Dictionnaire de théologie catholique/PRIÈRE .III. Légitimité et convenance de la prière

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 13.1 : PRÉEXISTENCE — PUY (ARCHANGE DU)p. 107-109).

III. LÉGITIMITÉ ET CONVENANCE DE LA PRIÈRE. — I. LES difficultés et OBJECTIONS.

Toute prière suppose trois choses : 1. que Dieu existe ; 2. qu’il entend, d’une manière ou d’une autre, ce que nous lui disons : 3. qu’il n’est pas indifférent à ce que nous lui disons, qu’il en est au contraire agréablement « affecté », que notre prière lui fait plaisir, qu’il l’agrée, qu’il nous en tient compte, qu’à cause d’elle nous lui devenons agréables, qu’il nous en aime davantage, que nous entrons en sa familiarité : ipsa oratio quee ad Deum emittitur familiares ans Deo jacit, dit saint Thomas, Opusc., i, Compendium theologiæ ad fr. Reginaldum, part. II, c. n. En outre, la prière de demande suppose : 4. que Dieu peut nous accorder ce que nous lui demandons et 5. que notre prière peut l’amener, le déterminer à nous l’accorder : si nous savions que notre prière n’exerce aucune action sur le cœur de Dieu, qu’elle n’est pour rien dans ce qui nous arrive, que, priant ou ne priant pas, le résultat serait le même, de toute évidence nous ne prierions pas.

Or, tous ces présupposés sont-ils réalisés ? La philosophie, la théologie, donnent-elles raison au sens commun, autorisent-elles la prière ? Nous ne nous attarderons pas aux deux premières conditions ; toute saine philosophie admet l’existence de Dieu, son omniprésence, son omniscience, et ratifie sur ces deux points les intuitions du sens commun. Nombreux sont pourtant les philosophes qui les rejettent et qui, partant, rejettent ou, du moins, devraient rejeter, s’ils étaient conséquents avec eux-mêmes, toute prière. Cf. Fr. Heiler, La prière, trad. d’après la 5e éd. allemande, Paris, 1931, L’idéal de la prière et la critique de la prière dans la pensée philosophique, p. 221-244 ; F. Ménégoz, Le problème de la prière, Strasbourg, 1925, c. i, Le problème de la prière dans la théologie moderne ; c. ii, L’attaque, p. 10-61.

La troisième et la cinquième condition de la prière ne supposent-elles pas une conception anthropomorphique, « anthropopathique », de Dieu, que la philosophie et la théologie se doivent de rejeter ? « Toute prière naïve, écrit Heiler, ibid., p. 232, suppose une croyance à l’existence réelle et à la manière d’être anthropomorphique du Dieu que l’on invoque… La métaphysique théiste elle-même exclut, aussi bien que la métaphysique panthéiste, tout anthropomorphisme de la notion du divin ; c’est cette contradiction entre la représentation anthropopathique qui est à la base de la prière du simple fidèle et la notion philosophique de Dieu, qui explique le jugement sévère que beaucoup de philosophes expriment sur la prière. » Saint Thomas ne nie pas que la « prière naïve ». la prière qu’on trouve dan f l’Écriture, la prière de l’Église, soit anthropomorphique, au moins qu’elle en ait toutes les apparences, secundum id quod prima fade apparet, Cont. cent., t. III, c. xevi ; « si l’on entend (certains textes de l’Écri ture qui concernent la prière) secundum sunin superficiem. W s’ensuit d’abord que la volonté divine peut être modifiée, puis que quelque chose arrive à Dieu ex (empare, et enfin que certaines choses qui existent lemporalilT dans les créatures sont cause de quelque chose qui existe en Dieu : toutes choses manifestement Impossibles ». Les deux premières objections que rencontre saint Thomas, quand il se demande s’il convient de prier, sont tirées du caractère apparemment anthropomorphique de la prière : « Il ne convient pas, à ce qu’il semble, de prier Dieu ; car, si la prière nous est nécessaire, c’est pour notifier nos besoins à celui à qui nous l’adressons ; unis, convns il est dit en M itth., vi, 32 : « Votre Père sait bien que vous avez besoin de tout « cela. » La prière fléchit celui à qui on l’adresse et l’amène à faire ce qu’on lui denvinde. Mais Dieu est immuable et inflexible en ses desseins. Il nous est donc inutile de prier Dieu. » II’-IIe, q. lxxxiii, a. 2. Sur l’anthropomorphisme sous-jacent à la prière naïve « , voir Vermeersch, op. cit., p. 6 et 24-26.

Enfin, la quatrième condition de la prière, à savoir que Dieu peut nous accorder ce que nous lui demandons, suppose qu’en considération de notre prière Dieu va intervenir dans le cours des choses et le modifier, l’infléchir d ins le sens de notre demande. Or, « pour les penseurs philosophiques, en revanche, il est essentiel que les lois qui gouvernent le mande ne permattent pas une telle intervention, que ces lois soient représentées sous l’aspect d’une nécessité causale inéluctable, ou bien comme la réalisation téléologique d’un plan divin… Pour le philosophe, seul un entêtement puéril ou une naïveté intellectuelle peut vouloir mettre un frein à l’action du destin et tenter d’obliger un Dieu infini à interrompre le cours normal des lois de la nature et à modifier le plan éternellement conçu du monde. » Heiler, ibid., p. 234. Il n’arrivera que ce qui doit arriver, notre prière n’y fera rien. Saint Thomas a bien formulé cette objection, cette difficulté : « Les anciens, dit-il, ont commis, touchant la prière, trois sortes d’erreurs. Les uns ont soutenu que les affaires humaines ne dépendent point de la providence de Dieu : d’où l’inutilité de la prière et de tout culte religieux. .. Pour d’autres, tout, même les choses humaines, se produit suivant un cours nécessaire ; qu’on l’explique par l’immutabilité de la Providence, les influences astrales ou l’enchaînement des causes ; ils aboutissent à la même conséquence : prier ne sert de rien. D’autres enfin | et tel paraît bien être le sentiment de quiconque use de la prière pour obtenir quelque chose ] admettent bien que les choses humaines, régies par la providence de Dieu, ne se produisent pas fatalement ; mais ils disent que la divine Providence peut varier en ses dispositions et que les prières et autres pratiques cultuelles peuvent changer quelque chose à l’ordre par elle établi. » Ibid., a. 2, corp. ; cf. Cont. gent., L III, c. xcvi. Suarez, Tractatus de oratione, t. I, c. vi, se demande si l’on a le droit de conclure, comme fait saint Thomas, de la nécessité du cours des choses à l’inutilité de la prière ; nous n’entrerons pas dans la discussion de cette question.

Il reste une dernière objection : supposons qu’on ait résolu toutes les difficultés précédentes, qu’on ait établi que toutes les conditions exigées par la prière sont bien réalisées, on pourrait encore se demander s’il convient de prier, si la prière ne déshonore pas, ne rabaisse pas Dieu : « Il est plus libéral de donner à qui ne demande point qu’à celui qui demande ; Sénèque le dit : rien n’est plus chèrement acheté que ce qu’on paie de ses prières. Mais Dieu est la libéralité même. Il ne paraît donc pas qu’on le doive prier. » C’est le troisième videtur quod non que saint Thomas oppose à la convenance de la prière, ibid., a. 2 : cf. In IV dm Sent., dist. XV, q. iv, a. 1, qu. 3.

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II. SOLUTION DES DIFFICULTÉS.

C’est le rôle du théologien de légitimer la pratique courante, de trouver es raisons pour la maintenir, alors que les raisons qui lui ont donné naissance se révèlent caduques et périmées : « Il nous faut tâcher, dit saint Thomas, de concevoir l’utilité de la prière, en nous gardant d’imposer une nécessité quelconque aux choses humaines soumises à la Providence, sans pourtant estimer que l’ordre établi par Dieu puisse changer. » Sum. theol., ibid. Il faut trouver à la prière une base théologique, il la faut accorder avec la théologie, il faut en faire une prière théologique. Pratiquement sans doute, le théologien, comme le simple Adèle, continuera à réciter des formules de prières teintées d’anthropomorphisme : même dans sa prière spontanée, il parlera à Dieu comme le simple fidèle. Mais, au moins, il sait l’imperfection inévitable du langage humain, des conceptions humaines de Dieu, de ses rapports avec nous et de nos rapports avec lui ; il sait que Dieu ne s’offusque pas de nos façons enfantines de nous le représenter et de nous comporter avec lui. Voyons donc ce que la I néologie répond aux difficultés que l’on oppose à la légitimité de la prière « naïve.

1° D’abord, il n’csl pas vrai que noire prière « il pour but de luire connaître à Dieu nos besoins, nos désirs, ou du moins d’attirer sur eux son attention. - Mais alors pourquoi les énumérer, les détailler ? pourquoi nous racontera Dieu ? C’est, répond salnl Thomas dans les Sentences, loc. cit., ad 2 u ", , ul afjectum et intelleclum nostrum dirigamus in illum, pour que nous tournions vers lui notre intelligence et notre cœur. 1 a réponse est un peu courte. « Si nous adressons des prières a Dieu, dit la Son nie ihéologique, loc. cit., ad l ". ce n’est pas par nécessité de lui faire connaître nos besoins ou nos désirs ; c’est pour nous faire entendre a nous mêmes qu’en pareil cas on doil recourir au secours de Dieu : sid ut nos ipsi consideremus in lus ml divinum auzilium

esse ret ui retidiim. » Celte fois, la réponse est bien un peu subi ile. Au vrai, a quoi I en dent ces ( nuiniial ions, ces descriptions, cet étalage de nos misères aux eu de Dieu ? Non à l’instruire sans doute, niais plutôt a l’apitoyer ; et donc la première difficulté, s’il en est ainsi, se confond avec la seconde.

Pourtant, cet étalage, s’il n’a pas d’autre but. pourrait avoir un autre résultai : « celui de nous faire mesurer à nos propres yeux retendue de nos déficiences et (le nous porter à « le fervents et pieux désirs, ce qui pré cise meni nous rend idoines à recevoir ce que nous espérons obtenir en priant ". ll use., r, loc. cit. On sait le parti que le 1’. Mennessier a tiré de ces derniers mots pour expliquer la causalité « le la prière, cf. I. « religion

(tlad française de la.Se ; me II i Im ii/ue de saint’lia nias), t. i, p. 349 et 352. Saint Thomas paraît bien avoir ( ni puni te « cite idée à saint Augustin, qui, dans

sa fameuse Lettre à Proba, n. 17. P. /… t. xxxiii,

COl. 51). disait que, si I lieu nous de mande de lui expo

sei nos besoins, ce n’est pas pour les lui l’aiie connaître, mais < pour que, dans la prière, notre désir s’accroisse. afin que nous puissions être en i tat de recevoir ee qu’il se prépare à nous donner, sed exererri (voluit) in oratienibus desiderium nostrum, quo possimus capere quod prwfarat dure ; cela, en effet, est bien grand et nous S( mines, nous, bien petits et bien étroits pour le reccvoii ; aussi l’on nous dit : « Dilate/vous ; c’est qu’en ellel nous en recevrons d’autant plus que nous le croirons plus fidèlement, que nous respirerons plus fermement, que nous le désirerons plus ardemment, tanto quippe illud quod valde magnum est… sumemus eu/ -acuis, quanta id et /idelius credimus. el s/terumus l’irniius. et desideramus ardentius, » Le Catéchisme romain, part. IV, e. ri, n. 10. s’inspire aussi de la Lettre à Proba dans l’explication qu’il donne du but et de la causalité de la prière : « Si Dieu veut que nous ayons recours a

l’exercice de la prière, c’est pour que, brûlants du désir d’obtenir ce que nous souhaitons, nous nous haussions à ce point par l’ardeur de notre désir, que nous devenions dignes d’être gratifiés de ces bienfaits que notre âme froide et rétrécie n’était pas capable de recevoir. 2° La prière a-t-elle pour but de toucher le cœur de Dieu, de l’apitoyer, de le fléchir, de l’incliner à nous exaucer’.' — Il le semble bien ; autrement, à quoi tendraient ces obsecraliones qui sont, d’après saint Thomas, une partie intégrante de la prière ? Cf. II -II r q. lxxxiii, a. 17 ; Suarez, op. cit., I. II, c. iii, n. 9. Ces obsecrationes, ce sont les raisons qu’on peut faire valoir. les titres qu’on peut invoquer auprès de Dieu pour obtenir ce qu’on demande. Ces titres, comme les appelle Suarez, se prennent tantôt du côté de Dieu, tantôt du côté du Christ, parfois du côté d’autres saints, souvent du côté de l’orant lui-même. Du côté de Dieu, on peut en premier lieu alléguer sa promi i i ondement, sa bonté et sa miséricorde… ; quatrièmement, qu’il y va de sa gloire, et autres choses semblables. I.es motifs qu’on peut alléguer ex tarte Christi sont les plus appropriés… : et c’est pourquoi l’Église conclut toute prière par cette obséCTatiou : Per Christum Dominum nostrum. Il semble bien que l’ortttto,

conformément a son sens originel, est une plaidoirie où l’on Invoque les raisons que l’on croit le plus capables

de convainc le Dieu, de l’amènera nous accorder ce que nous lui demandons. Or. déclare saint Thomas, animus

lui i si immulabilis et in fia ibilis. I lonc, la prière paraît bien inutile.

On sait comment saint Thon la s npond a cette oh t ion. La providence de Dieu, dit-Il, ne se borne pas a établir que tel ou Ici effet sera produit, c liede termine

aussi en vertu de quelles causes et selon quel ordreil le sera. Or. l’activité humaine a son efficacité propn

neius peiuveins la lue lire au rang elese alises ( In eiit par

la que, si l’homme doit agir ce n’est polnl « pi’actes puissent changer quoi que ce soll a l’ordre rtlvi ne nient établi ; ils sont simplement re epiis a la réalisation de certains effets que Dieu a eiuiu faire dépendre d’eux… Nems n’avons polnl dessein, en priant « 1 « - rien changer a l’ordre établi par Dieu : nous prions poui obtenir ce que Dieu a « i t * ieie d’accomplir par le moyen

eles pi nies des âmes saintes, ut ut ImpelremUS i/lli d

liens disposuit ter i ruti mplendum. i Ibid.,

a.’.' f.ommentani cel article, .ban « i » - Salnl ["bornai explique que la prière n’agil pas g la manière d’une cause morale) n i pousserait, exciterait et Inclinerai ! Dieu a nous accorder ce que nous lui demandons ; elle

est seulement une condition mise par Dieu a l’obten lion eh’ses elons, tiii.quiiii : fer i l hdilii’lu tu et nuilium

disi ositum a Deo, ut non aliter it<it< tur nobis qui d oolumus, tnsi explicando ei nostrum desiderium, pelendo ri subjicienda nos ipsi. Loc, ni., p 755 756 On pourrait presque dire que la prière est unecause physique qui déclenche l’activité divine ; patet igitur ex prsri quod aliquorum quæ flunt " Deo causa sunt oratioi lia desideria.. I lire qu’il ne faut pas prieT pour obtenir quelque chose de Dieu, parce que l’ordre de sa provi dence est Immuable, équivaudrai ! a dire qu’il ne faut

pas marcher pour se rendre d’un lieu à un autre, ni manger pour se nourrir, (.mit. cent., I. III.e xe i ce propos. Suarez, op. cit., t. I, c. VI, n 11. soulève une epie-sliem spéculative : CCS elle-ts demi la réalisation île pend de la prière. Dieu a-t-il décide leur existence ex prsroisa oratione. ou bien au contraire la prière doit-elle son existence ex pnvfiniliotie efJectUS et sntum sit ratio cxecutionis ejus II se prononce, du moins pour ce qui concerne les principaux effets de la grâce’, pour la seconde hypothèse : rïcal per oraliones obtineantur, efllcaciter prsrordinati sunt unie prsevisam orationem. Jean de Saint Thomas discute cette opinion de Suarez. loc. cit., p. 758.

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Mais la réponse à l’objection est-elle pertinente ? Que la prière n’ait pas pour but « le changer l’ordre établi par Dieu, niais d’obtenir ce que Dieu a décidé d’accomplir à cause de notre prière, soit ; niais le problème de l’cfficacité de la prière n’est pas expliqué pour cela : pourquoi Dieu exaucc-t-il certaines prières et non d’autres ? Que Dieu soit immuable et inflexible une fois qu’il a décidé que telle chose arriverait en conséquence de telle prière, oui évidemment ; mais pourquoi telle prière a-t-elle déterminé Dieu, s’il est permis de parler ainsi, à produire tel événement, et non tel autre ? Saint Thomas, Cont. gent., t. III, c. xevi, donne quelques raisons du rejet de certaines prières, comme il a donné au chapitre précédent des raisons de l’exaucement d’autres prières ; Dieu a égard à la qualité de la prière. Pourquoi, dès lors, les obsecrationes n’agiraient-elles pas sur Dieu ? Pourquoi la prière n’agirait-elle pas sur Dieu comme une cause morale ? La position de Suarez à ce sujet paraît embarrassée : « Ces titres, dit-il à propos des obsecrationes, nous ne les alléguons pas auprès de Dieu pour les lui faire connaître ; unde nec videntur reprœsenlari ut ipsum moveant secundum se, quandoquidem jam ipse per se illos novit, et per cos a se cognitos moveri potest, si velit. » Op. cit., t. II, c. iii, n. 10. Dieu peut être influencé dans sa décision d’exaucer telle prière plutôt que telle autre par ces obsecrationes, par ces titres à l’exaucement qu’elle possède et dont l’autre est dépourvue : Suarez paraît l’admettre ; mais aussitôt, par peur de l’anthropomorphisme, il se rétracte et déclare que ces titres sont invoqués primo in exercitium fidei noslræ ; secundo ad spem augendam ; tertio ad exercitium aliarum virtutum… Cf. Vermeersch, op. cit., p. 25 et 44 : « Ces raisons, dit-il, nous les proposons, non pas comme si Dieu lui-même devait être déterminé par elles, mais pour nous démontrer à nous-mêmes la convenance de la grâce que nous demandons, pour nous exciter et produire en nous les dispositions conformes à cette grâce. » Faut-il en croire les théologiens ou le sens commun ? Et que signifie alors la parole de l’Évangile : « Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous le donnera » ? Joa., xvi, 23. Sans doute, affirmer que certaines prières sont plus puissantes que d’autres sur le cœur de Dieu, c’est parler un langage anthropomorphique, mais n’est-ce pas aussi exprimer à la manière humaine une réalité ? Tout se passe comme si la prière était une cause morale.

3° La prière est-elle contraire à la libéralité divine ? — « Il est plus libéral de donner à qui ne demande pas qu’à celui qui demande ; car, comme le dit Sénèque, rien n’est plus chèrement acheté que ce qu’on paie de ses prières. Mais Dieu est la libéralité même. Il ne paraît donc pas convenable de prier Dieu. » Telle est la troisième objection à la convenance de la prière dans la Somme de saint Thomas, loc. cit., a. 2 : la prière méconnaîtrait la libéralité divine. Dans le Commentaire des Sentences, la libéralité divine est invoquée contre l’obligation de prier Dieu ; cf. In IVum Sent., dist. XV, q. iv, a. 1, qu. 3 : il ne convient pas que Dieu exige que nous lui demandions ses bienfaits, qu’il mette cette condition à l’octroi de ses dons.

Voici la réponse de saint Thomas à ces objections : « Dieu, dans sa libéralité, nous accorde bien des choses sans même que nous les lui demandions. S’il exige en certains cas notre prière, c’est que cela nous est utile. Cela nous vaut l’assurance de pouvoir recourir à lui et nous fait reconnaître en lui l’auteur de tous nos biens. D’où ces paroles de Chrysostome : « Considère quel

bonheur t’est accordé, quelle gloire est ton partage ; « voilà que tu peux converser avec Dieu, échanger

avec le Christ d’intimes colloques, exprimer en tes « souhaits ce que tu veux, en tes demandes ce que » tu désires. » Sum. theol., loc. cit., ad 3um. Selon sa méthode coutumière, saint Thomas s’applique à

rechercher les convenances des institutions divines ; étant infiniment sage et infiniment bon, tout ce que Dieu fait doit être marqueau coin de la sagesse et de la bonté ; or, « il exige en certains cas notre prière > ; c’est donc que la prière « nous est utile. Voyons donc quelle utilité nous en pouvons retirer. Premièrement, elle nous donne fiduciam quamdam recurrendi ad Deum, ce que le P. Mennessier traduit : « l’assurance de pouvoir recourir à Dieu >, ce qui veut peut-être dire : « une certaine confiance pour recourir à Dieu » ; si Dieu ne nous l’avait ordonné, nous n’oserions peut-être pas recourir à lui. Secondement, l’obligation de prier Dieu » nous fait reconnaître en lui l’auteur de tous nos biens ». Enfin, cette obligation est pour nous une source de bonheur et de gloire.

La réponse donnée à l’objection dans le Commentaire des Sentences nous transporte sur un autre plan. Si Dieu exige que nous lui demandions ce qu’il se propose de nous donner, c’est, dit saint Thomas, pour que nous soyons aptes à le recevoir de lui ; ce qui ruserait pas, si nous n’attendions pas de lui ce que nous désirons, ut idonei simus ab ipso accipere ; quod non essef, si ab co non speraremus quod desideramus ». Nous avons déjà rencontré cette idée (voir col. 201) et renvoyé aux développements du P. Mennessier sur ce sujet. Ensuite, répondant directement, semble-t-il. à la parole de Sénèque, saint Thomas ajoute : « D’ailleurs, il ne doit pas être dur pour l’homme de se soumettre a Dieu par la prière, comme il le serait s’il s’agissait de se soumettre à un autre homme en le priant, parce que tout notre bien consiste précisément à être soumis à Dieu, mais non à être soumis à un autre homme. N’ayant rien par nous-mêmes et tenant tout de Dieu, notre bien consiste en effet à être rattachés à Dieu, à être mis en communication avec la source, avec le réservoir de tous les biens ; or, c’est là précisément le rôle de la prière de nous mettre « sous l’influence miséricordieuse et puissante » de Dieu, « de nous subordonner à la bienfaisance magnifique de Dieu, nous mettant ainsi en disposition ultime à recevoir ses dons ». Mennessier, loc. cit., p. 352.