Dictionnaire de théologie catholique/RÉDEMPTION III. Explication de la foi catholique 2. Réalité de la rédemption

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 13.2 : QUADRATUS - ROSMINIp. 274-276).

II. Réalité de la rédemption. —

Avant de s’enquérir du mode, en cette matière comme en toute autre, c’est d’abord la réalité du fait qu’il faut commencer par mettre in tuto. Opération d’autant plus nécessaire ici et, à première vue, semble-t-il, d’autant plus facile qu’il s’agit d’un dogme qui nous touche de plus près.

1° Preuve rationnelle ? — Vérité de foi pour tous les croyants, la rédemption est une de celles qu’on a le plus souvent cru pouvoir annexer au domaine de la raison/ Diverses voies ont été suivies à cette fin, mais qui ne peuvent aboutir au terme souhaité.

1. Méthode spéculative.

Inaugurée par saint Anselme, la preuve par la dialectique abstraite a longtemps retenu la prédilection des spéculatifs.

Elle consiste à raisonner sur les exigences de l’être divin. Dieu ne pourrait pas, sous peine de compromettre son honneur, s’abstenir de racheter le genre humain après sa déchéance, ni le faire sans obtenir d’abord une satisfaction adéquate au péché. Or cette réparation serait telle que seul un Homme-Dieu peut la fournir. Au nom de la logique, l’incarnation serait donc une véritable nécessité. D’après l’orthodoxie protestante, les lois inviolables de la justice divine en ce qui concerne la sanction du péché autoriseraient un semblable argument.

Mais le syllogisme anselmien est loin de s’imposer. Tous les théologiens catholiques sont d’accord pour n’accepter la majeure qu’au prix de bien des atténuations ; car il n’est pas établi, voir plus bas, col. 1976, que Dieu dût nous sauver et pas davantage qu’il ne pût se contenter d’une satisfaction imparfaite. A quelques-uns la mineure elle-même, voir col. 1951, a semblé passible de sérieuses objections. Dès lors qu’elle n’est pas rigoureuse, la preuve dialectique n’existe plus.

Sur le terrain de la justice vindicative, l’argumentation défaille tout autant. Qui voudrait tenir pour certain que le châtiment du pécheur soit encore néces-’saire après son repentir ou qu’il puisse être infligé à un autre qu’à lui ?

2. Méthode psychologique.

A cette métap îysique les protestants modernes substituent la psychologie religieuse, qui tend à devenir leur unique ou du moins leur principale règle de foi.

Un double fait, à leur dire, serait constant. C’est d’abord que le poids du péché écrase toute conscience

d’homme ici-bas, qui se voit aussi tenu de le réparer qu’impuissant à y réussir. Et c’est ensuite qu’elle s’en trouve soulagée grâce au christianisme et spécialement au mystère de la croix. On aurait ainsi la preuve directe et la contre-épreuve, de telle sorte que la rédemption pourrait être doublement constatée : sous forme de réalité quand elle est accomplie, sous forme de besoin douloureux quand elle fait défaut.

Pour nobles et pieuses que puissent être ces considérations, elles ne laissent pas de présenter les faiblesses propres à toute méthode d’immanence. Et d’abord cette psychologie n’exploite visiblement que les impressions d’âmes déjà christianisées : ce qui met une pétition de principe à la base d’un raisonnement qui, pour avoir quelque valeur probante, devrait être purement expérimental. Comment se dissimuler, au demeurant, qu’il reste, dans ses plus fines analyses, trop d’intervalle entre les prémisses et la conclusion ? Tout au plus peut-il y avoir là des matériaux pour servir à la confirmation du dogme une fois qu’il est admis par ailleurs.

3. Méthode historique.

Cette expérience individuelle a reçu et reçoit encore habituellement le renfort de l’histoire, qui fournirait, avec le rite des sacrifices, un témoignage d’ordre collectif. Vulgarisée chez nous par J. de Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, imprimé d’ordinaire on appendice aux Soirées de Saint-Pétersbourg, et par l’école traditionaliste, voir A. Nicolas, Études philosophiques sur le christianisme, 2e éd., t. ii, p. 50-84, cette méthode n’est pas moins chère aux auteurs protestants.

Dans la mesure même où elle est de caractère moins rationnel, la pratique des immolations sanglantes a paru dénoter un besoin mystérieux d’expiation, où il faudrait voir une prophétie en acte, obscure mais universelle, de l’oblation du Christ. Surtout lorsqu’on tient compte de certaines circonstances, telles que le choix de la victime et la manière de l’offrir, où se manifeste une idée révélatrice de substitution. D’autant qu’on voit les sacrifices durer et se multiplier partout dans le monde antique jusqu’à la mort du Sauveur, qui, au contraire, en marque la complète élimination.

Quel qu’en soit l’intérêt pour la psychologie religieuse, voir col. 1923, le sacrifice ne doit pourtant pas être abusivement stylisé. Avec des conceptions très hautes, n’en a-t-il pas abrité aussi de bien grossières, celle notamment de pourvoir aux nécessités alimentaires des dieux ? Vouloir en ramener tout le sens à une recherche obstinée de l’expiation serait non moins excessif que de prétendre ne l’y trouver jamais. La substitution saoulante de la victime aux coupables est un autre de ces postulats que l’expérience est loin de justifier. Quant à la disparition des sacrifices dans notre civilisation moderne, elle est tout simplement, sans autre mystère, un cas particulier de la victoire du christianisme sur le paganisme gréco-romain.

Au lieu d’une constatation positive dont tout observai eur pourrait s’emparer, cette philosophie du sacrifice n’est qu’une adaptation construite après coup par des croyants. Pas plus que l’analyse psychologique, l’induction historique ne réussit donc à fonder rationnellement le fait de la rédemption et, au fond, pour les mêmes motifs.

Apologétique du mystère.

Là où des apologistes

confiants croient trouver comme une des données immédiates de la conscience religieuse, philosophes et théologiens rationalistes ne voudraient, au contraire, voir que la plus inacceptable des conceptions. D’où une nuée qui perpétuellement se reforme d’objections à dissiper.

Il ne saurait être question de discuter les prétentions à 1’ « autosotérie », dirigées contre 1’ « hétérosoL963

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RÉDEMPTION. JUSTIFICATION DU MYSTERE

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tcrie a de la foi chrétienne par certain naturalisme radical. Ce problème relève, soit de la théodicée qui établit l’existence de Dieu et ses droits sur nous, soit de l’apologétique proprement dite qui justifie les titres du christianisme à noire adhésion. On ne peut ici que le supposer résolu.

Sur le point même qui seul nous intéresse pour le moment, depuis Abélard et Socin, la critique rationnelle du dogme de la rédemption n’a pas désarmé : ce qui ne l’empêche pas d’être, le plus soin eut, tributaire des plus lourdes confusions. A toutes les difficultés qui lui sont faites une présentation correcte de la doctrine catholique est donc la plus efficace des réponses. En attendant, il suffit de montrer que, dans ses traits constitutifs, le mystère n’a rien qui heurte nécessairement la raison.

1. Attributs de Dieu.

On objecte à l’envi que la rédemption, au sens de l’orthodoxie traditionnelle, suppose un Dieu cruel qui se complaît à punir, au risque de se déchaîner sur l’innocent, ou du moins un Dieu implacable qui ne sait rien sacrifier de sa justice, alors que la raison et la foi nous le montrent sous le signe de la bonté.

Il n’est pas douteux que ces objections n’atteignent à plein la sotériologie protestante, où tout se ramène au drame juridique de l’expiation. iMais elles ne portent pas contre la théologie catholique, où la satisfaction stricte n’est pas conçue comme nécessaire et ne prend pas la forme d’un châtiment. Ici, en efïet, Dieu reste essentiellement bon et la médiation du Christ n’a pas pour but de calmer sa colère au prix d’une substitution brutale, mais de mieux garantir les conditions d’un pardon bien ordonné, en rétablissant l’honneur divin par un hommage en rapport avec le mépris que lui avait infligé le pécheur.

Si la souffrance est entrée dans la réalisation de ce plan, il n’y a pas là plus de cruauté que dans le sort commun fait a l’humanité déchue, dont le Sauveur accepte librement la solidarité. Inconcevable comme une fin en soi, la mort du Christ ne choque plus quand elle vient consommer toute une vie de dévoûment. La sagesse de Dieu ne risque pas davantage de paraître en cause pour avoir suspendu à cet épisode l’économie entière du surnaturel, dès là qu’il s’agit du sacrifice de son propre Fils.

2. Œuvre du Rédempteur. — Sous une forme ou sous une autre, il n’en est pas moins vrai que l’action du Christ, à peine de retomber dans l’ordre humain, doit être regardée comme une cause efficace de notre salut. Dès lors, peut-on éviter que Dieu ne soil dessaisi par là de l’initiative qui appartient à l’Être suprême et, plus encore, privé de la miséricorde prévenante qui caractérise l’Être infiniment bon ?

Il faut, en effet, se garder avec soin de transformer la rédemption en une sorte de pression sur la volonté de Dieu. En sa qualité de cause première, celui-ci ne dépend que de lui-même. Bien loin qu’elle puisse exercer la moindre contrainte sur lui, la médiation du Rédempteur est le don par excellence de son amour. Mais, sous le béni’fiée de cette réserve, rien ne s’oppose à ce qu’il ail pu subordonner notre restauration surnaturelle à l’intervention d’une cause seconde qui tient de lui toute sa vertu. Il n’est pas besoin d’autre chose pour que la mort du Christ garde une réelle valeur à ses yeux.

D’autre part l’incarnation, en plaçant le Fils de Dieu dans l’humanité, lui donne le moyen de satisfaire pour elle, tandis que le jeu des deux natures, qui restent distinctes après l’union et rendent l’unique personne du Verbe Incarné capable de tenir deux rôles, permel de concevoir, quoi qu’en dise.1. Tunnel, Histoiredes dogmes, 1. 1, p. 450-455, une suffisante différence entre celui fini offre la satisfaction et celui qui la reçoit.

Une place de choix dans l’histoire de la sophistique doctrinale doit être faite au mot célèbre sur « ce Dieu qui fait mourir Dieu pour apaiser Dieu », que Diderot enviait au baron de La Ilontan pour traduire l’incurable absurdité du dogme chrétien. Il cumule tout simplement le double lapsus qui, sous couleur d’esprit, consiste à travestir le rôle de la passion dans l’économie rédemptrice et, moyennant un usage incorrect de la communication des idiomes, à confondre dans le Christ ces deux plans de la nature et de la personne que la théologie la plus élémentaire apprend à distinguer.

3. Nature de l’homme.

Comment imaginer cependant une rédemption qui se réalise tout entière en dehors de l’homme, pour lui être ensuite mécaniquement appliquée ? Il y aurait, dans cet extrinsécisme, . un défi aux lois de l’ordre moral.

Aussi bien s’agit-il là d’une méchante fiction. Déjà le protestantisme le plus extrême exigeait du pécheur un minimum de participation personnelle représenté par la foi. A fortiori ce grief est-il inopérant contre la doctrine catholique de la justification, qui, en plus de cette collaboration trop insuffisante, demande au racheté celle de ses œuvres. Réalisée une fois pour toutes devant Dieu, la rédemption nous profite comme une sorte de capital à faire valoir, en ce double sens qu’elle sollicite notre concours et nous assure les moyens de le fournir.

Que, du reste, pour une bonne part et la meilleure, les bienfaits de cette rédemption échappent à l’expérience, on peut aisément le concéder. Mais la question ne serait-elle pas justement de savoir, au préalable, si, dans le cas, c’est à l’expérience qu’appartient la décision ? L’Église catholique, en tout cas, n’accepte pas le sacrifice de l’ordre surnaturel et de ses mystérieuses valeurs. Sur ce plan, la rédemption chrétienne bien comprise est indemne de toutes les impossibilités rationnelles dont ses adversaires ont entrepris de la grever.

Justification dogmatique du mystère.

En fait de

garanties proprement dites, s’il n’en a pas de différentes, le dogme de la rédemption offre au croyant toutes celles dont bénéficient les autres éléments de l’ordre révélé.

1. Témoignage divin.

C’est dire qu’à la base de notre certitude il faut mettre d’abord l’autorité de Dieu. Mais, à cet égard, il n’est sans doute pas de fait mieux établi.

Préparé déjà, dans sa teneur fondamentale, par l’oracle d’Isaïe sur le serviteur souffrant, le mystère de notre rédemption par la mort du Christ est sommairement énoncé par le Sauveur lui-même, abondamment développé par saint Paul et substantiellement retenu par les autres écrivains du Nouveau Testament. Une incontestable unité de signification règne à travers les diverses phases de la révélation scripturaire analysées plus haut, col. 1 926-1932. Qu’il y soit question tout simplement d’une rançon ou d’un sacrifice offerts pour nous, qu’en termes plus précis le Fils de Dieu soil dit porter la peine de nos fautes et nous justifier dans son sang ou nous réconcilier avec Dieu en compensant à notre profit la révolte du premier père, sous ces formules convergentes, il s’agit toujours d’un rapport objectif autant que définitif entre la croix du Calvaire et notre salut pris au sens tout à la fois le plus intime et le plus profond, savoir la rémission des péchés. Incorporée de la manière la plus expresse, et dès l’origine, au cœur du message chrétien, la rédemption s’inscrit par là-même au nombre des vérités couverts par le témoignage souverain du Dieu révélateur.

Réduite à ces données simples, quoi qu’il en soit des superfétations qui purent s’y greffer sur la défaite de 1965

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RÉDEMPTION. CATEGORIES TRADITIONNELLES

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Satan, cette doctrine est restée constante dans l'Église, col. 1932-1942, et les actes du magistère, col. 1915-1929, en ont consigné l’essentiel. Par où l’idée générale d’une restauration surnaturelle, due à la médiation du Christ et spécialement au mystère de sa mort, porte à bon droit le nom de dogme. A la même autorité dogmatique les formules modernes de mérite et de satisfaction participent à leur tour, dans la mesure où l'Église les a reçues pour traduire cette notion.

2. Convenances postérieures.

Guidée par l’enseignement de la révélation et de l'Église, la raison peut du moins y apercevoir des convenances, qu’on se gardera de surfaire autant que de négliger.

Le concept large d’un médiateur qui nous rapproche de Dieu, à condition qu’il ne supprime pas notre part nécessaire d’elïort, et plaide notre cause en cas de péché, n’a rien que de conforme à notre nature, qui en éprouve à la fois le désir et le besoin. Beaucoup plus encore, si l’on fait intervenir la chute originelle, est-il normal que l’humanité retrouve la vie et l’amitié divines, comme elle les a perdues, par l’intermédiaire d’autrui.

Or qui pourrait mieux remplir cette mission que le Verbe incarné? L’union hypostatique le prédestine à devenir le chef moral de notre race et, si elle n’est pas indispensable à sa dignité, la fonction de rédempteur lui donne certainement un nouveau relief. Motif puissant pour qu’elle entrât dans le décret divin de l’incarnation. Du seul point de vue historique, l’avènement du Christ se pose comme un fait assez notable pour qu’il ne soit pas malaisé d’admettre que Dieu ait voulu en faire dépendre nos destinées dans l’ordre surnaturel.

Quant à l’expiation de nos péchés par la mort du rédempteur, la gloire de Dieu et le bien de l’homme n’y sont-ils pas également intéressés ? Tous les arguments qu’on a dû récuser à titre de preuves, col. 1961, sont au moins des indices et gardent leur valeur comme tels.

Sans supprimer le recours, seul décisif en l’espèce, à l’autorité du témoignage divin, ces convenances rationnelles peuvent en faciliter l’intelligence et l’acceptation.