entretenir la cité par leur travail, mais ils sont maintenus en dehors de l’État : ils ne participent ni à la législation, ni a l’administration, ni aux nobles fonctions militaires. Mais, en retour, les magistrats et les guerriers doivent demeurer étrangers et indifférents à l’activité économique qui les détournerait de leurs obligations supérieures, et c’est pour les maintenir dans cette indifférence qu’il leur est interdit de rien posséder personnellement, ni biens matériels, ni famille. Cette séparation absolue repose, dans la pensée de Platon, sur la haute idée qu’il se fait de la vie politique et sur cette conviction que la richesse, avec tout ce qu’elle implique, est la source de la corruption morale et civique. Toutes les théories et les romans communistes s’inspirent de ce mépris que le sage oppose aux richesses, mépris que le socialisme moderne, né du xviiie siècle, ne saurait partager. Il est bon de faire remarquer que l’existence de deux classes n’est pas essentielle au communisme : dans les communautés d’inspiration religieuse, dans l’Utopie de Morus, tous participent à la vie commune ou politique, en même temps que tous doivent, selon leurs forces, travailler à l’entretien matériel du monastère ou de la cité ; il reste que les opérations économiques ne gouvernent pas les représentations collectives ni ne déterminent la hiérarchie au sein de la collectivité ; celle-ci a ses lois propres, d’un ordre supérieur, et les individus ne s’adonnent aux travaux économiques que dans la limite des besoins. On remarquera que le communisme est d’abord soucieux de réglementer la consommation commune, laissant parfois chacun agir à sa guise, comme dans l’Utopie, pourvu que nul ne demeure oisif : au contraire, dans le socialisme, la consommation demeure toujours affaire privée, tandis que la production est socialement organisée en vue de cette consommation individuelle.

« Identifier le socialisme et le communisme, c’est

donc identifier des contraires. Pour le premier l’organe économique doit presque devenir l’organe directeur de la société ; pour le second, ils ne sauraient être tenus assez éloignés l’un de l’autre. Entre ces deux manifestations de l’activité collective, les uns voient étroite affinité et presque identité de nature ; les autres n’aperçoivent, au contraire, qu’antagonisme et répulsion. Pour les communistes, l’État ne peut remplir son rôle que si on le soustrait complètement au contact de la vie industrielle : pour les socialistes, ce rôle est essentiellement industriel et le rapprochement ne saurait être trop complet. Pour ceux-là, la richesse est malfaisante et il faut la mettre en dehors de la société ; pour ceux-ci, au contraire, elle n’est redoutable que si elle n’est pas socialisée. Sans doute, et c’est ce qui trompe le regard, il y a de part et d’autre une réglementation ; mais il faut faire attention qu’elle s’exerce en sens opposé. Ici. elle a pour objet de moraliser l’industrie en la rattachant à l’État : là de moraliser l’État en l’excluant de l’industrie. » Durkheim, op. cit., p. 605.

S’il existe un tel contraste entre le communisme et le socialisme, c’est que l’un et l’autre systèmes ne répondent pas à la même question. D’où viennent l’égoïsme et l’immoralité, demandent les communistes, question éternelle, qui n’émeut que quelques cercles restreints d’âmes supérieures ; et la réponse condamne directement la propriété privée, comme source des vices et désordres anti-sociaux : le reste des systèmes communistes, les lois somptuaires diversement nuancées, les lois du travail et de la distribution interviennent secondairement, comme règles d’application d’un état social d’où l’on a d’abord exclu la propriété. Au contraire, le socialisme se demande quelle organisation sociale et économique dans les circonstances données sera la plus efficace, procurera la consommation la plus large et la plus générale, problème qui est de nature à émouvoir les masses ; et la réponse n’est pas directement hostile à la propriété : en fait, le socialisme n’entend léser la propriété que dans une période transitoire, ou en tout cas dans la seule mesure requise à l’édification de ses plans économiques. Il croit qu’une bonne organisation économique suffit à faire le bonheur des hommes en société : comment hésiterait-il à l’instaurer, dût certaine propriété en souffrir ? Le communisme a encore moins de scrupule, car il hait pour elle-même la propriété ; mais il n’a pas la naïveté lourdement optimiste du socialisme et c’est pourquoi il légifère volontiers en vue d’un monde utopique pour des hommes sans égoïsme et sans avidité.

III. Les formes historiques du socialisme.I. TENDANCES SOCIALISTES AVANT LE SOCIALISME. — Les socialistes modernes ont la faiblesse de se chercher des ancêtres dans la plus haute antiquité : Platon, les stoïciens, les premières communautés chrétiennes prennent dans leurs ouvrages la tête d’une longue liste qui, par Thomas Morus, Campanella, Babeuf et Karl Marx, conduit jusqu’aux maîtres contemporains de la doctrine. Après ce que nous avons dit plus haut, on nous permettra de renoncer à ce développement facile qui méconnaît l’originalité propre du socialisme. Cf. c. Rappoport et Compère-Morel, Un peu d’histoire, dans l’Encyclopédie socialiste, Quillet, 1912, p. 15-98.

En particulier, nous pouvons écarter résolument de notre étude le prétendu socialisme des Réductions du Paraguay et des sociétés communistes de l’Amérique du Nord. S’il est une leçon qui découle évidemment de leur histoire, c’est qu’elles avaient pour fondement la religion et que leur prospérité sociale et matérielle fut toujours proportionnelle à l’intensité du sentiment religieux qui les animait. Ainsi les Réductions du Paraguay, les sociétés de Shakers, les colonies d’lnspirationists ou d’Harmonists à Amana ou à Economy, les 300 ou 400 Dunkards d’Euphrate, les Perfectionists d’Oneida et de Wallingford, les Separatists de Zoar, à plus forte raison les Mormons. Au contraire, les communautés privées de cette base religieuse, comme le phalanstère de Dallas, Cedar Vale, Brook l’ami, la Nouvelle-Australie, ne surent point se maintenir et périrent dans la misère ou bien se transformèrent en entreprises capitalistes. En tout cela il ne s’agit pas de vrai socialisme. Celui ci pourtant connut quelques tentatives explicites de réalisation, la New Harmony, l’Icarie, le phalanstère fouriériste du Texas, dont nous considérerons la fortune à propos d’Owen, de Cabet et de Considerant.

Il reste, comme l’a montré A. Lichtenberger, Le socialisme xviiie siècle, Paris, 1895, que le socialisem moderne a été préparé dans les idées. Cette préhistoire du socialisme ne se découvre avec quelque netteté qu’au xviiie siècle, et encore dans la seconde moitié de ce siècle. Dans la littérature abondante et déclamatoire qui monte à l’assaut des institutions, on discerne parfois un échantillon authentique de la doctrine socialiste, c’est à dire l’idée qu’une collectivisation des biens favoriserait le progrès économique et social. Le plus souvent, il faut l’avouer, l’argumentation qui mène à détruire ou a atténuer la propriété privée n’offre rien de socialiste : un Morelly, un Mably répètent les arguments éthiques du communisme le plus traditionnel ; un Brissot de Warville ne songerait pas à critiquer le droit de propriété s’il n’y était conduit par le souci de réformer le droit pénal ; Rousseau attaque la propriété, mais c’est qu’il en veut d’abord à la société, inséparable de la propriété.

Jean Meslier, ne à Mazerny, dans le duché de Rethel, cure d’Étrépigny et de But à partir de 1692, mort en 1729 ou en 1733. fut un véritable précurseur du socialisme, De mœurs douces et austères, d’esprit fier, dégagé de tout préjugé et même de toute foi positive, il s’acquitta toute sa vie de ses fonctions, passant apparemment pour un pasteur exact et zélé. Mais il laissa après lui un testament dont le titre exprime suffisamment l’intention : Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier, prêtre, curé d’Étrépigny et de But, sur une partie des abus et des erreurs de la conduite et du gouvernement des hommes, où l’on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les divinités et de toutes les religions du monde, pour être adresse à ses paroissiens après sa mort et pour leur servir de témoignage de vérité, à eux et à tous leurs semblables. In testimonium illis et gentibus. Math., x. 18.

Ce testament ne fut d’abord apprécié des philosophes que comme un monumental aveu d’athéisme et d’irréligion. Voltaire jugea opportun de ne le publier qu’en partie, sous le titre : Extrait des sentiments du curé Meslier, 1762, le reste lui paraissant « trop long, trop ennuyeux, et même trop révoltant ». De même, le Bon sens du curé Meslier, publié par d’Holbach en 1772, et le Catéchisme du curé Meslier, par Sylvain Maréchal en 1789, se contentèrent de faire connaître un curé Meslier violemment anticlérical. C’est seulement la publication intégrale par Ch. Rudolf, en 1864, à Amsterdam. du Testament de Jean Meslier, curé d’Étrépigny et de But en Champagne, décédé en 1733, qui révéla le précurseur authentique du socialisme, à une époque où sa pensée pouvait être pleinement comprise. On s’aperçut alors que le curé champenois ne s’en prenait pas seulement au catholicisme et à ses rites, ni même à toute religion positive, à la croyance en un Dieu personnel et en une vie future, mais qu’il sapait la société elle-même que religion et dogme soutiennent dans l’existence.

Les thèses socialistes se présentent dans le Testament comme des arguments dressés contre la religion. Les hommes seront toujours malheureux s’ils ne renversent le système oppresseur fondé sur la double tyrannie de la religion et de la royauté ; ils devraient régler leur gouvernement sur les seuls principes de la prudence et de la sagesse humaines, c’est-a-dire sur les règles de la probité, de la justice et de l’équité naturelle. En réalité, toutes ces règles ont été violées ; on a mis d’un côté tous les biens, les plaisirs, la fainéantise, et de l’autre la misère, le travail, l’esclavage ; pour assurer le maintien de cette iniquité, les fourbes et les violents ont inventé les liens de la religion et de la royauté. « Ils seraient heureux, ces pauvres peuples, s’ils n’étaient pas incommodés de cette desséchante vermine ; mais il est sûr qu’ils seront toujours malheureux, tant qu’ils ne s’en dépouilleront pas… Sachez, mes chers amis, qu’il n’y a point pour vous de plus méchants ni de plus véritables diables à craindre que ces gens-la dont je vous parle. Car vous n’avez véritablement point de plus grands ni de plus méchants adversaires et ennemis a craindre que les grands, les nobles et les riches de la terre, puisque ce sont effectivement ceux-là qui vous foulent, qui nous tourmentent, et qui vous rendent malheureux comme vous êtes. » Testament (Rudolf), t. ii. p. 180. De longues déclamations, violentes et enflammées, s’emportent rudement contre cette quantité de riches fainéants, abbés, moines, rentiers, sergents, procureurs, avocats, maltôtiers, receveurs : « On a bien a faire de ces gens-là dans le monde ! Les oiseaux chantent et ramagent assez dans les champs et dans les bois ; les peuples n’ont que faire de nourrir si grassement tant de gens pour ne faire que chanter dans les temples. » Ibid., p. 203.

On n’a pas de peine à reconnaître ce genre de littérature, appelé à une si grande fortune en des temps plus proches de nous. Mais il convient d’observer qu’au xviiie siècle un tel langage semblait « trop révoltant » à Voltaire et aux philosophes les plus acharnés contre l’Église ou contre le despotisme. Ceux-ci poursuivaient la perte de la religion chrétienne, mais ils entendaient que l’ordre social fût respecté. Rares étaient les esprits assez perspicaces pour reconnaître dans l’autorité religieuse l’assise la plus robuste de l’ordre social et assez logiques dans l’erreur pour condamner en bloc la société civile avec la religion. Plus précisément le curé Meslier a pour son temps l’originalité d’interpréter à la manière socialiste le fait religieux ; s’il le critique, ce n’est pas au nom de la vérité scientifique, de la raison, de l’histoire ; c’est qu’il y voit le baillon, l’opium qui étouffe, qui effort les revendications sociales et la révolte des peuples opprimés. Aussi, plus funestes encore que la religion sont, pour le curé Meslier, les institutions iniques qu’elle a mission de défendre : l’inégalité, la propriété ; et c’est ici que se fait jour l’idée authentiquement socialiste, toute autre que celle du communisme éthique traditionnel : si les propriétés n’étaient pas distinguées, si les familles ne s’opposaient pas en classes, si le mariage n’était pas indissoluble, tous les hommes seraient occupés et utiles, ils se partageraient sagement entre eux les produits, il n’y aurait jamais de disette, il n’y aurait plus d’unions malheureuses et tous les hommes mèneraient fraternellement une vie de félicité. La conclusion est claire ; il faut que tous les opprimés s’unissent pour renverser l’état social présent : « Votre salut est entre vos mains, votre délivrance ne dépendrait que de vous si nous saviez vous entendre tous. » Ibid., t. iii, p. 381.

Dom Deschamps (1716-1774) ; annonce le socialisme dialectique. Le moine que Damiron cite comme un exemple de l’incrédulité réfugiée dans certains cloîtres, passa la majeure partie de son existence au prieuré de Montreuil-Bellay, près de Saumur, où il avait fait profession en 1733, où il remplit correctement ses fonctions de procureur, où il observa convenablement sa règle et où il mourut dans les formes religieuses. Mais il s’était lié avec le marquis de Voyer, fils du comte d’Argenson et, par cet intermédiaire dévoué, il s’était efforcé, toujours vainement, de « convertir » les philosophes et de leur révéler « le mot de l’énigme métaphysique et morale ». Les confidences du moine libre-penseur effarouchèrent J.-J. Rousseau ; Helvétius conseilla la prudence ; d’Alembert dégagea promptement le point faible du système, les distinctions formelles, les abstractions, relations, genres, espèces et autres idées générales qui n’existent que per mentem et qu’il faut bien se garder de réaliser « hors de nos idées ».

Cette opposition entre la métaphysique du bénédictin et la philosophie des Encyclopédistes explique l’échec persistant de dom Deschamps près de ses contemporains. Anti-chrétien et vulgairement athée, il eût été compris ; mais, hostile à la fois au christianisme et à l’athéisme superficiel des philosophes, il ne réussit pas à faire école. Il avait assez de théologie pour mesurer la faiblesse des arguments vulgaires contre la religion et il employa ses dons surprenants de dialecticien à construire an système d’athéisme qui méritât le qualificatif d’éclairé. Lorsque Émile Beaussire publia certaines œuvres de dom Deschamps dont la bibliothèque municipale de Poitiers gardait la copie, il leur imposa sans doute une enseigne trop ambitieuse en leur donnant ce titre : Antécédents de l’hégélianisme dons la philosophie française, dom Deschamps, son système, son école, Paris, 1865. La figure de notre bénédictin n’en reste pas moins originale et mérite de retenir l’attention dans la préhistoire du socialisme, d’autant que nous la connaissons mieux depuis que MM. Jean Thomas et Franco Venturi eurent le mérite de découvrir à la bibliothèque de Poitiers et de publier en partie une autre liasse de papiers, transcrits sur les originaux de dom Deschamps par son ami dom Mazet qui fut bibliothécaire de la ville : Dom Deschamps, Le vrai système ou le mot de l’énigme métaphysique et morale, publié sous le patronage de la Société des textes français modernes par Jean Thomas et Franco Venturi, Paris. 1939. En réalité, il semble que l’essentiel de l’œuvre nous soit désormais accessible, dans ses deux parties que l’auteur lui-même déclarait indissolublement unies : une métaphysique et une morale.

Les Observations métaphysiques de dom Deschamps s’encadrent dans une interprétation philosophique du dogme de la Trinité ; chacune des personnes divines figure un mode de l’être. La première représente symboliquement la nature physique et sensible, dans son inépuisable variété, c’est-à-dire l’être qui est plus ou moins, le relatif. En second lieu, si l’on considère cette nature physique, non plus dans sa diversité mais dans son ensemble, comme la somme, la synthèse logique des choses, notre philosophe l’appelle le Tout (aspect universel positif). Enfin la troisième personne de la Trinité ne serait que la forme mythologique et superstitieuse de l’absolu négatif, que dom Deschamps appelle Tout, qui à la différence du Tout n’a aucun rapport avec le relatif, ne voit limiter par rien son existence absolue, est par soi et en soi et coïncide donc avec la négation même, avec Rien.

Les Observations morales ouvrent la voie à ce que dom Deschamps appelle l’état de mœurs ; l’état de lois, système de l’oppression du faible par le fort, est radicalement expliqué et détruit par la vision métaphysique du Tout et de Tout, car on découvre ainsi la véritable genèse de Dieu et du diable, essai manqué et incomplet de justification et instrument au service de la société pour contenir les hommes dans l’esclavage. Libéré de l’état de lois, c’est-à-dire de l’État et des institutions qui, comme la religion, le mariage, la morale, soutiennent la tyrannie de l’État, l’homme pourra enfin être heureux. Tel est le vrai système. Dans la description de l’état de mœurs, dom Deschamps semble incliner vers une condamnation mystique de tout effort, de tout progrès : dans le Tout, les extrêmes se réunissent et se valent, il n’y a plus que repos et égalité. Les hommes n’auront que des besoins très limités. Bien mieux, entre eux, les différences s’atténueront jusque dans l’ordre physique : leur état social s’accordant mieux à leur nature profonde et à la loi cosmique, il s’ensuivra des modifications heureuses dans leur corps, tous égaux et semblables. Cette idée se retrouvera dans Fourier. Il y a encore parenté entre ces deux auteurs en ce qui concerne leur conception naturiste de l’amour : « On ne saurait imaginer et il n’est pas dans moi de rendre toute la folie que l’état de lois nous fait mettre dans ce qui est relatif à l’appétit de l’amour, par les freins qu’il a mis à cet appétit ; et c’est la difficulté de l’imaginer qui seule peut nous éloigner de croire qu’il puisse jamais exister une société d’hommes où cet appétit ne serait pas plus difficile à satisfaire, ni plus sujet à des inconvénients que celui du manger, du boire ou du dormir… La communauté des femmes entre aussi nécessairement dans la chaîne des mœurs fondée sur la ruine du mien et du tien, que leur non-communauté entre nécessairement dans la chaîne des mœurs fondée sur le tien et sur le mien. » Observations morales, IIe partie, § 4. Bien entendu les enfants n’appartiendraient qu’à la communauté. Les situations seraient médiocres, stables ; peu de besoins, donc peu de travail ; une langue simple et peu abondante suffirait : le passé resterait inconnu et comme s’il n’avait jamais existé. Enfin, « la mort ne serait que le soir d’un beau jour : car elle ne serait pas précédée, comme l’est la notre communément, d’une maladie douloureuse, de la vue affligeante d’un confesseur, d’un médecin, d’un notaire, d’une famille désolée et de toutes les peines d’esprit qui nous tyrannisent alors et qui contribuent extrêmement à nous la donner. Ils mourraient d’une mort douce, d’une mort égale à leur vie… Leurs enterrements ne différeraient point de ceux de leurs bestiaux : ils n’y mettraient pas plus de cérémonie, parce que toute cérémonie y serait de trop, » Ibid., § 15.

Goyon de La Plombanie. — L’ « ambition de dominer » semblait à dom Deschamps le vice radical de l’état de lois. Pour Goyon de La Plombanie, L’homme en société ou nouvelles vues politiques et économiques pour parler la population au plus haut degré en France, Amsterdam, 1763, 2 vol. in-12, et L’unique moyen de soulager le peuple et d’enrichir la nation française, Paris, 1775, in-8°, c’est le même vice, autrement dit l’ardeur de s’élever, qui perd les sociétés. Contre ce mal, il fait appel à une réglementation minutieuse des métiers. On ne passera plus de la campagne à la ville, on renverra aux champs les citadins inutiles, on supprimera les métiers parasites. Les professions seront érigées en charges perpétuelles, d’un nombre rigoureusement fixé selon les besoins de chaque localité : ainsi les fils des maîtres succéderont à leurs pères et tout travail libre sera interdit. Dans les villes, le populaire sera exactement compté et surveillé ; chaque individu recevra une plaque d’identité portant l’indication d’un numéro d’ordre et de son quartier ; nul ne pourra travailler hors de son quartier. Il y aura dans les villes comme dans les campagnes (une par canton de 30 paroisses) des maisons d’associations, tenant à la fois de la pension, de la bourse du travail et du bureau de placement et annonçant les phalanstères fouriéristes, mais avec cette réserve importante que l’amende, la prison, la servitude à temps s’efforceront de réprimer les délits, fraudes, mensonges qui, selon Fourier, ne doivent plus exister en Harmonie, sous le libre régime de l’attraction passionnelle. Tous ces règlements doivent être acceptés et obéis, pense l’auteur, car le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne sont pas assez dirigés : « Comme ils tendent (ces règlements) visiblement à l’avantage des ouvriers et qu’il n’y en a aucuns assez stupides pour ne pas le sentir, pour peu qu’ils y réfléchissent, je ne doute pas qu’ils ne s’y soumettent avec plaisir et même qu’ils n’en soient bien aises. » L’homme en société, t. i. p. 148.

Le babouvisme. — Avant de quitter cette préhistoire du socialisme, observons d’un coup d’œil la pauvreté et la banalité des idées babouvistes. Le culte fervent rendu par les socialistes à Babeuf, à Buonarroti, à Darthé peut s’expliquer par d’autres motifs ; c’est le mouvement révolutionnaire qui reconnaît ses pionniers. Mais, du point de vue philosophique, rien n’est plus vétusté que le programme simpliste des Égaux, On dirait qu’ils ont puisé directement leurs ardeurs révolutionnaires à la source des anciens, sans tenir compte du mouvement des idées, comme si le xviiie siècle n’avait apporté aucun argument nouveau, comme si les réalités économiques mieux connues ne permettaient pas de renouveler les antiques problèmes. A s’en tenir au domaine des idées, l’influence directe de Babeuf peut être considérée comme nulle. Mais il faut avouer que sur le plan de la sensibilité politique, la conjuration des Égaux a frappé un coup dont le retentissement est incalculable. Jusque-là, on critiquait assez librement la notion de propriété ; les prédicateurs eux-mêmes, au nom de la religion, de la justice et de la charité, en dénonçaient les abus, en soulignaient énergiquement les limites, en bornaient l’usage selon des règles étroites et impérieuses ; parfois leur zèle et leur éloquence les emportaient à certains excès de langage dont le lecteur moderne ne laisse pas d’être scandalisé et qu’il excuse difficilement : mais les fidèles, alors, n’en étaient pas choqués. Quant aux libertins, aux philosophes, aux utopistes de toutes sortes, ce n’est pas la critique de la propriété que l’Église réprouvait dans leurs écrits ; sur ce point le danger semblait irréel et la sensibilité chrétienne n’y réagissait pas : c’est l’athéisme, l’irréligion, le rationalisme anti-chrétien, les propos licencieux, le mépris de l’autorité que l’on condamnait dans cette littérature. Avec les dernières années du xviiie siècle, avec la répression du babouvisme par le Directoire, commence une ère nouvelle qui consacre la notion de propriété privée la manière d’un principe inviolable et sacré, base de toute société. La Révolution française, satisfaite et assagie par son succès sur le plan politique, rejette violemment de son sein les esprits aventureux qui voudraient étendre ses propres principes au domaine social : elle ne rougit pas désormais d’être autoritaire et conservatrice. Les discussions relatives à la propriété se déplacent de façon bien significative : autrefois, on éprouvait le besoin de démontrer que la propriété privée n’est pas contraire au droit naturel : aujourd’hui, la légitimité de la propriété privée est devenue un axiome de philosophie sociale et l’on se demande, tout au plus, s’il est légitime d’en limiter l’extension par certaines collectivisations partielles. Après Babeuf, ni les gouvernements, ni les philosophes chrétiens, ni les sociologues conservateurs ne surent de longtemps envisager sereinement telles hypothèses de socialisation, telles restrictions législatives au droit absolu et l’usage souverain de la propriété privée ; instinctivement ils se raidissaient contre ces tendances, essentiellement révolutionnaires à leurs yeux. Ce qui pendant des siècles avait été réputé utopie prenait subitement la réalité intense et inquiétante d’une machine infernale montée contre l’ordre social. Rien n’est plus instructif à cet égard que de lire les chefs de condamnation opposés au communisme et au socialisme par les premiers documents ecclésiastiques qui désignent ces erreurs par leur nom. Au même titre que les sociétés secrètes et les sociétés bibliques, socialisme et communisme sont accusés de corrompre la jeunesse, de la soustraire à l’enseignement chrétien, de ruiner l’autorité de l’Église aussi bien que de l’État. « Il est constant, dit par exemple Pie IX dans l’encyclique Nostis et Nobiscum, que les chefs soit du Communisme, soit du Socialisme, bien qu’agissant par des méthodes et des moyens différents, ont pour but commun de maintenir en agitation continuelle et d’habituer peu à peu à des actes plus criminels encore les ouvriers et les hommes de condition inférieure, trompés par leur langage artificieux et séduits par la promesse d’un état de vie plus heureuse. Ils comptent se servir ensuite de leur secours pour attaquer le pouvoir de toute autorité supérieure, pour piller, dilapider, envahir les propriétés de l’Église d’abord, et ensuite celles de tous les autres particuliers ; pour violer enfin tous les droits divins et humains, amener la destruction du culte de Dieu et le bouleversement de tout ordre dans les sociétés civiles. » C’est peu à peu seulement que les thèses socialistes perdront ce caractère exclusivement révolutionnaire ; au milieu d’erreurs considérables se feront jour certaines critiques, certaines revendications qui ne seront pas uniquement destinées à séduire les malheureux pour les entraîner aux derniers excès, sous prétexte de justice et de liberté. Cette évolution du socialisme, à peine perceptible sous Léon XIII, nettement signalée par Pie XI dans l’encyclique Quadrage-simoanno, doit être maintenant décrite à grands traits.

II. ÉVOLUTION HISTORIQUE DU SOCIALISME. — Mouvement plutôt que doctrine, le socialisme évolue a ce une étonnante souplesse. Il a l’art de s’habiller au goût du jour et à la mode du pays. On n’attend pas d’un dictionnaire de théologie une histoire détaillée du socialisme ; aussi nous contenterons-nous, renvoyant pour le reste aux ouvrages spéciaux, de marquer les principaux tournants de cette histoire.

Le socialisme des producteurs. — Beaucoup plus que le marxisme, ce socialisme mériterait le nom de socialisme scientifique ; le marxisme en effet n’a pris cette qualification que comme une enseigne, afin de donner à ses thèses une apparence de sérieux ; mais, à supposer même que les conclusions marxistes fussent démontrées avec une rigueur scientifique, la science comme telle ne se voit attribuer aucun rôle propre à l’intérieur de la doctrine. Au contraire, le socialisme de Saint-Simon et celui des saint-simoniens fait une place à la science comme principe directeur et animateur de la vie moderne. Le savant est considéré comme le héros des temps nouveaux. Un tel socialisme, on l’a vu ailleurs, se rattache étroitement au xviiie siècle par son rationalisme et par son culte enthousiaste de la science et du progrès ; il annonce le collectivisme marxiste, en dépit de différences considérables, par le rôle prépondérant et même exclusif qu’il réserve au producteur (mais ce producteur n’est pas le prolétaire ; c’est plutôt le génial brasseur d’affaires) et par le caractère évolutionniste de sa philosophie de l’histoire : il est très romantique surtout chez Enfantin, par son sensualisme trouble et vaguement panthéiste. Voir Saint-Simon et saint-simonisme, t. xiv, col. 769 Sq.

Le socialisme utopique ou associationniste. — 1. Charles Fourier, né à Besançon en 1779, mort à Paris en 1837, fut successivement garçon de magasin, négociant, voyageur de commerce, commis d’administration, caissier. Célibataire et méticuleux jusqu’à la manie, il mena l’existence la plus dénuée d’incidents. Mais il était doué d’une imagination fertile et tenace, capable de soutenir jusque dans le détail le plus menu la prévision lucide de toutes les circonstances impliquées dans la réalisation future de ses utopies. Saint-Simon généralisait d’instinct et hardiment ; Fourier, au contraire, avait la manie du particulier, de la classification en séries, ordres, sous-ordres, etc… A lire ce dernier, on ne sait pas où l’on va, mais chaque pas en avant est copieusement justifié et commenté, avec un luxe d’explications parfois saugrenues, souvent ingénieuses. Le jugement surtout lui faisait défaut, ainsi que toute délicatesse psychologique ou noblesse de caractère. Il n’a jamais senti le besoin ni discerné les conditions d’une démonstration rigoureuse ; il décrivit toujours sans prouver jamais. Fourier collabora à l’Impartial de Besançon, au Phalanstère, à La réforme industrielle et à La phalange. Ses idées se retrouvent dans les ouvrages suivants : Théorie des quatre mouvements, 1808 ; Traité de l’unité universelle, 1821 ; Sommaire du traité de l’unité, 1823 ; le Nouveau monde industriel ou sociétaire, 1829 ; Pièges et charlatanisme des sectes Saint-Simon et Owen, 1831 ; La fausse industrie, 1835.

Il ne lut guère pris au sérieux et eut peu de disciples : on cite Just Muiron. Victor Considerant essaya de donner au fouriérisme une apparence plus logique et de réaliser une colonie phalanstérienne au Texas en 1855. On peut formuler de la façon suivante les principales thèses de Fourier :

a) Association volontaire du capital, du travail et du talent, avec liberté pour chaque associé de se retirer librement de l’association avec tout son avoir. En effet le fouriérisme respecte la propriété privée, au moins sous forme mobilière, de même que l’hérédité, l’intérêt des capitaux et l’inégalité des riches et des pauvres qui « entre dans le plan de Dieu ». Mais la propriété individuelle doit, selon Fourier, suivi sur ce point par d’illustres économistes orthodoxes, évoluer en copropriété actionnaire, de façon à multiplier le nombre des propriétaires et à liquider le salariat en taisant des ouvriers, par la participation aux bénéfices, les copropriétaires de l’entreprise.

b) La cellule fondamentale de la société est la phalange ; ses 1 800 membres, repartis en 400 familles, habitent un vaste immeuble, le phalanstère, construit en pleine campagne, suivant un plan minutieusement décrit par Fourier. On y a vu avec horreur l’asile des pires promiscuités et d’un communisme lacédémonien ou conventuel, mais dans la pensée de l’auteur le phalanstère ressemblerait plutôt à ces hôtels-pensions, souvent fondés par actions, que connaissent les États-Unis et la Suisse ; on n’y mange pas à la gamelle, on n’y couche pas au dortoir, et il n’y a même aucune égalité entre les catégories de locataires ; mais on y trouve des services communs, salons de conversation, de lecture, salles à manger, pour ceux qui veulent en profiter. Au phalanstère se trouve annexée une entreprise agricole et partiellement industrielle, ni plus ni moins collective que les sociétés par actions. Il est évident que les avantages de la division du travail se feront sentir dans la phalange, car chacun suivant son penchant exécutera les besognes qui lui plairont davantage et qui en seront mieux faites. D’autre part il est avantageux de remplacer les 400 caves familiales, les 400 cuisines familiales, les 400 buanderies ou 400 greniers familiaux par des locaux communs, mieux aménagés, moins coûteux et dont le service exigerait beaucoup moins de personnel. D’où libération des sept huitièmes des femmes, généralement absorbées par les soins domestiques. Et le reste à l’avenant. Le caractère unitaire du phalanstère éclate dans sa configuration architecturale : une rue galerie, sorte de promenoir couvert, ventilée ou chauffée suivant la saison, rendra faciles et commodes les communications intérieures, avec l’église, avec la salle de spectacle, avec les bâtiments ruraux et avec les usines.

Cependant le principe de la division du travail aboutit en régime de civilisation, c’est-à-dire dans le régime actuel, successeur de l’état sauvage, du patriarcat et de la barbarie, à une monotonie abrutissante pour l’ouvrier, par l’exercice simpliste et illimité d’un seul penchant. En Harmonie, c’est à dire dans le régime nouveau, on combinera les bienfaits de la division du travail avec ceux de la variété des tâches : comme il n’y aura plus d’oisifs dès que le travail sera devenu attrayant, on pourra morceler les besognes en parts si infimes que n’importe qui exécutera la sienne en se jouant, sans apprentissage, sans avoir le temps de s’y ennuyer ou de s’y lasser et la quittera pour une autre également attrayante et facile. Ici intervient la théorie fouriériste des passions.

c) L’attraction passionnelle. — Ce que nous avons dit jusqu’ici de Fourier ne suffit pas à le déclarer socialiste : mais voici d’autres propos qui font de Fourier tout autre chose qu’un Jules Verne de la sociologie. Il est optimiste comme les physiocrates, il croit comme Saint-Simon à l’attraction universelle ; mais il a cette originalité d’attribuer aux passions le rôle bienfaisant d’un moteur universel du progrès humain. Depuis 2 000 ans, à l’entendre, les moralistes ont fait fausse route en condamnant ou en modérant les passions ; leur tentative est injurieuse à la sagesse du Créateur qui aurait imprime aux astres une direction infaillible et qui aurait négligé de fournir aux hommes une loi intérieure aussi sûre et aussi féconde. Cette loi existe, ce sont nos passions, les moteurs de toute activité. Fourier prétend remettre l’humanité sur la voie du bonheur véritable en réhabilitant les passions, car le bonheur consiste à jouir d’un clavier passionnel complet et harmonieux et à pouvoir en user librement. Actuellement, en attendant que l’admirable mécanique passionnelle puisse s’exercer pleinement, il faut détruire l’œuvre néfaste des législateurs et des moralistes en brisant toutes les entraves apportées au jeu des passions : besogne négative de caractère anarchique. Fourier découvre douze passions radicales : cinq passions sensitives, correspondant à chacun de nos sens ; quatre passions affectives : amitié, ambition, amour, familisme : et trois passions distributives ou mécanisantes, principes de variété et de changement, la cabaliste ou esprit d’intrigue, la papillonne ou esprit de changement, la composite ou fougue irréfléchie et exaltante qui pousse l’homme à multiplier ses plaisirs. C’est pour réunir les chances les plus favorables au jeu complexe et harmonieux de toutes ces passions, inégalement dominantes suivant les différents âges, sexes et tempéraments individuels, que Fourier fixe à 1 600 ou 1 800 membres environ la population d’un phalanstère : tous les groupes, toutes les séries pourront y être représentés, exercer leur influence en juste proportion et assurer l’harmonie.

Concrètement, le programme de Fourier, à l’inverse du saint-simonisme, condamne toute forme de hiérarchie sociale. Nul essai satisfaisant n’en fut tenté ; les fonds, que Fourier attendait du capitaliste philanthrope auquel il avait donné rendez-vous chaque jour à midi, ne vinrent point. À Condé-sur-Vesgre, puis à Cîteaux, une ébauche de colonisation phalanstérienne fut aussitôt abandonnée.

2. Robert Owen (1771-1858). — C’était un réalisateur. Il fit d’abord ses preuves dans l’industrie, en renflouant une filature de coton à Lanarck, sur les bords de la Clyde, et eu y gagnant, par les procédés les plus classiques, plusieurs millions qu’il laissa philanthropiquement dans l’affaire. Ce succès l’incita à devenir réformateur D’après lui, l’homme est irresponsable et son bonheur ou son malheur dépend uniquement du milieu et des conditions de vie. C’est donc l’éducation qui est à refaire. Elle sera entièrement égalitaire. sans contrainte ni sanction ; nulle propriété, nulle hiérarchie, nulle discipline sexuelle. Avec de l’argent et des appuis, Owen créa dans l’Indiana la colonie de New-Harmony et quelques autres sur le même modèle : toutes s’écroulèrent en quelques mois dans l’anarchie et la promiscuité. Revenu en Angleterre, il reprit ses expériences, aboutit à la même faillite, et prit la fuite. Ses ouvrages essentiels sont les Outlines of the rational system et la New view of society, or essays on the formation of a human character (1812).

3. Étienne Cabet (1788-1856). — Fils d’un tonnelier, apprenti jusqu’à douze ans, il fit ensuite ses études, puis son droit, plaida sans succès a Dijon, sa ville natale, se signala par ses idées révolutionnaires et ses attaches avec les sociétés secrètes. Condamné à deux ans de prison en 1834, il se réfugia à Londres où il connut l’Utopie de Thomas Morus et évolua dans un sens communiste. Rentré à Paris à la faveur de l’amnistie de 1839, il y publia en 1840 son Voyage en Icarie, roman utopique de la meilleure tradition. Mais Cabet avait foi en son utopie et, en 1848, il envoya des icariens au Texas, les rejoignant bientôt avec quelques enthousiastes. Ils fondèrent à Nauvoo dans l’Illinois une colonie qui se divisa très vite ; Cabet chassé par les siens, revint mourir à Saint-Louis en 1856. Les icariens végétèrent et disparurent après bien des schismes, émigrations et vicissitudes lamentables Le régime est un pur communisme quant aux biens, avec maintien du mariage et travail à la fois obligatoire et agréable.

3o Le socialisme démocratique. — 1. Ph. Buchez. — Il nous ramène aux idées démocratiques et religieuses. Après avoir débuté par l’activité révolutionnaire dans la Charbonnerie, il subit un temps l’influence saint-simonienne. Rompant avec Enfantin, Buchez s’occupa de propagande religieuse et politique, en mêlant les théories démocratiques à un positivisme vaguement catholique. Fondateur du Journal des sciences morales et politiques, qui devint l’Européen, puis la Revue nationale (1831-1848), Bûchez acquit par d’importants ouvrages (Introduction à la science de l’histoire ou Science du développement de l’humanité, 1833, et Essai d’un traité complet de philosophie au point de vue du catholicisme et du progrès, 1839) une notoriété qui, jointe à une grande honorabilité et à un vrai désintéressement, le conduisit en 1848 à l’Assemblée nationale dont il fut élu président. Quand l’Assemblée fut envahie le 15 mai, il montra quelque timidité : ce fut à la fois le sommet et la fin de sa vie publique, il mourut en 1865. L’idéal social de Buchez est à la fois archaïque et révolutionnaire, avec les intentions les plus pures : la profession s’organisera en petites associations de producteurs qui, après avoir remboursé le capital d’établissement, renonceront à la propriété personnelle et vivront fraternellement dans un entier dévouement à la communauté. C’est une sorte de communisme monastique, sur le plan de l’atelier artisanal, mais réservant l’égalité démocratique des membres, la liberté des élections, le droit pour chacun de fonder une famille et celui de sortir à son gré de l’association.

2. Pierre Leroux (1797-1871). — Traité avec une déférente pitié par les socialistes révolutionnaires et les hommes de main, il mérite attention du point de vue idéologique. Il commença, ainsi que Buchez, par les sociétés secrètes et le saint-simonisme ; mais il entra mieux que Buchez dans la sentimentalité métaphysico-religieuse du saint-simonisme décadent. Timide et gauche, extrêmement sensible, généreux et sincère, médiocre orateur, il eut peu d’influence extérieure et se complut, en dépit d’une culture assez superficielle, dans le commerce des idées philosophiques. À cet égard, il offre un curieux amalgame de croyances religieuses, reste de sa première éducation catholique, avec un fond saint-simonien de panthéisme humanitaire, le tout illustré de thèmes platoniciens et teinté d’hégélianisme. Il ne réussit jamais à formuler d’ensemble son système Sa méthode est l’analogie, parfois purement verbale, et un symbolisme intempérant. Il procède généralement par triades : sa psychologie se résume en sensation, sentiment, connaissance ; sa philosophie sociale ne connaît que l’individu, la famille, la société, correspondant aux trois termes de liberté, égalité, fraternité. La famille constitue la triade : père, mère, enfant qui, à l’instar de la triade divine : puissance, amour, intelligence, réalise l’unité. Le travail aussi est une triade, d’abord parce qu’il manifeste la vie de chaque être humain, soit par l’industrie, soit par l’art, soit par la science (triade saint-simonienne) : ensuite parce qu’il implique trois termes : capital, travail, terre ou matière ; enfin parce qu’il est rétribué en fonctions, en loisirs et en produits. Au point de vue familial, P. Leroux prône une conception du mariage aussi élevée qu’austère : monogamique et indissoluble, le mariage a pour but, non la satisfaction de l’instinct, mais le perfectionnement moral des deux époux par le sacrifice perpétuel et le dévouement mutuel dans l’amour de l’humanité. P. Leroux voit dans l’humanité une réalité objective et transcendantale dont les individus ne sont que des formes phénoménales engagées dans les conditions subjectives de l’espace et du temps. Il semble avoir emprunté à Platon ou à Hegel cette idée réelle de l’espèce. Il croit à l’immortalité de l’âme sous forme de métempsycose : « ce qui est immortel, c’est l’être abstrait universel appelé humanité, identique à l’homme et à Dieu même. Nous sommes non seulement les fils de la postérité de ceux qui ont vécu, mais réellement ces générations elles-mêmes. Les individus se perpétuent dans le sein de l’espèce ». Il trouve dans cette palingénésie la solution au problème du mal et la base d’un nouveau christianisme : « il est temps, écrit-il, de comprendre enfin et cette Chute de l’homme par laquelle, en passant de l’ignorance à la connaissance, il passe en même temps de l’unité à la distinction et à l’individualité, et cette Rédemption par laquelle, en continuant de progresser dans la connaissance, il essaye en Jésus-Christ de se régénérer dans l’unité, de rentrer à la distinction, à l’individualité. » L’humanité.

En Pierre Leroux s’ébauche un type nouveau de socialisme, très différent du socialisme français épris d’idées claires et de réalisations simplistes. L’idéalisme dialectique s’insinue chez les penseurs. Rappelons que P. Leroux s’attribuait le mérite d’avoir inventé le mot socialisme ; de fait la signification étymologique du terme convient assez à sa doctrine qui réalise les universaux.

3. Victor Considerant. — Né à Salins le 12 octobre 1808, ancien polytechnicien, il fut le meilleur disciple de Fourier. D’une plume alerte et vivante il écrivit un grand nombre de petites brochures et les principaux ouvrages suivants : Destinée sociale, 3 vol., 1834-1844 ; Théorie de l’éducation naturelle et attrayante, 1845 ; Exposition abrégée du système phalanstérien de Fourier, 1845 ; Principes du socialisme, 1847 ; Le socialisme devant le vieux monde, 1848 ; La solution ou le gouvernement direct dupeuple, 1851 ; Au Texas, 1854 ; Du Texas, 1857. Quand on sait que le principal obstacle à la propagande fouriériste résidait dans le style même de Fourier, diffus, obscur, plein de néologismes rebutants, sans ordre apparent, on ne peut douter que Considerant n’ait beaucoup contribué à propager la doctrine phalanstérienne. Mais la modestie avec laquelle Considérant se réclamait de Fourier fut fatale à ses propres idées. En elles-mêmes les idées de Considerant n’ont plus rien de révolutionnaire et elles ont perdu toute l’étrangeté ou l’extravagance des élucubrations de Fourier. Mais Considerant, engagé dans des luttes politiques contre les conservateurs, contre Thiers notamment, eut beau protester de ses intentions pures, il ne put jamais se débarrasser de l’étiquette dont Thiers l’avait affublé et qui le désignait comme socialiste à la méfiance des conservateurs. En réalité, si Considerant ne se fût jamais égaré dans la politique, il eût peut-être réussi à fonder un socialisme proprement français, réformiste, moral, conciliable avec les traditions chrétiennes La seule erreur avouée par Considerant consiste à prôner, pour l’avenir, l’introduction du divorce dans la législation matrimoniale, en vue, pense-t-il, de mieux garantir la sincérité des rapports entre conjoints et la dignité de la femme. Mais on cherche vainement dans les ouvrages de Considerant une attaque contre la propriété. Il prêche nettement l’association volontaire du capital, du travail, du talent, la répartition à chacun selon son droit, c’est-à-dire en raison de son concours, en capital, en travail ou en talent, à la production commune, la concurrence non pas étouffée mais multipliée par les

« rivalités émulatrices », les classes non pas maintenues

en luttes mais fondues par l’anéantissement des hostilités et des rancœurs séculaires, la propriété non pas supprimée ou réduite, mais multipliée et accessible à tous. « Si la propriété individuelle n’existait pas encore, il conviendrait de l’inventer tout exprès pour le phalanstère. » Le socialisme devant le vieux monde, p. 63. Considérant désavouait même certains phalanstériens « désorbités » qui semblaient n’accepter que pour un temps la survivance de la propriété : « Ils pensent que, pendant quelques centaines d’années, plus ou moins, chacun aura effectivement sa fortune, sa rétribution proportionnelle et son compte particulier de crédit et de débit avec la société. Mais viendra un temps où les richesses seront si abondantes que, sans cesser d’avoir de l’utilité, elles cesseront d’avoir du prix. Il ne sera dès lors plus nécessaire de compter avec personne, chacun jouissant de la richesse sociale à volonté, comme on jouit dans un beau jardin et par un temps superbe, de l’air, de la vue, du soleil ou de l’ombrage. » Tout en reconnaissant que cette opinion n’était guère dangereuse, puisqu’elle renvoyait la fin de la propriété au jour où nul n’en tiendrait plus compte. Considérant ne la partageait pas.

Que reste-t-il d’authentiquement socialiste dans l’association volontaire ? Cette idée que le bonheur de l’humanité et son progrès moral tiennent à la réalisation d’un plan, à un type d’organisation sociale. C’est le trait ineffaçable d’utopie qu’on retrouve en tout socialisme.

4. Proudhon. — Né à Besançon en 1809, il mourut à Passy en 1865. Fils d’un tonnelier, il exerça lui-même plusieurs métiers, tour à tour vacher, ouvrier de brasserie, imprimeur, journaliste. Il fit des études assez irrégulières mais brillantes. Devenu prote dans sa ville natale, il dévora les ouvrages de théologie que son patron imprimait pour le séminaire. Très peuple et franc-comtois, il aimait à revêtir d’une forme agressive et révolutionnaire des idées relativement modérées, sinon bourgeoises ; ce travers joint à une réelle franchise l’amena à exprimer des opinions successives qu’il n’est pas toujours facile de concilier. On se demande encore s’il était en définitive adversaire ou partisan de la propriété privée. Tout le monde connaît son apostrophe fougueuse : « La propriété, c’est le vol… ; les propriétaires sont des voleurs » ; mais on n’ignore pas les critiques acerbes dont il fustigeait les réformateurs socialistes. Marx, avec la clairvoyance de son génie et de sa haine, devinait et abhorrait le fond paysan et bourgeois du tempérament de Proudhon :

« La nature de Proudhon, écrit-il dans le Capital, le

portait à la dialectique, mais n’ayant jamais compris la dialectique scientifique, il ne parvint qu’au sophisme. En fait, cela découlait de son point de vue petit bourgeois. Le petit bourgeois est la contradiction vivante. » La fameuse brochure Qu’est-ce que la propriété ? est au fond beaucoup moins terrible que sa réputation ; elle ne conteste pas le droit de propriété, mais son étendue et certaines façons de l’acquérir et d’en user ; elle distingue ce droit du droit de possession, ce qui n’a rien de redoutable, et se montre aussi hostile à la possession communautaire qu’à la possession individuelle. Il semble que, sans cette inclination romantique à étonner le paisible bourgeois et sans cette truculence passionnée qui fait de Proudhon un journaliste marquant, notre auteur fût demeuré inconnu. Si l’on en croit V. Considérant, son collègue à l’Assemblée nationale en 1848, la vogue de Proudhon tiendrait pour une part à un réflexe, peut-être à une tactique du parti conservateur : « Proudhon a aujourd’hui le privilège, et tout privilège a son prix, de condenser sur sa tête les plus grandes colères des ennemis du socialisme. Antithèse la plus énergique de la propriété, il est devenu une véritable synthèse de l’animadversion des propriétaires… Le nom de Proudhon est passé à l’état d’argument. » Le socialisme devant le vieux monde, p. 100. Et V. Considérant ajoute, un peu plus loin : « Proudhon entend laisser à chacun sa propriété, il ne veut point du tout de la mise en commun des biens, ni que l’on travaille et que l’on vive ensemble. Toute combinaison de ce genre, communauté ou association, lui fait horreur. Sa pensée est tout ce qu’il y a de plus titrée en individualisme. » D’autre part, les idées économiques de Proudhon furent toujours simplistes, comme il est aisé de s’en rendre compte en suivant par exemple sa polémique avec Bastiat sur le prêt gratuit. C’est à ce point, tout compte fait, qu’il faut ramener le socialisme de Proudhon, si c’en est un que de condamner le prêt à intérêt. En tout cas, ce socialisme est beaucoup plus politique que philosophique ou économique, car reconnaissant volontiers le talent, l’esprit démocratique de Bastiat, il rangeait son adversaire parmi les hommes du » parti de la résistance » :

« Sa théorie du capital et de l’intérêt, dit-il, diamétralement opposée aux tendances les plus authentiques,

aux besoins les plus irrésistibles de la Révolution, nous en fait une loi ». En réalité, Bastiat avait la partie belle : il amena Proudhon à reconnaître que le prêteur rend service à l’emprunteur, que celui-ci doit donc quelque chose à celui-là et il conclut : « c’est un grand pas vers la solution, car c’est ce quelque chose que j’appelle : intérêt. »

Mais Proudhon, contraint d’admettre « la justice commutative de l’intérêt », se retranchait derrière

« l’impossibilité organique, l’immoralité de ce même

intérêt », parce que celui qui prête son capital ne le fait que pour en tirer un bénéfice qui lui permette de vivre sans travailler. Problème réel, d’importance sociale et morale considérable, mais différent. La banque d’échange, destinée dans la pensée de Proudhon à généraliser le prêt gratuit, n’eut aucun succès. Nous avons là une des contradictions dont l’étude donna lieu à l’œuvre la plus sérieuse, sinon la plus célèbre de Proudhon : Le système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, que K. Marx, en connaisseur, critiquera vertement dans sa Misère de la philosophie.

Proudhon fut en réalité le fossoyeur du socialisme français : désormais, la pensée socialiste est serve d’un parti et instrument d’un plan politique ; d’autre part le Système des contradictions économiques marque l’invasion de la pensée hégélienne et la prédominance d’une doctrine étrangère. Enfin, la verve caustique, l’ironie, la violence de Proudhon se sont appliquées avec un plein succès à ruiner toutes les sectes socialistes concurrentes.

Indépendamment de leur contenu philosophique ou social, les ouvrages de Proudhon, et ceci encore est presque entièrement nouveau, distillent l’anticléricalisme le plus hautain et le plus agressif. Les pages consacrées à la femme sont dégradantes : servante ou courtisane, pas d’autre alternative ; la femme est un être inférieur, instrument de reproduction, au service des mâles. Dernière contradiction, non la moins étonnante, de la part d’un homme qui eut pour sa mère une vénération touchante et pleine de délicatesse, et qui fut un excellent époux.

L’idéal politique de Proudhon n’a rien de spécialement socialiste, car il prône une sorte de patriarcat ayant pour base la puissance illimitée du père de famille, avec, sous le nom de possession perpétuelle, un dominium absolu, à la mode quiritaire, du fonds et du tréfonds pour l’usage et pour l’abus. Au-dessus de l’autorité paternelle, anarchie, c’est-à-dire suppression de toute autre hiérarchie sociale.

On se demande si le cas de Proudhon ne devrait pas retenir l’attention des psychologues, comme représentant un type de rural déclassé, qui toute sa vie regretta le temps où il gardait les vaches, qui ne s’habitua jamais à la vie mondaine et superficielle des grandes cités et qui déversait dans une activité cérébrale brouillonne et contradictoire le trop plein d’une vigueur physique sans emploi. Peu habile au commerce des hommes, redouté et d’abord difficile, Proudhon n’eut jamais que de rares disciples, de loin plutôt que de près. Il existe un groupe des Amis de Proudhon : ce sont des amis posthumes.

Le socialisme selon la dialectique matérialiste : Karl Marx. — 1. Notes biographiques. — K. Marx naquit à Trêves le 5 mai 1818, d’une famille appartenant à la petite bourgeoisie et convertie du judaïsme au protestantisme. Son père était un esprit cultivé, pénétré des idées du xviiie siècle et de la Révolution française ; il donna à son fils une éducation « libérale ». Étudiant en droit à Bonn, puis à Berlin, K. Marx a du goût pour l’histoire et la philosophie. Il se lie avec les jeunes intellectuels radicaux désignés sous le nom de gauche hégélienne (Strauss. Bruno Bauer, etc.) : il renonce au droit et se décide pour la philosophie. En réalité, l’activité politique révolutionnaire le séduit de plus en plus : en 1842-1843, il dirige un organe démocrate et libéral, la Gazette rhénane. Persécuté par la police, il s’installe à Paris où il poursuit ses menées en complétant son expérience : publication des Annales franco-allemandes, contacts avec Proudhon, rencontre de Frédéric Engels, part très active à la vie des milieux ouvriers socialistes et des sociétés secrètes révolutionnaires, Guizot l’expulse en 1844 et il se retire à Bruxelles où il demeurera jusqu’en 1848.

Pendant cette période, K. Marx a publié notamment une Critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), La sainte famille, en collaboration avec Engels (1844), la Misère de la philosophie (1847), réponse à la Philosophie de la misère de Proudhon, sans préjudice de deux écrits philosophiques très importants, Ludwig Feuerbach et l’Anti-Dühring. Après l’échec du mouvement révolutionnaire de 1848, K. Marx qui était revenu en Allemagne s’en éloigne de nouveau et gagne l’Angleterre : il demeurera désormais à Londres, se consacrant à l’étude de l’économie politique (Ricardo), rédigeant pour vivre articles et chroniques de journaux, publiant en 1859 la Critique de l’économie politique et en 1867 le tome premier du Capital. Engels qui avait engagé son ami dans la voie des études économiques publiera les tomes ii et iii en 1885 et 1889. K. Marx mourut à Londres en 1883.

On cite communément ce mot de Lénine : « Le marxisme est le successeur naturel de tout ce que l’humanité a créé de meilleur au xixe siècle dans la philosophie allemande, dans l’économie anglaise et dans le socialisme français ». De ces trois éléments, le plus important et le plus authentiquement marxiste est l’élément philosophique. Comme économiste, Marx est le disciple appliqué de l’économie manchestérienne, c’est-à-dire d’une économie libérale dominée par le phénomène industriel et le problème du salariat. Quant au socialisme français, K. Marx l’a gravement compromis par son interprétation philosophique du mouvement révolutionnaire ; s’il en est devenu l’héritier, c’est pour l’avoir tué ou du moins radicalement transformé. Nous insisterons spécialement sur l’aspect philosophique du marxisme.

2. Philosophie de K. Marx. — a) Influence de Hegel. — Sans prétendre expliquer tout Marx par les influences qu’il a subies, nous devons du moins rappeler ce que Marx doit à Hegel. Il y a une certaine attitude d’esprit, une option première que notre auteur ne reniera jamais, qui commande sa manière de découvrir les problèmes philosophiques et qui nous donne seule la pleine intelligence de son système. Alors même que Marx aura, comme il le dit, renversé de haut en bas la conception hégélienne, il n’en continuera pas moins à porter la marque de cette philosophie, embrassée dans la première et inoubliable ferveur de sa jeunesse intellectuelle. Hegel est d’abord un rationaliste : voila un point de contact avec Kant ; pour Hegel, la philosophie critique a eu ce grand mérite de poser définitivement, comme un axiome de la pensée moderne, le principe de l’indépendance de la raison, de son absolue suffisance en elle-même. Le défaut de Kant est de n’avoir pas tiré à fond toutes les conséquences de ce principe : il n’a pas osé donner à ses catégories un contenu objectif, ne leur reconnaissant donc que la valeur de formes subjectives, et d’autre part il n’a pas osé supprimer la chose en soi, résidu inconnaissable et vide, qui n’est qu’un fétiche, un caput mortuum, dénué de sens et de réalité ; bref, Kant n’a pas donné assez de réalité aux déterminations de la pensée et il n’a pas eu le courage de nier toute réalité hors de ces déterminations. Plus conséquent, Hegel identifie absolument le rationnel et le réel ; l’idéalisme se pose donc en réalisme absolu car l’en soi trouve précisément toute sa réalité dans l’être pensé. Ce qui est n’a de sens, n’est réel que comme être pensé ; il n’y a rien de réel au-delà. « Ce qui est rationnel, cela est réel et ce qui est réel, cela est rationnel. »

Le rationalisme de Hegel est dialectique. Tout philosophe est tenu de rendre raison du changement, sorte de synthèse composée de ce qui est et de ce qui n’est pas, de tel caractère et de son contraire : l’expérience pose inéluctablement ce problème. Plus qu’un autre, Hegel devait y être attentif, par l’intérêt qu’il avait toujours pris à l’histoire. La pente de son esprit l’apparentait aux philosophes du devenir, c’est-à-dire du changement et il avait été frappé par la pensée célèbre d’Héraclite : la guerre engendre toutes choses. Aussi loue-t-il Kant d’avoir reconnu que l’exercice normal de la pensée aboutit, au moins sur certains points, à des conclusions antithétiques également valables. Mais, au jugement de Hegel, Kant eut tort de n’apercevoir que quatre antinomies et de ne les résoudre que superficiellement ; en réalité, il y a une infinité d’antinomies, autant que de représentations, et elles naissent de ce que la contrariété constitue l’essence même des choses ; la synthèse des opposés est la loi de ce qui est, parce qu’elle est la loi de la pensée. En effet, l’esprit ne conçoit rien qui ne soit déterminé ; cette détermination joue le rôle de limite, elle nie donc l’être déterminé. Toute détermination, tout être, porte donc en soi sa propre négation. Ainsi le heurt de la thèse et de l’antithèse est inhérent à toute démarche de la pensée, et c’est la condition nécessaire de tout être fini. Cependant la pensée se fixe, se repose : c’est que la négation n’a pas été absolue, elle portait strictement sur ce qu’il y avait de limité et de déterminé dans la thèse ; entre celle-ci et l’antithèse, subsiste donc une communauté réelle dont l’esprit prend possession provisoirement dans une synthèse, en se rapprochant ainsi du réel, du concret, qui combine les opposés. Mais, si la vie de la pensée se poursuit, l’esprit ne tarde pas, en affirmant cette synthèse déterminée, à en percevoir la limite, la négation, à en faire une simple thèse qui suscitera nécessairement en son sein une nouvelle antithèse. Et ainsi de suite, à mesure que la pensée se détermine librement dans son autonomie souveraine, que ses déterminations finies se nient par leur limitation même et se fondent en synthèse, la pensée tend à se saisir de sa propre infinité et à s’identifier avec l’être absolu.

D’où suit une conception dialectique de l’histoire. Ce monde par excellence de la contingence est réduit à une systématisation rigoureuse, suprême effort du rationalisme hégélien. Puisque tout est pensée, les événements contingents et leur succession appartiennent à la pensée, ils entrent, au même titre que les théorèmes de la géométrie, aussi bien que les nécessités logiques, dans l’unité dialectique. Certes, un empiriste peut collectionner des faits à la façon d’un chroniqueur, voire relier ces faits par des relations causales ; mais l’historien véritable ne se satisfait que de retrouver dans les événements le développement nécessaire de l’idée, dont l’histoire n’est que le reflet. Ainsi voit-on que ce rationalisme dialectique est idéaliste.

C’est à cette philosophie que le jeune K. Marx dut ses premières ivresses intellectuelles. Elle correspondait parfaitement aux goûts révolutionnaires qu’il avait hérités de son éducation libérale et qu’il cultivait dans le groupe radical de la jeune gauche hégélienne. Cette présence de l’idée comme un levain au cœur de l’histoire ne faisait-elle pas de la révolution une nécessité inéluctable et la source féconde de tout progrès ?

b) Le coup de pouce feuerbachien : où la nature supplante l’idée. — Dans l’héritage intellectuel de la Révolution française la gauche hégélienne trouvait un lot d’idées matérialistes rajeunies par les savants et les philosophes du xviiie siècle, surtout La Mettrie, Helvétius. d’Holbach. Cet aspect du rationalisme devait trouver en Feuerbach son champion décidé. Celui-ci, dans un ouvrage fameux : l’Essence du christianisme (1841), affirme nettement que la nature existe et opère indépendamment de l’idée que l’homme en a : les catégories logiques, les idées universelles, les prétendues substances spirituelles ne sont que l’œuvre artificielle de la raison ou la survivance de mythes imaginaires. Loin d’être un produit ou un reflet de l’idée, la nature matérielle engendre les idées. La gauche hégélienne poussa un grand cri de soulagement en voyant tomber l’idole hégélienne ; tous devinrent immédiatement feuerbachiens, si l’on en croit Engels (préface à Ludwig Feuerbach). Notons toutefois que Feuerbach n’avait pas tranché dans le vif : à l’empire de l’idée, il n’opposait pas celui de la matière pure ; il rejetait la transcendance de l’idée pour la remplacer par une autre transcendance inavouée celle de la nature humaine. Cette inconséquence fut remarquée par Marx qui lit le pas décisif.

c) Le matérialisme dialectique. — Marx retint de la dialectique hégélienne son ferment révolutionnaire, c’est-à-dire l’immanence de la contradiction au cœur de la réalité : il retint de Feuerbach le primat réel de la nature sur l’idée ; mais il conçut la nature comme identique à la matière. Aussi le mouvement révolutionnaire, déclenché selon Hegel par la dialectique de l’idée, déclenché selon Feuerbach par l’évolution de cette nature qu’est l’humanité, devait résulter pour Marx de la dialectique de la matière. Les conditions matérielles de l’existence, auxquelles l’histoire et la science donnaient chaque jour plus d’attention, assumèrent dès lors le premier rôle ; elles devenaient en définitive déterminantes.

À l’encontre d’un matérialisme vulgaire et simpliste, le matérialisme dialectique ne nie pas l’existence de réalités immatérielles idéales : sentiments, vouloirs, droit, religion ; même il ne fait pas difficulté de reconnaître qu’à leur tour elles influent sur les réalités matérielles ; mais il les rattache à une racine élémentaire, il les asseoit sur une infrastructure profonde qui n’est autre chose que la matière et ses conditions propres ; ainsi, en définitive, l’influence même qu’elles exercent s’explique d’abord par la loi de la matière. L’histoire matérielle de l’humanité explique tous les événements politiques, intellectuels, spirituels. La matière supporte et nourrit toute cette superstructure.

On voit que K. Marx prête à la matière les mêmes virtualités infinies que Hegel découvrait dans l’idée ; ce n’est pas la matière indéterminée et indéterminante de la philosophia perennis, mais bien au contraire une matière pleine de déterminations, animée d’une loi rigoureuse. La faille métaphysique du matérialisme dialectique est la précisément ; sous le nom de matière, Marx désigne en réalité son contraire, un principe de détermination ; dialectique implique nécessité, lien, loi, ordre c’est-à-dire rationalité. Aussi tout l’effort ultérieur de Marx consistera à dégager concrètement cette rationalité, l’ordre rigoureux dont la matière crée la loi. Il y a là une illusion naïve, une équivoque sur le moi matière. À la limite, puisque le langage se laisse faire violence, en haussant la matière au rôle de principe premier et absolu de détermination, rien n’empêche de désigner sous ce nom Dieu lui-même, l’acte pur ; on se proclamera athée sans se douter qu’au nom près on adore un être répondant exactement aux mêmes conditions et doué de propriétés identiques.

Observons en passant que Marx élabore sa synthèse selon une méthode à priori, comme les meilleurs représentants allemands du rationalisme idéaliste. Il aurait pu commencer par l’expérience, par l’étude des techniques, par une connaissance consciencieuse des disciplines particulières : cette voie lente et modeste eut garanti le point de départ de sa réflexion philosophique et nourri de substance ses vastes généralisations. Il n’en fit rien. Il construisit d’abord dans l’abstrait, en disposant suivant un ordre logique nouveau les éléments conceptuels de la synthèse hégélienne déjà bouleversée par Feuerbæh. On ne saurait trop insister sur ce caractère de sa méthode. Dès 1845, le matérialisme dialectique est conçu et rigoureusement charpenté. C’est seulement plus tard que les faits historiques et que les conclusions de la science économique seront invités à se ranger dans les cadres d’avance tracés. D’où il semble bien certain que K. Marx, d’abord révolutionnaire à la mode bourgeoise des libéraux et des radicaux nourris du xviiie siècle français, a opté pour la gauche hégélienne sous l’empire de sa passion politique : qu’il est devenu anti-bourgeois, à la mode de 1848, au contact des socialistes français, élite cultivée et instruite, de type non prolétarien mais artisanal, lorsqu’il se rendit compte que la révolution, partout ailleurs étouffée, conservait dans ce seul milieu un foyer ardent et agissant. Mais le lien logique entre ce socialisme et la philosophie personnelle de Marx n’était pas encore dégagé. Il nous reste à étudier la genèse de ce lien, et avec lui, celle du socialisme proprement marxiste, lorsque K. Marx, déçu par l’échec du mouvement socialiste de 1848, découvre dans le capitalisme anglais, de type industriel et prolétarien, le dernier refuge de ses espérances révolutionnaires. Il se flattera d’y avoir réussi lorsqu’il aura interprété selon sa philosophie dialectique matérialiste les analyses économiques, pour lui toutes nouvelles, des grands théoriciens du capitalisme, notamment de Ricardo. Après 1848, Marx réfugié en Angleterre se mettra en effet à l’école des économistes anglais ; il apprendra d’eux les ressorts du régime capitaliste et son effort personnel tendra à prouver que ce régime offre enfin un champ d’application infaillible au virus révolutionnaire de la dialectique matérialiste. Alors la jonction logique sera établie, dans l’esprit de Marx, entre la dialectique révolutionnaire et une certaine interprétation des phénomènes économiques dont il a besoin, qui est son œuvre propre et faute de quoi sa dialectique ne pourrait s’appliquer. Ainsi se trouvera constitué le socialisme marxiste : c’est une âme métaphysique, le principe de la dialectique matérialiste, qui a cherché et qui a trouvé dans les théories économiques du capitalisme anglais, industriel et prolétarien, un corps pour se réaliser.

Ce sont les nécessités de l’action politique qui poussèrent Marx à abandonner la forme idéaliste de la dialectique pour se ranger au matérialisme. En ce sens, reconnaissons-le, ce matérialisme est d’abord un réalisme : ce n’est pas l’idée qui engendre le réel, c’est le réel, autrement dit la nature et l’histoire, qui est à l’origine des idées qu’on s’en fait. « La rupture avec la philosophie de Hegel se produisit ici également par le retour au point de vue matérialiste. Cela signifie qu’on se décide à concevoir le monde réel, nature et histoire, tel qu’il se présente lui-même à quiconque va à lui sans aucune billevesée idéaliste : on se décide à sacrifier impitoyablement toute lubie idéaliste impossible à concilier avec les faits considérés dans leurs rapports réels et non dans des rapports fantastiques. Et le matérialisme ne signifie vraiment rien de plus. Ludwig Feuerbach, p. 47.

Cette attitude, en soi parfaitement correcte et d’autant plus méritoire que la philosophie allemande était plus pervertie d’idéalisme, était sans doute faussée par un préjugé métaphysique qui excluait de la nature toute réalité purement spirituelle : Dieu, âme, etc… Cependant, appliquée au domaine économique et politique, elle s’est révélée capable de fournir d’excellentes explications partielles, beaucoup plus réalistes que la prétendue évolution dialectique de l’idée. Ce souci d’expliquer les phénomènes par leurs causes propres, immédiates, de l’ordre matériel, a été développé par le marxisme et, dans l’ensemble, ce fut au bénéfice de la science. Encore fallait-il observer exactement les faits à expliquer. Or, la faiblesse du marxisme — sans compter sa prétention de ramener toute explication scientifique à l’explication exclusivement matérialiste — fut de ne connaître les faits économiques qu’à travers l’analyse incomplète et trop systématique d’une science éprise d’abstractions et peu friande de simple observation. Déjà la tournure d’esprit de Marx l’inclinait dangereusement en ce sens : il accepta trop aisément, faute de compétence personnelle, le schéma ricardien de l’économie capitaliste. Il semble du reste que ni la loyauté ni la clairvoyance de Marx ne doivent être suspectées : il ne laissa pas de pressentir le danger et l’insuffisance de sa méthode et cela expliquerait sans doute ses nombreuses hésitations et le peu d’empressement qu’il montra à achever son œuvre économique. Il fallut les instances, la pression d’Engels, pour qu’il consentit à publier, en 1850, 1a Critique de l’économie politique, puis, en 1867, le premier volume du Capital. Marx éprouvait des scrupules, voulait un complément d’informations et de lectures, et d’ailleurs son génie constructeur et créateur devait répugner à ce travail de vérification et d’application, véritable pensum pour lui. C’est Engels qui publia les tomes ii et iii du Capital : c’est Kautsky, en 1904, qui publia la Théorie de la plus-value, où l’on voit vulgairement le pivot du marxisme. Les critiques que l’on lit de toutes parts à cette théorie mort-née. K. Marx avait dû se les faire à lui-même. Nous sommes persuadé que l’œuvre économique de Marx n’était pour lui qu’un accessoire, la partie la moins personnelle de son système et manifestement la plus fragile : mais il lui fallait bien trouver l’illustration dans les faits, le champ d’application de sa philosophie. Ironie du sort : c’est justement dans son interprétation de l’économie capitaliste que le vulgaire aperçoit la grande et géniale intuition de K. Marx et pour ainsi dire l’ultime ressort du marxisme. On s’explique que le philosophe ait lui-même protesté, d’ailleurs vainement, contre cette interprétation de sa pensée et déclaré qu’il n’était pas marxiste.

Cette réserve faite au nom de la vérité historique, nous pouvons désormais nous attacher a l’étude du marxisme vulgaire : c’est ce dernier seulement, avec son Karl Marx de légende, qui constitue un type historique nouveau de socialisme.

3. Sociologie économique du marxisme. — a) Théorie de la valeur et de la plus-value. — Si les produits sont susceptibles d’être échangés, c’est qu’il y a entre eux un quid commune, une réalité homogène, une mesure commune. Cela ne peut être l’utilité : celle-ci justifie la valeur d’usage des objets, mais chaque objet a son utilité propre, ainsi que sa propre valeur d’usage ; ces qualités ne sont pas interchangeables. La seule qualité commune entre tous les objets qui s’échangent ne peut être que leur qualité de produits du travail humain ; voila la substance de leur valeur d’échange. C’est le travail qui s’y trouve incorporé. Le travail dont il s’agit est le travail social, non pas le travail que le produit a coûté en fait dans tels ou tels cas particuliers, plus ou moins important selon telles conditions individuelles plus ou moins favorables : le travail social est le travail moyen ou normal que requiert telle production dans les conditions sociales ordinaires et de la part d’un ouvrier moyen. Le temps social, autrement dit le nombre moyen d’heures employées à la production, mesure ce travail social : c’est le même temps qui mesure la valeur d’échange des produits.

En régime capitaliste, le travail lui-même est une marchandise comme une autre. Quelle en est la valeur d’échange ? Ce sera le temps socialement nécessaire à sa production. En effet, l’on peut considérer la force de travail non plus comme une cause productrice, mais comme une marchandise coûteuse, comme un produit doué de valeur par le temps de travail qui s’y trouve incorporé. Pour disposer de cette force il faut la produire, c’est-à-dire y consacrer une certaine quantité de subsistances nécessaire pour entretenir le salarié en état de travailler, et ces subsistances représentent en valeur un certain temps de travail. Le travail a donc une certaine valeur ; apprécié socialement, on dira par exemple qu’un travail de 5 ou 6 heures est nécessaire pour obtenir une force de travail de 10 heures ; alors 10 heures de travail valent exactement ce travail incorporé, les 5 ou 6 heures de travail social consacrées à les produire.

Ici intervient la plus-value, propriété caractéristique du travail humain. Le capitaliste achète à sa juste valeur le travail de ses salariés ; pour prendre les chiffres admis ci-dessus, le capitaliste achète au salarié 10 heures de travail contre la valeur de ce travail qui est par hypothèse de 5 ou 6 heures de travail. Dans sa journée, lorsque le salarié a travaillé 5 ou 6 heures, il a produit par son travail une quantité de valeur égale à celle que lui coûte un travail de 10 heures ; et cette valeur lui est pavée par l’entrepreneur. Mais il continue de produire de la valeur puisqu’il travaille encore 4 ou 5 heures. Tout le mystère du profit capitaliste est là : l’entrepreneur achète les dix heures de travail à leur juste valeur (5 ou 6 heures de travail) et, à ce prix, il a le droit d’empocher toute la valeur produite par un travail de 10 heures. On voit immédiatement qu’entre ce qu’il débourse et ce qu’il encaisse il y a une différence, la plus-value, Mehrwerth, tenant au fait que le travail humain produit plus de travail qu’il n’en consomme. Lorsque l’entrepreneur paie la valeur du travail, il paie cette valeur moindre consommée par le travail et il achète à ce prix toute la valeur nouvelle et supérieure que dégage le travail.

Il s’ensuit que l’entrepreneur a tout intérêt à accroître cette plus-value ou différence entre la valeur consommée et la valeur produite par le travail ; il y parvient soit en allongeant la journée de travail, soit en réduisant la valeur dépensée dans le travail, c’est-à-dire en diminuant le nombre d’heures de travail qui est nécessaire à l’entretien de la force de travail et ceci consiste à abaisser le coût de la vie. Telle était exactement la tactique du capitalisme industriel que K. Marx pouvait observer en Angleterre.

b) Théorie de l’expropriation des expropriateurs ou de la concentration capitaliste. — Le phénomène de la plus-value légitimement empochée par l’entrepreneur caractérise selon Marx le régime capitaliste. Le capital est ce qui produit une rente de celle sorte, un revenu produit par le travail d’autrui. Avant le xvie siècle existait sans doute le capital au sens que les économistes donnent à ce mot, au sens d’instrument de production. Mais le capital comme producteur de rente ne pouvait exister, parce que les travailleurs possédaient individuellement leurs instruments de production ; nul capitaliste ne pouvait dès lors empocher une rente obtenue par le travail d’autrui.

A partir du xvie siècle, K. Marx décrit avec beaucoup de force et de couleur toutes les causes qui accumulèrent entre quelques mains un capital considérable, en ôtant aux petits artisans la propriété de leurs outils, ateliers, instruments de production. En dernier lieu, la révolution bourgeoise, sous prétexte de libérer le travailleur, a rompu tous ses liens avec ses instruments de production, avec sa petite propriété, avec son régime corporatif ; le travailleur isolé, ne pouvant plus produire ni vendre ses produits, s’est trouvé réduit à l’état de « force de travail disponible » ; cette prétendue liberté du travail n’est pas autre chose que la liberté pour le travailleur de se vendre lui-même au capitaliste, faute de pouvoir vendre directement ses produits au public. Ainsi la bourgeoisie capitaliste a tué le travailleur propriétaire de ses instruments de production et a créé le prolétaire. Sans doute, l’œuvre homicide n’est pas entièrement accomplie : en face du capital et du prolétariat, il subsiste une marge de production assurée par des travailleurs propriétaires de leurs instruments, à qui par conséquent le capital ne peut demander de plus-value. Mais le tragique de la situation réside dans une loi interne du régime capitaliste qui tend à prolétariser de proche en proche ces marges encore libres et à concentrer le capital en quelques mains de moins en moins nombreuses et de plus en plus puissantes. La loi de concentration marque le point d’insertion de l’idée dialectique dans l’analyse marxiste du régime économique. Comme la thèse hégélienne engendre sa propre contradiction, le capitalisme porte en soi « son fossoyeur », il est animé d’un principe d’auto-destruction. En effet, le développement du capitalisme suppose la concentration de plus en plus poussée des entreprises, ce qui a pour conséquence de rejeter au prolétariat une multitude de travailleurs qui, jusque-là, avaient été propriétaires de leurs instruments de production. Peu à peu, dans les rangs mêmes des capitalistes, une sélection s’opère au nom de la fatale loi de concentration : les petits capitalistes sont dévorés par les gros, les capitalistes moyens sont expropriés au profit des milliardaires. Il arrivera un jour où le processus sera achevé : tout travailleur sera prolétarisé et tout le capital sera entre quelques mains oisives. Ce jour-là, une légère chiquenaude fera tomber en poussière le capitalisme qui se sera lui-même détruit par sa propre dialectique interne. Cette opposition dialectique, à qui l’on doit le mouvement révolutionnaire et qui promet le dépassement du capitalisme, porte un nom : la lutte des classes. On voit que ce phénomène de la lutte des classes est fondamental dans la doctrine marxiste ; c’est le primum movens de tout progrès ; lutte des exploités contre les exploitants, elle doit aboutir à la suppression de ces derniers. De là l’horreur qu’éprouvent les purs marxistes à l’endroit des réformes qui prétendraient améliorer la situation des salariés, atténuer l’odieux de leur esclavage ; de là, en revanche, la faveur paradoxale dont les purs marxistes entourent le grand capitalisme, comme on a pu le voir toutes les fois que le marxisme a tenu le pouvoir politique ; c’est qu’en favorisant les grands trusts, en prolétarisant les classes moyennes, on pousse le capitalisme sur sa pente fatale, on accélère le processus de concentration, on hâte l’heure de sa disparition ; tandis qu’en aménageant selon une prétendue justice idéale la situation du prolétariat, en lui accordant surtout une parcelle de propriété, en lui prêchant l’espérance d’une autre vie et la modération ici-bas, on étouffe la lutte des classes, on met un frein au processus dialectique, bref, on arrête le mouvement révolutionnaire.

Pourquoi ne le ferait-on pas, demandez-vous ? Nous touchons là à une de ces grandes options psychologiques et morales qui commandent les systèmes philosophiques au lieu d’en découler logiquement. Il est clair que K. Marx est d’abord révolutionnaire ; il voit dans la révolution le bien suprême auquel il s’est entièrement dévoué ; il est donc vain de lui demander pourquoi on ne s’efforcerait pas d’éloigner la révolution.

4. Succès du marxisme. a) Comme doctrine, le marxisme était trop étroitement conditionné par les idées et les préjugés d’une époque pour être capable de faire une longue carrière. Le marxisme ne se conçoit bien que dans un monde imbu du plus naïf scientisme et d’une philosophie évolutionniste ; sa connaissance du monde économique est rigoureusement limitée à l’industrialisme manchestérien ; de là une prompte décomposition du marxisme au contact de philosophiez nouvelles plus pragmatistes, volontaristes, anti-intellectualistes, anti-déterministes et à mesure que le schéma économique admis par Marx se voyait démenti par les faits : irréductibilité du phénomène artisanal ou de l’économie rurale aux formules marxistes, persistance et exaspération des nationalismes, réalité d’idéaux capables d’inspirer l’action et indépendants des conditions matérielles, moindre portée de la loi de concentration capitaliste que d’autres phénomènes viennent compenser, etc…

b) Comme mouvement, au contraire, le marxisme a réussi à s’imposer à une importante fraction du monde occidental. Toutefois il ne faudrait pas croire qu’il a su éliminer toute autre forme de socialisme. La faiblesse de sa doctrine fait du marxisme une coalition de partis politiques, aux idées parfois très différentes mais solidarisées en vue d’un but pratique. La classe ouvrière elle-même, lorsqu’elle se dit marxiste, ignore les arcanes de la doctrine ; du reste, elle a échappé dans une grande mesure au marxisme dès qu’elle est entrée dans la voie des réformes concrètes.

C’est en Allemagne et en Russie que le marxisme a trouvé les fidèles les plus nombreux et les plus convaincus. En France, un parti se réclame de Marx, avec Jules Guesde et Lafargue comme premiers propagandistes ; mais ce parti, outre qu’il n’a pas toujours conservé une rigoureuse orthodoxie marxiste, a toujours dû composer avec des socialismes d’inspiration différente (possibilistes ou réformistes, bientôt syndicalistes). En Belgique, le marxisme lui-même, perdant son caractère philosophique, se ramène à un réformisme secoué seulement de quelques mouvements révolutionnaires en période de crise économique nu de tension politique. En Angleterre, la doctrine marxiste ne sut jamais s’acclimater ; le socialisme de ce pays, le travaillisme, est essentiellement pratique, réformiste, soucieux de dignité humaine et de grandeur nationale, respectueux des convictions religieuses et souvent animé lui-même d’un souille religieux incontestable. Les pays Scandinaves ont connu également, et même au pouvoir, un socialisme réformiste, fondé sur la collaboration entre les classes. Depuis la guerre de 1914 à 1918, sauf en Russie, les responsabilités du pouvoir qu’assumèrent ou que partagèrent les partis socialistes d’étiquette marxiste, contribuèrent à généraliser la tendance réformiste, au détriment de la tendance révolutionnaire.

Le syndicalisme révolutionnaire. — Le mot syndicat signifie d’abord un groupement d’intérêts (syndicat de producteurs, d’agriculteurs, de pêcheurs, de médecins, d’artistes). Par mouvement syndical, on désigne ensuite un effort tendant à organiser les professions ou les corporations, pour leur assurer une certaine capacité ou représentation dans l’État. Les notions ne nous intéressent pas ici.

Nous nous occupons du syndicalisme révolutionnaire : celui-ci diffère à bien des égards du socialisme ; toutefois, il a le même point de départ et aboutit généralement aux mêmes conclusions. Si bien qu’il représente un des plus récents avatars du socialisme. A mesure en effet que les autres formes de socialisme se transformaient en partis politiques, condamnés par la force dos choses à remplir un programme pratique et réaliste, le syndicalisme révolutionnaire en recueillait l’héritage essentiel, l’âme de violence, la volonté de lutte sans compromission bourgeoise ; et il reprenait à son compte les revendications révolutionnaires que les socialismes réformistes reléguaient dans un avenir indéterminé et finissaient par perdre de vue.

Aussi bien, l’évolution des idées philosophiques appelait-elle cette transformation. Lié au rationalisme évolutionniste, le marxisme voyait son idéologie scientifique battue en brèche par une philosophie nouvelle anti-intellectualiste, méfiante à l’égard des concepts artificiels et figés, préoccupée de rejoindre, dans le mouvement même de la vie, les données simples et immédiates de la réalité. Cette philosophie nouvelle, dont M. Bergson est le plus illustre représentant, a inspiré les premiers théoriciens du syndicalisme révolutionnaire, G. Sorel, H. Lagardelle, E. Berth. les vastes constructions intellectuelles, celle de Marx en particulier, avec son cortège catastrophique de lutte, de prolétarisation progressive, de société sans classe, ne sont plus considérées en elles-mêmes que comme des utopies Mais on ne leur reconnaît pas moins, pour l’action révolutionnaire, une valeur incomparable, au titre de mythes. « La grève générale et la révolution marxiste sont des mythes… Il ne faut pas chercher à analyser de tels systèmes d’images… Il faut les prendre en bloc comme des forces historiques… Un mythe ne saurait être réfuté… l’utopie au contraire peut se discuter comme toute constitution sociale. Pendant longtemps le socialisme n’a guère été qu’une utopie, il est devenu une préparation des masses employées dans la grande industrie qui veulent supprimer l’État et la propriété ; désormais on ne cherchera plus comment les hommes s’arrangeront pour jouir du bonheur futur : tout se réduit à l’apprentissage révolutionnaire du prolétariat, G. Sorel. Préface aux Réflexions sur la violence, 1907.

Les caractéristiques du syndicalisme révolutionnaire sont les suivantes : il est anti-démocratique et anti-parlementaire, puisque la démocratie et le parlement expriment maintenant l’ordre capitaliste et étatiste ; il a le culte des élites, qui seules ont assez d’énergie et d’abnégation pour soutenir la lutte contre la société ; il considère de haut et met au second plan les intérêts économiques et professionnels ; il cultive la grève prolétarienne, non en vue d’avantages matériels, mais pour développer peu à peu dans les masses la ferveur révolutionnaire ; il est indifférent au contenu de ses revendications et change de programme suivant les circonstances ; il méprise la science et n’a aucune exigence logique touchant le vrai ou le faux au sens traditionnel. Beaucoup de socialistes, déçus par l’embourgeoisement de leur parti, se laissèrent séduire par le dynamisme du syndicalisme révolutionnaire, par exemple le citoyen Mussolini, chargé en 1912 de l’Avanti, le principal quotidien socialiste de la péninsule ; on sait que le fascisme, en dépit de son accession au pouvoir, entretient précieusement dans l’élite de ses militants l’inspiration révolutionnaire. Le Duce ne cache pas son admiration pour G. Sorel et n’a jamais cessé d’être en relations étroites avec H. Lagardelle. Le bolchevisme et le national-socialisme, avec d’autres mythes et une affabulation différente, s’apparentent eux aussi au syndicalisme révolutionnaire.

Par la s’achève aujourd’hui, semble-t-il, l’évolution historique du socialisme. Celui-ci, tel du moins que nous l’avons défini, appartient à un monde définitivement révolu, à un monde essentiellement individualiste où certaines valeurs humaines, la vie, la science, le bien être matériel, la culture morale et spirituelle, la liberté de pensée, la liberté de la presse, la liberté du travail, gardaient une certaine primauté, en dépit de réelles déviations. Le socialisme, alors même qu’il les discutait et les compromettait, ne se soutenait que par elles. Partout où il a pu conduire à terme sa critique révolutionnaire, il se voit dépassé ; dans le monde nouveau qu’il a tant contribué à instaurer, il n’y a plus de place pour lui. Les pouvoirs nouveaux qui se sont élevés sur les ruines de l’État libéral ne se font pas faute d’exécuter largement les principaux articles des programmes socialistes ; mais ils ne toléreraient plus ces mouvements d’opinion, ces agitations réformistes, cette fermentation d’idées ingénieuses ou utopiques qui situent dans l’histoire le phénomène socialiste.

IV. Critique du socialisme.I. CRITIQUE DE L’IDÉAL SOCIALISTE. — On ne saurait se borner à critiquer de haut l’esprit du socialisme, cette rerum novarum cupido dénoncée par Léon XIII. Assurément, on toucherait la racine réelle du socialisme, mais une racine lointaine qui peut nourrir et qui nourrit effectivement beaucoup d’autres erreurs ; la critique serait donc trop générale. Même si les hommes sont conduits à l’erreur par la tyrannie de la cupidité et des autres concupiscences, en évoquant celles-ci on a en partie expliqué la genèse de leurs erreurs, mais on ne les a pas encore définies ni par conséquent réfutées.

Il est vrai que nous avons pu préciser cet esprit animateur du socialisme, en étudiant ci-dessus les sources idéologiques du socialisme. Chaque époque a sa manière d’entendre et de dire le même non serviam. Le socialisme baigne dans une atmosphère historiquement caractérisée et datée par le rationalisme, par l’esprit de système, par le sensualisme utilitaire et par une naïve ferveur à l’égard de la science ; cet ensemble de conceptions ou plutôt ce vague complexe idéologique, qu’il tient de son époque, détermine et qualifie les fins qu’il poursuit. Mais ces idéaux ne lui sont pas propres. En face de lui se dressent des systèmes antagonistes qui, au nom des mêmes idéaux, au nom de la raison indépendante, au nom du progrès, de la science et de la liberté, en vue du bien-être individuel et social et pour la meilleure organisation de la société, aboutissent à des conclusions contraires aux siennes. La critique de ces faux principes, si elle vaut pleinement contre le socialisme, ne vaut pas moins contre ses concurrents animés du même esprit et, par d’autres moyens, serviteurs des mêmes fins. Ce n’est donc pas à l’occasion du socialisme qu’une telle critique doit être spécialement instituée ; on se reportera pour la trouver aux articles consacrés dans ce Dictionnaire au rationalisme, au libéralisme, au matérialisme, aux multiples aspects modernes que prend la « philosophie nouvelle », en lutte contre la religion chrétienne.

II. CRITIQUE DES CONCLUSIONS. — D’autre part, si nous laissons de côté l’idéologie nourricière du socialisme pour n’en retenir que les thèses ou conclusions explicites, nous nous heurtons à deux sortes de difficultés. Tout d’abord, nous constatons que les exposés de doctrine socialiste revêtent une ampleur encyclopédique : chacun d’eux prétend fournir une vue de l’univers, depuis l’origine jusqu’à la consommation des temps, ou au moins une vue complète de l’univers social et moral, avec une conception de Dieu, de l’homme, du bonheur, du bien et du mal, de la liberté, etc. Si l’on voulait discuter les thèses explicites que les socialistes ont soutenues, il faudrait entreprendre un traité complet de philosophie et de théologie. Le socialisme est en effet le recueil moderne de toutes les erreurs sur Dieu, sur la religion, sur la spiritualité et l’immortalité de l’âme, sur les origines et sur les fins dernières, sur la liberté, sur la moralité et sur l’autorité ; matérialisme, panthéisme, modernisme, voire métempsycose, erreurs sur la Trinité, erreurs sur l’Église et sur le Christ, fausse interprétation de l’Évangile, sans parler d’erreurs proprement morales sur le fait de la justice, du mariage et de la propriété. Tout cela, avec bien d’autres choses encore, a passé par la tête et par la plume des socialistes.

Et ensuite on s’aperçoit qu’il n’est presque aucune thèse socialiste que quelque socialiste n’ait violemment contredite. Ce fait rend la critique à la fois très facile puisqu’elle pourrait se contenter d’opposer les thèses socialistes les unes aux autres et que, sans grand effort d’imagination, on petit demander au socialisme lui-même les objections les plus pénétrantes qui vaillent contre lui, et en même temps très difficile, car l’hydre socialiste se rit de nos attaques successives et sort apparemment indemne de tous les combats où l’on avait cru ruiner ses thèses, qui ne sont jamais que certaines thèses d’un certain socialisme. Nulle nécessité logique ne relie en un corps défini les conclusions du socialisme : on nous sert inlassablement des conclusions socialistes. On croirait qu’il n’y a pas de socialisme, qu’il n’y a que des socialistes, chacun d’eux se construisant une doctrine personnelle, nuançant et mesurant ses conclusions selon son humeur, selon sa philosophie, selon les exigences de la politique et de la propagande, enfin selon les susceptibilités ou la capacité de son auditoire. De même que les saint simoniens attribuèrent généreusement à Saint-Simon tout le mérite de leurs inventions et, selon le joli mot de M. Charléty, « lui firent hommage de toute leur raison et de toute leur folie », de même, semble-t-il, les socialistes d’observances multiples et contradictoires s’accordent tous à imputer au socialisme la paternité de leurs propres conceptions. C’est que l’esprit général du socialisme moderne flatte les idéologies régnantes et le désigne comme le champion de l’humanité, du progrès, de la démocratie, de la science, du dynamisme et de la jeunesse contre les ténèbres et la tyrannie du passé. Aussi n’est il point téméraire, pour expliquer en partie l’abondance et le succès de la littérature socialiste, d’observer avec M. F. Perroux que « la doctrine la plus informe, la plus indigente, la construction théorique la plus anémique, le raisonnement le plus plaisant, se parent de prestiges lorsqu’ils peuvent revêtir l’uniforme socialiste ». Préface à L. von Mises. Le socialisme, trad. fr., 1938, p. 8.

Il est donc assez naturel, à considérer le contenu objectif des doctrines, qu’il y ait autant de socialismes aux thèses disparates et contradictoires qu’il y a de penseurs se réclamant du socialisme ; et il n’est pas davantage surprenant que ces systèmes pullulent inlassablement. C’est d’ailleurs a ce point de vue que l’on se place lorsque l’on classe les systèmes socialistes selon l’importance des transformations qu’ils prétendent imposer à l’ordre social : production absolument commune et répartition autoritaire de tous les biens (communisme au sens moderne), ou socialisation des seuls mais de tous les instruments de production (collectivisme marxiste), ou socialisation de quelques secteurs particulièrement importants de la vie économique (socialisation de certaines productions ou de certaines entreprises ; nationalisation ou étatisation des assurances, du crédit, des chemins de fer, du commerce extérieur ; capitalisme d’État), ou socialisation décentralisée (offices, régies autonomes, socialisme municipal, etc.) ou enfin les formes les plus mitigées du socialisme ou du pseudo-socialisme, le socialisme des guildes, le solidairisme, le coopératisme, la participation obligatoire aux bénéfices avec contrôle ouvrier etc. On en arrive alors a des systèmes qui n’ont rien proprement de socialiste, qui sont même parfois d’inspiration nettement anti-socialiste, mais qui, pour des raisons de propagande, par opportunisme tactique ou par faiblesse doctrinale, inscrivent à leur programme certaines revendications socialistes. Une telle classification n’offre aucun intérêt philosophique et c’est pourquoi nous ne nous y sommes pas arrêté un seul instant au cours de cette étude ; mais elle joue un rôle politique de première importance, qu’il s’agisse de compétitions électorales ou de programmés législatifs.

III. CRITIQUE DU POINT DE VUE DE LA COHÉRENCE INTERNE. — Toute base de discussion se dérobe-t-elle ? Nous ne le pensons pas. Une critique très pertinente du socialisme demeure possible qui consistera à relever les inconséquences logiques de l’argumentation socialiste. Admettons le point de départ, c’est-à-dire l’état d’esprit moderne, le culte de la raison, la prétention scientifique, le primat de l’utile et de l’économie : ne nous attardons pas. d’autre part, aux objections infinies qui pourraient être faites à chacune des conclusions formulées ici ou là par quelque socialiste. Contentons-nous d’examiner le rapport logique qui rattache ces conclusions aux prémisses idéales. Vous prétendez, dirons-nous aux socialistes, gouverner rationnellement la vie sociale, vous mettez votre bonheur dans une production abondante et dans la multiplication des jouissances matérielles au profit du plus grand nombre ? Vous ne vous leurrez pas de billevesées idéalistes, d’axiomes tombés du ciel, d’un droit naturel imaginaire, de notions forgées à priori ? Soit. Mais alors renoncez à certaines manières d’argumenter qui vous sont familières.

Le droit du travailleur sur le produit. — Un des arguments usuels des prédications socialistes, argument particulièrement sensible aux masses ouvrières, consiste à revendiquer le droit du travailleur sur le produit de son travail. Or, cet argument est de la dernière indigence au point de vue rationnel, avec son air de simple évidence. D’une part, en effet, on ne peut sans sophisme en tirer la moindre conclusion favorable à la socialisation des moyens de production ; et d’autre part l’invoquer c’est accepter le « préjugé » de la propriété individuelle.

1. Léon XIII a parfaitement développé le premier point dans l’encyclique Rerum novarum et sa critique porte à merveille contre les déclamations de la propagande socialiste vulgaire. Si l’on admet que le travailleur est légitime propriétaire de l’œuvre qu’il a façonnée ou du salaire qu’il a gagné, de quel droit l’empêcher de transformer cette œuvre ou ce salaire en capital, c’est-à-dire en instrument de production ? Ce serait infailliblement le dépouiller du fruit de son labeur. Or, si toute valeur produite doit être attribuée au travailleur, il faut que toute valeur, tout capital doive son origine au travail et toute propriété devient respectable et sacrée, même celle des instruments de production. En bonne logique, l’argument tendrait à interdire non seulement la socialisation du capital, mais même la moindre atteinte à son Intégrité, C’est du reste en ce sens que les économistes classiques avaient utilisé cet argument avant que les socialistes n’eussent songé à le leur emprunter.

2. Seconde inconséquence : à cette première et élémentaire objection, les socialistes répliquent sans trop de peine que nous sommes présentement sous un régime de propriété privée et que, dans celle hypothèse, le droit reconnaît la libre disposition par chacun de l’outil qu’il s’est fabriqué ou du salaire qu’il a gagné et épargné. Voilà pourquoi, dans l’hypothèse actuelle, ou léserait le droit de l’ouvrier si on l’empêchait de transformer en capital, en instruments de production et d’appliquer à sa guise les biens qu’il s’est acquis légitimement et dont on lui reconnaît la propriété. Mais justement, dans l’hypothèse socialiste, une pareille limitation du pouvoir propriétaire serait légitime : bien mieux, elle ne poserait aucune question, puisque toute distinction du mien et du tien aurait disparu.

Cependant, cette réplique est tellement efficace qu’elle prive les socialistes de leur argument. Parler d’un droit du producteur sur le produit, c’est parler pour ne rien dire si l’on exclut l’hypothèse de la propriété. Bon gré mal gré, les socialistes font preuve en cette occasion d’une mentalité on ne peut plus bourgeoise. Abstraction faite d’un régime de propriété, le rapport de producteur à produit n’ajoute rien au pur rapport de causalité liant l’effet à l’agent efficient. Par suite d’un antique « préjugé », dû à la millénaire possession du régime propriétariste, nous attribuons instinctivement, non point seulement au salarié un droit sur son salaire, mais à tout producteur un droit sur son œuvre. C’est pourtant une vue qui ne va pas de soi, à priori. Quelle nécessité d’attribuer à la cause efficiente un droit de propriété sur son effet ? On n’en voit pas la raison décisive. De fait l’histoire a connu, elle connaît encore aujourd’hui au sein des familles, dans les ordres religieux, à l’armée, des travailleurs qui s’acquittent simplement de leur devoir d’état en travaillant pour autrui, sans songer à se prévaloir d’un droit de propriété sur le résultat de leurs labeurs. Quel inconvénient à cela ? Il apparaît même, à qui juge d’un point de vue métaphysique, que la causalité efficiente parfaite implique pareille générosité, suppose la production d’un effet valable en soi, doué d’une finalité propre et d’une certaine autonomie dans l’être, bref, d’un effet qui ne soit pas seulement une propriété de sa cause. Le meilleur producteur serait donc le plus désintéressé ; le pur producteur devrait l’être absolument.

Si donc les socialistes veulent nous faire cette importante concession, nous nous sentons pleinement d’accord avec eux, beaucoup plus qu’ils ne le croient et plus qu’ils ne le souhaiteraient. Car nous les mettons maintenant en demeure de choisir : si l’efficience productrice est un titre de propriété, qu’ils se gardent de porter atteinte, par la socialisation, à ce capital, à ces instruments de production qui sont et demeurent inviolables, soit qu’ils se trouvent dans les mains mêmes qui les ont constitués, soit que celles-ci, dans leur droit de disposition souveraine, les aient remis en d’autres mains.

Si au contraire, peut-être mieux inspirés, les socialistes admettent que la pure qualité de producteur ne confère pas de soi un titre, de propriété sur le produit, qu’ils cessent de nous rebattre les oreilles de cette fameuse spoliation que constituerait la plus-value et d’agiter ainsi les foules ignorantes. On ne peut crier à la spoliation sans rendre hommage à la propriété privée. En tout cas, la logique interdit d’être partisan de la propriété, au nom de la productivité du travail, pour soulever le travailleur à qui le capitaliste enlèverait une part de son œuvre et, en même temps, adversaire de la propriété, pour interdire à ce même travailleur de transformer son œuvre en épargne, en capital, en instruments de production.

Cette discussion qui se tient délibérément au point de vue logique ne prétend pas éclairer le fond du problème ; mais elle suffit à mettre en lumière une incohérence flagrante du raisonnement socialiste.

L’argument économique du socialisme. — La discussion est beaucoup plus intéressante lorsque le socialisme cesse de s’élever bruyamment comme un redresseur de torts, mais se propose, avec une apparence de modestie et d’objectivité, comme le type d’organisation économique qui convient aux circonstances présentes et à l’état présent des techniques. Il ne condamne pas le passé, il ne préjuge pas de l’avenir ; il croit constater que les fins économiques, sur lesquelles tout le monde s’entend, seraient mieux assurées aujourd’hui si on limitait ou si on supprimait l’appropriation privée des capitaux. L’argument est net, parfaitement saisissante ; on en trouvera l’exposé dans un ouvrage déjà ancien de M. Landry, qui s’est depuis lors rapproché des idées conservatrices traditionnelles et supprimerait sans doute aujourd’hui le point d’ironie sous-entendu dans le titre de sa thèse : L’utilité sociale de la propriété individuelle, 1901.

L’argument est double, négatif et positif. D’un point de vue négatif, il montre l’impuissance de la propriété privée à satisfaire l’intérêt commun ; d’un point de vue positif, il s’efforce de prouver que la socialisation des biens capitaux est de nature à favoriser les fins économiques générales. De part et d’autre, on s’appuie sur une définition qui oriente la propriété privée vers des fins individuelles et la propriété socialisée vers les fins sociales, ce qui est une pétition de principe ; et, spécialement dans la seconde partie de l’argument, on méconnaît la nature profonde de l’acte économique. Tels sont les deux sophismes que nous nous proposons de dénoncer.

1. Une pétition de principe. — Il semble évident, de prime abord, que la propriété privée est ordonnée au bien privé. Mais, dès que l’on analyse les termes de la proposition, on y voit un sophisme de la plus belle eau. Il y a en réalité trois termes à distinguer : tout d’abord l’appropriation privée, puis les fins auxquelles le propriétaire applique les biens qui lui appartiennent en propre, et en dernier lieu les fins auxquelles est ordonné le régime juridique reconnaissant et garantissant le droit du propriétaire sur sa propriété. Bien loin que la qualité de privé doive être étendue comme par contagion aux trois termes susdits, elle ne s’applique nécessairement qu’au premier. Elle caractérise alors un type d’appropriation exclusive, à la discrétion du particulier revêtu de ce droit. La qualité ainsi désignée est essentielle au droit de propriété, elle le constitue tel ; qu’elle disparaisse, nous avons affaire à un droit substantiellement différent.

S’ensuit-il que le propriétaire, en exerçant ce pouvoir dont il a la disposition exclusive, ne pourra viser que des fins privées, des intérêts strictement personnels ? Nous n’avons aucune raison de le penser. En fait, l’immense majorité des hommes consacrent à des intérêts collectifs le pouvoir que représente entre leurs mains la propriété privée : ils élèvent une famille, ils soutiennent des parents âgés ou infirmes, ils s’intéressent à des entreprises d’utilité générale et même, bien souvent, ils alimentent des œuvres purement désintéressées, des recherches scientifiques, des travaux artistiques, des efforts nullement lucratifs, des entreprises humanitaires, patriotiques, religieuses ou autres. Et, en principe, il n’y a pas plus de raison de penser que le pouvoir exclusif du propriétaire sur ses biens matériels doive être exercé au profit exclusif du propriétaire, qu’il n’y en a de penser qu’un homme intelligent, qu’un savant, qu’un artiste, qu’un médecin, qu’un inventeur, qu’un athlète, riches chacun d’une puissance ou d’un pouvoir dont ils ont la disposition exclusive, s’en serviront chacun pour soi, dans son intérêt exclusif. La disposition est exclusive, la fin ne l’est pas nécessairement.

Certes, disposant d’un pouvoir quelconque, le détenteur en usera pour soi quand il en aura besoin : rien n’est plus normal et la société peut se féliciter de voir tant de besoins, si divers et parfois si pressants, satisfais au mieux sans qu’elle ait à intervenir. D’ailleurs si l’on admet, avec la plupart des socialistes, que la société est tenue d’assurer à chacun le nécessaire, tous ces propriétaires qui pourvoient à leur propre entretien déchargent la société de la part la plus importante de son fardeau ; ils accomplissent une tâche sociale et ils l’accomplissent bien, car il ne faudrait pas que le spectacle affligeant de certaines misères fit oublier le spectacle tout naturel des multitudes qui vivent convenablement. Que si les détenteurs exclusifs d’un pouvoir en usent de façon égoïste, la cause en est ailleurs ; ce n’est pas en leur ôtant ce pouvoir, c’est en leur inculquant de bonnes mœurs et en les guidant par de justes lois qu’on les amènera à un usage libéral et généreux de leur pouvoir exclusif au service de tous.

Mais ne peut-on pas nous objecter que, la loi étant faite pour la généralité des hommes et ceux-ci étant généralement inintelligents, égoïstes et avides, il ne faut pas attendre des propriétaires un usage social des biens, notamment des capitaux ? Les hommes étant ce qu’ils sont, instituer le régime de la propriété privée équivaut à sacrifier en fait l’intérêt général au profit de l’intérêt privé des propriétaires. Cette objection nous conduit au troisième terme ci-dessus distingué : la fin à laquelle est ordonné le régime traditionnel de propriété privée.

C’est devenu un axiome, dans les rangs des socialistes comme chez leurs adversaires, que ce régime favorise les propriétaires. Les uns, pour cette raison, le condamnent ; les autres l’excusent en arguant de l’impossibilité de le remplacer, ou en énumérant les avantages indirects et accidentels qui en résultent pour la communauté. Mais nul ne semble mettre en doute cette destination immédiate du régime au profit des propriétaires. Ne dit-on pas de ceux-ci qu’ils sont les profiteurs ou les privilégiés du régime ? Or, c’est là encore une erreur grossière. On confond le contenu objectif de la loi, son dispositif, avec son intention. Le régime légal de propriété privée contient, comme dispositif, la reconnaissance, parfois même l’attribution, dans certaines conditions, à certaines personnes, d’un pouvoir exclusif sur certains biens ; et c’est, si l’on veut, pour ces personnes, un avantage. Mais l’intention d’un tel régime, les fins que la société a poursuivies, explicitement ou non, en l’instituant ou en l’agréant, ne se confondent pas avec le dispositif ; elles sont essentiellement collectives. La question qui nous sépare des socialistes n’est pas tant de savoir si une socialisation lèse des droits légitimes ou des intérêts sordides, que de savoir si le régime collectiviste est préférable au régime de l’appropriation privée, du point de vue de l’intérêt commun.

C’est précisément cette question qui a été tranchée ci-dessus, t. xiii, col. 774, d’après les arguments d’ordre social et politique que nous a légués une tradition ancienne, encore que, par égard pour des doctrines plus récentes, l’enseignement ecclésiastique ajoute volontiers à ces arguments des considérations inspirées par la philosophie dite « du droit naturel ». Et l’on a vu que l’argumentation traditionnelle tient compte précisément des conditions réelles, peu brillantes, dans lesquelles vit et œuvre l’humanité. Avec des hommes parfaits, on se passerait assez aisément de la propriété privée ; mais précisément parce que la vertu est rare, parce que chacun s’empresse à se servir et à jouir en fuyant l’effort, ce régime est bienfaisant et moralement nécessaire. Argumentation qui ne prétend pas à la nécessité rigoureuse des démonstrations mathématiques et qu’il est permis d’examiner de plus pics, de discuter, de soumettre à l’épreuve de l’expérience. Encore faut-il n’en pas méconnaître l’énonce en déplaçant l’objet du litige.

Or, lorsque les socialistes partent de cette idée que le régime de propriété privée a évidemment pour lin l’avantage particulier des propriétaires et en concluent qu’il ne peut que par hasard et accidentellement servir l’intérêt commun, ils semblent ignorer l’état précis de la question et qu’un régime de propriété privée puisse se proposer justement de promouvoir l’intérêt général. Ils supposent gratuitement résolu ce qui est le fond du débat. Ils se forment du régime de la propriété privée une conception arbitraire, inconnue de la tradition ancienne et qui rend vaine toute discussion. Leur raisonnement ne vaut guère mieux que celui-ci : si le chef d’orchestre a l’usage exclusif de la baguette, c’est évidemment qu’elle lui est concédée pour son avantage exclusif et donc il lui est impossible d’assurer l’harmonieux concert des instruments.

2. Une absurdité économique. — L’aspect positif de l’argument socialiste invoque en faveur de la socialisation une prétendue évolution de l’économie ; en réalité, on le verra, c’est l’évolution des techniques qui est prise ici pour une évolution économique et la thèse socialiste méconnaît la nature essentielle de l’acte économique.

Assurément, du point de vue technique, on pourrait en régime socialiste, par des procédés connus, accumuler des instruments de production, les mettre en œuvre, tenir à la disposition du public un certain nombre de biens de consommation. Il n’est pas impossible, mettons les choses au mieux, que les besoins normaux ou élémentaires soient ainsi satisfaits. D’autre part, nous ne voudrions pas affirmer que les hommes doivent nécessairement organiser, sur une base purement économique, la production et la consommation. Mais ce épie Ludwig von Mises a parfaitement et définitivement mis en lumière, c’est que la socialisation des capitaux entraîne rigoureusement la négation de l’économie. Cf. L. von Mises, Le socialisme, étude économique et sociologique, Paris, 1938.

L’utilité économique ne se conçoit pas en effet sans calcul économique. Par calcul économique, n’entendons pas ce calcul purement technique par quoi l’on découvre que telles sortes et telles quantités de matières premières, tels procédés, telles combinaisons et tel volume de biens capitaux sont nécessaires pour obtenir une masse déterminée de biens de consommation. Le calcul économique est d’un autre ordre ; il est à la racine du calcul technique et lui impose ses données. La technique seule est incapable d’établir, par exemple, la liste des besoins qui méritent d’être satisfaits, de fixer leur degré relatif d’urgence, de déterminer la mesure dans laquelle il est possible ou souhaitable d’y pourvoir. Nulle science théorique ne peut décider de ces points une fois pour toutes, car la notion de besoin économique elle-même est toute relative et ne peut être fixée scientifiquement. Elle dépend d’un choix, à partir d’un calcul proprement économique qui met en balance chaque besoin virtuel avec tous les autres, réduits à une commune mesure par l’organe des prix. Économiquement, les besoins virtuels deviennent besoins actuels et efficaces lorsqu’ils sont ainsi déterminés comparativement et mesurés par un prix ; à défaut d’un tel calcul, nul besoin n’est mesurable économiquement et c’est le caprice des particuliers ou l’arbitraire des gouvernements qui décidera par exemple s’il convient d’augmenter la production des textiles ou celle des denrées alimentaires ou celle des journaux du parti : assurément cette décision n’en sera pas moins prise, mais elle n’aura pas un caractère économique.

Or, la carte économique des besoins actuels et efficaces suppose connue celle des moyens de production. Mais, dans ce domaine aussi, le choix économique ne peut résulter que d’un calcul économique. Il est possible techniquement de satisfaire un besoin donné par différents procédés et des considérations sociales, humanitaires, morales, Impérialistes, autarciques peuvent peser sur ce choix ; on prendra parti par exemple pour le traitement de matières premières naturelles d’origine coloniale ou pour l’emploi de produits synthétiques obtenus artificiellement ; on peut encore, à tort ou à raison, faire prédominer dans la production la part du machinisme ou multiplier la main-d’œuvre. La décision sera prise en tout cas. Mais l’inconséquence du socialisme consiste à promettre une décision économique alors qu’il supprime, ici encore, les données du calcul économique. Celui-ci ne peut se borner a une comparaison technique ; il ne peut davantage se fonder sur la valeur d’usage, valeur d’utilisation essentiellement réfractaire à toute mensuration économique. Seule la valeur mesurée par le prix du marché libre permet au capitaliste, à l’entrepreneur, au commerçant, au consommateur, à l’ouvrier lui-même, de se livrer rationnellement à un calcul économique et de faire acte économique. Chacun des acteurs de l’économie se trouve au point de rencontre de deux tensions mesurables et comparables : celle qu’exerce sur lui l’attrait d’une utilité (dividende, profit, bénéfice, satisfaction, salaire) et celle qu’exerce sur lui l’appréhension d’un désavantage, d’une désatilité, exprimée en coût de production, en prix de revient, en prix d’achat, en temps et en fatigue. Le mécanisme des prix permet seul ce calcul économique. Or, le socialisme, en supprimant le mécanisme des prix, paralyse les tensions antagonistes dont le prix exprime l’équilibre. Si les acteurs de la vie économique ne sont pas tendus vers leur avantage, l’appréciation économique de l’équilibre entre une satisfaction et ce qu’elle coûte est inconcevable. Sans approuver pourtant la conception purement économique de la production et du travail, constatons sur ce point encore l’incohérence interne du socialisme qui se pique de promouvoir le progrès économique alors qu’il rend impossible le calcul économique, âme de toute économie rationnelle.

Bibliographie. — I et II. — Lire les encycliques pontificales ; les instructions synodales du cardinal Pie sur les erreurs du temps présent ; en outre : R. Boigelot, Le socialisme et l’Église, dans Nouvelle revue théologique, 1934 ; M. Liberatore, Le droit public de l’Église, trad. A. Onclair, 1888 ; le même. Principes d’économie politique, trad. Silvestre de Sacy, 1894 ; J. Morel, Du prêt à intérêt ou des causes théologiques du socialisme, 1873 ; C. Périn, Les lois de la société chrétienne, 2 vol., 1876 ; M.-B. Schwalm, Principes de philosophie sociale, 2 vol., 1910-1911 ; Taparelli d’Azeglio, Saggio teoretico di diritto naturale, 2e éd., 1883 ; le même, De l’origine du pouvoir, trad. Pichot, 1896.

J. Charmont, La renaissance du droit naturel, Montpellier, 1910 ; A. Espinas, La philosophie sociale au XVIIIe siècle et la Révolution, 1898 ; G. de Lagarde, Recherches sur l’esprit politique de la Réforme, 1926 ; D. Mornet, La pensée française au XVIIIe siècle, 1926 ; R. Picard, L’idée de lutte des classes au XVIIIe siècle, dans Revue d’écon. polit., 1891.

III. — Outre les ouvrages cites au texte, voir : Grandin, Bibliographie générale des sciences juridiques, politiques, économiques et sociales, Recueil Sirey ; Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l’Internationale ouvrière, A. Quillet ; A. Béchaux, Les écoles socialistes, 1912 ; C. Bouglé, Socialismes français, 1933 ; Gide et Rist, Histoire des doctrines économiques depuis les physiocrates jusqu’à nos jours, 5e éd., 1926 ; P. Louis, Histoire du socialisme en France depuis la Révolution jusqu’à nos jours, 1925 ; Ch. Périn, Les doctrines économiques depuis un siècle, 1880 ; M. Prélot, L’évolution politique du socialisme français, 1789-1934, Paris, 1939 ; A. Lecocq, La question sociale au XVIIIe siècle ; A. Lichtenberger, Le socialisme au XVIIIe siècle, 1895 ; le même, Le socialisme et la Révolution française, 1889 ; J. Jaurès, Histoire socialiste de la Révolution française ; Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf et du babouvisme, 2 vol., 1884 ; Ph. Buonarroti, Histoire de la conspiration pour l’égalité dite de Babeuf, 1869 ; M. Dommangel, Babeuf et la conjuration des Égaux, 1922 ; A. Thomas, Gr. Babeuf, la doctrine des Égaux, 1909 ; pour Saint-Simon et le saint-simonisme, cf. ci-dessus, t. xiv, col. 799 ; Ch. Gide, Charles Fourier, œuvres choisies (avec une introduction, un portrait et la liste des ouvrages de P.), Petite blblioth. économ., Guillaumin, s. d. ; M. Bourgin, Fourier, contribution à l’étude du socialisme français, 1905 ; R. Owen, What is socialism ? 1841 ; le même, The new moral World, 1845 ; E. Dolléans, Robert Owen, 1907 ; V. Considerant, Principes du socialisme, 1847 ; M. Dommanget, Considerant, sa vie, son œuvre, 1929 ; le même, Blanqui, 1924 ; P.-.J. Proudhon, Philosophie du progrès, Œuvres, t. xx ; A. Desjardins, P.-J. Proudhon, sa vie, son œuvre, 1896 ; C. Bouglé, La sociologie de Proudhon, 1911 ; G. Sorel, Essai sur la philosophie de Proudhon, dans Revue philosophique, 1892 ; Proudhon et notre temps, par les Amis de Proudhon, 1900 ; P. Leroux, Du christianisme et de son origine démocratique ; le même, De l’humanité, de son principe et de son avenir, 2e éd., 1815 ; le même, De la ploutocratie ou du gouvernement des riches, 2e éd., 1849.

K. Marx et Engels, Études philosophiques, Biblioth. marxiste, t. xix, 1935 ; K. Marx, Morceaux choisis, Nouv. rev. franç., 1934 ; Lénine, K. Marx et sa doctrine, Petite bibliothèque Lénine, no 3, 1933 ; B. Croce, Matérialisme historique et économie marxiste, essais critiques, trad. Bonnet, 1901 ; C. Turgeon, La conception matérialiste de l’histoire d’après Marx et Engels, dans Travaux juridiques et économiques de l’université de Rennes, t. ii ; le même, La conception matérialiste de l’histoire d’après A. Labriola et A. Loria, ibid., t. iii ; le même, Origines économiques et tendances socialistes du matérialisme historique, ibid., t. iv ; le même, Essai sur le monisme économique, Rennes, 1914 ; H. de Man, Zur Psychologie des Socialismus, Iéna, 1926 ; le même. Au-delà du marxisme, Paris, 1929 ; G. Sorel, La décomposition du marxisme, 1910 ; A. Spire, Le déclin du marxisme dans les tendances socialistes de la France contemporaine, Sirey, 1937.

R. Guy-Grand, La philosophie syndicaliste, 1911 ; V. Griffuelhes, L’action syndicaliste, 1908 ; G. Sorel, Introduction à l’économie moderne, 2e éd., 1923 ; le même, Matériaux d’une théorie du prolétariat, 2e éd., 1923 ; le même, Réflexions sur la violence, 4e éd., 1920 ; G. Pirou, Georges Sorel (1847-1922), 1927 ; F. de Visscher, La philosophie syndicaliste et le mythe de la grève générale, Louvain, 1913.

IV. — A. Aftalion, Les fondements du socialisme, étude critique, 1923 ; L. von Mises, Le socialisme, étude économique et sociologique, 1938 ; L. Rougier, Les mystiques économiques, comment l’on passe, des démocraties libérales aux États totalitaires, 1938 ; V. Fallon, Principes d’économie sociale, 5e éd., 1935, p. 160 sq. ; J. Leclercq, Leçons de droit naturel, t. iv. Les droits et devoirs individuels, 2e partie : travail, propriété, 1937, p. 252-356.

J. Tonneau.