Dictionnaire de théologie catholique/PASCAL BLAISE .I. Vie et oeuvres

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 11.2 : ORDÉRIC VITAL - PAUL (Saint)p. 470-535).

3. PASCAL Blaise, savant, polémiste, moraliste et apologiste français, né à Clermont-Ferrand le 19 janvier 1623, mort à Paris le 15 août 1662. —
I. Vie et œuvres.
II. Les Provinciales (col. 2083).
III. Les Pensées (col. 2111).
IV. La théologie de Pascal (col. 2154).
V. Sa philosophie (col. 2161).
VI. Son apologétique (col. 2178).
VII. La mort et les derniers sentiments de Pascal (col. 2195).

Édition citée : Œuvres de Blaise Pascal, publiées par Léon Brunschwicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, 14 in-8°, Paris, 1904-1914 (collection Les grands écrivains de France).

Bibliographie générale citée : A. Maire, Bibliographie des œuvres de Blaise Pascal, 5 in-8°, Paris : t. I. Pascal savant. Ses travaux mathématiques et physiques, 1925 ; t. II. 1925, et t. III. 1926, Pascal pamphlétaire : I. Les provinciales, II. Documents ; t. IV Pascal philosophe (Les pensées), 1926 ; t. V. Opuscules, lettres, biographie et iconographie, 1927.

I. Vie et œuvres. — Sources principales : Vie de Blaise Pascal ; Vie de Jacqueline Pascal, par Mme Périer ; Vies d’Etienne Pascal, de Florin Périer, par Marguérite Périer ; Mémoires sur la vie et les œuvres de M. Pascal, écrits par Mlle Marguerite Périer, sa nièce, dans Œuvres, t. i, Biographies, p. 3 sq. ; Faugère, Lettres, opuscules et mémoires de Mme Périer et de Jacqueline, sœurs de Pascal, et de Marguerite, sa nièce, Paris, 1845.

Famille et éducation.


Les Pascal ou Pasqual étaient d’Auvergne. Gens de judicature et de finances, ils étaient de noblesse de robe. Biaise, de la branche des Pascal de Mons, deuxième des trois enfants survivants d’Etienne Pascal, second président à la Cour des aides de Montferrand, avait deux sœurs : Gilberte, son aînée, qui épousera, le 15 juin 1641, leur cousin. Florin Périer, et Jacqueline, née le 4 octobre 1625, future sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie, à Port-Royal : cf. Maire, t. v, n. 201 sq. ; Marguerite Perroye, Gilberte Pascal, 1930.

Sa mère mourut en 1626. Biaise eut pour unique maître son père, qui, pour mieux conduire l’éducation de ses enfants, donnera sa démission de président et se fixera à Paris, en 1631. En matière d’éducation. Etienne Périer avait des principes arrêtés, comme le père de Montaigne, mais d’un tout autre esprit. Au dire de Mme Périer, il entendait « tenir toujours son fils au-dessus de son ouvrage » et par conséquent veiller à ce qu’il dominât toujours la matière enseignée. Il exercera sur Biaise une profonde influence, mais le génie propre de l’é'ève bouleversa que’que peu ses plans. Tandis qu’Etienne développe en son fils les tendances naturelles à l’observation et à la réflexion, avant de l’initier aux sciences où lui-même brille, le fait de la géométrie découverte (version de Mme Périer), ou simplement saisie et retenue dès la première lecture (version de Tallemant des Réaux, Historiettes, 3e édit.. 9 in-8°, Paris, 1854-1859, t. iv, p. 122, n. 188189), l’oblige à lui enseigner les mathématiques, plus tôt qu’il n’a fixé. Il l’introduira bientôt dans les réunions scientifiques où s’ébauche l’Académie des sciences, à l’hôtel de Condé où se groupent autour de l’athée Bourdelot, Gassendi, le Pailleur, Petit…, surtout à l’hôtel des Minimes où se rencontrent Mersenne, Roberval, Desargues, Carcavi…, il le mettra en relation avec Fermât de Toulouse. Biaise eut une éducation plus scientifique que littéraire et philosophique, plus tournée vers l’observation que vers l’érudition, vers l’observation des phénomènes physiques que vers l’observation psychologique, vers la réflexion sur les faits que vers la spéculation pure ; cf. Adam, L’éducation de Pascal, 1623-1646, dans Revue de renseignement secondaire et supérieur, août 1887 et janvier 1888. Il y eut ainsi des lacunes dans cette éducation ; cf. Siinte Beuve, Port-Royal, t. iii, 4e édit., 1878, p. 85, n. 1 ; Vinet, Études sur Biaise Pascal, 3e édit., p. 137.

2° Les premières œuvres. —

Elles sont naturellement d’ordre scientifique. Elles importent ici cependant parce qu’elles font comprendre certains caractères de l’Apologie. A seize ans, Pascal prépara un Traité des coniques, dont il ne reste qu’un Essai sur les coniques, qu’il publia en 1640, placard in-fol. de 60 lignes, et où se trouve le Théorème de Pascal, t. i, p. 252-260. Cet Essai sera admiré des savants contemporains, Descartes excepté, qui y verra simplement ce que Pascal « avait appris de M. des Argues ». Œuvres de Descartes, édit. Adam-Tannery, t. iii, p. 47 et note. Vers 1612, il invente la Machine arithmétique, qu’il travaillera dix ans à rendre pratique et dont il sera très fier. En 1646, tandis que les choses religieuses le préoccupent déjà, il se passionne pour la question du vide. Il est à Rouen, où son père, compromis dans l’affaire des rentes sur l’hôtel de ville, 1638, puis réfugié en Auvergne et finalement réconcilié avec Richelieu, a été nommé, en 1610, « commissaire député par Sa Majesté en la Haute-Normandie pour l’impôt et la levée des tailles ». Il a appris par hasard de M. Petit, qui tient la chose de Mersenne, l’expérience de Torricelli. Cette expérience il la répète avec des liquides de toute espèce et des tuyaux de toute dimension, et il conclut « en entendant par vide un espace vide de tous les corps qui tombent sous les sens », d’abord, comme le soutenaient déjà quelques-uns, que, si la nature a horreur du vide, cette horreur n’est pas invincible, puisque le vide existe. Enfin il soupçonne — le sentiment de Torricelli est encore inconnu en France — que le principe des phénomènes observés est la pression de l’air. Venu à Paris pour sa santé en 1647, il s’entretient de cette idée avec Descartes et d’autres savants ; mais, ne se fiant qu’aux faits, il organise cette expérience du Puy-de-Dôme que son beau-frère réalisera seulement le 19 septembre 1648 ; cf. Lettre à M. Périer, du 15 novembre 1647, Lettre de Florin Périer à Biaise Pascal avec la relation de l’expérience du Puy-de-Dôme, du 22 septembre 1648, n. xix et xxviii, t. ii, p. 147160 et 349-363. Il répète lui-même à Paris l’expérience. De là, il passe à cette idée que l’équilibre entre un liquide et une masse gazeuse est analogue à l’équilibre entre deux liquides et constitue ainsi un cas particulier d’une loi générale. II prépare enfin un Traité sur le vide, dont il reste le Fragment de préface du Traité sur le vide, n. xviii, t. ii, p. 125-145.

Sur les entrefaites, un capucin de Varsovie, le P. Magni, qui a répété avec succès l’expérience de Torricelli, soutient l’existence du vide dans un travail, intitulé Demonstratio ocularis, juillet-septembre 1647. Pascal tient à sa gloire ; dès le 8 octobre, il publie ce résumé de ses travaux et de ses conclusions : Expériences nouvelles touchant le vide, dédié à M. Pascal, conseiller du roi, par le sieur Biaise Pascal, son fils, le tout réduit en abrégé et par avance d’un plus grand traité sur le même sujet, Paris, 1647, n. xvi, ibid., p. 53-76. Cet opuscule provoquera, entre son auteur et le jésuite Noël, recteur du collège de Clermont, défenseur de la physique traditionnelle, qui publiera au début de 1648 un livre intitulé Le plein du vide, une sérieuse controverse, où interviendra avec quelque rudesse Etienne Pascal, et où le futur auteur des Provinciales raille âprement le jésuite. Aristotélicien imbu de cartésianisme, le P. Noël soutenait l’impossibilité métaphysique du vide par des raisonnements « priori et faisait intervenir la théologie. Ce n’est pas là une question doctrinale, répondra Pascal, et, derrière le P. Noël atteignant quelque peu Descartes, il énoncera avec netteté les conditions de la connaissance scientifique et d’une sûre méthode ; cf. Lettres du P. Noël et Réponses de Pascal, octobrenovembre 1647 ; Lettres d’Etienne Pascal au P. Noël, mars-avril 1648, n. xvi-xxii, xxv, ibid., p. 77-127, 177-211, 253-282.

A la fin de 1618, il publiera le récit de l’expérience du Puy-de-Dôme, sous ce titre qui révèle ses conclusions : Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs, n. xxix, ibid., p. 363-373. Enfin, de 1651 à 1654, il résumera les idées de son Traité du vide, en deux plus petits traités publiés seulement après sa mort : Traités de l’équilibre des liqueurs et de la pesanteur de la masse de l’air, par M. Pascal, 1653, n. lui, t. iii, p. 156-293. Puis, à la suite de Galilée et de Stevin, renversant la doctrine admise que les éléments d’une masse liquide ne pèsent pas en eux-mêmes, il établit le principe de l’hydrostatique moderne et prélude aux travaux de Mariotte.

Mais Pascal n’a-t-il pas emprunté ces idées qu’il donne pour siennes ? Dans l’expérience du Puy-de-Dôme, par exemple, n’a-t-il pas s’mplement mis en œuvre une idée de Descartes ? — celui-ci le prétend ; cf. Adam-Tannery, loc. cit., Correspondance, t. v, passim, — ou de Mersenne ? Cette question a provoqué, en 1906 et 1907, une controverse animée ; cf. Œuvres de Pascal, t. i, p. xxx sq ; Thirion, Pascal. L’horreur du vide et la pression atmosphérique, qui résume tout le débat, dans Revue des questions scientifiques, IIIe série, t. xii (1907) ; t. xiii (1908) ; t. xiv (1909) ; Pascal n’eût pas été insensible à de telles accusations. Devant une semblable, portée contre lui, sans qu’il fût nommé, dans le prologue de thèses soutenues au collège des jésuites de Montferrand, — il s’est attribué, disait-on, « une expérience dont Torricelli est l’auteur et qui a été faite en Pologne », — il protesta vivement auprès de M. Ribeyre, premier président de la Cour des Aides de Clermont-Ferrand ; cf. Correspondance de Pascal et de M. de Ribeyre, n. xxxix, t. ii, p. 475-509. Ainsi apparaissent clairement, avec rattachement de Pascal à ses idées et son amour pour la science, la puissance intuitive de son esprit, la méthode et les principes dont il ne se départira jamais et qui sont de notre temps : croire « la nature toujours égale à elle-même », autrement dit, constante en ses lois, mais se soumettre aux faits, seule preuve convaincante dans les sciences de la nature et contre lesquels, en aucune matière, l’autorité ne saurait prévaloir ; enfin ne tirer de l’expérience que ses conclusions nécessaires, par conséquent ne généraliser que par degrés. Qu’il est loin d’un Pierre Guifîart publiant en 1647 un Discours sur le vide auquel sont rendues les raisons des mouvements des eaux, de la génération du feu et du tonnerre, de la violence et des effets de la poudre à canon ! Qu’il est loin de Descartes, dont il juge « trop audacieuse la tentative de chercher l’essence de la matière et de préciser la façon dont le monde est construit, avec de la figure et du mouvement », E. Picard, dans Maire, t. i, Préface, p. n ; cf. Pensées, iragm. 76, 77, 78, 79. Descartes « se soumet d’avance à un système de la nature, dont les expériences lui diront ensuite la valeur », tandis que lui « se soumet à la nature et tire ensuite des expériences le système dont il sait d’avance la valeur ». Fabre, Pascal et les sciences, dans Revue hebdomadaire, 14 juillet 1923, p. 248.

3° La première conversion (1646). —

Etienne Pascal était un chrétien exact à remplir ses devoirs, instruit de sa religion. Il fit l’éducation religieuse de son fils comme son éducation scientifique ou philosophique. Il chercha donc à le rendre un chrétien éclairé, « le dirigeant dans la lecture de la Bible, des conciles, des saints Pères et de l’histoire ecclésiastique » ; cf. J. Lhermet, Pascal et la Bible, Paris, s. d. (1931), p. 8, et ferme en ses croyances. Connaissant bien son temps et se trouvant en face d’une intelligence qui cherchait « la raison de toutes choses », il donna à son fils « pour maxime que tout ce qui est l’objet de la foi ne le saurait être de la raison, et beaucoup moins y être soumis ». Mme Périer, Vie de Biaise Pascal, t. i, p. 52 et 59. Par où Pascal était, non pas formé à la sceptique chrétienne, comme dira La Mothe le Vayer, mais mis en garde contre les libertins. Fort jeune, il les regardait comme des gens qui étaient « dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses et qui ne connaissent pas la nature de la foi ». Mme Périer, loc. cit., p. 60 ; cf. Lhermet, loc. cit., p. 21 sq. ; cf. Iragm. 248. Les Pascal sont pieux, mais pas jansénistes : le bruit fait autour de VAugustinus (1640), de la Fréquente communion (1643), des Lettres spirituelles et chrétiennes de Saint-Cyran, ne les a nullement émus. Biaise cherche la science et la renommée, lorsque, en 1646, un accident survenu à Etienne Pascal mit la famille en rapport avec deux disciples du curé de Rouville, Guillebert, lui-même disciple et ami de Jansénius. Leur charité, leurs propos, le discours de Jansénius, De la réformation de l’homme intérieur, provoquent en Biaise Pascal, prédisposé par son tempérament aux solutions extrêmes et, alors, par des douleurs physiques à se préoccuper davantage des questions religieuses, une véritable conversion. La religion passe au premier plan et la religion selon Jansénius. Il gagne à sa nouvelle ferveur Jacqueline, puis son père, enfin Gilberte et Florin Périer. (Selon Strowski, Biaise Pascal, Œuvres complètes, t. i, in-8°, Paris, 1924, Biographie, p. xxv-xxvi, et d’après une phrase de la Lettre de Biaise Pascal à Mme Périer sur ta mort de son père, c’est Etienne Pascal qui aurait converti Biaise et ses sœurs.) Naturellement on a voulu expliquer ces conversions par une névrose ; cf. Richet, La suggestion religieuse et réciproque dans ta famille de Pascal, dans Revue de l’hypnotisme, décembre 1914.

Aussitôt il se montre militant. Un ex-capucin, Jacques Forton, sieur de Saint-Ange, à qui des conférences de vulgarisation théologique et philosophique ont valu à Paris quelque réputation et aussi des difficultés et qui les publie alors dans un grand ouvrage, Conduite du jugement naturel, dont la troisième et dernière partie, La troisième partie du jugement dans les sciences ou méditations théologiques sur les mystères de notre foi, vient de paraître (1645), est alors à Rouen. Il croit à la quasi-toute-puissance de la raison, qui, bien conduite, peut s’élever seule aux mystères révélés. Il a, avec Pascal et de jeunes disciples de Guillebert, des entretiens sur ce sujet et sur la grâce ; cf. Récit de deux conférences, 1 er et 5 juillet 1647, n. xiii, t. i, p. 349403. Ses jeunes auditeurs dénoncent alors douze de ses propositions à l’archevêque Harlay, et à son auxiliaire, l’ex-évêque de Belley, Camus, et Pascal met toute la puissance impérieuse de son tempérament et de son zèle janséniste à obtenir des deux prélats qui hésitent la condamnation de Saint-Ange ; cf. Ch. Urbain, Un épisode de. la vie de J.-B. Camus et de Pascal. L’affaire Saintvnge, dans Revue d’histoire littéraire, 15 janvier 1895 ; Ch. de Beaurepaire, L’affaire Saint-Ange. Rouen, 1901 ; F. Jovy, Un philosophe victime de Pascal, Jacques Forton et ses écrits, Paris, 1923, et Pascal et Saint-Ange, n. I des Éludes pascaliennes, 1926.

Quelques mois plus tard, venu a Paris pour sa santé, avec Jacqueline — il souffre d’une paralysie des membres inférieurs — il entrait en relations directes avec Port-Royal, sous le patronage de Guillebert. Jacqueline est conquise et veut devenir religieuse à Port-Royal. Biaise l’approuve, mais, devant l’opposition de son père, converti, mais non prêt à tous les sacrifices, elle attend.

En mars 1648. vu les difficultés du moment, Étieni c Pascal donne sa démission et revient à Paris ; cf. Ch. de Beaurepaire, Biaise Pascal et sa famille à Rouen, de 1640 à 1647, dans Précis analytique des sciences, belles lettres et arts de Rouen, 1900-1902. Puis, sans doute a cause de la Fronde, il fait en Auvergne, avec Biaise et Jacqueline, un séjour de dix-sept mois. Rentré a Paris en novembre 1650, il y mourra le 24 septembre 1651. Le 17 octobre suivant, Pascal écrira sa fameuse Lettre à M. et à Mme Périer sur la mort de leur père, n. xli, t. ii, p. 537-561. Plutôt qu’un cri de douleur, cette lettre est un effort pour se hausser aux idées et au langage de Port-Royal. Un chrétien, dit Pascal, ne voit pas la mort avec les yeux d’un Socrate ou d’un Sénèque, « mais dans la vérité que le Saint-Esprit nous a apprise et comme elle apparaît en Jésus-Christ ». comme « une peine du péché ». Si l’homme a horreur de. la mort, c’est l’effet de la concupiscence ; vue en Jésus-Christ, elle est la joie du fidèle. Le chrétien souffre de perdre ceux qu’il aime, mais la grâce lui fournit les raisons et les moyens de se consoler. Comparer la lettre de Descartes sur la mort de son père. Œuvres de Descaries, éd. cit., t. iii, p. 350.

4° Vie mondaine et nouveaux travaux scientifiques (1652-1654). —

Acquis à la religion de Port-Royal, Pascal n’est pas encore absorbé par celle-ci. Après 1646, il ne s’est pas désintéressé de la science et de la gloire. En 1649, durant le voyage d’Auvergne, il mène une véritable vie mondaine : les médecins, il est vrai, lui ont ordonné de se distraire. A Paris, ensuite, il devient l’ami et quelque peu le client d’un grand seigneur, le duc de Roannez, qui a plus de goûts scientifiques que de piété. Après la mort de son père et la fuite de sa sœur à Port-Royal. — craignant la solitude et des embarras d’argent, il s’opposait alors à la vocation de Jacqueline, — privé de ces appuis, « il s’enfonce dans le monde ». Gazier, Histoire de la langue et de la littérature française : Pascal et les écrivains de Port-Royal, p. 500.

Par Roannez, il fréquente la société élégante de l’époque ; il se lie avec Damien Miton, « le Mérimée de son temps », Giraud, Pascal, l’homme, l’oeuvre et l’influence, 2e édit., 1900, p. 3 ; surtout avec Méré, libertin lui aussi, théoricien et type de « l’honnête homme » (cf. Œuvres complètes du chevalier de Méré, publiées par Ch.-H. Boudhors, 3 in-12, Paris, 1930, collection Les textes français, introduction, L’homme avant les ceuvres, t. i, p. ii-liii, et Œuvres posthumes, discours, t. iii, p. 69-176 ; Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. m ; Chamaillard, Le chevalier de Méré, Niort, 1921), et même avec des Barreaux, un « libertin » de qualité inférieure (cf. Lachèvre, Le prince des libertins au XVIIe siècle. Jacques Vallée des Barreaux (1589-1673), in-8°. Paris, 1911 ; Vignié, Pascal et les mondains, dans Mercure de France, 1923, t. clxv, p. 85 sq.).

Pascal et Méré firent ensemble un voyage en Poitou avec Roannez, gouverneur de la province. Moins catégoriquement dans sa lettre xix, A M. Pascal, qui est de 1657 et « composée ou de plusieurs lettres ou à loisir », dit M. Boudhors, loc. cit., t. ii, De l’esprit, p. 156 ; cf. Lettres de M. le chevalier de Méré, Amsterdam, t. i, 1692, p. 38-41 ; catégoriquement dans le récit qu’il fait de son voyage en Poitou en 1677, Œuvres, loc. cit., Méré se vante d’avoir révélé à Pascal un monde nouveau, celui où s’exerce l’esprit de finesse et même de lui avoir fait « abjurer les mathématiques ». Mais Pascal n’abjura nullement les mathématiques ; ayant reçu de son père une culture philosophique et littéraire, il n’avait pas attendu Méré pour savoir la valeur de l’esprit de finesse, pour entrer en possession de sa méthode et de son génie et pour s’intéresser aux philosophes et aux moralistes, particulièrement à Montaigne, le maître de l’honnête homme. Méré lui fournit, dit C. Boudhors, loc. cit., introd., p. xlix, « le sujet d’expérience psychologique, le plus déconcertant, d’abord, pour son diagnostic, le plus intolérable, ensuite, pour sa conscience, le plus excitant, enfin, pour sa volonté de vaincre ». C’est « sous les traits de Méré » qu’il verra le libertin visé dans l’Apologie. Bien moins encore Méré fit-il de lui un libertin. Si la vie de Pascal, alors, est loin d’être austère, elle est irréprochable, et ses hautes aspirations chrétiennes sont si peu mortes qu’elles deviendront bientôt exclusives ; cf. Marguerite Périer, Mémoires, t. i, p. 129-130.

C’est à ce moment que Pascal aurait composé l’ensemble des maximes appelé Discours sur les passions de l’amour, n. lii, t. iii, p. 103-142, que Cousin retrouva au milieu d’écrits théologiques et lui attribua, Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1843. Le lui attribuent de même : Brunschwicg, t. iii, introduction, p. 115 ; Lanson, Le discours… est-il de Pascal ? dans The French Quarlerly, janvier-mars 1920 ; Michaut, Pascal et le problème du Discours, dans Revue bleue, 1923, p. 102, 135, 171 sq. Fait des réserves : Strowski, L’énigme de Pascal et du Discours, dans le Correspondant, 25 août 1920. Refusent de le lui attribuer : Griselle, Pascal et les pascaliens, dans Revue de Fribourg, juillet 1907 ; Neri, Un ritratto imaginario de Pascal, Turin, 1921 ; cf. Maire, t. v, n. 81-89.

Pascal a-t-il parlé de l’amour sans l’avoir connu ? Rien d’impossible. Pour J. Chevalier, Pascal, in-12, Paris, 1922, et d’autres critiques, il aurait eu une expérience directe de l’amour. Preuve unique : le Discours. Or, cela semble bien contraire au mouvement général de l’âme et de la vie de Pascal. Sur la foi des Mémoires sur les grands jours d’Auvergne, on a même prétendu que, durant un séjour en Auvergne (1649 ? 1651 ?), cf. Adam, Un séjour de Pascal en Auvergne, dans Revue de l’enseignement, 1887, il se serait empressé auprès d’une femme bel-esprit, la Sapho du pays. Or, le ridicule Auvergnat, précieux et amoureux dont Fléchier s’est moqué et qui s’appelait Biaise Pascal, n’était pas l’auteur des Pensées, mais un cousin. Strowski, Les pensées. Étude et analyse, in-12, s. d. (1930), p. 251. Il a aimé Mlle de Roannez, dit Faugère, Pensées, fragments, Paris, 1844, t. i, introduction, p. xv. Mme Jehanne d’Orliac, Le cœur humain, inhumain, surhumain de Pascal, Paris, 1921, vient encore d’affirmer que, par ambition et par amour, Pascal eût voulu épouser Charlotte de Roannez ; la famille de celle-ci se serait opposée à cette union : de là, la conversion définitive de Pascal. Cette interprétation dépasse de beaucoup les textes et les faits ; cf. A. Gazier, Les prétendues amours de Pascal et de Mlle de Roannez, dans Revue bleue, 24 novembre 1877, p. 487-491, et Mélanges de littérature et d’histoire, 1904. Sur toute la question, cf. Faguct, Amours d’hommes de lettres, Paris, 1907 ; Chamaillard, Pascal mondain et amoureux, Paris, 1923 ; Giraud, Biaise Pascal. Éludes d’histoire morale, Paris, 2e édit., 1911.

De retour à Paris, Pascal s’occupe de son Traité de l’équilibre des liqueurs, et de mathématiques : dans une Adresse à l’académie parisienne de mathématiques, qui se réunit chez Mersenne, il indique le vaste programme de ses travaux. Un seul, le De numeris multiplicibus, n. lv, t. iii, p. 311-339, nous est parvenu. Il fut publié en 1665. En 1654, Pascal écrira le Traité du triangle arithmétique avec quelques autres petits traités sur la même matière, n. lxiv, ibid., p. 433-596. Enfin, sur une question de Méré, qui aime le jeu et le lui a fait peut-être aimer, il échange avec Fermât, touchant « la règle des partis », une correspondance où sont posés les fondements du calcul des probabilités, n. lviii-lxiii, Questions de probabilité, ibid., p. 373433.

5° La conversion définitive (1654). —

Brusquement cessent vie mondaine et travaux scientifiques. Pressé par ses croyances toujours vivantes, par la maladie qui lui dicte — ou lui dictera en 1659 — la Prière pour le bon usage des maladies, n. cxlix, t. ix, p. 319340, publiée pour la première fois dans le recueil Divers traités de piété, Cologne, 1666, il sentit la vanité de sa vie d’honnête homme et que même « la mathématique est inutile en sa profondeur ». Pensées, fragm. 61. Une année de luttes intérieures, où il est soutenu par Jacqueline, cf. Giraud, Sœurs de grands hommes, in-12, Paris, 1926 ; Mauriac, Biaise Pascal et sa saur Jacqueline, in-12, Paris, 1931 ; A. Beaimier. Visages de femmes. Jacqueline Pascal. Mlle de Roannez, in-12, Paris, 1913. Et, le lundi 23 novembre 1654, « depuis environ dix heures et demi du soir jusques environ minuit et demi », — hallucination ? non : vision ? impression et ravissement ? les deux ? qu’importe ? — il fit l’expérience « du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, non des philosophes et des savants, du Dieu de Jésus-Christ », c’est-à-dire auquel on n’accède que par Jésus-Christ. Cette expérience dont Pascal porta sur lui jusqu’à sa mort le Mémorial, ne lui apporta ni la foi : il n’a cessé de l’avoir, ni la certitude du salut : il servira toujours Dieu avec tremblement, Pensées, fragm. 195 et 239, mais lui a fait goûter la délectation « du Dieu caché », ibid., fragm. 242, et l’a affermi sur la véritable voie, « l’oubli du monde et de tout, hormis Dieu ». Mémorial, n. lxv, t. iv, p. 1-5 ; cf. dom Pastourel, Le ravissement de Pascal, dans Annales de philosophie chrétienne, octobre 1910 et février 1911 ; Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. iv, p. 314 sq.

Sa conversion ne s’explique donc point par l’accident du pont de Ncuilly qui aurait ramené Pascal à Dieu par la crainte de l’enfer, l’impressionnant au point de lui imposer jusqu’à sa mort l’hallucination continuelle « d’un abîme ouvert à son côté gauche ». Si cet accident eut lieu et au moment voulu, (il n’est connu que par le seul témoignage de l’abbé Boileau, paru soixante-quinze ans après la mort de Pascal et de troisième main ; cf. Lettres de M. B*** (Boileau) sur différents sujets de morale et de piété, à Paris, 1737, in-12, lettre xxix, p. 205-214), il n’eut qu’une influence morale très secondaire. Et les vertiges auxquels Pascal fut sujet dans ses dernières années ne supposaient ni un tel accident, ni un tel ébranlement ; cf. Giraud, Biaise Pascal, p. 37 sq. : L’accident du pont de Neuilly. Naturellement Voltaire, Œuvres, édit. Beuchot-Garnier, t. xxxvi, nie de la Correspondance, n. 146, Lettre à M. de S’Gravesande, p. 62, où il se réclame de Leibnitz (à tort, démontre Sainte-Beuve, loc. cit., p. 361), t. xxxvii, n. 9932, Lettre à Condorcet, -p. 176, et t. xxvi, p. 308, Traduction d’une lettre de milord Bolingbrockc à milord Consubi, répétera que, depuis cet accident, le cerveau de Pascal était dérangé. De même, Condorcet, qui appelle le Mémorial V « amulette » de Pascal, le docteur Lélut, cf. Maire, t. v, p. 64, 81. Même note chez le docteur Regnard, cité par Santenoise, Religion et folie, dans Revue philosophique, 1900, t. I, p. 151. Voir la critique de cette opinion dans Archives de philosophie, t. i, cahier 3, 1923, Études sur Pascal, p. 131 sq. : La maladie de Pascal. P. Valéry juge durement ces moments où Pascal « se perd à coudre des papiers dans ses poches, quand c’était l’heure de donner à la France la gloire du calcul de l’infini », et lui oppose Léonard de Vinci, pour qui « pas de révélation, pas d’abîme ouvert à sa droite ». Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, dans Variété, in-16, Paris, s. d. (1926), p. 183.

6° A Port-Royal. Les dernières années (1654-1662).

L’habile direction de Singlin achève l’œuvre de la grâce ; cf. Lettres de Jacqueline de Sainte-Euphémie Pascal à Mme Périer et à Biaise Pascal, 8 décembre 1654 et 19 janvier 1655, n. lxvi, t. iv, p. 15-19 ; Délègue, Étude sur la dernière conversion de Pascal, dans Mémoires lus à la Sorbonne, 1869, p. 419-433. Singlin le soumet à l’épreuve. « Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur », disait le Mémorial. Pascal se prêtera donc à tout. Il se séparera de Roannez qui, du reste, l’imitera bientôt, ainsi que Donat, un ami de Clermont ; il ira vivre à Vaumurier, chez le duc de Luynes. Mais bientôt il sollicite et obtient une cellule à Port-Royal parmi les solitaires, dont il ne sera jamais cependant. Au scandale de Méré, qui lui reproche « de ne fréquenter que des malheureux », il s’occupe de « sept ou huit enfants avec des loques » ; cf. Boudhors, Œuvres de Méré, t. iii, Discours sur le commerce du monde, p. 152, et Notes, p. 224, et, au scandale de Jacqueline, il est gai : « c’est un pénitent réjoui. « Lettre de Jacqueline à Mme Périer, 25 janvier 1653, t. iv, p. 66.

De ce moment datent : janvier 1655, le fameux Entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne, n. lxvii, ibid., p. 21-57 ; probablement ces deux écrits, — M. Lhermet, toc. cit., p. 109, les fait dater de la première conversion, — Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d’aujourd’hui, et Sur la conversion du pécheur, celui-ci attribué parfois, mais à tort, à Jacqueline Pascal, et tous deux inspirés des Lettres spirituelles de Saint-Cyran et de la Fréquente communion, n. clxxx et clxxxi, t. x, p. 407-418, 419-426 ; des Éléments de géométrie destinés aux Petites Écoles, qu’Arnauld utilisera dans ses Nouveaux éléments de géométrie et dont il reste un fragment d’une introduction purement mathématique et deux fragments d’une introduction philosophique analogue à la préface du Traité du vide, et intitulée De l’esprit géométrique. Le second fragment est plus souvent appelé De l’art de persuader : n. cxliv, Fragments de l’esprit géométrique , 1 extrait de l’introduction à la géométrie, t. ix, p. 229294 ; cf. Adam, Opuscules philosophiques de Pascal, p. 71 sq. luis, dès janvier 1656, les Provincicdes. La guérison de sa nièce, Gilberte Périer, « sa fille spirituelle dans le baptême », dit Mme Périer, autrement dit, le miracle de la Sainte Épine, survenu le 24 mars 1656, troisième vendredi de carême, où Y introït de la messe invite Dieu à faire un miracle en faveur des siens, parut à Pascal une approbation divine de Port-Royal : « Voici que Dieu choisit lui-même cette maison pour y faire éclater sa puissance… Il faudrait avoir perdu le sens pour en conclure que Port-Royal est dans la voie de perdition. » Pensées, fr. 839 et 841. Il conçut alors, semble-t-il, par reconnaissance, l’idée de l’Apologie : « Comme Dieu n’a pas rendu de famille plus heureuse, qu’il fasse aussi qu’il n’en trouve pas de plus reconnaissante. » Ibid., fr. 856. Sur ce miracle, cf. Lettres et fragments de lettres de Jacqueline Pascal à Mme Périer, 29 et 31 mars 1656, n. lxxv, t. iv, p. 321-335 ; Sainte-Beuve, loc. cit., p. 178, qui expose ses raisons de douter ; Gazier, Histoire générale du mouvement janséniste, 2 in-8°, Paris, 1922, t. i, p. 108-109, qui soutient l’authenticité ; Corlieu, Une guérison miraculeuse dans la famille de Pascal, p. 272-273, dans France médicale, 1923 ; Maire, t. iii, p. 359-366.

Si l’authenticité de ce miracle prête aujourd’hui à objection, jamais elle ne fit de doute pour Pascal. Ce miracle le fixe sur Port-Royal. « Les miracles, dira-t-il, discernent aux choses douteuses. » Pensées, fr. 841 ; et quand, à la suite du miracle de la Sainte Épine, Mlle de Roannez se croit appelée à la vie religieuse mais hésite encore, c’est en port-royaliste qu’il lui explique ses hésitations : elles ne sauraient ni l’étonner : Dieu est un Dieu caché ; ni la faire reculer : elles sont l’effet de la concupiscence ; cf. Fragments de lettres à Mlle de Roanne :, n. lxxxiv, t. v, p. 405-411 ; n. xci, xcv, xcvn, xcix, t. vi, p. 81-90, 156-163, 213-222, 295-301.

Vers la fin de 1659, il écrira Trois traités sur la condition des grands, n. cliv, t. ix, p. 359-373, probablement pour le fils du duc de Luynes, et que Nicole publiera dans son Traité de l’éducation d’un prince, 1670. Peut-être Pascal s’est-il déjà proposé d’écrire « contre ceux qui approfondissent trop les sciences », Pensées, fr. 76, mais il n’a pas perdu contact avec les sciences, et une nuit de juin 1658, où il souffre davantage, il trouve dans un éclair la solution du problème de la roulette ou de lacycloïde simple qu’a proposé Mersenne. Sur l’observation de Roannez que, pour combattre les athées, — par V Apologie, — il est bon de s’assurer une réputation « de raisonnement parfait », Pascal, par une circulaire anonyme, défie les savants français ou étrangers, de résoudre dans les trois mois six questions relatives au problème de la roulette ; un jury de savants présidé par Carcavi décernera deux prix de 40 et 20 pistoles. Mais Roberval a déjà résolu quatre des six questions. Pascal, dans une seconde circulaire qu’il signe Amos Dettonville, anagramme de Louis de Montalte (voir Provinciales) restreint le concours aux deux questions non résolues, juillet. Clos par deux lettres de Dettonville à Carcavi, le concours n’est jugé que le 24 novembre : personne n’a satisfait aux conditions. Pascal, qui a publié le 14 octobre une Histoire de la roulette, n. cxxviii, t. viii, p. 179-224, et qui a promis de donner les solutions aussitôt après le concours, ne les fait paraître qu’en décembre, sous ce titre : Lettre d’A. Dettonville à M. de Carcavi, suivie de traités de géométrie, n. cxxxi, t. viii, p. 247-288. « Ces travaux marquent une date importante dans l’histoire de la pensée humaine. Pascal a résolu un grand nombre de problèmes de calcul intégral que personne n’avait abordés avant lui. Si l’idée générale d’une théorie de l’intégration ne se trouve pas chez lui, en revanche il devance sur plus d’un point l’œuvre des créateurs officiels du calcul intégral. » P. Boutroux, t. iv, p. lxiv.

Toutefois : 1. On a relevé dans l’Histoire de la roulette plusieurs erreurs touchant les faits. Entre autres, contre Torricelli une accusation de plagiat qui souleva aussitôt les protestations ; cf. H. Bormans, Les premières pages de l’histoire de la roulette, dans Archives de philosophie, 1923, p. 92-112 ; Stuyvært, Sur l’auteur de l’Histoire de la roulette publiée par Biaise Pascal, dans Bibliotheca mathematica, III 8 série, t. viii, Leipzig, 1907-1908, p. 170-172. — 2. Deux des concurrents se plaignirent du jugement rendu : le jésuite Lalouère auquel Pascal répondit de haut ; l’Anglais Wallis, qui accusa même Pascal d’avoir, dans ses réponses, plagié les concurrents ; cf. t. viii, Inlrod., p. 181-194 ; Hatzfeld, Pascal, p. 179 sq. ; Jovy, Pascal inédit, t. i, p. 473-559 ; Tannery, Pascal et Lalouère, dans Mém. de la soc. des sciences physiques, Bordeaux, 1890, 1894.

A partir de 1660, tandis qu’il prépare l’Apologie, ses maux s’aggravent. Il se jette encore cependant à

corps perdu dans la question du Formulaire, puis il s’en retire. Il renonce complètement aux mathématiques ; cf. Lettre à Fermât, du 10 août 1660, n. clviii, t. x, p. 4-0, où, d’Auvergne, il se refuse à la proposition de ce mathématicien de se rencontrer en faisant chacun la moitié du chemin. S’il s’occupe d’inventions pratiques, — non de la brouette, qu’il n’a pas imaginée, cf. Allix, Pascal et la brouette, dans Journal des Débats, Il janvier 1923, ou du haquet, cf. Jovy, Pascal n’a pas inventé le haquet, Paris, 1923, — mais des carrosses à cinq sols pour les transports en commun, inaugurés le Il mars 1662, c’est pour employer les bénéfices à soulager la misère du pays de Blois ; cf. Lettre de Mme Périer pour M. Arnauld de Pomponne, 21 mars 1662, n. clxxvi, t. x, p. 269-281, et l’appendice, Les inventions de Pascal et de Roannez, p. 281284. Sa foi, sa charité, cf. Jovy, La pauvresse de Pascal, in-8°, Vitry-le-François, 1908, sa piété, sa résignation, font de ses dernières années un effort « vers la sainteté > » ; Giraud, loc. cit., liv. IV. Le 4 juillet 1662, sa maladie s’aggravant, il appellera le curé de Saint-Étienne-du-Mont ; le 17 août, il entrera en agonie ; le 19, il mourra ; le 21, il sera inhumé à Saint-Étiennedu-Mont. Jacqueline était morte le 4 octobre 1661.

Il mourait d’une obstruction des entrailles « à l’humeur mélancolique », dit Guénault, son médecin. « L’estomac, le foie, l’intestin étaient gangrenés », dit Noèl Vaillant qui fit l’autopsie ; cf. docteur Just-Navarre, Les médecins de Pascal, in-8°, Lyon, 1914, et Recueil d’Utrecht, in-12, 1740. Les médecins modernes qui ont étudié la question sont loin d’être d’accord ; cf. Maire, t. v, p. 61-83.

7° Œuvres de Pascal non encore citées et de date plus incertaine. — 1. Abrégé de la vie de Jésus-Christ, n. clxxxii, t. xi, p. 1-94, d’après la Séries vitee Jesu Christi juzta ordinem lemporum, qui sert d’appendice au Tetrateuchus de Jansénius ; cf. Lhermet, loc. cit., p. 112-119, qui propose pour date de 1646 à 1649. — 2. Écrits et fragments sur la grâce, n. clxxxiii, ibid., p. 95-295, où, dit Nicole, Traité de la grâce générale, I re partie, Discours qui peut servir de préface, p. 2, « il eût voulu rendre la doctrine de la grâce efficace si plausible qu’elle soit proportionnée au goût de toutes sortes d’esprits ».

II. Les Provinciales (t. iv, v, vi, vu). — 1° Origine. 2° Publication. 3° Premières éditions et traductions ; 4° Histoire et analyse. 5° L’apologie des casuisles et les écrits des curés. 6° Les Provinciales condamnées. 7° Questions posées par les Provinciales.

Origine.

Les Provinciales se rattachent aux

luttes entre molinistes et jansénistes ; plus immédiatement aux luttes de Port-Royal autour des Cinq propositions et, dans ces luttes, aux affaires de Saint-Sulpice et de Sorbonne.

La bulle Cum occasione du 31 mai 1653, reçue par le roi le 4 juillet, par l’Assemblée du clergé le 11, par la faculté de théologie le 1 er août, a condamné les Cinq propositions. Les port-royalistes se sont réfugiés dans la distinction du droit et du fait : ils condamnent les propositions de Nicolas Cornet, mais, disent-ils, si la première est dans l’Augustinus, ce n’est pas au sens condamné et les quatre autres n’y sont pas. Vainement les évêques réunis à Paris, le 9 mars 1654, Innocent X, le 29 septembre, affirment-ils que les Cinq propositions sont bien dans Jansénius ; les port-royalistes s’obstinent.

Le 31 janvier 1655, l’abbé Picoté de Saint-Sulpice, sous l’inspiration de M. Olier, qui n’a pas publié en 1652 la condamnation par l’archevêque de Paris du jésuite Brisacier, auteur d’un pamphlet contre les religieuses de Port-Royal, refuse l’absolution au duc de Liancourt, protecteur impénitent des jansénistes. Sa petite-fille est élevée à Port-Royal ; il abrite chez lui

deux jansénistes notoires, le P. Desmares, de l’Oratoire, et l’abbé de Bourzéis qui a publié en 1652 un Saint Augustin victime de Calvin et de Molina. Protestation d’Arnauld par la Lettre d’un docteur de Sorbonne à une personne de condition sur ce qui est arrivé depuis peu dans une paroisse de Paris à un seigneur de la cour, à Paris, MDCLV, datée du 24 février : fils soumis de l’Église, condamnant avec elle les Cinq propositions, les disciples de Jansénius ne doivent pas être traités en révoltés ; cf. Œuvres complètes d’Arnauld, t. xix, p. 311-334. Huit réponses parurent, puis celleci : Réponse à quelques demandes dont l’éclaircissement est nécessaire au temps présent, par le P. François Annat, confesseur de Sa Majesté, 55 p. in-4°, datée du 26 mai 1655 : les jansénistes sont hérétiques, dit en substance le P. Annat, puisqu’ils professent sur la grâce les théories de Calvin. En juillet, Seconde lettre de M. Arnauld, à un duc et pair de France (Luynes, ami de Liancourt) pour servir de réponse à plusieurs écrits qui ont été publiés contre sa première lettre, 254 p. in-4° ; cf. loc. cit., p. 335-560. Arnauld maintient la distinction du fait et du droit, mais, répondant à cette proposition d’Annat « que la grâce intérieure, nécessaire à notre volonté afin qu’elle puisse vouloir ce que Dieu exige d’elle, ne lui manque jamais dans l’occasion où elle pèche », il oppose le fait du reniement de Pierre et il conclut que la grâce indispensable au juste pour persévérer ne lui est pas toujours accordée.

Il réédite ainsi la première des Cinq propositions. A ses adversaires, cette occasion parut excellente pour en finir avec le jansénisme, « pour s’assurer par un coup de vigueur l’appui de la faculté de théologie, tribunal permanent de la doctrine ». Sainte-Beuve, loc. cit., p. 32. « L’affaire dirigée par le P. Annat, dit un admirateur de Port-Royal, fut conduite avec une rapidité inconnue. » Gazier, loc. cit., t. i, p. 101. Le syndic, Claude Guyot, dénonce à la Sorbonne la Seconde lettre ; une commission de six docteurs, dont Nicolas Cornet, en extrait, tout comme de l’Augustinus, cinq propositions, quatre concernant le fait, la dernière, le droit. De nombreux docteurs étant partisans d’Arnauld, quarante moines mendiants, tous anti jansénistes, appelés à siéger, reçoivent chacun, malgré le règlement, protestera Arnauld, mais ce qui a des précédents, voix délibérative. Le 10 décembre la faculté aborde la question du fait. Arnauld ne se présente pas, mais il a envoyé un mémoire justificatif, cf. loc. cit., t. xix, n. vii-viii ; ses partisans le défendent avec ardeur, mais, le 14 janvier 1656, cent-trente docteurs, contre soixante-et-onze et quinze abstentions, le condamnent sur la question du fait et la condamnation est considérée comme acquise bien que, habituellement, l’unanimité morale fût cherchée. Cf. Gazier, loc. cit. ; Maynard, Les Provinciales, t. i, p. 112.

Le même jour, la Sorbonne entame la question de droit : Arnauld a-t-il réédité une erreur doctrinale condamnée, à propos du reniement de saint Pierre ? Dans un mémoire du 15 janvier, loc. cit., n. xi, p. 666667 et 668 sq., celui-ci affirme que ses termes reproduisent ceux de saint Chrysostome et de saint Augustin et que, dans sa pensée, si Pierre a été dépourvu de grâce au moment critique, ce fut, non de toute grâce actuelle, mais de la grâce qui confère le pouvoir immédiat et complet de vaincre. Malgré cela, il ne peut guère espérer. La cour veut la paix religieuse ; c’est le chancelier Séguier qui présidera les débats. Le 18, pour empêcher l’obstruction que pratiqueraient volontiers les partisans d’Arnauld, Scguier fait limiter à une demi-heure le temps où chaque docteur pourra justifier son vote. Que faire ? Il reste l’appel à l’opinion des honnêtes gens ; si on la gagne, peut-être empêchera-t-elle la condamnation ; en tous cas, elle en comprendra l’injustice. Mais de gagner les honnêtes gens, cela revient

à Pascal. Tous donc, Arnauld le premier, se tournent vers lui. De là les Provinciales.

La publication.

Il y en eut dix-huit. De plus,

Pascal en prépara une dix-neuvième et en annonça une vingtième. Les dix-huit parurent séparément en brochures in-4° de 8 à 10 pages ; la première, datée du

23 janvier 1656, parut le 27 ; la dix-huitième, datée du

24 mars 1657, parut deux mois après cette date ; les seize autres parurent dans l’intervalle, pour la plupart assez rapprochées l’une de l’autre.

Elles furent naturellement publiées sans autorisation, par conséquent sans nom d’auteur, ni d’imprimeur, et de plus en plus secrètement, la police multipliant perquisitions et arrestations dans le monde des imprimeurs ; cf. Batiflol, L’impression clandestine des Provinciales, dans Revue hebdomadaire, 17 août 1912. Ces difficultés provoquent des tirages simultanés ou successifs de la même lettre : delà, des variantes. Pascal les compose caché sous le nom de sa grand-mère de Mons, ici ou là dans Paris, et même à Vaumurier. Les jésuites le soupçonnèrent de bonne heure, si l’on en croit l’épisode du P. de Frétât et de M. Périer, tel que le raconte dom Clémencet, Histoire générale de Port-Royal, t. iii, p. 577 ; mais E. Jovy, Études pascaliennes, m. Discussions autour de Pascal, p. 88 sq., Pascal et le P. de Frétât, donne une autre version d’après les Mémoires de Beaubrun. C’est seulement en 1659 que le P. Fabri, dans ses Notæ in notas N. Wendroc. kii, p. 255, accuse nettement Pascal. Dans l’intervalle, on soupçonna le grand Arnauld, Arnauld d’Andilly, Le Maître, Le Roi, abbé de Hautefontaine, Baudry d’Asson de Saint-Gilles, Hermant, Gomberville qui s’en défendit dans une lettre au P. Castillon, recteur du collège de Clermont ; cf. Rapin, Mémoires, t. ii, p. 379.

D’après Nicole, Pascal adressant la première lettre à un ami de campagne, ce fut l’éditeur Petit qui l’intitula, ainsi que les neuf suivantes : Lettre écrite à un provincial par un de ses amis sur les luttes présentes en Sorbonne. Les six suivantes, adressées aux jésuites, reçurent de Pascal ce titre : Lettre écrite par l’auteur des Lettres provinciales aux Révérends Pères jésuites. Les deux dernières qu’il adresse au P. Annat, il les intitule : Lettre au R. P. Annat, jésuite, mais le nom de Lettres provinciales deviendra commun à toutes et l’on dira, pour abréger, Provinciales et Petites Lettres.

Éditions et traductions du vivant de Pascal.


Entre la dix-septième et la dix-huitième furent publiés des recueils factices plus ou moins complets des brochures parues. En tête un Avertissement, de Nicole probablement. En 1657 parurent deux éditions sous un titre identique : Les Provinciales ou lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces Pères. A Cologne, chez Pierre de la Vallée (en réalité à Amsterdam, chez les Elzévier), 2 tomes en un volume in-12 ; t. i, Avertissement (des recueils factices), et Provinciales ; t. ii, pièces relatives aux Écrits des curés (voir plus loin).

Quand Pascal prit-il ce pseudonyme de Montalte

— déjà pris par Félix Perretti qui, avant d’être Sixte-Quint, se fit appeler cardinal de Montalte, du nom d’un château voisin de son village natal ? — On ne sait. Ici, le nom rappelle non Montaigne, cf. Sainte-Beuve, loc. cit., p. 47, mais la grand’mère de Pascal, de Mons, et le mont d’où vint Pascal et où il fit sa célèbre expérience.

En 1657 également, paraît une traduction anglaise attribuée à John Evelyn, Les Provinciales, or the mysleri of jesuitism discover’d in certain Letters written upon occasion of the présent différences at Sorbonne between the jansenisls and the motinisls, from january 1656 lo march 1657, displaying the corrupl maximes

and politiks of the Society, Londres, 1657, traduction exacte des brochures in-4°. En 1658, nouvelle édition augmentée.

En 1658 encore, Wendrock (Nicole) publiera une traduction latine des Provinciales avec des modi fications de texte qu’aurait acceptées Pascal et que note Fcugère, Œuvres de… Pascal, t. i, 1886, préface, p. lxxxii-c : Ludovici Montalli titteræ provinciales de morali et polilica jesuilarum disciplina a Wilhelmo Wendrockio Salisburgensi theologo, e gallica in lalinam linguam translatée et theologicis notis illustralæ, quibus tum jesuilarum adversus Montallum criminationes repelluntur, tum præcipua theologiæ moralis capita a novorum casuislarum corruptelis vindicantur, Colonial, apud Nicolaum Schouten, in-8° (en réalité à Amsterdam, chez les Elzévier) ; sont ajoutées aux Provinciales les trois Disquisiliones de Paul-Irénée, les brochures : les Suffrages des consulleurs, etc. De 1658 à 1700, cette traduction aura cinq éditions ; la principale est la cinquième qui donne l’Histoire des Provinciales, plusi* urs Écrits des curés, des réponses des jésuites… et qui sera traduite en français par Mlle de Joncoux, en 1699. Cf. A. Le Roy, De litteris provincialibus in lalinam linguam a Wendrockio translatis, Paris, 1922.

En 1659, dernière édition du vivant de Pascal : Les Provinciales ou les lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. jésuites avec la théologie morale desdits Pères et nouveaux casuisles, représentée par leurs pratiques et par leurs livres, Cologne, 1659, 3 tomes en 2 in-8° : I. l’Avertissement de 1657, modifié en vue de la xviii* lettre, les Provinciales et la Défense de la XIIe ; II. l’histoire de toute la controverse, divisée en cinq parties ; cf. Maire, Pascal pamphlétaire, t. i, p. 105 sq.

4° Histoire et analyse. — Il y a cinq Provinciales dogmatiques, les trois premières et les deux dernières ; de la cinquième à la dix-septième ce sont les Provinciales morales ; la quatrième sert de transition entre les dogmatiques et les morales.

1. Les trois premières Provinciales, Provinciales dogmatiques. Elles sont la défense directe d’Arnauld et de la grâce selon Port-Royal.

La première (n. i.xx, t. iv : introduction, p. 101118 ; texte, p. 119-144 ; appendice, p. 145-147), datée de Paris, le 23 janvier 1656, publiée le 27, traite, dit l’édition de 1659, « des disputes de Sorbonne et de l’invention du terme de pouvoir prochain, dont les molinistes se servent pour faire conclure la censure contre M. Arnauld ».

La Sorbonne, dit Pascal, a condamné M. Arnauld sur la question du fait, encore que, sur un fait, seule compte non l’autorité, mais l’expérience, et que personne n’ait jamais vu et, par conséquent, pu montrer les Cinq propositions dans l’Augustinus. Peu importe d’ailleurs ; la foi n’est pas intéressée là-dessus.

La Sorbonne s’apprête à condamner M. Arnauld sur la question de droit qui « touche la foi ». Cette question relève de l’autorité, c’est vrai, mais les ennemis de M. Arnauld ne lui font ici qu’une querelle de mots. Qu’a-t-il dit ? « La grâce sans laquelle on ne peut rien a manqué à saint Pierre dans sa chute », et en généralisant : « Tous les justes ont le pouvoir d’accomplir les commandements ; ils ont néanmoins besoin pour les accomplir d’une grâce qui détermine leur volonté. Or des faits, comme celui de saint Pierre, prouvent que cette grâce efficace n’est pas toujours donnée à tous les hommes. » Cf. Laporte, La doctrine de la grâce chez Arnauld, in-8°, Paris, 1922, p. 196 sq. C’est « la pure doctrine de saint Augustin et de saint Thomas. Les molinistes disent, il est vrai, que le juste reçoit toujours de Dieu le pouvoir prochain d’observer les commandements, c’est-à-dire, comme explique le P. Le Moyne, à tout le moins, le pouvoir de la prière « impétratoire. Mais les nouveaux thomistes — dominicains ou jacobins, disciples de Diego Alvarez, et à qui Pascal ne pardonne pas d’avoir pris parti contre Arnauld — soutiennent sur tous les points susdits les mêmes théories que M. Arnauld. Or les molinistes, qui tiennent pour hérétique M. Arnauld, tiennent ces thomistes pour orthodoxes. Pourquoi cette différence ? C’est que les thomistes emploient le mot pouvoir prochain et M. Arnauld pas ! Si donc la Sorbonne condamne M. Arnauld, c’est qu’il n’use pas du mot prochain.

Le 27 janvier, la condamnation d’Arnauld sur la question de droit était certaine : soixante de ses partisans abandonnaient la partie et Arnauld avait signifié à ses juges, par un acte notarié, que les irrégularités commises rendraient nulle à ses yeux leur sentence à venir. Mais la 7 re Provinciale avait eu un tel succès que Pascal écrivit la deuxième.

La deuxième (n. lxxi, ibid., introd., p. 151-155 ; texte, p. 156-175 ; append., p. 176-177), datée du 29 janvier, parue le 5 février, a pour titre dans l’édition de 1659, De la grâce suffisante. C’est, en effet, avec le pouvoir prochain, l’enjeu du débat. Même argumentation que pour le pouvoir prochain. Sur la grâce suffisante jansénistes et nouveaux thomistes pensent de même, c’est-à-dire contrairement aux molinistes. Mais les thomistes emploient le vocabulaire des molinistes : ils sont orthodoxes ; les jansénistes ne l’emploient pas : ils sont hérétiques et condamnés. Que l’on jugel Pascal termine par un magnifique éloge de la grâce efficace, où apparaît déjà la question morale. Cette grâce, dit-il, demande des cœurs purs et dégagés et elle-même les purifie et les dégage des intérêts du monde incompatibles avec l’Évangile. Loc. cit., p. 174. — Le 31 janvier, la faculté de théologie vote la censure contre Arnauld, d’où :

La troisième (n. lxxii, ibid., introd., p. 181-205 ; texte, p. 2CHN223), datée du 9 février, parue le 12, a ce sujet, d’après l’édition de 1659 : « Injustice, absurdité et nullité de la censure contre M. Arnauld. » Elle est précédée d’une soi-disant Réponse du provincial aux deux premières lettres de son ami, p. 206-208, où sont insérés les billets admiratifs d’un académicien (Gomberville ? Chapelain ?)etd’une dame (MlledeScudéry ?) ; cf. Sainte-Beuve, loc. cit., p. 66, n. 1, p. 68, n. 2 ; Flottes, Nouvel éclaircissement d’un fait concernant 1rs Provinciales, in-8°, Montpellier, 1858.

M. Arnauld, dit la 3e Provinciale, a été condamné. Mais c’est « sur trois lignes, tirées des propres paroles du plus grand docteur de l’Église grecque et latine ». Ce qui est hérétique, ce ne sont pas ses sentiments toujours conformes à la tradition, mais sa personne. On l’a condamné parce qu’on le voulait : à défaut de raisons, on a trouvé des moines.

2. La 4 « Provinciale, transition entre les dogmatiques et les morales. — On peut croire la lutte terminée, mais les mesures hostiles continuent : Arnauld a été rayé du nombre des docteurs, le 15 février, Rome sollicitée de le condamner, la censure de Sorbonne criée dans les rues ; puis Port-Royal est menacé. Enfin il a paru une réponse assez violente aux trois Provinciales : Lettre écrite à un abbé par un docteur sur le sujet des trois lettres écrites à un provincial par un de ses amis, 118 p. in-4°. Pascal continue donc.

Visiblement la 4e Provinciale (n. lxxiii, ibid., introd., p. 227-248 ; texte, p. 249-270), est une transition. Pascal abandonne la Sorbonne auprès de qui Arnauld continue ses plaidoyers, cf. Œuvres, t. xx, et se tourne vers les jésuites, ces molinistes, ennemis de Port-Royal. Il commence : « Il n’est rien de tel que les jésuites », et il met en scène ce jésuite de comédie par lequel il fera exposer désormais les doctrines qu’il combattra. D’autre part, si le sujet traité : « De la grâce

actuelle toujours présente et des péchés d’omission » (1659), reste dogmatique, il est aussi d’ordre moral. « Nous voulons, dit le jésuite interrogé, que Dieu donne une grâce actuelle — inspiration par laquelle il nous fait connaître sa volonté et par laquelle il nous excite à la vouloir accomplir — à tous les hommes à chaque tentation », autrement, « quelque péché que l’on commît, il ne saurait être imputé… Dieu n’a jamais laissé pécher un homme sans lui donner auparavant la vue du mal qu’il va faire et le désir ou d’éviter le péché ou au moins d’implorer son assistance pour le pouvoir éviter. » On ne peut opposer aucun texte de l’Écriture. Or, répond Pascal, ce n’est pas une question de foi ou de raisonnement, mais d’expérience. « Les philosophes qui vantaient si hautement la puissance de la nature en connaissaient-ils les infirmités et le médecin ? » Et les épicuriens, les idolâtres ou les athées, « comment s’imaginer qu’ils aient dans toutes leurs tentations, c’est-à-dire une infinité de fois dans leur vie, le désir de prier le véritable Dieu qu’ils ignorent, de leur donner les véritables vertus qu’ils ne connaissent pas ? » Et nous-mêmes ? que nous puissions pécher sans scrupules, sans avoir demandé l’aide de Dieu, « nous le voyons, nous le savons, nous le sentons ». Rien ne vaut contre de tels faits.

A quelles conséquences impies, d’ailleurs, aboutissent et cette théorie que Vignorance du droit excuse du péché, — « pour pécher, dit le P. Bauny, Somme. p. 900, et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu’on veut faire ne vaut rien », — et cette autre, plus extraordinaire encore, que le péché philosophique — Pascal ne le nomme pas — n’est pas une violation de la loi divine : « Celui qui ignore Dieu… dit le P. Annat, ne fait aucun péché », ni en omettant, ni en commettant. « Il est impossible qu’on pèche, disent les nouveaux casuistes, quand on ne connaît pas la justice » (au sens religieux). En vérité le P. Bauny est bien « celui qui efface les péchés du monde » et tous les casuistes comme lui. Qu’une telle morale ressemble peu à la doctrine d’un saint Augustin, pour qui Necesse est ut peccet a quo ignoratur justifia, et même à celle d’un Aristote !

3. Les Provinciales morales : première partie. De la ô Q à la 10e. — a) Sont-elles une diversion ? « Les Provinciales ne devaient être, dans la pensée de leur auteur, qu’une apologie de Port-Royal, accusé d’hérésie ; elles sont devenues un réquisitoire et un pamphlet contre les jésuites. » Gazier, loc. cit., p. 105.

Digression, a-t-on dit. Port-Royal avait besoin de gagner la partie. Les mesures de rigueur avaient continué. Les docteurs Sainte-Beuve (26 février) et les autres (24 mars), qui n’avaient pas souscrit la censure contre Arnauld, avaient été exclus de la faculté de théologie ; le 19 mars, sur un ordre du roi, Arnauld d’Andilly et les enfants avaient quitté Port-Royal. Conseillé par Méré et par un carme, le P. Hilarion, théologien écouté à Rome, et qui n’aimait pas les jésuites, Pascal, après avoir lu Escobar, aurait « compris que le meilleur moyen n’était plus de défendre Carthage dans Carthage, mais de vaincre les Romains dans Rome, je veux dire les jésuites, au cœur de leur morale ». Sainte-Beuve, loc. cit., p. 8. « Le conseil était bon : les questions de la grâce auraient vite fatigué le public ; elles étaient moins familières à Pascal et convenaient moins à son génie. » Id., ibid., p. 97-108 et, sur ce terrain, Port-Royal, d’une austérité si marquée, a toute sa force, tandis que les jésuites ont déjà été atteints parle discrédit du laxisme ; cf. Laxisme, t. ix, col. 37-80. En réalité, Pascal ne sort pas du champ de bataille. Deux conceptions morales et théologiques s’affrontent dans Port-Royal et dans les jésuites : le jansénisme était une réaction à l’égard de l’humanisme qui exalte la raison et la volonté de l’homme et qui fait de lui un

libertin ; les jésuites, au contraire, cherchent à ajuster le dogme et la morale aux exigences de la pensée et de la vie modernes. C’est même un rapport de cause à effet que dénonce Pascal entre la conception morale des jésuites et leur conception de la grâce : « Vous remarquerez aisément, dit-il, dans le relâchement de leur morale la cause du relâchement de leur doctrine touchant la grâce. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l’observer. » 5e Provinciale, p. 130.

b) Critique de la morale des jésuites. — a. Point de départ. — En 1640, les jésuites de la province de Flandre-Belgique avaient publié une apologie de la Compagnie, à propos du centenaire de ses statuts : Imago primi sseculi Socielatis Jesu, Antverpia ?, anno societatis seeculari MDCXL, in-folio. Par la gravure et par le texte, ce livre exaltait les jésuites, « ces hommes éminents en doctrine et en sagesse…, esprits d’aigles, troupe de phénix » qui « ont changé la face de la chrétienté ». Pascal s’empare de ce dernier mot : « Vous Pallez bien voir », dit-il, et, en six lettres, il s’efforce de prouver que les doctrines morales des jésuites sont contraires à la morale traditionnelle et ne peuvent dès lors aboutir qu’à des conséquences antichrétiennes. Le procédé y est le même que dans la 4e : le Père casuiste expose la doctrine morale de la Compagnie et Pascal en fait la critique sur le ton d’une ironie légère.

b. Sommaire, d’après l’édition de 1659. — La 5e (n. lxxiv, t. iv : introd., p. 273-296 ; texte, p. 297-319), datée du 20 mars : « Dessein des jésuites en établissant une nouvelle morale. Deux sortes de casuistes : parmi eux, beaucoup de relâchés et quelques-uns de sévères. Raison de cette différence. Explication de la doctrine de la probabilité. Foule d’auteurs modernes et inconnus mis à la place des saints Pères. »

La 6e (n. lxxvi, t. v : introd., p. 3-27 ; texte, p. 2851), datée du 10 avril : « Différents artifices des jésuites pour éluder l’autorité de l’Évangile, des conciles et des Pères. Quelques conséquences qui suivent de leur doctrine sur la probabilité. Leurs relâchements en faveur des bénéfleiers, des prêtres, des religieux et des domestiques. Histoire de Jean d’Alba. »

La 7e (n. lxxvii, ibid. : introd., p. 55-82 ; texte, p. 83-108), datée du 25 avril : « De la méthode de diriger l’intention selon les casuistes. De la permission qu’ils donnent de tuer pour la défense de l’honneur et des biens et qu’ils étendent jusqu’aux prêtres et aux religieux. Question curieuse posée par Caramuel, à savoir, s’il est permis aux jésuites de tuer les jansénistes. »

La 8e (n. lxxviii, ibid. : introd., p. 111-134 ; texte, p. 135-160), datée du 28 mai : « Maximes corrompues des casuistes touchant les juges, les ouvriers, les banqueroutiers, le contrat Mohatra, les restitutions, et diverses extravagances des casuistes. »

La 9e (n. lxxix, ibid. : introd., p. 163-190 ; texte, p. 191-214), datée du 3 juillet : « De la fausse dévotion que les jésuites ont introduite à l’égard de la sainte Vierge. Diverses facilités qu’ils ont inventées pour procurer aux chrétiens le moyen de se sauver sans peine parmi les douceurs et les commodités de la vie. Leurs maximes sur l’ambition, l’envie, la gourmandise, les équivoques, les restrictions mentales, les libertés qui sont permises aux filles, les habits des femmes, le jeu, le précepte d’entendre la messe. »

La 10° (n. lxxx, ibid.’: introd., p. 217-248 ; texte, p. 249-275), datée du 2 août : « Adoucissements que les jésuites ont apportés au sacrement de pénitence par leurs maximes touchant la confession, la satisfaction, l’absolution, les occasions prochaines du péché, la contrition et l’amour de Dieu. »

c. Étude de cette morale. — Le dessein. — Une telle façon de faire, et qui est de toute la Compagnie,

répond « à un dessein arrêté des chefs ». Ce dessein n’est ni de corrompre, ni de réformer les âmes : tel, il serait de mauvaise politique ; mais de les dominer, dans cette persuasion « qu’il est… comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s’étende partout ». 5e Provinciale, t. iv. p. 299.

Le moyen. — C’est de s’adapter à toutes les âmes. Telles âmes sont austères : ils se feront austères ; telles âmes, et c’est le grand nombre, ne se plient pas aux maximes évangéliques : devant elles, ils feront fléchir les maximes évangéliques. On l’a bien vu en Chine et aux Indes ; cf. Chinois (Rites), t. ii, col. 2364-2391. « Comme si, gronde Pascal, la foi, et la tradition qni la maintient, n’était pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux ; comme si c’était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme. » Loc. cit., p. 303.

Les casuistes, instruments de cette politique. — Ce sont les casuistes qui permettent cette conduite « complaisante et accommodante », selon le mot du P. Pet au. Et le jésuite fait d’eux une énumération bouffonne, à quoi Pascal, « tout effrayé », répond par l’amusante exclamation : « O mon Père… ces gens-là étaient-ils chrétiens ? » Ibid., p. 317.

De la 5e à la 16e Provinciale, ils défileront tous, Escobar en tête. Ce casuiste n’était pas de premier plan, mais il était le seul que Pascal ait lu personnellement (cf. Gazier, Pascal et Antoine Escobar, 76 p., in-8°, 1892) ; dans son Liber theoloyiæ moralis, in-8°, Lyon, 1644, il avait compilé les maximes de vingt-quatre casuistes de la Compagnie qu’il comparait aux vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse ; cf. Escobar, t. v, col. 520-522. Viennent ensuite les jésuites français : Bauny, dont la Somme des péchés avait été mise à l’Index, 1640 ; Annat, confesseur de Louis XIV ; Caussin, confesseur du feu roi ; Barry, provincial de Lyon ; Binet, ex-provincial de France ; Cellot, son successeur ; Bille, professeur de cas de conscience à Cæn ; Érade, Géraud, Le Moyne, puis des jésuites allemands, espagnols, italiens. Des casuistes d’autres ordres figurent aussi, mais qui ont été maîtres ou disciples de casuistes jésuites : le cistercien espagnol Caramuel, le théatin italien Diana, qui cite, dans son Resolulionum moralium partes, 297 casuistes, la plupart jésuites… Des casuistes nommés, plusieurs vivaient encore.

Les procédés. — a.) Le procédé principal : le probabilisme. — Les casuistes offrent à tous, à bon compte, toutes permissions, par exemple de ne pas jeûner quand on ne peut ou ne veut le faire pour des raisons peu sérieuses ou même immorales. Sur tout sujet, ils bannissent tout scrupule, grâce à la doctrine des opinions probables, « l’a b c de toute notre morale », dit le Père, et à quelques principes complémentaires.

L’on peut toujours suivre, en effet, expose le l’ère, une opinion probable même si la conscience proteste ; même si d’autres casuistes opposent d’autres opinions probables ou même plus probables. Disons-le : on peut même suivre l’opinion la moins probable. « Nous voici bien au large », dit Pascal. Mais les casuistes ont-ils la même liberté dans leurs réponses ? Pourquoi non ? — Nous répondons aussi, réplique le Père, ce qui nous plaît ou plutôt ce qui plaît à ceux qui nous interrogent, à ce point que, d’après Laymann, un casuiste peut donner un avis qui lui semble faux — Pascal omet le mot spéculativement — pourvu que cet avis soit probable. Un confesseur qui juge fausse une opinion probable ne peut refuser l’absolution à qui l’a suivie : « Son refus serait un péché mortel. » Et il n’y a ni à se demander si les décisions des casuistes sont conformes àcelles des Pères : les Pèresont décidépourleurtemps. les casuistes décident pour le leur ; ni à craindre qu’elles se heurtent jamais aux décisions de l’Écriture, des conciles et des papes : grâce à certains principes que l’on va voir, les casuistes font toujours concorder leurs propres décisions avec celles-là ; cꝟ. 5e et 6e Provinciales.

Mais comment se fait une opinion probable ? Un docteur grave, autrement dit un casuiste, invente et expose une opinion. Un temps passe : cette opinion a mûri, s’est affermie. Un temps encore : en face de cette opinion, l’Église se tait ; donc elle approuve. L’opinion est devenue probable ; on peut la suivre. Cꝟ. 6° Provinciale, t. v, p. 36. « La loi de Dieu, conclut Pascal, faisait des prévaricateurs, selon saint Paul ; celle-ci fait qu’il n’y a presque plus que des innocents. »

P) Les procédés complémentaires. —

Ils facilitent le jeu du principal. C’est l’interprétation de quelques termes : les mots sont chargés de changer les choses, — la double probabilité du pour et du contre ou que « l’affirmation et la négation de la plupart des opinions ont chacune quelque probabilité », ou que, principe quasi pyrrhonien, le oui et le non sont également sûrs, — la remarque des circonstances favorables, — et surtout la direction d’intention. « Ce dernier principe, dit le Père casuiste, a une telle importance dans notre morale que j’oserais le comparer à la doctrine de la probabilité. » Et il explique : « On ne peut jamais vouloir le mal pour le mal ; cela est diabolique » ; par conséquent, les casuistes ne peuvent jamais permettre ! e mal ; mais « quand nous ne pouvons empêcher l’action, nous purifions au moins l’intention et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin. 7° Provinciale, t. v, p. 86.

L’application. —

Et ainsi se trouve admirablement réalisé le dessein de la Compagnie d’adapter la morale aux façons de vivre de chaque catégorie sociale, afin de lui rendre la vertu facile et de la maintenir ainsi dans la religion.

Voici les bénéflciers : la tradition les gênait. Les casuistes leur permettent aujourd’hui, grâce à la direction d’intention, d’avoir le bénéfice de la simonie et d’échapper au péché et à la peine. Grâce à la probabilité des contraires, ces mêmes casuistes permettent aux prêtres de dire la messe le jour même où ils ont commis quelque faute très grave, d’accepter plusieurs honoraires pour une seule messe, ibid., p. 40-44, et dispensent de l’obéissance les religieux soit qu’ils restent dans leurs couvents, soit qu’ils en aient été chassés pour leurs désordres. Ibid., p. 44-45.

Aux valets, — car les casuistes ont agi pour tous avec la même charité, — ils permettent, grâce encore à la direction d’intention, d’aider leurs maîtres dans leurs désordres et de les voler pour compléter des gages qu’ils jugent insuffisants, et cela, en toute sûreté de conscience. Ainsi fit Jean d’Alba au service des jésuites au collège de Clermont. Mais ses maîtres le dénoncèrent ; un procès s’ouvrit au Châlelet. Jean d’Alba disparut le jour où le juge voulut condamner avec lui les écrits des casuistes, ses mauvais conseillers. Ibid., p. 48-50.

Les gentilshommes aiment le duel, mais le duel est interdit par l’Église. « Il faudrait les exclure presque tous de nos confessionnaux, dit l’interlocuteur de Pascal, si nos Pères n’avaient un peu relâché la sévérité de la religion. » « En dirigeant bien son intention on peut accepter un duel, l’offrir quelquefois, tuer en cachette un faux accusateur et ses témoins », en prenant garde, toutefois, de ne pas « dépeupler l’État ». 7e Provinciale, p. 101. Et, comme les ecclésiastiques sont « ceux que l’on doit le plus respecter dans le monde », un prêtre, d’après Caramuel, a parfois le devoir de tuer un calomniateur. Alors les jésuites peuvent tuer les jansénistes ? Non, répond le Père, car les jansénistes ne nuisent pas plus aux jésuites, « qu’un hibou à l’éclat du soleil ». Pascal reste inquiet cependant : « Un argument en forme avec la direction d’intention ; il n’en faut pas davantage pour expédier un homme en sûreté de conscience. » Ibid., p. 107.

Le juge — assimilé au confesseur — peut user de l’opinion probable ; l’usurier n’a qu’à bien diriger son intention : il sera sans péché ; car ce qui fait l’usure c’est « l’intention de prendre un profit comme usuraire » ; le banqueroutier peut garder de ses biens « autant qu’il est nécessaire pour faire subsister sa famille avec honneur ». Un raisonnement permet à celui qui a fait détruire par un tiers le bien d’autrui de ne rien restituer ; à celui qui garde les titres d’un ami lequel frustre ses créanciers de ne pas les lui rendre ; à un complice de ne restituer que si la faute n’a pas été connue ; à un juge acheté de ne restituer également que si son client était l’ayant droit ; à un sorcier, de garder son salaire s’il a vraiment consulté le diable. Cꝟ. 8e Provinciale.

Le P. Cellot a eu raison d’écrire : « Combien il est utile qu’il y ait un grand nombre d’auteurs qui écrivent de la théologie morale ! » En beaucoup de cas, la rencontre de tel casuiste est « en Dieu l’effet de sa Providence, en l’ange gardien l’effet de sa conduite, en ceux en qui elle arrive l’effet de leur prédestination ». Ibid., p. 158.

Et avec cela le ciel ù bas prix et la vie sans contrainte.

— Il est donc facile de se soustraire au péché. Mais pour gagner le ciel ne faut-il pas le sentiment du péché et une vie de pénitence ? Erreur. Les jansénistes disent cela, mais il y a tant d’autres moyens de salut plus faciles ! Écoutez le P. Le Moyne. Usait qu’une vie sévère déplairait aux gens du monde et les détournerait de la religion ; cf. Les peintures morales, Paris, 1648, 7e livre. Dès lors, dans son livre, La dévotion aisée, Paris, 1652, il établit, et le P. Barry, Le paradis ouvert à Philagie par cent dévotions à la Mère de Dieu, Rouen, 1646, avait déjà établi avant lui, que des pratiques de dévotion envers la sainte Vierge « assurent le ciel, de quelque manière qu’on ait vécu », que le soin du salut n’empêche pas de vivre dans le monde, d’y connaître l’ambition et l’amour de l’argent : « Il n’y a là que péché véniel », d’avoir une bonne opinion de soi : « C’est un don de Dieu. »

Et de ne pas dire la vérité. Car, grâce à la doctrine des équivoques et des restrictions mentales « fort commode et toujours très juste quand cela est nécessaire ou utile pour la santé, l’honneur ou le bien », qui a l’intention générale « de donner à ses discours le sens qu’un habile homme y donnerait », peut dire des choses fausses et échapper au mensonge.

D’autre part, ce principe que « l’on ne veut pas être privé de sa liberté », permet de se dégager de promesses gênantes. Une femme, à la condition de n’avoir pas un but impur et de n’être pas vieille, peut être coquette. Enfin, pour satisfaire au précepte de la messe, il suffît d’être présent — de corps — et à deux moitiés de messe entendues dans n’importe quel ordre et même simultanément.

Enfin, si réduit que soit le nombre des péchés, il en reste. Par « des subtilités admirables, de pieuses et saintes finesses », les casuistes sont arrivés à ce résultat que les crimes « s’expient aujourd’hui avec plus d’allégresse qu’ils ne se commettaient autrefois ». Imago, t. III, c. viii, p. 372. Ils ont allégé tout ce qui rend lourd le sacrement de pénitence. C’est le sujet de la 10e Provinciale. Sur ce terrain, Pascal s’indigne : t Ne suffisait-il pas, dit-il aux casuistes, d’avoir permis aux hommes tant de choses défendues ? Fallait-il encore leur donner l’occasion de commettre les crimes mêmes que vous n’avez pu excuser, par la facilité et l’assurance de l’absolution que vous leur offrez, en détruisant à dessein la puissance des prêtres, en les obligeant d’absoudre plutôt en esclaves qu’en juges les pécheurs les plus endurcis sans aucun amour de Dieu, sans aucun signe de regret que des promesses cent fois violées, sans pénitence s’ils n’en veulent pas accepter, sans quitter les occasions des vices s’ils en reçoivent de l’incommodité. Mais la licence se porte jusqu’au renversement de la loi de Dieu. On viole le grand commandement, et l’on va jusqu’à prétendre que la dispense d’aimer Dieu est l’avantage que Jésus-Christ a apporté au monde », t. v, p. 273-274. Ce qui l’irrite surtout c’est la pensée que l’attrition « conçue par la seule crainte des peines, et sans quelque amour de Dieu… suffit avec le sacrement pour justifier les pécheurs ». o Alors, conclut-il, l’on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu de sa vie ? » Oui, répond le Père. Il suffit, « à la rigueur », d’observer les commandements et de ne pas haïr Dieu. La loi évangélique « a déchargé les hommes de l’obligation pénible…, jâcheuse d’aimer Dieu actuellement. — O mon Père, s’écrie Pascal, il n’est point de patience que vous ne lassez. » Ibid., p. 272. Cf. Arnauld, Dissertation théologique sur le commandement d’aimer Dieu. Œuvres, t. xxix, p. 16-73.

4. De la 11e à la 18° Provinciale. —

a) Pascal aurait terminé là les Provinciales. —

Dès mars 1656, par crainte des représailles et du scandale, des amis de Port-Royal avaient supplié Pascal et Arnauld de cesser les Provinciales. Ceux-ci avaient refusé. Mais des faits nouveaux s’étaient produits : le miracle de la Sainte Épine et des merveilles de même ordre ou d’ordre spirituel avaient ému l’opinion et ralenti les rigueurs du pouvoir devenu hésitant. Puis les Provinciales avaient atteint leur but : l’opinion était conquise : les curés de Paris, de Rouen et d’autres villes, des évêques aussi, partaient en guerre contre les casuistes, donc contre les jésuites. Enfin, la question morale semblait épuisée comme la dogmatique. Après la 10e Provinciale, vraisemblablement Pascal est prêt à cesser ce genre de lutte.

b) Mais les attaques de ses adversaires l’obligent à se défendre. - —

Presque aussitôt après les premières Provinciales des réponses avaient paru : les Lettres à un abbé… voir col. 2087, des Considérations sur un libelle de Port-Royal. .., sur la protestation de M. Arnauld et sur les lettres qu’il fait courir dans Paris, par le sieur Maraudé, aumônier de Sa Majesté, Alais, 1656, datées du 20 mars. Après la 5e Provinciale : Réponse et remerciement d’un provincial à M. E. A. A. B. P. A. F. D. E. P. (signature de la 3e Provinciale et qui signifie apparemment Biaise Pascal, Auvergnat, fils d’Etienne Pascal, et Antoine Arnauld) sur le sujet de ses lettres et particulièrement de la cinquième, s. 1., 8 p. in-4o ; Lettres de Philarque à un de ses amis sur le sujet des plaisantes lettres écrites à un provincial, s. 1., 44 p. in-4o.

Aucune de ces pièces n’était des jésuites. « Us ne répondaient pas, disait Philarque, parce que les Provinciales ne sont que la Théologie morale d’Arnauld tant de fois réfutée et qu’elles ne les blessent qu’à fleur de peau. » Le succès des premières Provinciales morales et le miracle de la Sainte Épine les firent changer de tactique. Après la ! "e Provinciale, en même temps qu’une Lettre d’un provincial au secrétaire du Port-Royal, du 25 avril 1656, s. 1., 12 p. in-4o, parut une Première réponse aux lettres que les jansénistes publient contre les jésuites, 8 p. in-4o et qui était de l’un d’eux. On y lit déjà « les arguments que les défenseurs des jésuites reprendront sans cesse contre Pascal ». Œuvres, t. v, p. 112 : 1. Les auteurs de ces Lettres étant jansénistes sont hérétiques : cela devrait suffire ; 2. Ce que les jésuites n’ont écrit que pour les docteurs à qui de telles choses ne sauraient nuire, on les expose en langue vulgaire. .. à des personnes qui ne peuvent distinguer le faux d’avec le vrai, et en les déformant ; 3. Ces Lettres n’offrent de nouveau qu’une « narration digne d’un farceur » ; elles sont « d’un rapiéceur et ravaudeur de la Théologie morale » ; 4. « L’auteur ment souvent avec effronterie ; il fait dire aux auteurs ce qu’ils n’ont jamais dit ; il mutile les passages » ; 5. En matière respectable, il se sert « d’un style railleur et bouffon » ; 6. Ce grief sera traduit ainsi par Bourdaloue : « Ce qu’un a mal dit, on le fait dire à tous ; et ce que plusieurs ont bien dit, on ne le fait dire à personne. » Sermon sur la médisance pour le 6e dimanche après la Pentecôte. Et la brochure concluait : « Les savants se sont moqués de ces Lettres ; les gens de bien les ont détestées ; les simples en ont été scandalisés ; les hérétiques les ont applaudies ; les libertins les ont louées ; les bouffons y ont trouvé leur style : au reste, les jésuites ne demeureront pas sans réponse, l’Église sans censure et le magistrat sans punition. »

Après la 5e Provinciale, 28 mai, tandis que, derrière les curés de Paris s’émeuvent ceux de Rouen, que le miracle de la Sainte Épine fait courir Paris, alors que Rome semble mieux disposée à l’égard de Port-Royal, les jésuites publient une Seconde réponse : Lettre écrite à une personne de condition sur le sujet de celles que les jansénistes publient contre les jésuites, 8 p. in-4o, s. 1., où ils insistent sur l’inconvenance qu’il y a à ne pas parler sérieusement des choses saintes. En même temps, ils cherchent à empêcher la publication des Provinciales et à les faire condamner : à Rouen, le P. Brisacier demande à l’archevêque de les interdire, parce que « périlleuses pour la foi et pour les mœurs, contenant des propositions déjà condamnées, proposant la doctrine de leurs auteurs d’un biais dangereux. .. ridicule… et plein d’injures et de calomnies. » Peu après, l’auteur de la Seconde réponse publiait une nouvelle Lettre à une personne de condition sur la conformité des reproches et des calomnies que les jansénistes publient contre les Pères de la Compagnie de Jésus avec celle que le ministre du Moulin (ministre de la parole de Dieu en l’église de Sedan) a publiée devant eux contre l’Église romaine dans son livre des traditions imprimé à Genève en 1612, 12 p. in-4o, s. I. Le thème en est clair. « Cette importunité des jésuites », pour prendre le mot de Wendrock, Troisième préface, trad. Joncoux, cité t. vii, p. 69, provoquera les huit dernières Provinciales.

c) De la 11e à la 18e Provinciale, Pascal se défend. —

a. De la 11e à la 16e, il défend ses assertions concernant la morale des jésuites. Suite des Provinciales morales. — Celles-ci sont différentes des précédentes : elles sont adressées directement aux « Révérends Pères jésuites » ; le Père casuiste a disparu ; et si Pascal n’abandonne pas tout à fait le ton de l’ironie, son ironie n’est plus légère, elle se fait indignée.

a) 11e Provinciale, (n. lxxxi, t. v : introd., p. 279306 ; texte, p. 307-333), datée du 18 août. Il se défend vigoureusement d’avoir « tourné les choses saintes en ridicule », comme il l’a déjà fait dans la S’Provinciale, loc. cit., p. 157. Les extravagances des casuistes sont-elles une des choses saintes ? Les Pères de l’Église n’ont-ils pas raillé les erreurs ridicules ? La charité, la vérité, la discrétion imposent sans doute des contraintes, mais y a-t-il manqué ? « J’ai toujours pris un soin particulier, dit-il à ses adversaires, non seulement de ne rien falsifier, ce qui serait horrible, mais de ne pas altérer ou détourner le moins du monde le sens d’un passage… Je n’ai pas rapporté des maximes de vos auteurs celles qui vous auraient été le plus sensibles » — celles concernant le régicide et l’avortement — « je n’ai parlé en aucune sorte contre ce qui regarde chacun en particulier. » S’il a été « obligé d’user de quelques railleries », il n’a pas « confondu erreur et chose sainte ». Enfin, il a toujours voulu « le salut de ses adversaires ». Loc. cit., p. 322-323. Les jésuites peuvent-ils en dire autant ? N’est-ce pas se moquer des choses saintes que d’en parler comme les Pères Binet, dans sa Consolation des malades, et Le

Moyne dans sa Dévotion aisée, ses Peintures morales, en particulier « dans celledulivre VII, intitulée Élogedela pudeur » ? Ibid., p. 325-326. Et qu’y a-t-il de plus courant dans leurs écrits que la calomnie ? Le P. Brisacier n’a-t-il pas si odieusement calomnié les religieuses de Port-Royal que l’archevêque de Paris a dû condamner son livre ? Et n’ont-ils pas souhaité la damnation de leurs adversaires ? — Il répète des choses déjà dites ; mais eux profitent-ils des leçons reçues ? Condamnés, ils ont insulté « les savants chrétiens et l’Université tout entière » et, plus que jamais, ils ont imprimé « leurs méchantes maximes ». Ibid., p. 330-333.

P) 12° Provinciale (n. lxxxiii, ibid. : introd., p. 341360 ; texte, p. 361-387), datée du 9 septembre. En poslscriplum à la 11° Provinciale, Pascal annonçait qu’il répondrait « de belle façon » à un nouvel écrit où les jésuites l’accusent « d’imposture et d’intelligence avec les hérétiques ». En effet, tandis que le P. Annat contestait le miracle de la Sainte Épine dans le Rabatjoye des jansénistes, 16 p. in-4o, s. 1., le P. Nouët, — qui avait déjà écrit contre la Fréquente communion et qui attribuait à Arnauld les Provinciales, — avait édité une Réponse aux lettres que les jansénistes publient contre lesjésuites, 16 p. in-4o, s. 1., qui comprenait d’abord un jugement sévère sur l’auteur, « calomniateur, hérétique, haineux disciple de Calvin », puis la Première partie d’un ouvrage qui devait en comprendre quatre, mais ne sera pas achevé et qui est désigné sous le nom de : Les impostures, contenant les impostures et les supercheries avec lesquelles l’auteur de ces lettres a falsifié les passages des auteurs jésuites qu’il cite. Cette Ve partie établit six impostures ; après chacune un Avertissement signale quelque maxime ou action des jansénistes en contradiction avec leurs critiques. Un moment l’opinion et Pascal lui-même attribuèrent cet écrit à Desmarets de Saint-Sorlin ; cf. 15° Provinciale, t. vi, p. 210, n. 1, et 16*, ibid., p. 293. Nouët publia ensuite une Réponse à l’onzième lettre des jansénistes, 8 p. in-4o, s. 1.

Tandis que la Réponse à un écrit publié sur le sujet des miracles qu’il a plu à Dieu de faire à Port-Royal depuis quelque temps par une Sainte Épine de la couronne de Noire-Seigneur, 4-28 p. in-8o, s. 1., attribuée parfois à Pascal et qui est d’Antoine Le Maître, s’en prend au Rabat-joye, Pascal, dans la 12° Provinciale, s’efforce de réfuter par des textes les deux premières Impostures : que les jésuites dispensaient les riches de l’aumône et qu’ils favorisaient la simonie ; cꝟ. 6° et 5e Provinciales.

ꝟ. 13° Provinciale (n. lxxxvi, t. vi : introd., p. 3-18 ; texte, p. 19-43), datée du 30 septembre ; et 14e (n. xciv, ibid. : introd., p. 117-129 ; texte, p. 130-156), datée du 23 octobre. — Nouët ayant publié avec une Réponse à la douzième lettre des jansénistes, 8 p. in-4o, s. 1., la Continuation des impostures… 35 p. in-4o, s. 1., où il énumère treize impostures, Pascal, dans ces deux Lettres, réfutera les Impostures, 4e, 11e, 13e, 14e, 15e, 17e et 18e, ayant toutes trait aux maximes des jésuites relatives à l’homicide ; cꝟ. 7e Provinciale.

Entre la 13° et la 14° Provinciale paraîtra une Réfutation de la Réponse à la douzième lettre, 8 p. in-4o, s. 1. qui semble de Nicole.

S) 75e Provinciale (n. xevi, ibid. : introd., p. 167185 ; texte, p. 186-211), datée du 25 novembre ; et 16° (n. xcviii, ibid., introd., p. 225-254 ; texte, p. 255293), datée du 4 décembre.

Le P. Nouët a encore publié une Réponse à la treizième lettre, 8 p. in-4o, s. I., qui paraîtra un peu avant la 14° Provinciale ; puis la Seconde partie des impostures, en 2 recueils : 1° Impostures, 20 à 27 ; 2° Impostures, 28-29 ; enfin une Réponse à la quatorzième, lettre, 8 p. in-4o, s. 1. En même temps paraissait une Réponse générale à l’auteur des lettres qui se publient

depuis quelque temps contre la doctrine des jésuites, par le prieur de Sainte-Foy, prêtre théologien (le P. Moreli, Lyon, 64 p. in-4o.

Dans la 15° Provinciale, Pascal discute ces attaques. Il prend même l’offensive. « Puisque vos impostures croissent tous les jours », dit-il à ses adversaires, « et que les lecteurs hésitent entre nous, » je ne ferai pas voir seulement que vos écrits sont remplis de calomnies, mais « que votre intention est de mentir et de calomnier » et que « vous croyez pouvoir le faire sans déchoir de l’état de grâce ». Loc. cit., p. 188. Preuves : à Lyon, Puys, curé de Saint-Nizier, pour avoir rappelé à ses fidèles le devoir paroissial, fut dit par le jésuite Alby, « prêtre scandaleux et suspect d’impiété », et le même Puys, pour avoir expliqué ses paroles dans un sens favorable aux jésuites, fut exalté par le même Alby. Le P. Magni — celui du vide — pour avoir « réussi la conversion du landgrave de Darmstadt », fut calomnié par les jésuites, mais dans un vague prudent. Il leur répondit : Menliris impudenlissime ; et il eut raison.

La 16° Provinciale suit de près : on craint des mesures contre les impressions clandestines. Elle continue la réfutation des Impostures et répond au Port-Royal et Genève d’intelligence contre le Très Saint-Sacrement de l’autel, 113 p. in-4o, Poitiers, 1656, du P. Bernard Meynier.

d) 17° et 18° Provinciale : Nouvelles Provinciales dogmatiques. — a) Pourquoi ce retour en arrière ? « Les jésuites ne savent plus où ils en sont », écrivait Gui-Patin ; mais, le 23 décembre, le lieutenant-civil portait une ordonnance contre les impressions clandestines. Alors le syndic des libraires négocia une sorte de trêve entre les partis. Le P. Nouët, qui avait publié avant le 23 une Réponse à la quinzième lettre ne publia pas à ce moment sa Réponse à la seizième. Mais, à quelques jours de là, le prieur de Sainte-Foy (le P. Morel ) ayant publié une Défense de la vérité catholique touchant le miracle. Contre la réponse faite par Messieurs de Port-Royal à un écrit intitulé : Observations nécessaires, avec privilège du roi, 44 p. in-4o, Paris, et le P. Annat, La bonne foi des jansénistes en la citation des auteurs, reconnue dans les Lettres que le secrétaire du Port-Royal a fait courir depuis Pâques, 9-40 p. in-4o, Paris, la guerre reprit au début de 1657.

Le P. Annat disait : « Après leurs quinze Lettres, il y avait de quoi se contenter, quand nous n’aurions fait que répéter quinze fois : Ce sont des hérétiques. Cette position est inexpugnable. » La question se trouvait reportée sur le terrain dogmatique où Port-Royal sentait le besoin de se défendre. En février paraissent donc les Pauli Irensei disquisitiones duæ, 18 p. in-4o, s. I., de Nicole ; les Suffrages des consulteurs du Saint-Office (sur les Cinq propositions), que Nicole réimprimera en 1658 dans Wendrock et, le 19, la 17° Provinciale, datée du 23 janvier (n. c, ibid. : introd., p. 305339 ; texte, p. 340-373).

Dans cette Provinciale et la 18° on a voulu voir un retour de Pascal à la théologie thomiste et, par conséquent, à l’orthodoxie.

P) La 17° Provinciale est adressée, comme aussi la 18°, « au Révérend Père Annat, jésuite ». Pascal y proteste contre l’accusation d’hérésie : « Vous supposez que celui qui écrit les Lettres est de Port-Royal. Vous dites ensuite que le Port-Royal est hérétique et vous concluez que celui qui écrit les Lettres est déclaré hérétique. » Je n’aurai pas grand’peine à me défendre, ajoute-t-il ; renvoyant le Père à ses Lettres antérieures, il se contente de répéter : « Je ne suis pas de Port-Royal », et de protester qu’il veut vivre et mourir dans la communion avec le pape. T. vi, p. 343.

D’ailleurs, Port-Royal n’est pas hérétique. Il n’y a pas d’hérésie dans l’Église : tous les chrétiens condamnent les Cinq propositions avec Innocent X. Et, si quelques-uns nient que ces propositions se trouvent

dans Jansénius au sens condamné, où est l’hérésie ? On dira : le pape a déclaré que l’erreur des Cinq propositions est dans Jansénius. Oui, mais, du consentement de tous, jésuites compris, le pape n’est pas infaillible dans les questions de fait, où seule décide l’expérience. Ici, toutefois, il faudra dire, non pas : le pape s’est trompé sur ce fait, mais : les jésuites ont trompé le pape sur ce fait ; « ce qui n’apporte plus de scandale, tant on les connaît maintenant », p. 358.

y) La 18e Provinciale. — Coup sur coup, le P. Annat riposte par une Réponse à la plainte que les jansénistes /ont qu’on les appelle hérétiques et une Réponse à la a VIIe lettre des secrétaires de Port-Royal. Puis, chose plus grave, la bulle Ad sanctam, où Alexandre VII affirme que les Cinq propositions sont condamnées au sens de Jansénius dans l’Auguslinus, datée du 16 octobre 1656, affichée à Rome le 7 novembre, était reçue par le roi le Il mars 1657, 1e 17 par l’Assemblée du clergé qui élaborait un nouveau Formulaire à signer par les membres du clergé et les personnes en religion. Port-Royal tâchait de faire front. Arnauld terminait le 20 mars son Cas proposé par un docteur à M. l'évêque d’Alet touchant la signature du Formulaire arrêté le 17 mars 1657, 14 p. in-4° ; Œuvres, t. xxi, p. 18-46 ; le 24, Pascal sa 18e Provinciale (n. en, t. vu : introd., p. 3-22 ; texte, p. 23-38) ; le 26, Nicole sa Pauli Irenœi tertia disquisitio, 42 p. in-4o. Toutefois, ces trois brochures ne parurent qu’en mai : des négociateurs s'étaient interposés, les jansénistes offrant de garder sur le fait un silence respectueux. La négociation échoua, entre autres causes parce qu'à Mazarin le jansénisme servait d’arme contre Rome. « Il ne suffit pas, pour justifier Jansénius, avait écrit le P. Annat, de dire qu’il ne tient que la grâce efficace, parce qu’on la peut tenir en deux manières, l’une hérétique selon Calvin, qui consiste à dire que la volonté mue par la grâce n’a pas le pouvoir d’y résister ; l’autre orthodoxe selon les thomistes et les sorbonnistes, qui est que la grâce efficace par elle-même gouverne la volonté de telle sorte qu’on a le pouvoir d’y résister. » Pascal s’empare de cette distinction. Si, dit-il, l’erreur que les papes ont voulu condamner « sous ces termes du sens de Jansénius n’est autre que le sens de Calvin…, sans bulles ni brefs, tout le monde eût condamné cette erreur avec vous. » Jansénius et ses disciples ont, sur la grâce efficace, la doctrine de saint Augustin et de saint Thomas et, par conséquent, des nouveaux thomistes, parce qu’ils soutiennent contre Calvin le pouvoir que la volonté a de résister même à la grâce efficace et, contre Molina, le pouvoir de cette grâce sur la volonté. Au fond de tout cela, il y a une question de fait. Or, « les voies naturelles pour faire croire un point de fait sont de convaincre les sens et de montrer dans un livre les mots que l’on dit y être ». Que l’on montre donc dans Jansénius les propositions condamnées et au sens condamné ! Le pape s’est prononcé. Oui, mais, encore une fois, en matière de fait les papes ne sont pas infaillibles : l’histoire le prouve. Comme son prédécesseur, Alexandre VII ne s’est pas rendu compte par lui-même : sa bonne foi a été surprise. Comment s’en étonnerait qui connaît les jésuites et leurs maximes touchant la calomnie ? Enfin Pascal « substitue au formulaire, ditM. Gazierqui l’approuve, op. cit., p. 117, une admirable profession de foi qui vise Jansénius et Molina, Luther et Calvin, saint Augustin et saint Thomas. » Et Pascal affirme : « Catholiques sur le droit, raisonnables sur le fait, et innocents en l’un et l’autre », tels sont les jansénistes… Qui oserait s’imaginer qu’on fît dans toute l'Église tant de bruit pour rien, pro nihilo…, pour « un fait de nulle importance qu’on veut faire croire sans le monIrer ». Tout ce mal vient des jésuites qui font croire que « tout est menacé », p. 55.

8) Dans la 18e Provinciale, Pascal commence-t-il à se séparer de Port-Royal ? — Entré par surprise dans le jansénisme, Pascal s’en serait évadé, sous l’impulsion naturelle de son génie : la 17e et surtout la 18e Provinciale indiqueraient ce progrès ; cf. Giraud, Janssens, Cherulier, Maire, Bremond qui écrit : Histoire littéraire du sentiment religieux, t. iv, p. 321 : « Il a beaucoup changé d’une Provinciale à l’autre ; il s’est peu à peu rapproché de la pure doctrine catholique », et E. Jovy qui dit : Pascal inédit, t. ii, Les derniers sentiments de Biaise Pascal, in-8o, Vitry-le-François, 1910, p. 2-4 : vers la 17e Provinciale, « il semble s'être produit on ne sait quel revirement dans l’esprit de Pascal ». C’est « un tout autre ton, une tout autre théologie ; il se rapproche du thomisme, il proteste de son attachement pour l'Église et pourle pape. » — -Mais c’est dès la 11e Provinciale qu’il a pris un autre ton et c’est en collaboration avec Nicole et Arnauld qu’il a composé la 17° Provinciale que les jésuites ont attribuée à Arnauld, la 18e « dont la doctrine et souvent les expressions se retrouvent dans le Cas proposé à l'évêque d’Alet, dans la Seconde lettre a un duc et pair, et enfin dans la troisième Disquisition de Paul Irénée. En particulier, le jugement de Montalte sur la grâce suffisante des thomistes, demeuré sans le moindre changement de la 2e Provinciale à la 18e est celui que portait Arnauld dans l’Apologie pour les saints Pères. Pascal s’en est toujours tenu, dans la 18e Provinciale et dans ses autres écrits, à la théorie des deux délectations (concupiscence et grâce), interprétée dans le sens le plus strictement janséniste. » Laporte, Le jansénisme de Pascal, dans Revue de métaphysique et de morale, 1923, p. 264-265.

5. Pascal interrompt les Provinciales.

« Laissez l'Église en paix, disait Pascal au P. Annat à la fin de la 18e Provinciale, et je vous y laisserai de bon cœur ; mais pendant que vous ne travaillerez qu'à y entretenir le trouble, ne doutez pas qu’il ne se trouve des enfants de la paix qui se croiront obligés d’employer tous leurs efforts pour y conserver la tranquillité. » P. 58. Une 19e Provinciale était alors sur le métier, une 20e en vue ; d’un autre côté, le succès des Petites Lettres ne faisait que grandir. Or, brusquement, elles s’arrêtèrent.

D’après B. Jovy, loc. cit., p. 10 sq., Pascal aurait été las des coups reçus dans la polémique et éclairé par elle, d’autant que « les deux autorités suprêmes à ses yeux, le pape et le roi, s'étaient définitivement prononcées contre le jansénisme ». Mais, d’après ce qui vient d'être dit, ce travail intérieur est invraisemblable. — D’après A. Gazier, loc. cit., p. 106-107, et Les derniers jours de Biaise Pascal, in-12, Paris, 1911, p. 9-10, Pascal aurait cédé à des raisons de conscience : au moment de la communion pascale, Pâques tombant en 1657 le 1 er avril, il aurait senti la vérité de cette observation de M. Singlin et de la Mère Angélique, « que cette façon de défendre Port-Royal n'était pas conforme au précepte divin de l’amour des ennemis » ; il aurait obéi aussi à la prudence : on négociait une paix de l'Église et il ne fallait pas exaspérer les passions ; obéi à la suggestion du prieur de Sainte-Foy qui, dans sa Réponse générale, l’avait supplié de combattre, plutôt que les jésuites, « les restes de l’hérésie, les langues impies et libertines ». — Mais, vu ce qui s'était passéet cequi va suivre, étant donné que Pascal lutte toujours jusqu'à épuisement de l’adversaire, l’idée de cet autre travail intérieur est également inacceptable. Vraisemblablement la bulle Ad sanctam et la menace d’un nouveau formulaire obligeaient PortRoyal à trouver autre chose : refuser la bulle, PortRoyal y songea un moment ; la 19 « Provinciale eût justifié cette attitude. On s’arrêta à cette solution moins risquée et non moins efficace : annihiler la

bulle eu amenant le Parlement à en refuser l’enregistrement. Cf. G. Lanson, Après les Provinciales, dans Revue d’histoire littéraire, 1901 p. 4 et 5.

6. La lettre d’un avocat.

Dès le 19 mars, Arnauld, dans une Lettre d’un ecclésiastique à son évêque, touchant la signature du formulaire, 12 p. in-4o ; Œuvres, t. xxi, p. 182 sq., faisait cette menace : « Si ma voix ne peut être entendue de personne dans l'Église, l’on ne m'ôtera pas le moyen de remontrer au Parlement l’abus d’une procédure si singulière et si contraire aux canons de l'Église et à l’ordre de tous les jugements. Et il envoyait au Parlement des Mémoires manuscrits. Ibid., p. 61 sq. Puis parut la Lettre d’un avocat au Parlement à un de ses amis touchant l’inquisition que l’on veut établir en France à l’occasion de la nouvelle bulle du pape Alexandre VII, datée du 1 er juin 1657 (n. c, t. vu : introd., p. 177-197 ; texte, p. 198-218 ; appendice, p. 219-222). Attribuée à Antoine Le Maître, cette lettre, d’après G. Lanson, loc. cit., p. 5-12, est de Pascal, au même titre que les Provinciales. C’est un appel formel au gallicanisme du Parlement : la bulle ne décide pas seulement un point de doctrine ; « elle est le point de départ d’une nouvelle, inquisition ; d’ailleurs, elle est « toute pleine de nullités essentielles » au point de vue « du droit traditionnel », p. 205 sq. C’est même un appel au gallicanisme des évêques : la lettre parle, en elïet, « de la manière injurieuse » dont la bulle « a rabaissé l’ordre sacré de l'épiscopat », p. 209.

Cette Lettre mécontenta le nonce, amena l’arrestation de l’imprimeur et du libraire et fut brûlée le 25 juin ; mais il fallut un lit de justice, le 19 décembre, pour que le Parlement enregistrât la bulle.

5° Une suite des Provinciales : les écrits des curés et l’Apologie des casuistes. — 1. Avant l’Apologie (16561657). — Les Provinciales morales avaient ému les curés de Paris. Le 13 mai 1656, sous l’impulsion de leur syndic, Rousse, curé de Saint-Roch, ils décident de poursuivre ou les casuistes s’ils ne sont pas calomniés, ou, s’ils le sont, « le secrétaire de Port-Royal ». Le 30, un curé de Rouen, du Four, abbé d’Aulnay, part en guerre à son tour ; il se heurte au jésuite Brisacier ; les curés de Rouen prennent parti pour leur collègue, vérifient les textes, les jugent probants, et demandent, on l’a vii, à leur archevêque de condamner officiellement les casuistes. Jugeant la question d’intérêt général, l’archevêque la renvoie à l’Assemblée du clergé. Un Avis de messieurs les curés de Paris à messieurs les curés des autres diocèses de France sur les mauvaises maximes de quelques casuistes, avec la Requête de messieurs les curés de Rouen à Monseigneur leur archevêque et un Extrait des plus dangereuses propositions de la morale des nouveaux casuistes, in-4o, attribués à tort à Pascal, avertissent toute la France, ainsi qu’une Lettre des curés de Rouen sur leur procès contre les nouveaux casuistes, 16 p. in-8o. Après avoir vérifié les citations des Provinciales, les curés adressent un Second avis à Messieurs les curés de France, et dénoncent aux grands vicaires de Paris (Retz est en exil) et à l’Assemblée du clergé trente-huit propositions des casuistes. Cette assemblée se contentera d’ordonner, le 1 er février 1657, la réimpression des Instructions pour les confesseurs de saint Charles et condamnera la nouvelle morale dans une Lettre aux évêques de tout le royaume.

2. L’Apologie pour les casuistes.

Mais alors parut ce livre, 196 p. in-4o, s. 1., que l’on sut être du P. Pirot, du collège de Clermont, un ami du P. Annat. Résumant en cinquante-quatre objections tout ce que reprochaient aux casuistes les Provinciales et les Écrits des curés, Pirot leur répondait, soutenant formellement que les casuistes étaient dans le vrai sur chacun des points attaqués.

3. Après l’Apologie : les Écrits des curés et l’intervention de Pascal. — Ce livre était maladroit. Il créa un scandale. Des évêques qui n'étaient rien moins que jansénistes, tel le vénérable Alain de Solminihac qui l’appelle « monstre d’abomination », le condamnent comme exposant « la plus pernicieuse doctrine qui ait jamais paru dans l'Église ». Cf. L. Sol, Alain de Solminihac. Lettres et documents, in-8o, Cahors, 1930, p. 620, 623, 626-631. Les curés de Paris crient plus haut que tous. Le 7 janvier 1658, en synode, ils nomment une commission de huit membres chargés de poursuivre la condamnation de l’Apologie devant le Parlement, la Faculté de théologie et les vicaires généraux. Avant d’agir, leshuit jugèrent utile de publier un Factum sur la question ; ils s’adressèrent à Port-Royal et, le 25 janvier, Pascal terminait, dans les mêmes conditions que les Provinciales, un Factum pour les curés de Paris (n. ex, t. vu : introd., p. 259-277 ; texte, p. 278299). Revu par les commissaires, cet écrit parut en février. « Ce qu’il y a de plus pernicieux dans ces nouvelles morales, disait-il, c’est qu’elles ne vont pas seulement à corrompre les mœurs, mais à corrompre la règle des mœurs. » Cf. Pensées, fr. 894. « Ils substituent à la vérité morale qui ne doit avoir pour principe que l’autorité divine et pour fin que la charité, une morale toute humaine qui n’a pour principe que la raison et pour fin que la concupiscence et les passions de la nature », et cela « avec une hardiesse incroyable. Une action, disent-ils, est probable et sûre en conscience dès quelle est appuyée sur une raison raisonnable, ratione ralionali, ou sur l’autorité de quelques auteurs graves ou même d’un seul, ou si elle a pour fin un objet honnête. » Et, dans une énumération qui rappelle les Provinciales, l’auteur cite quelques applications de ces principes. Cette morale a été condamnée. Mais, alors que, jusqu’ici, les défenseurs des casuistes les disaient calomniés, l’Apologie, « avec un scandale et une témérité incroyables, avoue ces principes et les soutient comme sûrs en conscience ».

Ce Factum fut le premier de quinze. Les jésuites l’ayant réfuté, les curés, à qui Mazarin interdisait de porter la question devant le Parlement, la maintenaient devant la Faculté de théologie et les vicaires généraux, et publiaient un Second factum des curés de Paris pour maintenir le Factum par eux présenté à messieurs les vicaires généraux pour demander la censure de l’Apologie des casuistes contre un écrit intitulé « Réfutalion », daté du 2 avril, et qui semble de Pascal (n. exi, ibid..-introd., p. 303-307 ; texte, p. 308-327). Paraissent également de Pascal : le 5° du Il juin, Factum sur l’avantage que les hérétiques prennent contre l'Église de la morale des casuistes et des jésuites (n. exiv, ibid. : introd., p. 351-354 ; texte, p. 355-373) et le 6e, daté du 24 juillet, Factum où l’on fait voir par la dernière publication des jésuites (Le sentiment des jésuites sur l’Apologie, 8 p. in-4o, s. 1., qui est du P. de Lingendes ou du P. Annat), que leur société entière est résolue à ne point condamner l’Apologie et où l’on démontre par plusieurs exemples que c’est un principe des plus fermes de la doctrine de ces Pères de défendre en corps les sentiments de leurs docteurs particuliers (n. cxx, t. viii : ntrod., p. 35-41 ; texte, p. 42-63).

De ce moment date aussi un Projet de mandement contre l’Apologie, trouvé dans les papiers de Pascal (n. cxv, t. vu : introd., p. 377-379 ; texte, p. 380-391). On attribue aussi à Pascal un Factum par où les curés de Nevers, à la fin de juillet, demandent à leur évêque la censure de l’Apologie et le texte même de la censure épiscopale du 8 novembre (n, cxxi, t. viii : introd., p. 67-68 ; texte du Factum, p. 69-76, de la censure, p. 77-80 ; appendice, p. 81-112).

La Sorbonne condamnera, d’avril à juin 1658, plu2101 PASCAL. QUESTIONS POSÉES PAR LES PROVINCIALES 2102

Meurs propositions et, le 16 juillet, l’ensemble de l’Apologie, mais cette condamnation ne fut publiée que le 19 octobre et avec cette adjonction : « Cette censure ne signifie pas une approbation des Provinciales. Le 27 novembre, censure de l’Apologie par les vicaires généraux de Paris. Le 21 août 1659, un décret du Saint-Office, signé d’Alexandre VII, la condamne à son tour. Le général des jésuites n’avait pas attendu ce moment pour interdire à ses Pères de défendre le livre incriminé. Cf. Septième écrit des curés de Paris ou journal de ce qui s’est passé tant à Paris que dans les provinces sur le sujet de la morale et de l’Apologie…, 1659. Voir les extraits du 7e Factum. n. cxxi, Appendice aux écrits contre l’Apologie des casuistes, t. viii, p. 85-112 ; et l’art. Laxisme, col. 13-34.

6° Les Provinciales condamnées, 1657-1660. —.Jans le même moment les Provinciales elles aussi étaient condamnées.

Le 9 févrie- 1657, le parlement d’Aix condamnait « à être brûlé s » dix-sept Lettres, « imprimées sans nom d’auteur, i i d’imprimeur, remplies de calomnies, faussetés, suppo itions et diffamations contre la faculté de la Sorbonne, es dominicains et jésuites pour les jeter dans le mépris ». Ce sont les 16 premières Provinciales et une Lettic au P. Annal sur son écrit qui a pour titre : La bonne foi des jansénistes, du P. Fronteau, génovéfain. Cet arrêt fut connu à Paris en mars. N. ci, t. vi, p. 375-378.

Le 6 septembre, l’Index condamnait les 18 Provinciales " en langue française », la Lettre d’un avocat et les ouvrages d’Arnauld depuis la Lettre à une personne de condition, — la dernière était : Écrit sur la faillibililé des papes et des conciles louchant les faits non révélés, août, Œuvres, t. x, p. 705-718, — et défendait d’ajouter foi à la brochure Avis des consulteurs. N. cvii, t. vii, p. 231. Ce décret ne fut connu à Paris qu’en décembre.

Pourquoi les Provinciales furent-elles condamnées ? Arnauld, Difficultés proposées à M. Steyært, 1691, difꝟ. 94, 3e ex.. Œuvres, t. ix, p. 286, juge que ce fut parce qu’elles parurent sans nom d’auteur, sans approbation, ni indication d’aucune sorte, écrites en langue vulgaire et par là diminuant pour tous un ordre religieux. Mais les Écrits des curés rééditant en langue vulgaire les Provinciales ne furent pas mis à l’index. Ne serait-ce pas d’abord en raison du fond dogmatique des Provinciales ? Il est vrai que la traduction latine de Wendrock n'était pas atteinte.

Enfin, en septembre 1659, au passage du roi à Bordeaux, le parlement de cette ville, sollicité de condamner Wendrock qui avait du succès, demanda l’avis de la faculté de théologie qui déclara le livre exempt d’hérésie, 6 juin 1600. Le parlement se récusa donc, mais une commission de quatre évêques et de neuf théologiens désignés par le roi ayant jugé au contraire le livre, les notes et les disquisiiions qui l’accompagnaient infectés de l’hérésie janséniste, le 23 septembre, le conseil du roi condamna le livre à être brûlé. N. clx, t. x : introd., p. 15-18 ; texte, p. 19-21 ; appendice, p. 22-25.

Questions posées par les Provinciales.

1. Pascal

peut-il en être dit l’auteur ? — « Étant seul contre un si grand corps », disait Pascal aux jésuites, 12e Provinciale, t. v, p. 362 ; le P. Annat s'était moqué de cette plainte : autour du Secrétaire du Port-Royal, il voyait quarante solitaires au travail ; cf. t. vii, p. 7. Étant donnés la quantité des matériaux mis en œuvre, les problèmes soulevés, les nuances théologiques à préciser, la rapidité avec laquelle se succédèrent les Provinciales, de toute nécessité, quelle qu’ait été la puissance d’assimilation de Pascal, il eut des collaborateurs. « Pascal n’est guère, dit J. Laporte, La doctrine de la grâce chez Arnauld, avertissement, p.xii,

comme les jésuites ne se sont pas privés de le lui dire, qu’un secrétaire génial à la vérité : pour chaque lettre, l’idée directrice, le plan, les arguments, les citations et souvent les traits même ou les métaphores lui sont fournis par le cénacle dont il défend la cause, que tout le monde, en dépit de ses précautions, devine derrière lui, et qui, précisément en raison de cela, n’aurait garde de laisser passer dans des écrits si universellement répandus la plus petite phrase de nature à déformer et, par suite, à compromettre la vérité. » Ses principaux collaborateurs et guides furent Nicole et Arnauld, dont la Théologie morale des jésuites, extraite fidèlement de leurs œuvres, 1643, 2e édit., 1644. Œuvres, t. xxix, p. 74-172, lui fournit, en citations et en références, la plus grande partie de la matière des Provinciales. « Pascal n’eut à ajouter que des passages de casuistes édités après 1644, Diana, Caramuel, Lessius, que ses amis dépouillèrent et Escobar qu’il lut lui-même deux fois. » Lanson, Grande encyclopédie, art. Pascal ; cf. pour le détail, Michaut, Les époques de la pensée de Pascal, 2e édit., in-8°, Paris, 1902, p. 128, n. 1, et Brunschvicg, Introduction à chaque Provinciale : les Sources.

Pascal peut cependant être dit l’auteur des Provinciales, car, si les matières lui sont fournies, s’il est guidé, soutenu, contrôlé, il a mis en tout sa marque personnelle. « De quatre, réflexions éparses, dit G. Lanson, il a fait une cinquième lettre et d’une ligne et tienne, il a tiré trois pages foudroyantes de la dixième. «  lbid.

2. Pascal a-t-il usé de la restriction mentale ? — Il a dit : « Je ne suis pas de Port-Royal », 16e Provinciale, p. 258-259, 17e, p. 342. « Si toutes les Provinciales, dit Sainte-Beuve, étaient vraies comme cette assertion, il ne faudrait pas s'étonner que de Maistre ait mis à côté du Menteur de Corneille ce qu’il appelle les Menteuses de Pascal. Et Brunetière, Provinciales, Lettres i, iv, xiii et extraits, in-16, Paris, 11e édit., 1918. p. xiv : « Quand c’est Voltaire qui retourne ainsi leurs propres armes contre ses adversaires, on peut, si l’on veut, n’y voir qu’une feinte habile ; mais jamais je ne m’habituerai à pallier d’une semblable façon l'équivoque où Pascal a eu le tort de se jouer. » Semblable ment Havet, Les Provinciales, 2 in-8°, Paris, 1887, p. 212 : « Si Pascal n’est pas à la lettre et absolument de Port-Royal, il l’est par bien des points ; il l’est surtout par le cœur. S’abaisser à une telle équivoque doit affaiblir la force de son réquisitoire contre les restrictions mentales. »

Diverses explications ont été tentées dont aucune n’est satisfaisante : — Pascal se sentait tellement différent de Port-Royalqu’il pouvait dire en toute sincérité n’en être pas. Ainsi : Stapfer, Une contribution à l’histoire religieuse de Port-Royal, dans Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1908, p. 321 ; Jovy, loc. cit., p. 7 et 8. M. Blondel, Le jansénisme et l’anlijansénisme de Pascal, dans Revue de métaphysique et de morale, 1923, p. 144, dira encore : « Est-ce chez lui sentiment profond d'être autre que ses amis ? » Mais cette explication se heurte à ce fait que Pascal voulait être de Port-Royal et, qu’en fait, dans les Provinciales, il n'était guère que le secrétaire de Port-Royal.

C’est l'énoncé littéral d’un simple fait, disent quelques-uns, et non subterfuge. Ainsi A. Gazier, Histoire générale du mouvement janséniste, t. i, p. 74, fait sienne l’explication de Besoigne, Histoire de PortRoyal, t. iv, p. 158 : » On était de Port-Royal sans en être ; on en était étant d’ailleurs. Ce n'était qu’une confraternité de personnes dispersées, lesquelles ne se connaissaient même pas. » M. Brunschvicg, Œuvres, t. iv, p. xxxiii, n. 4, donne cette traduction qu’approuve J. Laporte : « Je ne suis pas de ceux auxquels on pense, amis ou ennemis, lorsque l’on parle de Port2103 PASCAL. QUESTIONS POSÉES PAR LES PROVINCIALES 2104

Royal. » Mais il ne faut pas oublier que Pascal fait précéder le : « Je ne suis pas de Port-Royal » du mot : « Je suis seul », qui est contraire aux faits.

Enfin G. Lanson, Après les Provinciales, loc. cit., p. 11, écrit : « Par la force de son imagination esthétique, il pouvait se croire de bonne foi dans un personnage fictif et il pouvait écrire sans mensonge, parce qu’il le dit au nom de son imaginaire Montalte, hors de nom par définition et sans nul engagement, ce qui, dit en son propre nom, serait mensonge ou eseobarderie. »

M. Spoerri, A propos de la sincérité de Pascal, dans Revue d’histoire littéraire, 1923, p. 311, explique, d’après le contexte dans la 77e Provinciale : n Du moment que la vérité est en cause, je me détache ici de ma propre personnalité ; c’est la vérité qui parle, ce n’est pas moi et la vérité n’est pas attachée à PortRoyal. »

3. La théologie des Provinciales. — a) Dogmatique.

-Elle exprime fidèlement la pensée de Port-Royal sur

la grâce et sur l’obéissance au pape. Voir col. 2155 sq.

b) Morale. — La critique pascalienne de la casuistique contemporaine procède de la doctrine morale de Port-Royal, « un rigorisme géométrique », a dit Remy de Gourmont, Le chemin de velours, in-8°, Paris, 1902, xiv, Le probabilisme.

Elle est « le contraire d’une morale indépendante », Giraud, Pascal, l’homme, l'œuvre, in-12, Paris, 1922, p. 187, et même d’une morale rationnelle. Étant donnée la corruption de la nature, c’est un renversement des choses, d’interroger sur la morale, comme sur la théologie, la raison humaine. Il n’y a pas de morale naturelle. La morale est positive. Ses principes sont ceux de l'Écriture, des Pères, surtout saint Augustin, en un mot, de la Tradition. Elle est donc absolue dans ses applications comme dans ses principes. Celui qui devait représenter l’humanité comme un seul homme allant de lumière en lumière n’admet, en morale, ni évolution, ni progrès. La morale d’aujourd’hui doit être celle des chrétiens des premiers temps. Cf. Comparaison et Pensées, fr. 904 : « Les anciens ont-ils donné l’absolution avant la pénitence ? »

Le caractère de cette morale est un ascétisme rigide. Aucune distinction entre conseils et préceptes. Un seul idéal, ou plutôt une seule règle pour tous les chrétiens. Étant donnés le dérèglement de ses appétits spirituels et sensibles et le mystère de l'élection divine, le chrétien doit vivre dans le sentiment du péché et dans une réaction permanente contre la concupiscence, c’est-à-dire contre l’attirance de son bien particulier : il doit détruire en lui-même ambition, amour, attachement aux jouissances terrestres et sentiment humain de l’honneur, ne tenir aucun compte des exigences de la vie économique et presque de la vie sociale, empêcher les affections légitimes d'être prédominantes.

Une action est bonne quand, en elle-même, elle est conforme à la règle posée par la Tradition ; mais il faut encore qu’elle soit accomplie avec une intention déterminée. C’est là une condition essentielle de la bonne action morale. Or, étant donné l’aversio mentis a Deo qui suit dans l’humanité déchue le péché originel, l’homme qui veut faire le bien ne peut avoir une autre fin que l’amour de Dieu. Mais cela suppose un renversement de la volonté par la grâce. Sans ce renversement, il ne peut y avoir ni amour actuel de Dieu, ni véritable observation des commandements, — sans la grâce, cette observation ne serait que pharisaïsme, — ni amour affectif des mystiques.

Il faut donc ne parler de l’influence de l’intention, qu’en ce sens seulement que l’homme agit ou sous l’impulsion de l’amour de Dieu, autrement dit de la grâce, ou sous l’impulsion de la concupiscence, autre ment dit de la nature déchue. Pas de nuances. En face d’un cas de conscience, — pour savoir quel devoir choisir et non quelle licence prendre, — le chrétien n’a que faire des raisonnements de la casuistique ; il n’a qu'à suivre l’impulsion de la charité, autrement dit de la grâce, parce que la charité est la condition du bon exercice de l’intelligence. Or, cette charité est propre à chacun : ses solutions n’ont rien d’une solution pour tous : Pascal supprime ainsi en fait la casuistique. L’on comprend aussi dès lors qu’il n’y ait pas de conciliation possible entre l’aversio mentis a Deo et la conversio ad Deum ; que l’ignorance du droit ou de la loi, conséquence de la concupiscence, n’excuse pas de la faute ; que Vattrition ne suffise pas pour le pardon des péchés, pas plus que pour le salut ne suffisent les pratiques dévotes sans un actuel amour de Dieu et sans pénitence.

4. Pascal et la morale des casuistes et des jésuites. — a) Du point de vue janséniste Pascal ne pouvait, à priori, accepter leur morale. - — « Des pécheurs justifiés sans pénitence, des justes justifiés sans charité, tous les chrétiens sans la grâce de Jésus-Christ, Dieu sans pouvoir sur la volonté des hommes, une prédestination sans mystère, une rédemption sans certitude. > Pensées, fr. 884. Pascal ne pouvait porter un autre jugement sur l'œuvre de théologiens partant de cette idée que, si la morale chrétienne est immuable en ses principes, elle doit, étant donnée l'évolution des sociétés, adapter ses applications aux conditions nouvelles des sociétés. Autrement dit, que les choses prennent, en face des principes, une autre valeur pratique ; de théologiens ayant de l’homme cette idée que la raison naturelle, en dehors de toute action de la grâce, est une lumière et que, dans l’appréciation morale des choses, elle a sa valeur, et aussi que l’homme est libre de son choix moral, d’une véritable liberté et qu’ainsi son intention immédiate, intrinsèque à l’acte, variable à son gré, peut faire varier, dans une certaine mesure, la moralité de ses actes, cf. Pensées, fr. 907 ; de théologiens jugeant enfin qu'étant donnée la rédemption, les conditions du salut doivent être plus faciles au chrétiennes sacrements ayant leur effet propre ex opère operato, et qu’ainsi il n’est pas nécessaire d’avoir expié ses péchés pour que l’absolution produise ses effets et que Vattrition suffit, cf. Pensées, fr. 923, et, qu’en dépit de la Neuvième Provinciale, « d’une ironie si intellectuelle et si féroce », Bellessort, Nos missionnaires…, dans Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1931, p. 365, les dévolions ont leur valeur.

b) D’autre part, il était inévitable que, dans ce travail d’adaptation et de renouvellement, dans le jugement sur la valeur morale des actes, des choses, les casuistes dépassent la mesure. — « On peut voir, dans les Provinciales, une arme de combat, dit le P. Mandonnet, O. P., La position du probabilisme dans l'Église catholique, dans Revue thomiste, mars 1902, p. 5 sq., mais on doit y reconnaître une protestation indignée du sens chrétien. » Et le P. Mandonnet rappelle les condamnations portées contre le probabilisme par Alexandre V 1 1 et Innocent XI. Il faut bien reconnaître, d’ailleurs, que la conscience et la théologie modernes approuvent le principe général de la casuistique en question. Ce qui a été condamné, ce sont les excès inévitables de la première application. En pareille matière il était impossible que tous les esprits trouvassent du premier coup la juste mesure. Tout particulièrement, avecl 'attention que les casuistes portent aux conditions intérieures de l’acte humain, à l’intention spécialement et à son influence sur la moralité de l’acte, ils fureul plus ou moins amenés à négliger la valeur morale des actes en eux-mêmes.

c) Mais Pascal n’a-t-il pas calomnié? — a. Les jésuites qu’il cite ? — Avant Nouët, les jésuites avaient accusé Pascal de citations fausses ; cf. Réponses aux 2105 PASCAL. QUESTIONS POSEES PAR LES PROVINCIALES

2106

Lettres provinciales publiées par le secrétaire de PortRoyal contre les RR. PP. de la Compagnie de Jésus sur le sujet de la morale desdits Pères, in-12, Liège, 1658, recueil de toutes leurs réponses avant 1658. Dans son arrêt contre les Provinciales, le parlement de Provence parle de « calomnies contre les jésuites ». Dans les Entretiens de Clitandre et d’Eudoxe sur les lettres du provincial, le jésuite Daniel soutient la même thèse. J. de Maistre, Œuvres complètes, 14 in-8°, Lyon, 18841886, t. iii, p. 61 sq., juge avec la plus extrême sévérité « les belles menteuses ». Chateaubriand dira : « Pascal n’est qu’un calomniateur de génie ; il nous a laissé un mensonge immortel », Études ou discours historiques, t. iv, 'ter des Œuvres complètes, édit. de 1831, p. 448 : il est vrai qu’en 1829, Lettre du 23 mars, il écrira : « Je suis obligé de reconnaître qu’il n’a rien exagéré », Revue des revues, t. xvi, p. 118. Dans son livre, Les Provinciales publiées sur la dernière édition revue par Pascal avec les variantes des éditions précédentes et leur réfutation consistant en introduction et nombreuses notes historiques, littéraires, philosophiques et théologiques, 2 in-8°, Paris, 1851, Maynard, textes en main, soutient que Pascal a calomnié les jésuites qu’il a cités. Rendant compte du livre Le chemin de velours, où Remy de Gourmont prend le parti des jésuites, P. Lasserre conclut, Pascal et les jésuites, dans Mercure de France, 1903, t. xlvi, p. 651 : « Comment ne pas présumer que toutes les maximes ineptes ou cyniques mises sur le compte des casuistes sont, pour plus que moitié, l’invention de Port-Royal ? Nicole et Arnauld font plaider un grand avocat sur des pièces truquées. Le grand avocat n’y regarde pas de trop près. Il renchérit de toute son insolence. » Cf. A.Feugère, Bourdaloue, in-12, 1874, p. 322.

Mais Pascal affirme solennellement : « Je puis dire devant Dieu qu’il n’y a rien que je déteste davantage que de blesser tant soit peu la vérité, que j’ai toujours pris un soin très particulier, non seulement de ne pas falsifier, ce qui serait horrible, mais de ne pas altérer ou détourner le moins du monde le sens d’un passage. » IIe Provinciale, t. v, p. 322. Cette attitude était prudente ; d’ailleurs, au début de la 72e Provinciale, après avoir relevé les accusations dont le chargent ses adversaires, il dit : o II n’est pas vraisemblable que, n'étant soutenu que par la vérité et la sincérité, je me sois exposé à tout perdre, en m’exposant à être convaincu d’imposture. »

Tous acceptent « la bonne foi de Pascal… en ce qui concerne l’exactitude et la fidélité de ses citations ». Chevalier, Pascal, p. 125. « On lui fournit des passages faux et tronqués qu’il employa sans vérification et sans contrôle, dit Maynard, loc. cit., t. i, p. 42. Il eût été ainsi calomniateur sans le savoir. — Mais il n’y a pas à tenir compte d’une historiette, bien connue : Mme de Sablé ayant demandé à Pascal s’il était bien sûr de tout ce qu’il disait dans ses Lettres, ce dernier aurait répondu : » C’est à ceux qui me fournissent des mémoires de prendre garde. » Sainte-Beuve, loc. cit., t. iii, p. 142, et t. v, p. 78. Elle est racontée par le jésuite Daniel dans ses Entretiens, ce qui permet à Voltaire d'écrire : « Pascal n’avait lu aucun des livres dont il se moque. » Éd. cit., t. xxvi, p. 302. Pascal, au fait, s’est privé de cette excuse quand il affirme : « On me demande si j’ai lu au moins tous les livres que je cite, je réponds que non…, mais j’ai lu deux fois Escobar tout entier… ; pour les autres, je les ai fait lire par de mes amis, mais je n’ai pas employé un seul passage sans l’avoir lu moi-même dans le livre cité, et sans avoir examiné la matière sur laquelle il est avancé, et sans avoir lu ce qui précède et ce qui suit, pour ne pas m’exposer à des erreurs reprochables et injustes. » Sainte-Beuve, loc. cit., p. 144.

C’est une question de textes. Des « falsifications » que

cite Maynard, voici les principales. Cf. Chevalier, loc. cit., p. 125, n. 1 :

4° Provinciale, p. 253 ; Maynard, t. i, p. 163, n. 1 ; citation de Bauny sur ce que l’ignorance du droit excuse du péché, arrêtée à une virgule, alors que la suite précisait « d’une manière fort raisonnable », dit Maynard, en quels cas cette ignorance peut exister. Mais les jan sénistes n’acceptent pas qu’en aucun cas l’ignorance du droit soit une excuse et Pascal veut simplemenl montrer qu’en cela ils sont d’accord avec Aristote. — 5e Provinciale, p. 307 ; Maynard, ibid., p. 233, n. 1 : la fatigue née du crime dispense-t-elle du jeûne ? Oui, fait dire simplement Pascal à Filiutius, alors que Filiutius dit qu’un tel homme aurait péché, « par la mauvaise fin qu’il s’est proposé ». « Pour le coup, s'écrie Maynard, voilà Pascal pris en flagrant délit de falsification. » Est-ce bien exact ? La réserve de Filiutius importe peu dans la question posée : facilité avec laquelle les casuistes dispensent du jeûne. — - Ibid., p. 313 ; Maynard, ibid., p. 243, n. 1 : d’après Pascal, Laymann autorise un docteur à donner à un cas de conscience une solution qu’il juge fausse, mais plus agréable à celui qui le consulte. Or, Laymann dit spéculativement fausse. Mais Pascal n’admet en aucun cas cette distinction de la spéculation à la pratique. Cf. 13e Provinciale, p. 32, où il s’appuie pour nier la distinction sur ce passage d’Escobar : « On peut en sûreté de conscience suivre dans la pratique les opinions probables dans la spéculation. » — 6e Provinciale, t. v, p. 34 ; Maynard, loc. cit.. p. 268, n. 1 : Pascal fait dire à Diana qu’il lui est loisible de soutenir comme probable telle opinion contraire aux décisions de trois papes, parce que la négative d’une opinion probable est probable elle-même. Or, Pascal commence la phrase à une virgule, omettant cette proposition : » ou ces réponses des papes ne sont pas authentiques », « omission coupable », dit Maynard. Mais cette omission ne change rien au sens général. — 7e Provinciale, ibid., p. 90 ; Maynard, ibid., p. 322, n. 1 : Pascal affirme que Iiurtado autorise, en telles circonstances, le duel. Or, si Hurtado dit cette opinion probable, c’est spéculative. On a vu plus haut pourquoi Pascal juge nul ce correctif. — 9 « Provinciale, ibid., p. 197 ; Maynard, ibid., p. 416, n. 1 : Pascal groupe des membres de phrases exacts, tirés de la Dévotion aisée et des Peintures momies du P. Le Moyne, de façon à rendre grotesque le dévot qui s’en tient à ces livres. — Ibid., p. 207-208 ; Maynard, ibid., p. 428, n. 1 et 430, n. 1 : Pascal insinue, d’une part, que le P. Bauny excuse de toute faute « certaines petites privautés », pourvu qu’il y ait honnête direction d’intention, alors que Bauny est beaucoup moins large ; d’autre part, l’accuse de soutenir que lis filles ont le droit de disposer de leur virginité sans l’aveu de leurs parents, alors que Bauny discute cette question : Les parents ont-ils le droit d’exiger une compensation en argent, quand leur fille s’est livrée ? 10e Provinciale, ibid., p. 256-257 ; Maynard, t. ii, p. 48 sq., n. 1 : d’une parole de Filiutius, Pascal conclut à propos des dispositions requises pour l’absolution : « ainsi les confesseurs n’auront plus le pouvoir de se rendre juges de la disposition de leurs pénitents, puisqu’ils sont obligés de les croire sur leur parole, lors même qu’ils ne donnent aucun signe suffisant de douleur ». Il ne tient pas compte de deux propositions qui précèdent, d’après lesquelles l’attitude passive du confesseur ne saurait être qu’exceptionnelle. Mais, avec les principes de Port-Royal sur le sacrement de pénitence, Pascal devait trouver criminel que, même une seule fois, fût autorisée une telle attitude du confesseur. — 10e Provinciale, ibid., p. 270 ; Maynard, ibid., p. 36, n. 1 : « La doctrine du P. A. Sirmond — sur l’obligation qu’il y a d’aimer Dieu — dit Maynard, bien que certainement fausse, a été dénaturée par Pascal. » Suivant un 2107 PASCAL. QUESTIONS POSÉES PAR LES PROVINCIALES

2108

procédé qui a ses inconvénients, Pascal se contente, en effet, de citer quelques phrases détachées, sans résumer la doctrine de Sirmond sur la question. — Ibid., p. 363 ; Maynard, ibid., p. 40, n. 1 et 2 : il s’agit de la théorie de Vasquez sur l’aumône qu’a exposée la 6'e Provinciale loc. cit., p. 30 (cf. Maynard, t. i, p. 255, n. 1), et où Nouët a relevé la 7 re Imposture. « Je n’ai fait, répond Pascal à Nouët, que tirer du texte de Vasquez les conclusions qu’en tire Diana. Mais vous approuvez Diana, parce qu’il traite "Vasquez de phénix et vous me condamnez parce que je ne professe pas la même admiration. » Or, il fait dire à Diana : « Si les riches sont obligés de donner l’aumône de leur superflu, il n’arrive jamais ou presque jamais qu’ils s’y voient obligés dans la pratique, sentiment très commode pour les riches. » Maynard fait remarquer, d’une part, que Diana a écrit « sentiment très commode pour les confesseurs des riches », et, d’autre part, que Diana ne parle que des nécessités communes. Mais ces correctifs ne changent rien à l’idée générale.

On pourrait ergoter encore contre Pascal ; mais ces inexactitudes, peu nombreuses, étant donnée la quantité des citations, — le seul Escobar est cité 67 fois, — ne sont pas telles « qu’elles altèrent la portée de l’argumentation », Chevalier, loc. cit., et « si Pascal eût voulu faire ses Provinciales plus fortes, dit Brunetière, loc. cil., p. xi, Escobar et les autres lui en eussent fourni de toutes les façons. »

Où se montre surtout sa volonté de pamphlétaire, c’est que « il tire légèrement à lui ; il dégage l’opinion de l’adversaire plus nettement qu’elle ne se lirait dans le texte complet ; …il aide volontiers à la lettre » SainteBeuve, loc. cit., p. 125. En d’autres termes, il fait rendre aux textes tout ce qu’ils peuvent rendre contre leurs auteurs ; consciemment il présente les opinions des casuistes dans un raccourci où elles apparaissent dans leurs derniers excès et non dans leur progrès lent et insensible. Cꝟ. 15' Provinciale, p. 33. Enfin, il met une certaine malice à citer les casuistes, Lessius, par exemple, non d’après son propre texte, mais d’après l’exposé qu’en fait Escobar qui n’est pas toujours exact. Il se fait même de cette pratique une arme contre les jésuites. « Vous m’accusez d’imposture, dit-il dans la 12e Provinciale, à propos de Lessius que j’ai cité. Mais je l’ai cité textuellement d’après Escobar. Je ne suis donc responsable en rien. S’il y a un imposteur, c’est celui de vos Pères qui m’attaque, ou bien c’est Escobar. » 12° Provinciale, p. 383.

b. Pascal a-t-il calomnié la Compagnie de Jésus ? — a) « Le livre portait sur un fondement faux. On attribuait à toute la société les opinions extravagantes de plusieurs jésuites espagnols ou flamands », a dit Voltaire, reprenant à sa façon un grief de la première heure exposé déjà par Nouët, par Bourdaloue et par le Père Daniel. Cf. Siècle de Louis XIV, c. xxxvii. Ainsi pense éga’ement J. de Maistre, Del' Église gallicane, t. I, c. ix. Pour le P. Brucker, les errements que condamne Pascal sont le fait « d’une demi-douzaine de docteurs, justement censurés parmi des centaines d’autres qui sont sans reproche et même en honneur dans l'Église ». Donc injustice envers l’ensemble. Cf. La Compagnie de Jésus en France, Paris, 1919. Brunetière n’accepte pas cette accusation : « Il y a plus de cinq ou six jésuites compromis dans les Provinciales, et plusieurs sont des lumières de l’ordre », dit-il. Loc. cit., p. xiv. Dans le mouvement général qui entraîne les casuistes, il est i névitable que tous soient plus ou moins entraînés.

Pascal, il faut le reconnaître, cite plus volontiers les casuistes déconsidérés comme Bauny, ou « incomplets et infidèles » comme Escobar. Cf. Maynard, loc. cit. t. i, p. 261, n. 1. Mais il se justifie de rendre la Compagnie responsable de tels personnages, en affirmant qu’une société est responsable des membres qu’elle n’a

pas désavoués, surtout celle-là. « Un si grand corps, dit-il, 5° Provinciale, p. 299, cꝟ. 9e, p. 195-196, ne subsisterait pas sans une âme qui règle tous ses mouvements, outre que tous ses membres ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l’aveu de leurs supérieurs. »

P) Si Voltaire exagère quand il dit : « On tâchait dans ces Lettres de prouver qu’il y avait, dans la Compagnie de Jésus, un dessein ferme de corrompre les mœurs ; dessein qu’aucune secte, aucune société n’a jamais eu et ne peut avoir », car Pascal a dit tout le contraire, 5e Provinciale, p. 298, Pascal est injuste quand il prête à la Compagnie « l’unique but de gouverner les consciences », autrement dit, de l’ambition et de l’intérêt. Ibid., p. 299. Comme on l’a vii, la Compagnie poursuivait un dessein tout autre : adapter le catholicisme aux hommes du temps. « La pensée très juste de Molina, était que, si la religion a été donnée aux hommes pour les sauver, il faut la rendre hospitalière… » Stapfer, loc. cit., p. 313. « Dans leur va-et-vient empressé et conciliateur entre les désirs de l’individu et la règle des mœurs, dit P. Lasserre, loc. cit., p. 657, pourquoi supposer que les casuistes, prêtres et religieux, aient été surtout mus de complaisance envers l’individu ? Celui-ci s'égayerait bien sans leur permission ; c’est du côté des mœurs de la société, de la religion qu’est tourné leur sens. Seulement, ils ne se donnent pas le ridicule de systématiser des principes pour une humanité idéale, abstraite. Ils acceptent l’immense moyenne des hommes, telle qu’elle est. » Pascal « a beau jeu, avait-il dit, p. 645. Il spécule dans la solitude comme Kant : Agis toujours de manière que la maxime de ton action puisse être érigée en règle universelle. C’est se donner à bon compte un air de vertu rigide. Je défie qu’il n’y ait pas tout de suite de distinction à faire », comme si, par exemple, l’intention n’avait aucune influence sur la moralité.

Y) Il est injuste encore de ramener l’idéal et le rôle des jésuites à être des casuistes relâchés, ou même simplement des casuistes. « Les jésuites ont eu, comme tous les autres ordres, des casuistes, dit Voltaire, répétant le P. Daniel … ; mais, de bonne foi, est-ce par la satire ingénieuse des Lettres provinciales que l’on doit juger de leur morale ? C’est assurément par le P. Bourdaloue, par le P. Chaminade, par leurs missionnaires. Rien de plus contradictoire que d’accuser de morale relâchée des hommes qui mènent en Europe la vie la plus dure et qui vont chercher la mort au bout de l’Asie et de l’Amérique. » Lettre au P. Latour, du 7 février 1746. Œuvres, édit. Beuchot-Garnier, t. xxvi, p. 428-429.

Peut-on d’ailleurs, a-t-on dit aussi, juger de la doctrine d’un auteur, à plus forte raison, d’un nombre considérable d’auteurs sur quelques citations choisies à dessein : « Quelle tête un peu réfléchie, dit P. Lasserre, à propos du traité De jure et justilia de Molina cité par Pascal, se croira en droit d’apprécier l’esprit, la méthode et les dessous d’un in-folio de deux mille pages, à deux colonnes, texte serré, sur huit à dix fragments dont le total ne fait pas même la moitié d’un alinéa de l’auteur ? Qui voudra juger une doctrine qui embrasse tout le droit, toute la morale, sur une douzaine de courtes formules, choisies par des adversaires passionnés. » Loc. cit., p. 644. L’on peut répondre cependant que, s’il faut vérifier les dires d’adversairts passionnés et s’il est injuste de conclure sans raison de quelques-uns à tous, il ne l’est pas de juger d’une doctrine morale par certaines conclusions auxquelles elle aboutit.

S) Injustice encore, a-t-on dit, de laisser croire que les excès de la casuistique fussent des seuls jésuites. C’est cependant logique, réplique Brunetière. Reprenant à son compte la pensée du Père casuiste à qui

Pascal fait dire : « Les casuistes des autres ordres sont les disciples de nos Pères », tel Diana, un théatin qui appelle notre Vasquez le Phénix des esprits, 5e Provinciale, p. 318, il écrit : « Qu’importe qu’il y ait des casuistes de toutes les robes, si nul ordre n’en a compté de plus nombreux, de plus accommodants, de plus justement fameux que les jésuites. » Loc. cit., p. xv. Toutefois, Voltaire remarque avec raison des opinions condamnables : « On les aurait discernées aussi bien chez des casuistes dominicains et franciscains, mais c’est aux seuls jésuites qu’on en voulait. » Siècle de Louis XIV, loc. cit.

5. Pascal a-t-il eu tort d’exposer en français les problèmes de la théologie morale ? — Oui, a-t-on dit, car c’est soumettre ces questions à des incompétents et faire prendre des discussions d'école pour de réelles manières de penser. Arnauld attribue en partie à ce fait la mise à l’index des Provinciales.

Mais, disait Pascal, dès la 3e Provinciale, p. 219, cf. ibid., n. 1, 2, 3, ce sont les jésuites qui ont les premiers porté les questions théologiques devant le public : en des dialogues d’enfants, dans une tragédie, en décembre 1653 dans un almanach, le lundi gras à Mâcon en une procession bouffonne, ils ont fait rire de la grâce efficace et de Jansénius. Ce n'étaient pas là des questions morales, fait-on remarquer, et le P. Bauny exposait en latin ses théories sur les droits des valets, « crainte, disait-il, que sues et connues du même peuple, elles ne lui baillassent sujet de quelques libertés non louables ». Somme, p. 47. Le latin cependant n'était pas alors réservé aux gens de métier et ce n’est pas pour rien que Nicole traduisait en latin les Provinciales. Si le Liber théologies moralis d’Escobar eut — avant 165C — quarante-et-une éditions, « à qui fera-t-on croire, demande Brunetière, loc. cit., p.xii, qu’elles ont été consommées par les seuls confesseurs ? » Puis, dit le même défenseur de Pascal, il y a dans les livres des casuistes plus que des exercices d'école, cela ressort de leur allure et de leur contenu et, d’ailleurs, « on ne saurait réserver à personne le privilège de traiter la morale. » Ibid., p. xxviii.

6. Les résultats des Provinciales.

a) Entreprises pour défendre Arnauld et Port-Royal, elles ne les ont pas sauvés.

b) Continuées pour perdre les jésuites, elles leur ont rendu le service d’arrêter leurs casuistes sur une pente malheureuse, mais elles leur ont fait un tort immense. Si elles n’ont pas fourni au xviiie siècle toutes ses armes contre eux, cf. Démonstration des crimes et attentats des soi-disant jésuites, 2 in-8°, Paris, 1763, et l’article Jésuites de l’Encyclopédie, ni au xixe siècle tous les éléments de la légende du jésuite, telle que l’ont faite les Eugène Sue et les Paul Bert, elles ont du moins commencé la déformation de l’idée de jésuite dans l’opinion. Cf. A. Brou, S. J., Les jésuites de la légende. Première partie. Les origines jusqu'à Pascal, in-12, Paris, 1906, c. x et xi.

c) « Sans faire des Provinciales quelque chose d’analogue au Tartufe et de leur auteur une sorte de précurseur de Voltaire », Brunetière, loc. cit., p. xxvi, on peut dire que les Provinciales ont nui à la religion et à l'Église. Elles ont montré quelles armes étaient puissantes dans la polémique religieuse ; sur ce point « Diderot et Voltaire sont les disciples de Pascal ». Lanson, loc. cit., p. 27. Il a été facile d'étendre à toute l'Église ses attaques contre les jésuites. D’autre part, en appelant des théologiens à la religion, les Provinciales ont grandi l’importance de la raison. Surtout, vu le mouvement libertin qu’a créé, pour des causes sociales, politiques et religieuses, et avec le progrès de la raison, l’humanisme littéraire et philosophique, les Provinciales, en combattant le molinisme qui sauvegardait le libre arbitre et le mérite humain et, réduisant au mini mum le rôle de la grâce, pouvait s’accorder avec les doclrines d’un Lamothe le Vayer, …en combattant la casuistique qui, « tournant la loi par la considération des espèces, a l’avantage de laisser théoriquement entier l’idéal chrétien », etqui.se préoccupant d’adapter la morale aux changements survenus dans les mœurs, tenant compte aussi, dans l’appréciation morale de l’acte humain, de tous ses éléments intérieurs et extérieurs, permettait une discipline qui pouvait convenir à l’honnête homme, les Provinciales mettaient les âmes en demeure de choisir entre deux contraires, entre le monde condamné et une Église où on ne peut vivre. Cf. Blanchet, L’attitude religieuse des jésuites, dans Revue de métaphysique et de morale, 1919, p. 477 sq, 617 sq.

d) « En s 'adressant au monde et sur le ton du monde, a dit Sainte-Beuve, loc. cit., p. 260, Pascal a hâté l'établissement de ce que j’appelle la morale des honnêtes gens. » Mais, si les Provinciales ont hâté cet établissement, c’est contre la volonté de leur auteur et bien indirectement. Au contraire, en insistant sur cette idée que « la religion n’est rien, si elle n’est pas le fondement de la vie morale et un principe actif d’amélioration intérieure », Lanson, loc. cit., p. 26, et en dénonçant le péril que courait la conscience chrétienne de sombrer dans le relâchement de l’hypocrisie dévote, non seulement, elles amèneront en France l’abandon de la casuistique en vigueur, mais « elles provoqueront l’apparition de tout un nouveau système de théologie morale dont l’autorité s’imposera à peu près exclusivement pendant deux siècles ». Degert, Réaction des Provinciales sur la théologie morale en France, dans Bulletin de littérature ecclésiastique de Toulouse, novembre 1913.

Les principales éditions des Provinciales après Pascal. — Cf. Maire, loc. cit., t. ii, p. 190 sq. Il faut signaler : l'édition en quatre langues : Les Provinciales traduites en latin par Guillaume Wendrock, en espagnol par le sieur Gratien Cordero de Burgos et en italien par le sieur Cosimo Brunetti, gentilhomme florentin, à Cologne, MDCLXXXIV, in-8°. Les Provinciales avec les notes de Wendrock traduites en français sur la seconde édition de 1660 (1679), s. 1., MDCXCIX (par Mlle de Joncoux), en réponse aux Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe ; — la première traduction allemande : Die Sitlen Lehre und Politique derJesuiten. Ersfer Theil, Verfassend Die Provinciales oder achtzen Briefe des Herrn Biaise Pascal, aus dem /ranzôsischen iiberseizt, s. 1. Zweiter Theil, verfassend die gehrime Instructiones der Jcsuiten zur Befôrderung ihres zeillichen Interesse gelreulich in deutsch iibersetzt, s. 1., in-8°, 1740 ; cl. I.. Weber-Silvain, Les Provinciales en Allemagne, Bulletin historique et scientifique de l’Auvergne, 1912.

Les principales réfutations des Provinciales après Pascal. — 1° Les jésuites, dit-on, pensèrent d’abord confier la tâche de réfuter Pascal à Bussy-Rabutin, cf. Sainte-Beuve, loc. cit., p. 221. Enfin, en 1694, l’un d’eux, le P. Daniel, provoqué par l'éloge littéraire des Provinciales qu’avait fait Charles Perrault dans son Parallèle des anciens et des modernes, publia sept Entreliens de Cléandre et d’Eudoxe, in-8°, Cologne (Rouen), dont voici la table des matières. II y en a sept : 1 er Enl retien : Lesujetet l’occasion de ces Entretiens. Histoire des Provinciales, p. 1-22 ; 2e Examen de la politique des jésuites, selon le système qu’en a fait Pascal, p. 22-56 ; 3e De la doctrine des opinions probables, p. 56100 ; 4e Sur le même sujet, p. 100-142 ; 5e Examen de la - 4' et de la 5e Provinciale, p. 142-196 ; 6e Examen de la l n Provinciale, sur la pureté du langage, le style, les règles du dialogue. Examen de la 6e Provinciale, p. 196282 ; 7e Examen de la 10e Provinciale, touchant le reproche que Pascal y fait aix jésuites d’enseigner que l’amour de Dieu n’est piint nécessaire au salul, p. 282-319 ; examen de la distinction di probable en pratique et du probable en spéculation, par rapport à la 7e et à la 13e Provinciale, p. 319-334 ; examen de la doctrine de la direction d’intention, par rapport à la 7e Provinciale, p. 334-342 ; examen de la doctrine des éqiivoq -es et des restrictions mentales, par rapport à la 9e Provinciale. — C'était trop tard : l’effet desProuincia/es était produit ; cf. Sainte-Beuve, ibid., p. 222. Le livre à peine paru fut retiré, puis supprimé : il attaquait Nicole-Wendrock, vieillard alors respecté de tous, et l’arche

vêque Harlay, d’accord avec le P. de La Chaise, avait voulu empêcher le retour des polémiques. Les Entretiens reparurent cependant sous le titre de Réponse aux lettres provinciales. Entretiens, qui eurent neuf éditions avant 1699 et furent traduits dans plusieurs langues. Le P. Petit-Didier, bénédictin, y répondit par une Apologie des Provinciales, 1697. Le P. Daniel riposta par ses Lettres de. M. l’abbé X… à Eudoxe ; Du Cerceau lui fit écho dans ses Lettres d' Eudoxe. Cette polémique amena Mlle de Joncoux à traduire Wendrock et… les Provinciales furent relues ! Cf. Sainte-Beuve, ibid. Sur les Entretiens, cf. Bayle, Dictionnaire, art. Pascal, et Lettres choisies, 2 in-12, Rotterdam, 1714, t. ii, lettre cxxi, p. 469-472.

Pour complaire à Fleury et au lieutenant de police, Ilénault, Voltaire émit le projet de réfuter les Provinciales ; il se contenta d’en faire les critiques que l’on a vues ; cf. Sainte-Beuve, ibid., p. 141, n. 1.

Au xix° siècle, l’abbé Maynard a tenté une réfutation définitive des Provinciales. Il a repris, en l'élargissant, le plan des Impostures. Son édition est précédée d’une introduction contenant l’historique de la polémique et les principes généraux de la discussion et, au bas de chaque page, « des notes relèvent toutes les erreurs et toutes les falsifications de détail ».

Remy de Gourmont, dans son Chemin de velours, l" partie, Pascal et les jésuites : 8° Les casuistes et la morale expérimentale, 12° Le probabilisme, fait à sa manière, uniquement rationnelle et philosophique, une réfutation des Provinciales.

III. L’Apologie ou les Pensées, (t.xii, xiii et xiv des Œuvres, = i, ii, iii, de la IIIe série). — 1° Origine ; 2° Publication et établissement du texte ; 3° Les problèmes du plan et de l’inspiration générale ; 4° Les sources ; 5° Analyse ; 6° Questions posées.

1° Origine. Quand et comment Pascal fut-il amené à cette Apologie '.' — En 1648, à Port-Royal, après sa première conversion, Pascal manifestait à M. Le Rebours sa confiance « dans le raisonnement bien conduit », pour démontrer ce qu’il faut d’ailleurs croire sans l’aide du raisonnement. Ayant mal saisi la pensée de Pascal, M. Le Rebours ne l’aurait pas encouragée, Œuvres, n. xx, Fragment d’une lettre à Mme Périer, du 24 janvier 1648, t. ii, p. 174. D’après M. Giraud, Pascal, l’homme…, p. 110, ce serait ici l’idée première de l’Apologie. Plus généralement, on fait de cette idée la conséquence de la seconde conversion, — l’Entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne, de janvier (?) 1655, n. lxvii, t. iv : introd., p. 23-25, texte, p. 25-57, serait une manifestation de cette idée, — ou, certainement, du miracle de la Sainte Épine : par reconnaissance, Pascal voudra exalter la religion qui court des dangers ; par conviction aussi, car la valeur démonstrative du miracle lui est apparue. Il travailla dès lors à Y Apologie dans la mesure où le lui permirent ses luttes pour Port-Royal et sa santé. Cf. SainteBeuve, toc. cit., p. 312-313 ; Brunetière, Manuel, p. 160. En 1658, à Port-Royal, Pascal exposera le plan qu’il conçoit alors pour cette Apologie. Cf. la Pré/ace de PortRoyal, t. xii, p. clxxx-cxcviii, et le Discours sur les Pensées de Filleau de là Chaise, ibid., p. cxcixccxxxviii.

Publication et établissement du texte.

N’ayant

pas eu, loin de là, « les dix années de santé » qu’il réclamait pour terminer son œuvre, Pascal laissa son Apologie à l'état de matériaux : des fragments sans ordre, sur des papiers en liasse. Cf. Original des Pensées. Phototypic… Texte imprimé en regard et notes par Léon Brunschvicg, in-fol., Paris, 1905, et Introduction aux Pensées, II" partie, Le manuscrit original, Œuvres, t.xii, p. xli, sq. Sur les manuscrits des Pensées, cf. Maire, t. iv, p. 93-94.

Dès 1662, la famille et les amis de Pascal envisagèrent la publication de l’Apologie, mais les Périer entendirent publier les fragments tels que trouvés : devant les résultats, ils reculèrent. Roannez et les amis de Pascal reprirent l’idée de la publier, mais entendirent

la publier telle que Pascal l’eût donnée, (d’après la conférence de 1658, évidemment), devant les difficultés ils reculèrent également. Le moment d’ailleurs eût été déplorable : on était au plus fort de la persécution contre Port-Royal, le silence s’imposait. De ces tentatives, il reste deux copies manuscrites plus ou moins ordonnées et plus ou moins complètes des Pensées.

En 1668, paix del'Église. Arnauld, et Nicole, assistés de trois amis de Port-Royal, Filleau de la Chaise qui a entendu la conférence de 1658, Du Bois de la Cour, un académicien, de Tréville, un bel esprit, tentent de réaliser l’idée de Roannez. Mais, en face de l’attitude des Périer qui tiennent à la publication intégrale, le comité se contente de grouper les fragments sous quelques rubriques très simples : pour début, Exhortation aux athées ; puis, Pensées sur la religion, ses marques, les rapports de la foi et de la raison, l’argument du pari et les preuves historiques : les Juifs, Jésus-Christ, Mahomet ; ensuite, Pensées sur l’homme, ses grandeurs et ses misères, présentées « comme le complément de la doctrine religieuse et qui tirent leur force de cette vue et non comme une introduction » ; Pensées sur les miracles, bien mises en lumière, et, pour finir, des fragments sans lien, sous ces titres : Pensées chrétiennes, Pensées morales, Pensées diverses. Prudents, les éditeurs supprimèrent les fragments ou expressions qui rappelaient les luttes antérieures ; hantés de l’idéal littéraire très gris de Port-Royal, pas entièrement pénétrés de l’exceptionnelle personnalité qu'était Pascal, cf. Lettre de Nicole à M. le marquis de Sévigné, t. xii. Pièces justificatives, iv, p. ccli, et Sainte-Beuve, toc. cit., p. 384, n. 1, ils modifièrent certaines expressions, certaines constructions et certaines images. Cf. Maurice Souriau, Pascal, collection des Classiques populaires. 1897, p. 132 sq. A la préface rédigée par Filleau de la Chaise et peut-être Du Bois, les Périer exigèrent que fut substituée une préface écrite par Etienne Périer, la Préface de Port-Royal qui vient d'être citée.

Telle est l'édition de Port-Royal. Elle est intitulée : Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets qui ont été trouvées après sa mort parmi ses papiers, avec privilège et approbation, in-12. Elle fut achevée d’imprimer le 2 janvier 1670 ; c’est l'édition princeps. De cette édition des exemplaires portent la date de 1669, mais ils sont incomplets : des pièces annexes manquent. Avec la Préface de Port-Royal et le texte des Pensées, les exemplaires de 1670 donnent, en effet, les approbations des censeurs, les évêques de Comminges, d’Aulonne, suffragant de Clermont, d’Amiens et des six docteurs désignés. Cf. t.xii, Pièces justificatives, ii, Texte des approbations, p. clivci, xi, ainsi qu’une fable des chapitres. Ils offrent aussi, avec les exemplaires datés de 1669, quelques différences de texte, d’ailleurs peu importantes, traces « dos derniers sacrifices exigés par les approbateurs », t.xii, Pièces justif. : n L'édition de 1669, p. clxxiii sq.. qui donne le texte de ces corrections. Des exemplaires, datés de 1670, portent l’indication Seconde édition. Cf. Maire, loc. cit., n. 7. Pendant qu’on achevait de les imprimer, en effet, l’archevêque de Paris, Péréfixe, manifesta le désir, odieux aux Périer et à Port-Royal, de voir insérer en tête de la seconde édition la rétracta tion (?) de Pascal mourant ; l'éditeur et Arnauld près surent alors la publication des exemplaires en voie d’impression et les qualifièrent de seconde édition, afin de mettre l’archevêque en présence d’un fait accompli. Cf. loc. cit., L'édition de 1669 et les éditions de 1670, p. clxxiv sq. ; Gazier, Les derniers jours de Biaise Pascal, in-12, 1911, p. 39 sq. ; Maire, t. iv, p. 25.

En 1672, paraîtra, en une brochure à part, la Préface écrite par Filleau de la Chaise, attribuée alors au seul Du Bois et où l’auteur rappelle la fameuse conférence

de 1658 avec un Discours, écho de Pascal également, sur les preuves des livres de Moïse, mais attribué, lui, , i Filleau, sous ce titre : Discours sur les Pensées de l. Pascal, où l’on essaye de (aire voir quel était son dessein. Avec un autre discours sur les preuves des livres <te Moïse, in-12, Paris, 1672. Cf. Maire, loc. cit., n. 9. (", es deux discours et un troisième, attribué aussi à Filleau et vraisemblablement aussi écho de Pascal, Qu’il y a des démonstrations d’une aulre espèce et aussi certaines que celles de la géométrie — réédité dans la Revue de métaphysique et de morale, 1923, p. 215 sq. — furent ajoutés dès 1678, à la plupart des éditions des Pensées. Cf. Maire, loc. cit., n. 19. Ces trois discours ont été édités sous le nom de Filleau de la Chaise, par V. Giraud, en 1922, dans la collection des Chefsd’œuvre méconnus.

L’édition de Port-Royal demeura l’unique pendant plus d’un siècle. En route, elle s’augmenta, à partir de 1078 où, en même temps que des trois traités de Filleau, elle s’accroît « de plusieurs pensées nouvelles ». (", f. Maire, ibid. En 1681, a Amsterdam, elle paraîtra augmentée de beaucoup de pensées et de la vie du même auteur. Il s’agit de la Vie écrite par Mme Périer. Un privilège avait été demandé pour cette publication en 1678, mais jusque-là les éditeurs n’avaient pas osé en user. Cf. Maire, loc. cit., n. 30. En 1711, le bénédictin Touftée entreprit un travail de revision qui n’aboutit pas. En 1728, le P. Desmolets, bibliothécaire de l’Oratoire, inséra au t. v de la Continuation des Mémoires de littérature et d’histoire, comme suite aux Pensées, V Entrelien avec M. de Saci, l’Art de persuader, les Réflexions sur l’amour-propre et ses effets et des Pensées choisies. Vers le même temps, Colbert de Croissy, évêque de Montpellier, janséniste notoire, publiait dans une Troisième lettre à M. de Soissons, 5 février 1727, à l’occasion du miracle opéré à Paris sur la paroisse Sainte-Marguerite, des « Pensées sur les miracles, en particulier sur ceux de Port-Royal ». Cf. Maire, loc. cit., n. 638. Sur le miracle de Sainte-Marguerite voir Gazier, Histoire du mouvement janséniste, t. i, p. 276 sq.

Dès 1776 on commence à s’écarter de l’édition de Port-Royal. Cette année-là, Condorcet publie, en les taisant précéder de l’Éloge de Pascal, ses Pensées de Pascal, nouvelle édition, corrigée et augmentée, in-8°, Londres, s. I. n. d. Il a eu sans doute entre les mains une copie primitive des Pensées, et il y a fait un choix en vue de ramener l’œuvre de Pascal à la philosophie ; il retranche ainsi à l’édition de Port-Royal, mais il y ajoute aussi ; aux pages 502 et 503, par exemple, se trouve inséré le Mémorial, qui est pour lui l’Amulette de Pascal. Il groupe les Pensées suivant un plan à lui et il les accompagne de notes, dont beaucoup sont les Remarques sur les Pensées de Pascal, publiées par Voltaire à la suite des Lettres philosophiques. En 1778, Voltaire donnera à Genève, avec de nouvelles Remarques, l’édition de Condorcet, sous ce titre : Éloge et Pensées de Pascal. Nouvelle édition, commentée, corrigée et augmentée par M. de ***, in-8°. Cf. Maire, loc. cit., n. 64 et 65. Surtout en 1779, dans la première édition complète des Œuvres de Biaise Pascal, 5 in-8°, La Haye (Paris), t. ii, l’abbé Bossut, qui avait consulté un des manuscrits primitifs, donnait une nouvelle édition des Pensées, avec des fragments inédits et dans un ordre personnel, où il s’inspirait à la fois de Port-Royal et de Condorcet. Cf. Maire, loc. cit., n. 67.

En 1835, paraîtra à Dijon, une édition conçue dans le sens de Roannez, qui n’a jamais été totalement perdu de vue : Pensées de Biaise Pascal, rétablies suivant le plan de l’auteur. Publiées par l’auteur des Annales du Moyen Age (Frantin), in-8°, Dijon. Cf. Maire, loc. cil., n. 101. Or, en 1842, dans son Rapport à l’Académie française sur la nécessité d’une nouvelle édition des Pensées de Pascal, lu les 1° avril, 7 er mai, 1 er juin,

DICT. DE THÉOL. CATH.

1 er août, paru la même année au Journal des savants (cf. Œuvres de Victor Cousin. Quatrième série. Littérature, nouvelle édition, 1849, 3 in-12, t. i, p. 103 sq. i. Cousin signalait les multiples insuffisances des éditions antérieures et la nécessité d’une édition authentique des Pensées, dont subsistait le manuscrit autographe. Ce fut Prosper Faugère qui donna cette édition : Pensées, fragments et lettres de Biaise Pascal, publiées pour la première fois conformément aux manuscrits originaux en grande partie inédits, 2 in-8°, 1844. Le t. I er comprend la Série des opuscules et Pensées diverses ; le t. ii, les Pensées constituant l’Apologir et que Faugère tenta de grouper « comme l’eût fail Pascal ». Cf. Maire, loc. cit., n. 120. Havet, en 1852, dans le cadre de l’abbé Bossut, donnait les Pensées… dans leur texte authentique, avec un commentaire suivi d’une étude littéraire, in-8°, mais dont la 3e édition, « revue et corrigée », 1881, Pensées de Pascal…, avec une introduction, des notes et des remarques, est rendue précieuse par son commentaire, auquel on ne peut reprocher que de s’inspirer trop d’un esprit opposé à celui de Pascal, et par ses tables. Cf. Maire, loc. cit., n. 127 et 151. En 1877-1879, Mobilier a recensé dans son édition « paléographique » la version de Faugère. Cf. Maire, loc. cit., n. 155. Enfin, en 1896, G. Michaul a donné une édition critique des Pensées avec les variantes des manuscrits et des éditions antérieures et dans le désordre même du manuscrit autographe : Les Pensées de Pascal disposées suivant l’ordre du cahier autographe. Texte critique établi d’après le manuscrit original et les deux copies de la Bibliothèque nationale avec les variantes des principales éditions…, in-8°, Fribourg (Suisse). Cf. Maire, loc. cit., n. 166. Depuis la grande édition des Œuvres de Pascal, par L. Brunschvicg, où les Pensées constituent une Troisième série, les dernières éditions françaises publiées sont celles de H. Massis, t. m et iv des Œuvres complètes, 6 in-16, Paris, 1926-1927, etcelledeF. Strowski, t. iii, des Œuvres complètes, 2 in-12, Paris, 19271930. Mais ces éditions ne dînèrent pas essentiellement des précédentes.

Le problème du plan.

1. Les documents sur la

question. — En dehors des Pensées on en compte cinq : le Discours sur les Pensées, de Filleau de la Chaise ; la Préface de Porl-Royal ; un résumé donné par Nicole dans son Traité de l’éducation d’un prince ; un plan de l’Apologie donné par Mme Périer dans le manuscrit de sa Vie de Biaise Pascal, non publié par elle, mais conservé par Besoigne, Histoire de Port-Royal, t. iv, p. 469, cf. Œuvres, t.xii, Pièces justificatives, t. iii, p. clxxx sq. ; et enfin l’Entretien avec M. de Saci.

Mais l’Entretien, « clef des Pensées », selon Havet, ne donne en réalité aucune lumière sur le plan d’ensemble. Il est l’exemple typique d’une méthode chère au Pascal des Pensées, la conciliation des contraires sur un plan supérieur, et offre quelques indications utiles : c’est tout. Mme Périer expose la façon dont Pascal entendait l’argument du miracle et donne un aperçu de sa méthode : ce ne sont là non plus que des indications. Quant aux plans de Filleau, d’Etienne Périer et de Nicole, ils ne concordent pas entièrement et de chacun l’on a contesté la valeur.

De ces trois documents, le Discours de Filleau est le plus important, non seulement parce qu’il est le plus étendu, mais parce que les port-royalistes du comité de publication, dont plusieurs avaient entendu l’exposé de 1658, l’avaient accepté comme préface aux Pensées. Mais L. Brunschvicg, qui n’accepte sur la question du plan aucun document extrinsèque, fait au Discours ces critiques : le plan s’y déroule à travers une série de complications ; Filleau l’a écrit huit ans après avoir entendu Pascal ; inévitablement, la pensée de Pascal a évolué de 1658 à sa mort : il a donc modifié le plan formulé en 1658. A ces critiques l’on répond :

T. — XI — 67

2115

    1. PASCAL##


PASCAL. LES PENSÉES, INSPIRATION GÉNÉRALE

2116

sous les complications de Filleau, il est possible de retrouver les lignes générales d’un plan ; « la parole de Pascal — tous les témoignages contemporains sont d’accord là-dessus — avait pour caractère de s’imprimer fortement et impérieusement dans la mémoire ; c’est ainsi qu’on a pu nous conserver les Trois discours sur la condition des grands », rédigés par Nicole, neuf ou dix ans après qu’ils furent prononcés, « et le célèbre Entretien avec M. de Saci ». Giraud, Filleau de la Chaise, Discours sur les Pensées, p. 202. Notes, p. 15 (3). Enfin, si un travail intérieur s’est produit en Pascal, les lignes générales indiquées par Filleau paraissent avoir été bien arrêtées en son esprit, d’autant plus que « les Pensées indiquent la marche de la méditation dans le sens même » de ces lignes générales. Cf. Janssens, La philosophie et l’apologétique de Pascal, tn-16, Paris, 1908, p. 94. « Le Discours…, écrit J. Chevalier, loc. cit., p. 165, n. 1, est un document de premier ordre », et V. Giraud. Revue bleue, 12 janvier 1922, p. 44, le dit, au témoignage de tous les pascalisants, « un document capital et celui peut-être qui nous offre la restitution la plus précise, la plus intelligente et la plus complète du dessein qu’avait conçu l’auteur des Pensées ».

Quant aux Pensées, elles offrent quelques indications, les unes générales : fr. 187, Ordre ; fr. 60, Première partie. Misère de l’homme sans Dieu ; Seconde partie, Félicité de l’homme avec Dieu… ; fr. 62, Préface de la première partie ; f r. 242, Préface de la seconde partie ; fr. 425, Seconde partie, Que l’homme sans la foi ne peut connaître le vrai bien, ni la justice ; les autres particulières : fr. 74, 291, 423, 433. Cf. Chevalier, loc. cit., p. 169, n. 2. Mais ce ne sont pas là des précisions suffisantes.

De l’ensemble des fragments, pour qu’une conclusion certaine pût être tirée, il faudrait être bien certain que tel fragment est de telle date, était destiné à V Apologie et non aux Provinciales, ou n’est pas une simple note de lecture, tâche évidemment impossible, ne serait-ce que par ce fait, que certains fragments ne sont qu’ébauchés.

2. Les solutions au problème du plan.

Sur les traces de Roannez, néanmoins, et d’après ces données, à la suite de Frantin et surtout de Faugère, plusieurs ont prétendu, avec plus ou moins de certitude et dans un détail plus ou moins grand, retrouver le plan même de Pascal : critiques, comme Sainte-Beuve, loc. cit., p. 418 sq. ; Vinet, Études sur Biaise Pascal, 4e édit., in-12, Paris, 1912, i, Du plan attribué à Pascal ; Maynard, Pascal, sa vie, son œuvre, son caractère, ses écrits, 2 in-8°, Paris, 1850 ; Nourrisson, Pascal physicien et philosophe, 2e édit., in-12, Paris, 1888 ; Hatzfeld, Pascal, collection des Grands philosophes, in-8°, Paris, 1901 ; Laporte, loc. cit., p. 267 ; éditeurs comme Astié, dans l’édition dite « protestante » des Pensées, 2 in-16, Paris et Lausanne, 1857 ; Rocher (chanoine), Pensées publiées d’après le seul vrai plan de l’auteur, in-8°. Tours, 1873 ; Molinier, loc. cit. ; Jeannin, Pensées…, in-12, Paris, 1883 ; Vialard (abbé), Pensées, in-16, Paris, 1886 ; Guthlin (abbé), Les Pensées disposées selon le plan primitif, in-8°, Paris, s. d. (1896). Cf. Maire, loc. cit., n. 144, 155, 158, 163, 164.

D’autres estiment vaine la tentative. « On ne restitue pas, disent-ils, ce qui n’a jamais existé, qu’à l’état de ruines », comme dit Chateaubriand ; les divergences entre les éditeurs « selon le plan de Pascal » le prouvent bien. Dès lors, les uns jugent possible de grouper les Pensées d’après le plan logique d’une Apologie religieuse au xvii c siècle, ainsi : Brunetière, Études critiques, Paris, 1885, Pascal, du problème des Pensées ; Boutroux, Pascal, 1900 ; Lanson, loc. cit. ; Droz, Éludes sur le scepticisme de Pascal, Paris, 1886 ; Giraud, Pascal, l’homme, et La vie héroïque de Biaise Pascal ; Janssens, loc. cit. ; Rauh, La philosophie de Pascal, dans

Annales de la Faculté de Bordeaux, 1892, n. 2, et Revue de métaphysique et de morale, avril-juin 1923.

D’autres ne tentent même pas cela. Plusieurs, comme Havet, jugeant « arbitraire » toute classification suivie des Pensées, s’en sont tenus au groupement artificiel de Port-Royal et de Bossut : ainsi, Gazier, Pensées, édition de Port-Royal, corrigée et complétée, Paris, 1907 ; Margival (abbé), Pensées, Paris, 1897. Cf. Maire, loc. cit., n. 173 et 167. G. Michaut, on l’a vii, qui donne, p. 88, un tableau comparatif des principaux plans proposés, a repris purement et simplement l’idée des Périer.

Le problème de l’inspiration générale.

Sur ce

point aussi, bien des divergences. Les Pensées sont « cette ébauche énigmatique sur laquelle les penseurs de tous les temps se sont penchés pour lui arracher un secret qu’elle a bien gardé ». Latreille, Joseph de Maistre et le jansénisme, dans Revue d’histoire littéraire, 1908, p. 421.

1. Les Pensées sont-elles l’expression d’un doute angoissé qui se fuit ? Un Pascal romantique. — Les Pensées montrent une volonté passionnée, angoissée même, de convaincre. Ce caractère, sensible surtout après la publication intégrale du texte, joint à la légende du pont de Neuilly, a fait imaginer un Pascal tragique, incrédule, torturé par le besoin de croire, mais incapable de se convaincre, croyant ensuite par l’imposition formelle de sa volonté, mais hanté par un doute épuisant. Les Pensées seraient son effort suprême pour sortir du doute.

C’est Chateaubriand qui a créé la légende d’un Pascal « qui douta sans cesse et qui ne se tira de son malheur qu’en se précipitant dans la foi ». Vie de Rancé, 1856, p. 400. Cf. Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. v, p. 214, qui rappelle ces mots de Chateaubriand sur Pascal : « Il s’est fait chrétien en enrageant ; il est mort à lapeine. Lutte du cœur et de l’intelligence. Son cœur parlait plus haut et faisait taire l’autre. C’est là sa vraie grandeur. » Mais c’est vraiment Cousin qui l’a répandue. « Sa raison, dit-il de Pascal, Des Pensées de Pascal, Paris, 1843, p. 158-161, ne peut pas croire, mais son cœur a besoin de croire. Le fond même de son âme est un scepticisme universel, contre lequel il ne trouve d’asile que dans une foi volontairement aveugle. Mais sa religion n’est pas le christianisme des Fénelon et des Bossuet, fruit solide et doux de l’alliance de la raison et du cœur…. C’est un fruit amer éclos dans la région désolée du doute, dans le souffle aride du désespoir. » Comme dit G. Brunet, Mercure de France, 15 juin 1923, Pascal poète, p. 591, tout le romantisme « se complut dans la propre image d’un Pascal assiégé par le doute, meurtrissant sa chair et son esprit rebelles pour les asservir à la foi » et ne trouvant pas le repos dans la foi.

Vainement, Vinet, loc. cit., c. vii, Du pyrrhonisme de Pascal, et appendice, Du livre de M. Cousin sur les Pensées de Pascal, Flottes, Études sur Pascal, Étude sur l’esprit de la foi de Pascal, in-8°, Montpellier, 1844, et surtout Droz, loc. cit., ont démontré que « le romantisme s’est trompé », comme dit G. Brunet, ibid. — Franck, Dictionnaire des sciences philosophiques, art. Pascal, Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, 1868, c. xiv. Sur le pyrrhonisme de Pascal, Saisset, Le scepticisme : Œnésidème, Pascal, Kant, 1865, ont repris avec plus ou moins d’atténuation la thèse de Cousin. Et en 1880, Lemaître, dans le sonnet connu de ses Médaillons, fait encore de Pascal un sceptique assoiffé de croyance et qui s’affaisse épuisé au pied de la croix ; en 1890, dans la Revue des Deux Mondes, t. v, ]). 761-795, Sully-Prudhomme, Le pyrrhonisme, le dogmatisme et la foi dans Pascal, dit la même chose ; en 1908, J. Latreille. loc. cit.. p. 421, se demande : « A quel prix cette âme a-t-elle conquis la foi ? Dans 18

cette agonie où se débat une intelligence sceptique, comment la foi a-t-elle vaincu ? » En 1923, dans la Revue de métaphysique et de morale déjà citée, M. de Unamuno étudiant La foi paseatienne fait de Pascal « un pyrrhonien » qui ne se résignait pas, « …qui avait besoin du dogme et le cherchait en s’abêtissant, qui a voulu se soumettre et qui n’a trouvé le repos qu’après la mort et par la mort », p. 348-349.

Or, fait remarquer G. Brunet, toc. cit., p. 577. s’il y a une certitude, c’est que Pascal croit sans la moindre hésitation. Déjà Havet, Pensées, t. i, Études sur les Pensées, p. viii, avait dit : « La vie de Pascal appartient à la foi tout entière. On ne saurait trouver dans cette existence si suivie un intervalle où on puisse supposer que la foi se fût retirée de lui. » Vinet, loc. cit., p. 77, après avoir parlé de l’édition Faugère, écrivait : < Mieux que jamais vous pouvez juger si Pascal avait de bonnes raisons d’être chrétien, mais à présent plus que jamais vous pouvez juger s’il l’était. » Et Remy de Gourmont, loc. cit.. qui va se demander ce qu’eût été Pascal « si, au lieu de se retirer à Port-Royal, il eût été rejoindre Descartes en Hollande », reconnaît qu’en fait, Pascal « n’est pas un homme qui se construit des preuves en rempart contre les assauts du doute. Il est assuré ; il a la foi ». Loc. cit., p. 152-154.

Mais alors comment expliquer le ton angoissé de Pascal ?

En 1910, "Barrés dans un livre sur l’Angoisse de Pascal, p. 82, disait : « L’elïroi de Pascal, c’est le silence éternel de ces espaces infinis », c’est le sentiment de la disproportion entre son intelligence « qui cherche la vérité totale » et les choses. « Cet éternel ignorabimus qui fait encore aujourd’hui soulîrir les hommes prédisposés à la grande curiosité, c’est proprement le mal de Pascal, o Le Mémorial est la réponse du ciel à son angoisse. C’est la vision qui commandera sa vie.

P. Valéry, Variation sur une Pensée, dans Revue hebdomadaire du 14 juillet 1923, p. 163-165, et dans Variété, p. 142-144, ne peut « s’empêcher de penser qu’il y a du système et du travail dans cette attitude parfaitement triste ». Il ne croit pas à l’entière sincérité « d’une détresse qui écrit si bien ». Sur l’attitude de P. Valéry à l’égard de Pascal, cf. J. Milon, Deux opinions sur Pascal, dans Revue d’histoire littéraire, janvier-mars, 1928, p. 1-22.

Mais Pascal ne parle jamais « par système », fr. 27, et il sait que « la vraje éloquence se moque de l’éloquence », fr. 4. Son langage lui est dicté uniquement par son tempérament fait d’imagination, de sensibilité et de passion, par sa foi et sa charité, « par les ressorts aussi qui font mouvoir le cœur de l’homme », fr. 15. Ici l’impression est plus forte, parce que dans l’Apologie les fragments sont isolés et non fondus. Mais, jusque dans les discussions mathématiques, il apporte une sensibilitépassionnée. « Dans cette intelligence fougueuse… connaître, c’est aimer. » Janssens, La philosophie et l’apologétique de Pascal, Paris, 1908, p. 266. Et dans l’Apologie, de quoi s’agit-il ? D’une chose où sa foi, son inspiration janséniste, son amour du Christ, centre de sa vie, lui donnent le désir passionné du succès et l’angoisse de l’échec. Il ne faut pas que le sang du Christ — telle goutte de ce sang — ait été versé inutilement pour telle âme. « Une idée de Pascal, dit M. Brunet, loc. cit., p. 598-599, ne se propose pas seulement de fairenaître desattitudes intellectuelles, mais d’obtenir des retournements de sensibilité, le retournement de tout l’homme. Dans chacune de ses idées, il semble que tout de lui palpite et saigne. » C’est ainsi que « ses Pensées sont le poème du cruel voyage humain dans l’ombre et l’affliction ». loc. cit., p. 590. Cf. P. Bourget, Études et portraits, t. i, 1889, p. 14-21.

2. Les Pensées sont-elles d’inspiration protestante ? — « Rien n’est plus faux, dit l’Encyclopédie des sciences

religieuses, art. Pascal, p. 245, que de peindre Pascal en proie à l’incertitude absolue, se jetant par désespoir et les yeux fermés dans les bras de la religion, mais ne parvenant pas, même au prix de ce suicide intellectuel, à y trouver la paix. » Mais il ne lui semble pas faux’de lire, dans les Pensées, les tendances fondamentales du protestantisme moderne. Pascal n’eût-il pas d’ailleurs un grand-père protestant ?

Vinet, tout en reconnaissant que Pascal est séparé du protestantisme par sa croyance à une Église visible et aux sacrements, par certaines aussi de ses Pensées, « où il est chrétien selon la norme de son Église et de son parti », juge qu’en d’autres fragments, il est « chrétien à sa manière », donc, dans la ligne du protestantisme : L’Église — autorité — n’est-elle pas « un hors-d’œuvre dans le système de Pascal ? » Et la doctrine, fondamentale pour Pascal, de « la foi du cœur » n’est-elle pas la doctrine protestante de la foi par le Saint-Esprit ? Pascal, « né dans la secte romaine et dans une secte de cette secte, y mourra. Mais, sans se séparer de la secte à laquelle on peut dire qu’il appartenait s’il la surpasse, le fond, chez lui, l’emporte sur la forme ; l’esprit distance le corps ». Loc. cit., t. v, De la théologie du livre des Pensées. Cf. C. Séquestra, D’un dualisme dans la pensée religieuse de Pascal, Montauban, 1895. Disciple de Vinet, Astié publiait, on l’a vii, en 1857, une édition des Pensées, où, suivant un de ses coreligionnaires, Rambert, qui étudiait cette édition dans la Bibliothèque universelle de Genève, mars, avril et mai 1858, il fait de Pascal, « bon gré, mal gré, un apologiste de sa façon et selon l’esprit de son école » et où le christianisme était démontré divin, « par la conscience humaine éclairée et consolée qui le déclare tel ». Sainte-Beuve, loc. cit., p. 616. Dans le Lien des 29 janvier et 12 février 1859, Frédéric Chavannes soutenait que, par leur jansénisme, les Pensées se rattachaient vraiment au protestantisme. Cf. Sainte-Beuve, ibid., p. 619. A. Sabatier, Esquisse d’une philosophie de la religion, Paris, 1897, tire également Pascal au protestantisme libéral. De même avait fait M. Gory : Des Pensées de Pascal, considérées comme apologie du christianisme et des conditions actuelles de l’apologétique, Laigle, 1883. M. Souriau, Pascal, p. 153, faisait écho à Sabatier : « Son interprétation du christianisme, disait-il de Pasca, est si personnelle comme forme, qu’elle paraît bien se. confondre avec l’individualisme en matière religieuse, c’est-à-dire avec le protestantisme. » En 1923, dans Foi et vie, l er -16 août 1923, P. Doumergue parlait de Jean Calvin prédécesseur de Pascal, et dans Évangile et liberté du 4 juillet de la même année, le pasteur Bertrand, par un détour, tirait Pascal à lui : « Pascal, disait-il, ne conduit à aucune Église en parti culier, mais seulement à Celui qui est la raison d’être de toutes les Églises. »

Pascal se fût indigné de cette annexion. Mais en pareille occasion, comme le dit Saint-Beuve, loc. cit., p. 619, « repoussés du centre (Borne), attirés et invités par-delà la frontière, la situation des jansénistes apparaît dans toute sa fausseté ». Toutefois si « entre Port-Royal et Genève », la distance paraît parfois courte à franchir, c’est « une illusion ». Sabatier, Esquisse, p. 247, et, comme le dit avec beaucoup de justesse un autre protestant, « il est vain d’essayer d’arracher Pascal au catholicisme ».

3. Les Pensées sont-elles une suite des Provinciales, autrement dit une apologie du jansénisme contre les adversaires de Port-Royal ? — C’est la thèse de M. Souriau : « L’esprit des Provinciales souille pius fort que jamais dans les Pensées », dit-il, loc. cit., p. 185, cet esprit qu’il avait acquis « sous la triple pression du milieu où il s’était transformé, du pamphlet qu’il avait composé et où s’étaient développées les tendances agressives de sa nature, des circonstances, enfin, qui

avaient développé en son esprit le germe de rancunes fécondes ». Ibid., p. 142. « S’il avait eu le temps de terminer son livre, Pascal, dans la partie dogmatique, aurait tenté de montrer dans les jansénistes les seuls vrais disciples de Jésus ; dans une partie agressive, il se serait acharné à convaincre le grand public, que les adversaires de Port-Royal n’étaient pas de véritables chrétiens. » Loc. cit., c. i, L’Apologie, § 2, Le jansénisme des Pensées, p. 142. Pourquoi ? C’est que « les Provinciales n’avaient pas produit, sur les jésuites, l’effet qu’il en attendait ». Ibid., c. ii, La polémique, S 1, Les jésuites, p. 184. « Il s’est même fait un jansénisme à l’image de son esprit absolu », dépassant le jansénisme de Port-Royal. Ibid., p. 175. Cf. J. de Maistre, De l’Église gallicane, I. I, c. ix : le Pascal « scandalisant même les jansénistes par ses exagérations », serait le Pascal des Pensées.

G. Allais a réfuté M. Souriau : Sur une nouvelle interprétation des Pensées de Pascal, dans Revue internationale de l’enseignement, 15 mars 1897, et il conclut, p. 7 : « Je demande s’il est bien équitable de réduire Pascal à ce rôle étroit et si peu sympathique de sectaire, d’ennemi systématique des jésuites, de fanatique haineux et militant ? »

4. Les Pensées, apologie du catholicisme selon Port-Royal. — Reste donc cette solution à laquelle s’arrêtent la plupart des critiques : les Pensées sont une apologie du catholicisme, et ceux à qui s’adresse Pascal, ce sont d’abord les libertins, ou, comme dit Etienne Périer, Préface de Port-Royal, loc. cit., p. 14, « ceux qui refusent de soumettre les fausses lumières de leur raison à la foi », puis les catholiques, qui ne vivent pas selon la pureté des maximes de l’Évangile. Mais la vraie foi n’est-elle pas celle de Port-Royal ? et parmi les mauvais catholiques auxquels s’adresse l’Apologie ne faut-il pas compter les adversaires de Port-Royal, les molinistes et les jésuites en particulier ? Sur cette question, les critiques se divisent. « )Les uns, MM.BIanchef, Blondel, Bremond, Chevalier, Giraud, Jovy, Maire, Slrowski, soutiennent que l’Apologie pascalicnne, dans son inspiration fondamentale, est affranchie de l’influence port-royaliste. Janséniste, dit M. Blondel, Revue de métaphysique et de morale, loc. cit., Le jansénisme et l’anti jansénisme de Pascal, Pascal l’a été plus qu’aucun autre », car « nul n’a plus senti que lui les raisons morales et les prétextes historiques du jansénisme. Mais antijanséniste, Pascal l’a été plus qu’aucun autre, si l’on considère le fond secret de la doctrine, les méthodes de pensée, le style même, les dispositions et les orientations ultimes de l’âme. » Son jansénisme « est superficiel, emprunté, occasionnel » ; … son antijansénisme, « inconscient d’abord et longtemps, est profond, personnel ». Si des formules ont parfois « la résonance janséniste », ces mêmes formules expriment « les vues les plus antijansénistes qui soient ». C’est déjà ce qu’a dit Vinet, pour faire des Pensées une apologie du protestantisme.

lui donnera-t-on comme preuves la très orthodoxe édition de Port-Royal ? Non. Sans dire, comme M. Souriau, loc. cit., p. 142 : « Il y a une telle falsification du livre de Pascal, que l’édition tendancieuse des jansénistes pourrait fort bien s’appeler Pensées de Pascal revues, corrigées et notablement afjaiblies, ou encore édition expurgée », il faut convenir que Port-Royal a voulu, à tout prix, des Pensées doctrinalement irréprochables. Ce passage, par exemple, d’après lequel un des approbateurs, l’évêque d’Aulonne, vante l’orthodoxie de l’Apologie : « Le corps n’est non plus vivant, sans le chef, que le chef sans le corps ; …toutes les bonnes œuvres sont inutiles hors de l’Église et de la communion du chef de l’Église », t.xii, p. clvi, est bien de Pascal, mais extrait d’une Lettre au duc de Roannez, t. vi, p. 216. Pourquoi l’a-t-on

inséré dans les Pensées, sinon pour en accentuer l’orthodoxie. « Le procédé est plus adroit que franc. » Souriau, loc. cit., p. 136.

Mais Pascal n’a pu vouloir que l’apologie du catholicisme qui était alors le sien. Or, au moment où il écrit ses Pensées, Pascal, insensiblement, par l’invisible travail de sa pensée, est arrivé au catholicisme pur et simple. C’est « une troisième conversion, suite et achèvement des autres ». De janséniste il est devenu lui-même et ainsi, dans les Pensées, pascalisme s’oppose à jansénisme.

La mort très catholique de Pascal prouvera cette conversion. « L’idée même d’une Apologie, la recherche d’une science et d’un art de la conversion n’est pas issue du jansénisme. Elle v échappe. Elle y remédie. » Blondel, loc. cit., p. 150-151. « Dans le détail de sa dialectique », Pascal, partant de thèses qui, prises littéralement, sont jansénistes, » s’élève à chaque moment et par chaque degré à une doctrine littéralement opposée ». Ainsi, thèses que celles-ci : « avant comme après la chute, la nature humaine est gouvernée par une concupiscence ou bonne, ou mauvaise », ibid., p. 151 ; « l’homme déchu est frappé de cécité sur sa propre fin et sur les vérités les plus essentielles », p. 152 ; « le vouloir humain est enchaîné à la concupiscence », p. 153… C’est que « la tendance du jansénisme, c’est de transposer en notionnel tout ce qu’il y a de plus réel, même dans la vie intérieure, dans la tradition historique et religieuse, dans l’expérience ascétique et mystique. La tendance de Pascal, tout au contraire, c’est de briser les cadres artificiels de toute idéologie, c’est d’atteindre au vif, au simple, à l’un », p. 150. Voir p. 159-161. Cf. Chevalier, Des rapports de la vie et de la pensée chez Pascal, dans Revue hebdomadaire, juillet 1923, p. 205-219.

b) D’autres critiques.au contraire, estiment que pascalisme et port-royalisme sont synonymes et que l’Apologie s’inspire de la même doctrine que les Provinciales auxquelles tout Port-Royal avait collaboré. Sainte-Beuve montre Pascal animé jusqu’au bout du même esprit que Saint-Cyran et Jansénius, « trois en tout et pour tout », constituant la vraie valeur de Port-Royal. Cf. loc. cit., p. 94 sq. C’est l’idée de Gazier, Brunschvicg, Laporte.

Pourquoi, demande J. Laporte, Pascal et la doctrine de Port-Royal, loc. cit., p. 265-266, un port-royaliste n’aurait-il pas écrit une apologie de la religion ? On ne peut dire que Pascal, écrivant son Apologie, aurait oublié son port-royalisme ; mais ses doctrines, en bonne logique, ne pouvaient le détourner de son œuvre, pas plus que ces mêmes doctrines n’empêchaient des prêtres de confesser et de prêcher. Comme la confession et la prédication, une Apologie pouvait être un moyen de la grâce efficace. « La preuve est souvent l’instrument de la foi. Fides ex uuditu », dira Pascal lui-même, fr. 218. On peut ajouter : son expérience personnelle instruisait Pascal de cette puissance mystérieuse du livre. Cf. La première conversion. Yïn travail de cette sorte est même un devoir pour le croyant. « Quelque méchants et mauvais que soient les hommes, nul ne peut dire qu’ils sont du nombre des réprouvés ou des élus : c’est le secret impénétrable de Dieu. Ce qui oblige de faire pour eux ce qui peut contribuer à leur salut. » Premier écrit sur la grâce, t. xi, p. 137138.

Dans son ensemble d’ailleurs, « l’argumentation de l’Apologie paraît bien être appuyée sur des principes qui, non seulement, ne répugnent pas au jansénisme, mais qui en sont tirés. Il serait aisé de multiplier les rapprochements entre telle ou telle vue de Pascal et certains textes de Nicole, d’Arnauld et de Saint-Cyran ». Laporte, ibid., p. 267-290. « Mais, outre cela, au-dessus

de tout cela, il y aurait lieu de considérer quelque chose de beaucoup plus important encore, qui est l’esprit même de Pascal. » Ibid., p. 290. De certaines idées communes à lui et à Saint-Cyran ou à Arnauld, Pascal fait sans doute « une application beaucoup plus étendue et plus profonde ». N’importe, « entre Port-Royal et Pascal, on peut discerner plus qu’une communauté d’opinion : une certaine parenté quant à la manière de penser ». P. 291.

Enfin, ce que l’on appelle la troisième conversion de Pascal repose sur une fausse interprétation des textes et des faits.

Et J. Laporte conclut, p. 304 : « Pascal ne se laisse pas séparer de Port-Royal. »

Et il semble bien qu’il ait raison. Voir plus loin, La théologie et La philosophie de Pascal.

5° Les sources des Pensées. — Pascal tire moins des livres que de son expérience, de sa connaissance des âmes et de la vie. « On n’ôtera jamais à Pascal cette maîtrise en la science de l’homme, qui est un privilège dans la famille des grands esprits, ce sens admirable des conditions concrètes de notre nature et des options qu’elles exigent. » Maritain, Pascal apologiste, dans Revue hebdomadaire, juillet 1923, p. 187.

Toutefois, les Pensées supposent un fond de connaissances acquises. On a vu quelles avaient été la première éducation de Pascal et la première orientation de ses travaux. Mais depuis, et en la compagnie de Méré, et dans le milieu de Port-Royal, et en face des tâches qu’il acceptait ou s’imposait : Provinciales, Écrits sur la grâce, il s’était appliqué à acquérir ; en face de l’Apologie, il s’y applique plus encore et avec ce but précis. Les Pensées révèlent en lui une connaissance approfondie de l’Ancien et du Nouveau, Testament, cf. J. Lhermet, loc. cit. Mais connaît-il les Pères ? Évidemment il connaît à fond l’Augustinus et, dans son enfance et sa jeunesse, Etienne Pascal lui a fait connaître les Pères, comme on peut les connaître à cet âge. Mais a-t-il lu saint Augustin dans ses œuvres et a-t-il approfondi cette première connaissance des Pères ? M. de Saci, dans l’Entretien, l’admire de ce que, n’ayant point lu les Pères, il a trouvé les mêmes vérités qu’ils avaient trouvées et de ce qu’il se rencontre avec saint Augustin. Mais l’Entretien est de 1055 et l’on a vu l’importance exclusive que le jansénisme donne à la Tradition. Jusqu’à quel point donc a-t-il comblé cette lacune ?

Il est d’autant plus difficile de le savoir qu’il a pu s’aider « de répertoires comme celui de M. de Luynes, cet ami de Port-Royal, Sentences tirées de l’Écriture et des Pères, par M. de Laval, cf. É. Baudin, Revue des sciences religieuses, janvier 1924, Chronique d’histoire de la philosophie moderne, p. 106. « Rien ne donne à penser qu’il ait lii, ni saint Thomas, ni Duns Scot, ni Suarez, ni même aucun des anciens docteurs augustiniens vers lesquels aurait dû l’orienter son propre augustinisme. » Jd., ibid., p. 105. Il n’aime pas en effet la scomstique, comme savant ; cf. Caillât, loc. cit., vi, Pascal adversaire des péripatéliciens, et il partage l’animosité de Port-Royal contre son intellectualisme, sa confiance en la raison, sa méthode rationnelle et ses synthèses théologiques ; comme Port-Royal, à la théologie rationnelle, il préfère la théologie positive qui fait connaître la Tradition. « J’ai déjà bien reconnu deux ou trois fois que vous n’êtes pas bon scolastique », lui dit le Père casuiste, -5e Provinciale, p. 315. Est-il au courant de tout ce travail religieux de son temps qu’ont exposé H. Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, t. m et iv, et P. Pourrat, La spiritualité chrétienne, t. iv, Les temps modernes, car il y a alors en France d’autres écoles que Port-Royal et l’école adverse ? Il connaît, cela est certain, le Traité de l’amour de Dieu de saint François de Sales et les ouvra ges où Bertille et quelques-uns de ses disciples, fidèles à Paugustinisme, combattent le molinisme et l’humanisme dévot. Des apologies de son temps, il a lu le Pugio fidei christianorum ad impiorum perfidiam jugulandam et maxime judirorum, de Raymond Martin, dont Joseph de Voisin vient de donner une édition, Paris, 1651, le De verilate religionis christiamr liber, de Grotius, 1636, dont Mézeraꝟ. 1619, et Beauvois, 1659, ont donné des traductions ; sans doute des apologies secondaires qui s’inspirent de ces critiques. Cf. fr. 715. Mais il est diflicile d’admettre, quoi qu’on en ait dit, qu’il ait connu les apologies de peu de valeur que publiaient, en 1666, Jean Belin et Beurrier, curé de Saint-Étieniie-du-Mont. Cf. Vulliaud, Du nouveau sur Pascal, dans Mercure de France, 15 novembre 1923, p. 106-129, et Maire, t. iv, p. 9-10.

Des philosophes anciens, en dehors d’Épictète, il ne parait avoir qu’une connaissance superficielle ou vague. « Il fait d’Épictète et de Montaigne les représentants et les porte-parole de toute la spéculation antique, réduite elle-même, non moins sommairement, aux débats du dogmatisme et du pyrrhonisme. » Baudin, loc. cit., p. 104. Il possède en revanche Montaigne, le maître de ces libertins qu’il combat et, par lui, l’Apologie de Raymond Sebond, si opposée à celle qu’il rêve. Il connaît Pierre Charron, Hobbes et son De cive ; enfin rien ne lui échappe de la pensée cartésienne.

Peut-être enfin connaît-il plus d’auteurs profanes que l’on ne dit ordinairement. Cf. R. Harmand, Les Pensées de Pascal et le De conlemptu mundi de Pétrarque, dans Revue d’histoire littéraire, 1904, p. 104-108.

Analyse.

Remarque préliminaire.  — Toute

apologie dépend de ceux auxquels et le s’adresse. Celle-ci dépend donc des libertins.

Dans la première moitié du xviie siècle, en eflet, malgré le triomphe officiel de la réforme catholique, se constate un courant de libre pensée, né de l’humanisme d’abord littéraire, puis philosophique des xv «  et xvie siècles, et favorisé par les guerres de religion. « Pendant tout le xvie siècle, dit M. Bréhier, Y a-t-il une philosophie chrétienne ? dans Revue de métaphysique et de morale, avril-juin 1931, p. 151, on voit la pensée osciller entre deux partis opposés : un rationalisme antichrétien et une foi chrétienne antirationaliste. D’un côté, les Padouans ; de l’autre, Montaigne ; …l’un et l’autre parti s’accordant à séparer complètement la pensée philosophique de la religion ; l’un qui aboutit à une construction rationnelle incompatible avec la religion ; l’autre qui ne peut voir dans une raison débile un adversaire sérieux. » Pascal qui a vécu dans l’intimité de Méré, les connaît bien, les libertins de son temps, ces hommes du monde qui sont, en philosophie ou en religion, les disciples des Padouans, Pomponazzi, Cremonini, Cardan, Vanini, Giordano Bruno, Campanella, et qui ont appris d’eux à mettre en doute les preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme, le miracle et donc la divinité de Jésus-Christ et à faire de leur raison la mesure des choses, ou des Français comme Rabelais, Bodin, Charron, dont la Sagesse, 1601, détruit l’apologie des Trois vérités, 1597, et surtout Montaigne. Cf. Strowski, Pascal et son temps, 3 vol. Paris. 1910-1913, t., De Montaigne à Pascal ; Charbonnel, La pensée italienne au XVIe siècle et le courant libertin. Paris, 1919 ; Busson, Les sources et le développement du rationalisme dans la littérature française de la Renais sance, Paris, 1922, et L’influence du De incantationibus de Pomponazzi sur la pensée française, dans Revue de littérature comparée, 1 929, p. 308-347. A ces in fluences, se sont ajoutées celle de Descartes, qui a fait tout ce qu’il pouvait pour donner à sa philosophie un caractère chrétien, mais qui a exalte la puissance et l’indépendance de la raison, rendu quasi inutile le Créateur cl

totalement sa Providence, celles aussi de la critique historique qui s’établit, de la critique biblique qui s’inaugure et aussi des découvertes géographiques qui font voir autrement les religions et l’humanité.

Ces libertins, honnêtes hommes, sont bien différents des incrédules vulgaires et vicieux dont Fr. Lachèvre a étudié les œuvres et la vie et qui publiaient les Quatrains du déiste, 1622. Mais ils sont loin encore des philosophes du xviiie siècle ; non seulement ils n’ont pas de ceux-ci l’esprit agressif contre le catholicisme, mais on ne saurait, à proprement parler, leur attribuer un système philosophique nettement déterminé. Ils sont sortis des croyances traditionnelles et la plupart éprouvent la plus tranquille indifférence à l’égard de ces croyances qui n’ont plus pour eux ni valeur ni intérêt. Comment accepteraient-ils encore la déchéance originelle et l’impuissance morale de l’homme, quand ils savent la hauteur morale de l’âme antique, telle que l’a faite la sagesse stoïcienne, ou la nécessité d’une révélation, quand ils voient de leurs yeux la puissance créatrice de l’homme et son savoir ? Vraiment l’homme n’a que faire du surnaturel : il se suffit à lui-même. Sa raison lui fournit l’explication du monde sans création et lui fixe un idéal moral qui n’a pas besoin d’un au-delà mystique pour être très haut ; dans sa volonté, il trouve, sans la grâce, la force de cet idéal. S’ils ont une religion, ce n’est que le déisme.

Or, Pascal veut non seulement convaincre ces libertins de leur erreur, mais les ramener à la foi, les jeter aux pieds de ce Jésus-Christ dont ils croient n’avoir pas besoin ; ou plutôt, il en est certain, il ne peut vraiment les convaincre que par le retour à la foi, et ce retour dépend de Dieu : « Les vérités divines sont infiniment au-dessus de la nature, Dieu seul peut les mettre dans l’âme. » Art de persuader, t. ix, p. 271. Mais la grâce a ses instruments : une apologie peut être un de ces instruments. Mais la grâce a sa voie : « Dieu a voulu que les vérités divines entrent du cœur dans l’esprit et non de l’esprit dans le cœur », ibid., p. 272 : l’apologiste s’efforcera donc d’abord de provoquer dans les âmes une bonne volonté que seule la grâce y établira d’une manière efficace, puis passera à la démonstration. Pourquoi s’en étonner ? Dans les sciences humaines qui intéressent l’ordre moral, il faut certaines dispositions morales pour que ces dispositions apportent la certitude. Cf. Filleau, Qu’il y a des démonstrations d’une autre espèce et aussi certaines que celles de la géométrie.

De là, cette pression passionnée que Pascal va faire non seulement sur l’intelligence du libertin, mais sur son âme tout entière qu’il connaît à fond. De là aussi, et parce que sa charité l’éclairé, il prendra pour point de départ, non pas Dieu : Dieu n’intéresse pas cet incrédule, mais l’homme lui-même : de l’homme il s’élèvera à Dieu.

    1. PREMIÈRE PARTIE##


PREMIÈRE PARTIE. — PRÉPARATION 1>E L’AME A RECEVOIR LA DÉMONSTRATION DE I.A VÉRITÉ CHRÉ-TIENNE.

Introduction.

Il faut être insensé pour n’examiner

pas la question de la religion.

fl n’y a que trois sortes de personnes : les unes, qui suivent Dieu, l’ayant trouvé ; les autres qui s’emploient à le chercher, ne l’ayant pas trouvé ; les autres qui vivent sans le chercher, ni l’avoir trouvé. Les premiers sont raisonnables et heureux (cf. Mémorial, « Joie, joie… » ) ; les derniers sont fous et malheureux ; ceux du milieu sont malheureux et raisonnables. » Fr. 257. Pascal écrit moins pour ceux-ci : la lumière n’est pas loin d’eux (cf., fr. 553, Le mystère de Jésus. « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé » ), que pour « ces fous et malheureux », les libertins qui ne cherchent même pas Dieu. Ils sont irritants à la fin. « Sur toutes les autres choses », ils s’inquiètent ; sur cette seule question, « où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout » : y a-t-il un Dieu et avons-nous une âme immortelle ? ils demeurent indifférents. Et ils se vantent de l’être : c’est « monstrueux ». — Nous avons interrogé notre raison ; elle ne nous a pas éclairés. — Étudiez la religion, elle vous donnera des réponses précises.

De ces indifférents, les uns affectent leur indifférence, mais ils ne l’éprouvent pas ; on leur a dit « qu’elle était dans les belles manières du monde et ils l’ont cru ». Qu’ils y réfléchissent : leur attitude est « opposée à la simple honnêteté » et en réalité « éloignée de ce bon ton qu’ils cherchent ». Qu’ils renoncent donc à cette attitude et cherchent Dieu de tout leur cœur, à travers ces pages qui sont écrites pour eux. Les autres sont de véritables impies. Qu’ils lisent du moins ce qui suit : « quelque aversion qu’ils y apportent, peut-être rencontreront-ils quelque chose. » Fr. 194 et 195.

2° Il y a un problème de l’homme que seule résout la religion de Jésus-Christ. — 1. Le problème de l’homme. L’homme se résume en contradictions. — a) L’homme est loin de se suffire à lui-même. Sa misère sans Dieu. — L’homme se suffit à lui-même et la vie à elle-même. L’homme trouve dans sa raison la lumière nécessaire, dans sa volonté, la force morale utile ; ses instincts lui sont une loi sûre de vie individuelle et sociale et son savoir, toujours en progrès, lui permettra d’améliorer toutes choses indéfiniment. Voilà ce que disent les libertins. - — Tout cela n’est qu’illusion, répond Pascal.

a. L’homme dans la nature. Effrayante disproportion. - Que l’homme se considère d’abord au milieu des

choses, dans l’univers. Comme Pascal l’a déjà dit dans VEsprit géométrique, t. ix, p. 270, l’homme se verra entre l’infininient grand où « son imagination se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir », et par lequel il se sentira écrasé, et l’infiniment petit, au terme duquel un esprit travaillant « sans fin, sans repos », ne peut arriver ; dans ce « raccourci d’atome », il trouvera toujours « une immensité », tandis qu’en face il se verra « un colosse, un monde », et il sera dérouté. Gardera-t-il alors sa belle assurance et ne sera-t-il pas « effrayé de lui-même » ? Fr. 72.

b. Combien sa puissance de connaître est insuffisante.’— Il ne connaît le tout de rien. Qui comprend, domine. Pour supprimer l’effroi, il n’y a qu’à comprendre. Oui, mais vous n’y pouvez prétendre. Comment arriveriez-vous à comprendre les principes des choses, autrement dit, « leur double infinité », et dès lors « à connaître le tout » ? « Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature. » Nous sommes « incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument ». C’est tout. Ibid.

Et, parce qu’il ne peut connaître le tout, l’homme ne peut même connaître « les parties avec lesquelles il a proportion ». Tout se tient, en effet, « toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes » ; la loi de continuité empêche « de connaître la partie sans connaître le tout ». Si l’homme d’aujourd’hui connaît plus que ses ancêtres, qu’il ne s’enorgueillisse pas : « il est toujours infiniment éloigné de tout », comme sa vie, durât-elle « dix ans davantage », n’en est pas moins « infiniment éloignée de l’éternité ». Ibid.

D’ailleurs, l’homme trouve en lui-même un obstacle à connaître vraiment. Les choses « sont simples en elles-mêmes et lui composé de deux natures. Au lieu de recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités ». C’est ainsi que les philosophes « confondent les idées des choses et parlent des choses

corporelles spirituellement et des choses spirituelles corporellement ». Ibid.

Et lui-même moins que le reste. Lui qui aurait tant besoin de se connaître, car « quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela sert à régler la vie », fr. 66,

ilest à lui-même le plus prodigieux objet de la nature ». Il ne sait « ce que c’est qu’un corps et encore moins ce que c’est qu’un esprit, et, moins qu’aucune chose, comme un corps peut être uni à un esprit ». Fr. 72. Même dans « les choses de sa force » et « où son intérêt propre » est le plus engagé, fr. 73, à quoi arrive-t-il ? Voici la question du souverain bien, du bonheur par conséquent, question primordiale : « L’un dit que le souverain bien est en la vertu, l’autre… en la volupté ; l’un en la science de la nature, l’autre en la vérité… l’autre en l’ignorance totale, …les vrais pyrrhoniens en leur ataraxie, d’autres plus sages pensent trouver un peu mieux. Nous voilà bien payés. » Fr. 73.

Enfin, dans la connaissance, l’homme est le sujet de puissances trompeuses, comme le libertin doit le savoir de son maître Montaigne :

de la coutume : « ces principes naturels », à qui nous attribuons « une nécessité naturelle, » sur lesquels nous éditions notre connaissance et réglons notre vie, que sont-ils sinon « nos principes accoutumés » ? Ils expriment des rapports habituellement perçus. Nécessaires ? Qu’en sait-on ? « La nature nous dément » bien des fois. Une différente coutume nous donnera d’autres principes naturels, cela se voit par expérience. » La coutume, la coutume héréditaire a la même puissance que la nature. Fr. 91 et 92. « L’homme est proprement omne animal. » Fr. 94. La coutume se fixe en lui « comme la chasse dans les animaux ». Fr. 92. On a dit : « La coutume est une seconde nature. » Ne serait-il pas aussi juste de dire : Ce que nous appelons nature est « une première coutume ». Fr. 93. Il en est de même des notions « de nombre, d’étendue, de mouvement » et des propositions de la géométrie : notre âme les perçoit dans notre corps, dans les choses et, comme elle ne voit rien qui y contredise, « elle raisonne là-dessus et appelle cela nature, nécessité et ne peut croire autre chose ». Fr. 89, 95, 233.

de l’action réciproque des sens et de la raison. « Ces deux principes de vérité mentent et se trompent à l’envi. Les sens abusent la raison par de fausses apparences », et « cette même piperie qu’ils apportent à la raison, ils la reçoivent d’elle à leur tour. Les passions de l’âme abusent les sens et leur font des impressions fausses. » Fr. 83.

de l’imagination plus encore. Pour Pascal « cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours », dicte tous nos jugements de valeur. Elle < dispense la réputation, donne le respect et la réputation aux personnes, aux lois, aux grands » ; elle assure l’autorité du magistrat, du roi.. « Elle fait la beauté, la justice, le bonheur qui est le tout du monde. » Fr. 82, 84.

de la volonté’surtout, c’est-à-dire des inclinations de l’âme dont l’amour-propre est le fond. Encore si la volonté del’homme était saine ! et Pascal entend parla, les inclinations de l’âme. La volonté est, en effet, « un des principaux organes de la créance ». Fr. 99. Disposant de l’attention, elle détermine, à son gré, les jugements d’une raison « ployable à tous sens ». Fr. 274. Or, elle est sous la domination de l’amour de soi dont les trois concupiscences sont les trois formes. « Les choses sont ainsi vraies ou fausses », suivant qu’elles flattent ou non nos inclinations. Fr. 99. « Notre propre intérêt est ainsi un merveilleux instrument pour se crever les yeux agréablement. » Fr. 82. Conséquences : « Il n’est pas permis au plus équitable homme du monde d’être juge en sa cause. » Fr. 82. « L’homme

conçoit une haine invincible contre la vérité qui le reprend et le convainc de ses défauts. » Fr. 100. « Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. On nous traite comme nous voulons être traités ; nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte. » Et plus nous sommes puissants, plus il en est ainsi : « Un prince sera la fable de toute l’Europe ; lui seul n’en saura rien… L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie et en soi-même et à l’égard des autres », par amour-propre. Ibid.

Faussent également nos jugements : nos préjugés, c’est-à-dire « nos impressions anciennes et les charmes de la nouveauté » et non les faits, on l’a vu à propos du vide, fr. 82 et 98 ; les jugements d’aulrui : « il est difficile de proposer une chose au jugement d’autrui sans corrompre son jugement par la manière de le lui présenter. » Fr. 105.

Conclusion. « Nous souhaitons la vérité ». Or, « l’homme est si heureusement fabriqué qu’il n’a aucun principe du vrai et plusieurs excellents du faux. » Après cela, que l’on parle encore de la puissance de la raison ! que l’on dise encore que science et philosophie suffisent ! « Une lettre de la folie de la science humaine et de la philosophie. » Fr. 74. « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences : Descartes. » Fr. 76. « Descartes inutile et incertain. » Fr. 78.

c. Ordonné au bonheur, l’homme est incapable de le trouver. — « Tous recherchent d’être heureux. C’est le motif de toutes les actions des hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre. » Or, « tous se plaignent : princes, sujets, nobles, roturiers, vieux, jeunes… de tous les pays, de tous les temps, de tous les âges, de toutes les conditions. » Fr. 425. Cf. fr. 437.

C’est que d’abord l’homme est incapable, de déterminer le souverain bien, son vrai bien. C’est la conséquence de son impuissance de connaître. Que l’on n’objecte pas les solutions du sens commun : elles ne tiennent pas devant la critique philosophique : « Recherche du vrai bien. Le commun des hommes voit le bien dans sa fortune et dans les biens du dehors ou au moins dans le divertissement. Les philosophes ont prouvé la vanité de tout cela. » Fr. 462. Mais qu’ont trouvé les philosophes ? i 280 souverains biens I » Des philosophes l’ont même placé dans le suicide, fr. 361, et en réalité « tous n’ont fait que suivre une des trois concupiscences ». Fr. 461.

C’est ensuite que l’homme est travaillé par la contradiction intérieure. « C’est un sujet merveilleusement vain et ondoyant que l’homme », disent les Essais, I, n. « On croit toucher des orgues ordinaires en touchant l’homme, dit Pascal ; ce sont des orgues à la vérité, mais bizarres, variables, changeantes. » Fr. 111. C’est que « rien n’est simple de ce qui s’offre à l’âme et l’âme ne s’offre jamais simple à aucun sujet ». Fr. 112. Et « que de natures en celles de l’homme » ! Fr. 116. Aussi aspirons-nous toujours à un autre état « que nos désirs nous figurent heureux, parce qu’ils joignent à l’état où nous sommes, les plaisirs de l’état où nous ne sommes pas ». Mais, « dans ces plaisirs, nous ne serions pas plus heureux, parce que nous aurions d’autres désirs ». Fr. 109. Un homme se plaint de l’agitation de sa vie ; « qu’on le mette au repos », fr. 130, il sera encore plus malheureux. Le vainqueur regrette le combat ; « ainsi dans le jeu, ainsi dans la recherche de la vérité. » Fr. 135, cf. fr. 375.

La science même ne saurait satisfaire l’homme : « J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites, dit Pascal ; le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. » Il se mit ensuite à l’étude de l’homme et il vit « qu’il yen a encore moins qui l’étudient que la géométrie… N’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir

et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux ? » Fr. 144.

Une preuve /rappanle de celle impuissance, c’esl le besoin de divertissement. « Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos. Il sent alors …son abandon, son vide. Incontinent, il sortira du fond de son âme, l’ennui. » Fr. 131. D’autre part, notre condition, « lorsque nous y regardons de près », nous apparaît « si misérable que rien ne peut nous consoler ». Se divertir est un moyen de sortir de soi-même. Mais « l’homme est si vain, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir. » Fr. 139. « Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils, d’où vient qu’à ce moment il n’est pas triste ? On vient de lui servir une balle, et il faut qu’il la rejette à son compagnon. » Fr. 140. Il en est « qui font sur cela les philosophes et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre », mais ceux-là ne connaissent guère notre nature. « Les hommes ne cherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi. » Fr. 139.

d. L’homme aspire au bien et à la justice, mais il est incapable d’y atteindre. — Ce désir du bien universel est « naturel à l’homme puisqu’il est nécessairement dans tous et qu’il ne peut pas ne le pas avoir ». Fr. 425.

Mais il est incapable de savoir comment il doit vivre. Car ce bien universel, ce souverain bien d’où dépendent morale et justice, autant que bonheur, il ne saurait le déterminer, on vient de le voir.

Et, quand bien même il l’aurait déterminé et connaîtrait ainsi la loi de sa vie, il serait encore incapable de vertu, ne pouvant agir que pour l’amour de soi : « La nature de ce « moi » humain est de n’aimer que soi. » Fr. 100. Ainsi « tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie ». Fr. 458. Que l’on n’objecte pas la vertu des païens qu’exaltent.Montaigne, Charron, La Mothe le Vayer ; ni que « des philosophes ont dompté leurs passions », fr. 349 : « ce que peut la vertu d’un homme, ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par son ordinaire », fr. 352, car, quoi qu’en aient dit les stoïques, « on ne peut pas toujours, ce qu’on peut quelquefois », fr. 350 ; « ces grands efforts d’esprit, où l’âme tourbe quelquefois, sont choses où elle ne tient pas », fr. 351 ; « ce sont des mouvements fiévreux que la santé ne peut imiter. » D’ailleurs toute la sagesse antique ne peut être qu’une contrefaçon ; elle est corrompue par le moi « qui se fait le centre de tout ». Fr. 455. Et même, « le lieu propre à la superbe est la sagesse ». Fr. 460.

Mais l’honnête homme prétend bien commander à sa superbe et dominer son moi. Illusion. « Le moi est haïssable ; vous, Miton, vous le couvrez ; nous ne l’ôtez pas pour cela. » Il y a à distinguer : « le moi est injuste en soi, en ce qu’il se fait le centre de tout, et il se fait incommode aux autres, en ce qu’il les veut asservir ». Vous, l’honnête homme, « nous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice ». Fr. 455.

Qu’est-ce en réalité que la vertu humaine ? « Le contre-poids de deux vices opposés. » Nous sommes vertueux, « comme nous demeurons debout entre deux vents contraires ; ôtez un de ces vices, nous tombons dans l’autre ».

Il n’y a donc pas à se flatter : « Si l’on ne se connaît plein de superbe, d’ambition, de concupiscence, de faiblesse, de misère et d’injustice, on est bien aveugle. » Fr. 450.

L’homme est également incapable d’organiser la société selon la justice. Certes il y a un droit naturel, une justice éternelle, d’après laquelle les sociétés devraient être organisées : « Il y a une justice, selon que Dieu

nous l’a voulu révéler. » Fr. 375. Cf. fr. 294 : « Il y a. sans nul doute, des lais naturelles. » Et « le peuple, qui a des opinions très saines », fr. 324, sait qu’il faut des lois et une autorité, « car le plus grand des maux est les guerres civiles », fr. 313 ; et « il ne veut être assujetti qu’à la raison et à la justice ». Fr. 325.

En fait, ce n’est point cette justice naturelle qui régit les sociétés et fournit aux lois leurs fondements. « On s’est servi, comme on a pu, de la concupiscence pour la faire servir au bien publie ; mais ce n’est que feinte. qu’une fausse image de la charité, car au fond, ce n’est que haine. » Fr. 451. Car, si l’on a « tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale, de justice, ce vilain fond de l’homme n’est que couvert, il n’est pas ôté ». Fr. 453. Qui dit justice naturelle, en effet, dit universelle. Or, « on ne voit rien de juste ni d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Plaisante justice, qu’une rivière borne. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà. Fr. 294. « C’est que cette belle raison a tout corrompu. > Ibid. Si donc, le peuple, quels que soient ses sentiments fondamentaux, obéit à des lois et à des chefs que n’imposent ni la raison, ni la justice, à quelles forces cède-t-il ?

Ce qui assure l’obéissance aux lois et aux magistrats et fait leur autorité, ce sont, en partie, les mêmes puissan ces trompeuses qui faussent nos jugements : la coutume. « La coutume fait toute l’équité, pour cette raison qu’elle est reçue. Qui la ramène à son principe, l’anéantit. » Fr. 294. < Qui obéit aux lois parce qu’elles sont justes obéit à la justice qu’il imagine et non pas à l’essence de la loi : elle est loi et rien davantage. » Ibid. « La justice est ce qui est établi et ainsi toutes les lois établies sont tenues pour justes sans être examinées, puisqu’elles sont établies. » Fr. 312. Aussi « l’art de bouleverser les Etats est-il d’ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source. C’est un jeu sur pour tout perdre. » Fr. 29). Cf. Retz, Mémoires, édit. Feillet, t. i, p. 29.

C’est la coutume aussi qui impose « le respect et la terreur » à l’égard des rois et de ceux qui détiennent l’autorité, par des associations d’images. « La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, …de ton tes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur, fait que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans accompagnement, imprime dans leurs sujets, le respect et la terreur, parce qu’on ne sépare pas, dans la pensée, leur personne d’avec leur suite. » Fr. 308.

La force ensuite qui est « la reine du monde ». Fr. 303. En effet, dans un État, « la paix étant le souverain bien », fr. 299, pour assurer la paix dans la justice, sa véritable base, il eût fallu que « le fort et le juste fussent ensemble ». Mais « on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et dit qu’elle était injuste et a dit que c’était elle qui était juste ». Et, comme « il est nécessaire que ce qui est le plus forl soit suivi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ». Fr. 298.

Puis l’imagination. Sans elle on n’aurait pas toute « la raison des effets ». Elle achève l’œuvre de la force et facilite l’œuvre de la coutume. La force est à l’origine des gouvernements : « tous les hommes veulent dominer, et ne le pouvant pas, et quelques-uns le pouvant. » Ceux-ci, devenus les maîtres, ordonnèrent vraisemblablement « que la force qui était entre leurs mains succédera comme il leur plaît ». Fr. 304. Cf. Ilobbes, Léviathan. « C’est là que l’imagination commence à jouer son rôle », en préparant la coutume. « Les cordes, qui attachent le respect à tel ou tel particulier, sont des cordes d’imagination. » Fr. 304.

Enfin, la concupiscence ou l’amour de soi. L’ordre

social assure à l’homme des avantages personnels, c’est pourquoi il l’accepte, car il accepte toujours ce qui sert ses intérêts. Ceux qui gouvernent doivent s’en souvenir. « Sachez que vous n’êtes qu’un roi de concupiscence et prenez les voies de la concupiscence. » Fr. 314. Cf. fr. 335.

£7 chose qui montre bien ce que vaut la raison : de tels principes ont des résultats plus heureux que les principes les mieux établis par la raison. Il peut bien n’être pas très conforme à la raison de « distinguer les hommes par le dehors, comme par la noblesse ou par le bien », fr. 324, d’accepter pour roi « le premier fils d’une reine », fr. 320, voire « un sot qui succède par droit de naissance », fr. 313, comme si l’on choisissait « pour gouverner un vaisseau, celui des voyageurs qui est de la meilleure maison ». Fr. 320. Mais, « à cause du dérèglement des hommes, les choses les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables. » Ibid. « Ce qui est fondé sur la raison n’atteint pas son but social, la paix. » Cf. fr. 319 et 320. « Si Platon et Aristote ont écrit de politique », c’était « comme pour régler un hôpital de fous ». Fr. 331. Tout cela est « l’ordre de Dieu qui, pour la punition des hommes, les a asservis à ces folies ». Fr. 338.

Conclusion. « En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière, j’entre en effroi ; comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable et qui s’éveillerait sans connaître où il est et sans moyen d’en sertir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. » Fr. 693.

b) L’homme ne peut nier sa misère ; il a cependant une vraie grandeur. — Cette misère est réelle. Mais « l’homme passe infiniment l’homme ». Fr. 434. L’univers l’écrase, mais par le fait qu’il pense, l’homme se place à un ordre infiniment supérieur. Il y a, en effet, « une distance infinie des corps aux esprits » et « tous les corps ne valent pas le moindre des esprits ». Fr. 793. « Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » Fr. 348. « L’homme n’est qu’un roseau… mais c’est un roseau pensant. » Fr. 347. « Sa grandeur se conclut même de sa misère. » S’il a ces trois besoins profonds de vérité, de bonheur, de justice qu’il n’arrive pas à satisfaire, si ses facultés n’atteignent jamais complètement les choses, et si tout cela est misère, du moins il a ces besoins, ces facultés, et cela est grandeur. D’autre part, l’homme a conscience de sa misère et cela implique le souvenir d’une grandeur passée. « Ce qui est nature aux animaux, nous l’appelons misère en l’homme, par où nous reconnaissons que sa nature étant aujourd’hui pareille à celle des animaux, il est déchu d’une meilleure. » Fr. 409. « C’est être grand que de connaître que l’on est misérable. » Fr. 397. « Misère de l’homme, misère d’un roi dépossédé. » Fr. 398. Cf. fr. 416.

Enfin, de sa misère même, l’homme a su tirer des effets qui ne sont pas sans grandeur. « On a fondé et tiré de la concupiscence des règles admirables de police, de morale et de justice », fr. 453 ; c’est « comme un tableau de la charité », fr. 402 ; « les raisons des effets marquent la grandeur de l’homme, d’avoir tiré de la concupiscence un si bel ordre. » Fr. 403. Cf. Nicole, Traité de la grandeur, c. iv.

c) L’homme se résume donc en contradictions. Comment expliquer et concilier ces contradictions ? Tel est le problème de l’homme. — « Deux choses avertissent l’homme de toute sa nature, l’instinct et l’expérience », fr. 390, autrement dit, les aspirations et la réalité. Mais quel contraste 1 « La nature de l’homme se considère de deux manières : l’une selon sa fin et alors il est grand ; l’autre selon la multitude, comme on juge de la

nature du cheval et du chien, d’y voir la course, el alors, il est abject et vil. » Fr. 415. Nous ne pouvons ni égaler nos forces à nos aspirations, ni réduire nos aspirations à nos forces, on l’a vu. « S’il n’y avait que la raison sans passions. S’il n’y avait que les passions sans raison. Mais ayant l’un et l’autre, il est toujours divisé et contraire à lui-même. » Fr. 412. Cf. fr. 417, 418, 423. « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction ! » Fr. 434. Cf. fr. 437.

2. Seule la religion chrétienne résout l’énigme de l’homme. — L’homme est donc plus qu’imparfait, « un monstre incompréhensible ». Fr. 420. « Qui démêlera cet embrouillement ? » fr. 4.3 1, car il le faut débrouiller. a Se divertir » d’une telle question ne se comprendrait pas. Fr. 421.

On ne peut interroger que les philosophies ou les religions.

a) Les philosophies sont incapables de le résoudre. — Expressions de la sagesse humaine, limitée comme on l’a vii, il est au-dessus des philosophies de résoudre un tel problème. En fait, elles se montrent incapables de concilier dans le même sujet les contrariétés si visibles de l’homme ; elles se contentent de supprimer l’une d’elles et de ramener à l’autre, la nature humaine. Elles ne donnent pas ainsi la raison des effets et n’expliquent pas les faits. Cela se vérifie facilement.

Dans l’Entretien avec M. de Saci, Pascal avait ramené les doctrines philosophiques touchant la nature de l’homme aux systèmes d’Epictète ou des dogmatiques, et de Montaigne ou des pyrrhoniens, le premier « d’une superbe diabolique », ne voyant que la grandeur de l’homme et par conséquent ne rendant pas compte de ses trop visibles misères, le second ne voyant que la faiblesse et par conséquent ne rendant pas compte de son incontestable grandeur. L’Apologie maintient la distinction.

Sur la question de la connaissance, dit-elle, dogmatiques et pyrrhoniens s’opposent : pour les dogmatiques, « de bonne foi et sincèrement, on ne peut douter des principes naturels » et par conséquent de la puissance de la raison, pour connaître le réel. Mais les pyrrhoniens opposent : « Quelle preuve apportez-vous de la vérité des principes ? Le sentiment naturel » ; c’est tout. Or « l’incertitude de notre origine … renferme celle de notre nature », et « hors la foi », je ne puis savoir « si l’homme a été créé par un Dieu bon, par un démon méchant ou à l’aventure » ; et « hors la foi « , l’homme ne peut avoir « l’assurance …s’il veille ou s’ii dort ». Fr. 434. Au fond « le pyrrhonisme est le vrai », puisque « avant Jésus-Christ » les philosophes « devi naient sans raison et par hasard ». Fr. 432. Mais le pyrrhonisme ne rend pas compte de tout, car « si nous avons une impuissance de prouver invincible à toul le dogmatisme, nous avons une idée de la vérité invin cible à tout le pyrrhonisme ». Fr. 395.

Mêmes affirmations contradictoires sur l’aptitude de l’homme au bonheur. Le voyant « partagé entre l’orgueil qui le soustrait à Dieu et la concupiscence qui l’attache à la terre », les phil >sophes ne savent « ni quel est son véritable bien, ni quel est son véritable état ». Les uns, « les stoïques », lui ont dit : « Rentrez au-dedans de vous-mêmes », c’est là qu’est le bonheur. Ils l’ont ainsi précipité « dans la superbe » et déçu. « Les autres disent : Sortez en dehors ; recherchez le bonheur en vous divertissant », et ils l’ont également déçu. Fr. 465 ; cf. fr. 430.

Sur la propension de l’homme au bien, même opposition : « les uns considérant la nature de l’homme comme incorrompue, les autres comme irréparable. » Ceux-là, « s’ils connaissaient l’excellence de l’homme en ignoraient la corruption et se perdaient dans la su

perbe » ; ceux-ci, « s’ils reconnaissaient l’infirmité de la nature, en ignoraient la dignité » et la précipitaient dans la paresse et le désespoir. Fr. 435.

Conclusion. « La nature confond les pyrrhoniens et la raison… les dogmatiques. Que deviendrez-vous, ô hommes, qui cherchez votre véritable condition par votre raison naturelle ? Connaissez donc, superbe, que paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliez-vous, raison impuissante ; taisezvous, nature imbécile …et entendez de votre maître, votre condition véritable. Écoutez Dieu. » Fr. 434 ; cf. fr. 693.

b) Les religions que disent-elles ? — a. Dieu évidemment, s’il a parlé, ne parle pas par toutes. Si donc il y a une vraie religion, elle doit : 1° rendre compte de toutes « les étonnantes contrariétés » de l’homme. « Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme et quelque grand principe de misère. » Fr. 430 ; cf. fr. 448. 2° Assurer par un secours nécessairement surnaturel cette vérité et ce bien moral auxquels l’homme ne saurait atteindre naturellement, sans quoi, comme les philosophies, elle serait « inutile ». Fr. 78. 3° L’expérience démontrant ceci : « Le bonheur n’est ni hors de nous …ni dans nous », fr. 465, et <* le gouffre infini » qu’est le cœur de l’homme, « ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, Dieu », fr. 425, la vrai religion devra donc nous montrer « que notre vraie félicité est d’être en Dieu » et nous « obliger de l’aimer ». Puis, « nos concupiscences nous détournant de Dieu », elle nous rendra raison « de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien » ; elle nous enseignera « les remèdes à nos impuissances et les moyens d’obtenir ces remèdes ». Fr. 430. Cf. fr. 442 : « La vraie nature de l’homme, son vrai bien, et la vraie vertu et la vraie religion, sont choses dont la connaissance est inséparable. »

b. Or, sur ces points, les religions autres que la chrétienne se sont montrées impuissantes à l’égal des philosophies. - — Ainsi la mahométane « qui nous a donné les plaisirs de la terre, pour tout bien, même dans l’éternité ». Fr. 430.

c. Seule la religion chrétienne répond aux exigences de la vraie religion. — a) Par sa doctrine du péché originel, elle explique les contradictions de l’homme. « Vous nîêtes plus dans l’état de création, dit à l’homme la sagesse de Dieu, car j’ai créé l’homme saint, innocent, parfait, rempli de lumière et d’intelligence. Il n’était pas alors dans les ténèbres qui l’aveuglent et dans les misères qui l’affligent. » Qu’est-il donc arrivé’?Le péché, le péché d’orgueil. « L’homme s’est soustrait à ma domination, s’égalanl à moi par le désir de trouver sa félicité en lui-même. » Le péché a appelé le châtiment : la perte de la grâce et, parla, l’ignorance et la concupiscence : « Je l’ai abandonné à lui ; toutes ses connaissances ont été éteintes ou troublées. Les sens, indépendants de la raison et souvent maîtres de la raison, l’ont emporté à la recherche des plaisirs. Il reste aux hommes quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature. » Fr. 430. Ainsi parle le livre le plus ancien du monde, livre extraordinaire que les chrétiens ont reçu des Juifs — qui en ont été ainsi à travers les siècles, les aveugles gardiens — comme un livre sacré, dans lequel sont exposées les volontés de Dieu et l’histoire de l’homme, la Bible.

Comme s’éclaire le mystère de l’homme 1 Comme s’expliquent sa misère : qui est misérable est puni ; ses contradictions : les philosophes, plaçant la grandeur et la faiblesse dans le même sujet, ne pouvaient les concilier ; la foi les montrant dans deux sujets différents, l’homme avant le péché, avec la grâce, et l’homme

après le péché, privé de la grâce, les concilie admirablement. Et l’expérience confirme la foi : « Observez-vous vous-mêmes et voyez si vous ne trouvez pas en vous les caractères vivants de ces deux natures. » Fr. 430. La raison des effets, la voici donc : le péché originel.

Mais, dit le libertin, ce péché est « incompréhensible ». Possible. Mais notre raison n’est pas la mesure du réel et « ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être ». Fr. 430. Et, si « ce mystère est le plus éloigné de notre connaissance », sans lui, « nous ne pouvons avoir aucune connaissance de nous-mêmes », de sorte que « l’homme est plus incompréhensible sans ce mystère » que ce mystère n’est incompréhensible à l’homme. Fr. 434. Ce mystère ainsi présenté prend toute la va leur d’une explication rationnelle.

p) Elle offre en Jésus-Christ le remède à toutes nos misères. « C’est en vain, ô hommes, que vous cherchez en vous-mêmes le remède à vos misères. Les philosophes vous l’ont promis et ils n’ont pu le faire… Ils n’ont pas seulement connu les maux. » Fr. 430. Or, deux mots résument toute la religion chrétienne : « Adam, Jésus-Christ. » Ibid., et fr. 523. Par la faute d’Adam, l’homme est « déchu de Dieu » ; par Jésus-Christ, « médiateur » entre Dieu et « l’homme déchu », sont réparées les suites du péché originel. Fr. 547.

Par Jésus-Christ et par lui seul, est effacée notre ignorance : « Par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, on prouve Dieu et on enseigne la morale et la doctrine. » Ibid. : « Nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ ; nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. » Fr. 548. L’homme s’égare s’il ne connaît à la fois Dieu et sa misère. Or, « on peut bien connaître Dieu sans sa misère, et sa misère sans Dieu, mais on ne peut connaître Jésus-Christ, sans connaître tout ensemble et Dieu et sa misère. » Fr. 556. « Jésus-Christ est l’objet de tout et le centre où tout tend. Qui le connaît, connaît la raison de toutes choses. » Ibid. « Sans l’Ecriture qui n’a que Jésus-Christ pour objet, nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la propre nature. » Fr. 548.

De même pour le bien et le bonheur et en face de la concupiscence. « Sans Jésus-Christ, il faut que l’homme soit dans le vice ou la misère ; avec Jésus-Christ l’homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre félicité. Hors de lui, il n’y a que vice, misère, désespoir. Fr. 546. « La connaissance de Dieu sans celle de sa misère fait l’orgueil. La connaissance de sa misère sans celle de Dieu fait le désespoir. La connaissance de Jésus-Christ fait le milieu, parce que nous y trouvons Dieu et notre misère. » Fr. 527. « Nul n’est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable. » Fr. 541. « Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme aimable et heureux tout ensemble. » Fr. 542.

Conclusion. « Si Pascal n’a pas entendu donner par là une démonstration rigoureuse de la vérité de la religion chrétienne, non plus que du péché originel, du moins, il a voulu montrer que cette religion a cette première et importante marque de vérité qu’elle comprend tout l’homme et qu’elle est faite pour tout l’homme. » Delbos, La philosophie française, Paris. 1919, p. 86. En d’autres termes, le christianisme n’est pas démontré divin, mais ce fait, que seul il explique l’énigme de l’homme, que seul il propose le remède à l’état monstrueux de l’homme et qu’ainsi seul il s’adapte à l’homme, lui donne chance de venir de Dieu et s’impose à l’attention de tout homme honnête et qui pense. Le libertin se doit donc de continuer son enquête sur les croyances chrétiennes. Et c’est le problème de Jésus-Christ qui s’impose à lui.

    1. DEUXIÈME PARTIE##


DEUXIÈME PARTIE. DÉMONSTRATION DIRECTE DE LA VÉRITÉ DU CHRISTIANISME ET DE LA DIVINITÉ DE

Jésus-christ. — 1° De la méthode à suivre et de l’étal

d’âme où se mettre. — 1. L’objection possible. — Tout cela je l’accepte, pourra dire tel libertin. Mais dès que je tente de poursuivre « je ne vois partout qu’obscurités ». Fr. 227. Je me heurte à de multiples antinomies. Fr. 229. « Incompréhensible que Dieu soit et qu’il ne soit pas ; que l’âme soit avec le corps et que nous n’ayons pas d’âme ; que le monde soit créé et qu’il ne le soit pas ; que le péché originel soit et qu’il ne soit pus.. Fr. 230.

C’est que vous vous y prenez mal. Il y a une méthode à suivre, un état d’âme où se mettre. Sur des conceptions analogues, mais non identiques, antérieures à Pascal ou contemporaines, voir Dedieu, Survivance et influence de l’apologétique traditionnelle dans les Pensées, dans Revue d’histoire littéraire, octobre-décembre 1930, p. 496,

2. La vérité religieuse est de l’ordre de lu charité (fr. 760 et 793). — La méthode à suivre est commandée par ce fait qu’il y a trois mondes ou trois ordres de choses qui sont à une infinie distance l’un de l’autre, les deux supérieurs posant une transcendance par rapport à l’ordre immédiatement inférieur, de sorte que le passage ascendant de l’un à l’autre est impossible. Or chacun de ces ordres est connu différemment.

Il y a le monde des corps, ce monde charnel que saint Paul oppose au monde spirituel, qui appartient « aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair ». Les sens et la science expérimentale nous le font connaître, incomplètement, il est vrai, puisqu’il se perd en deux infinis et que nous sommes hors de proportion.

Il y a le monde de la pensée — selon la distinction cartésienne — qui a, lui aussi, ses grands et ses rois, « les curieux et les savants, les gens d’esprit, les grands génies », et dont le représentant contemporain est Descartes. Cf. fr. 76 sq. Entre ce monde et le précédent, aucune proportion. « Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits, car il connaît tout cela, et les corps, non. » Cf. fr. 347. Dans les choses de la nature, l’homme charnel voit l’agréable ou l’utile ; l’homme de la pensée, le philosophe voit « nombre, espace et mouvement », fr. 89, et compose la machine tout entière. Fr. 79. Il s’occupe de connaître l’organe de la pensée, l’âme, sa nature et sa destinée, fr. 72 et 194 ; de fixer la loi morale à laquelle est soumis l’être humain, fr. 194 ; il s’élève même jusqu’à la notion de Dieu. Fr. 233, 496, 556.

Deux puissances intellectuelles interviennent ici, le cœur et la raison. « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. » Fr. 282. Le cœur, selon le mot de Sully-Prudhomme, La vraie religion selon Pascal, in-8°, 1905, p. 30, est pour Pascal « la racine commune de sentir et de connaître ». Il est connaissance, mais spontanée, immédiate, intuitive et non démonstrative. Cf. fr. 282. Il est aussi « inclination ». fr. 282, 284, 287, 288, « instinct », fr. 281 et 282, c’est-à-dire mouvement spontané de l’âme qui, dans la vérité entrevue, sent son bien propre et y adhère avec la plus entière certitude. Ainsi s’explique notre croyance en ces jugements de valeur que porte spontanément l’esprit de finesse, dans la vie sociale, en ces principes premiers, auxquels se réfère toute démonstration, mais qu’aucune ne peut établir, dans l’ordre scientifique aussi bien que dans l’ordre moral et esthétique. « La vrai morale, dit Pascal, se moque de la morale, c’est-à-dire que la morale du jugement se moque de la morale de l’esprit », car « la morale du jugement est celle du sentiment et la morale de l’esprit, qui voudrait s’établir par démonstration, est « sans règle » ou incapable d’établir ses principes. » Fr. 4. De même « la vraie éloquence se moque de l’éloquence ». Ibid. ; cf. fr. 32, et Art de per suader, t. ix, p. 271-274. La science, si on voulait la fonder sur la raison, devrait « tout définir et tout prouver ». De l’esprit géométrique, t. ix, p. 242. Impossible. C’est donc le cœur qui lui fournit ses principes. « Le cœur sait qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis. Les principes se sentent ; les propositions se concluent. » Fr. 282. Ici donc, comme dans le reste, « notre raisonnement se réduit à céder au sentiment ». Fr. 274.

Des principes fournis par le cœur, la raison raisonnante déduit, mais le cœur, « avec la multitude d’appétits, de passions, de mouvements passagers ou durables » que représente ce mot, ne cesse d’intervenir dans nos opérations intellectuelles réfléchies, sauf dans les sciences mathématiques. Cf. Laporte, Le cœur et la raison selon Pascal, dans Revue philosophique, t. i, 1927, p. 93 sq., 255 sq.

Il y a, enfin, le monde ou l’ordre de la charité, où la grandeur est celle « de la sagesse », dont les grands sont les saints, et le roi, Jésus-Christ. C’est le monde de la vérité pleine et entière qui est Dieu. Mais Dieu, on ne le connaît, comme il doit être connu, que par la grâce qui est charité, amour de Dieu. « Les saints disent, en parlant des choses divines, qu’il faut les aimer pour les connaître et qu’on n’entre dans la vérité que par la charité. » Art de persuader, t. ix, p. 272. C’est pourquoi « l’unique objet de l’Écriture est la charité ». Mais » tous les corps et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé : surnaturel. » Fr. 793.

3. Par conséquent, qui se lient dans l’ordre de la pensée et du raisonnement ne peut aboutir qu’à une notion de Dieu incertaine et inutile. — « Incompréhensible que Dieu soit, incompréhensible qu’il ne soit pas », fr. 230 : la raison du libertin ne peut guère sortir de là.

Sans doute, notre cœur « aime l’être universel naturellement », fr. 277, en ce sens qu’il aspire au bien universel, absolu, en plénitude, que, dans la réalité, Dieu seul est ce bien et que, s’il se révélait à notre cœur, notre cœur serait nécessairement attiré vers lui. Mais, dans l’état présent, « l’homme aime soi-même, naturellement », fr. 277, et « ne peut aimer que soi », fr. 100 ; « il y a donc une opposition invincible entre Dieu et nous », fr. 470, et comme « nous ne croyons que ce qui nous plaît », fr. 99, nous ne pouvons, par notre seule raison, connaître Dieu vraiment.

Mais ne peut-on prouver Dieu, par les ouvrages de la nature ? Aux croyants, oui ; « car ceux qui ont la foi voient incontinent que tout ce qui est n’est pas autre chose que l’œuvre du Dieu qu’ils adorent », fr. 243 ; aux impies, non. D’abord « qui connaît mieux les choses qui sont Dieu, que l’Écriture » ? fr. 242. Or, en face de la nature, les auteurs canoniques ont pu chanter la gloire de Dieu, mais aucun, « jamais, ne s’est servi de la nature pour prouver Dieu ». « A des athées endurcis », peut-on espérer faire accepter l’existence de Dieu en faisant valoir uniquement < le cours de la lune ou des planètes », fr. 242, à la manière de Rousseau, dirions-nous aujourd’hui, cf. art.Dieu (Connaissance na turelle de), t. iv, col. 805, ou par des preuves en forme, comme celle-ci de Grotius, De verilate religionis christianæ, t. i, c. vu : « Il n’y a point de vide, donc, il y a un Dieu. » Fr. 243. Cela ne peut qu’amoindrir la religion aux yeux des impies et les faire sourire. Ibid. « Dieu est un Dieu caché », lui-même le dit dans l’Écriture. Fr. 194 et ive Lettre à Mlle de Roannez, t. vi, p. 88. « Si le monde subsistait pour instruire l’homme de Dieu, sa divinité reluirait de toutes parts d’une manière incontestable. Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni une présence manifeste de divinité, mais la présence d’un Dieu qui se cache. «

  • ;

Fr. 556. Cf. Stapfer, Une histoire du sentiment religieux, dans Revue des Deux Mondes, 1908, t. vi, p. 312 : l’auteur dit de saint François de Sales : « C’est une chose remarquable que cet aimable évêque, qui offre avec Fénelon tant de ressemblances, ne se soit pas amusé aux preuves physiques de l’existence de Dieu, quoiqu’il aimât la nature. »

Descartes arguant a conlingentia mundi, fr. 469, ou partant de la nécessité du premier moteur, car il a bien été obligé de faire donner par Dieu « une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement », fr. 77, a pu se démontrer l’existence de Dieu. On peut dire aussi qu’il y a une vérité substantielle, « voyant tant de choses vraies qui ne sont pas la vérité même », fr. 233 ; u que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendant d’une première vérité en qui elles subsistent et qu’on appelle Dieu. » Fr. 556. Cf. Bossuet, De la connaissance de Dieu, c. iv, § 5. Ces preuves métaphysiques peuvent être préférables aux preuves physiques, mais « elles sont si éloignées du raisonnement des hommes, qu’elles frappent peu, et, quand cela servirait à quelques-uns, ce ne serait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais, une heure après, ils craindraient de s’être trompés ». Fr. 543. Cf. fr. 547 ; et fr. 78 : « Descartes incertain. »

A quelle connaissance de Dieu aboutit d’ailleurs cet effort ? « Selon les lumières naturelles, s’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque n’ayant ni parties, ni bornes, il n’a nul rapport avec nous ; nous sommes donc incapables de connaître ce qu’il est. » Fr. 233. Si, en effet, comprendre c’est ramener une chose à des idées claires et distinctes, donc délimiter, Descartes a raison d’écrire : « Il est de la nature de l’infini de ne pouvoir être compris par le fini », Principes, i, 39. Et à quoi servirait une connaissance purement rationnelle de Dieu et par conséquent purement notionnelle ? « Quand un homme serait persuadé », d’après les preuves métaphysiques, « qu’il y a un Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup plus avancé pour son salut. » Fr. 556. Il ne connaîtrait que « le Dieu des philosophes et des savants », Mémorial, un Dieu abstrait et non le Dieu réel, concret, « qui fait sentir à l’âme qu’il est son unique bien ». Fr. 544. Cf. fr. 549. « Qu’il y a loin de la connaissance de Dieu à l’aimer ! » Fr. 280. Cf. fr. 491 : « La vraie religion doit avoir pour marque d’obliger à aimer Dieu » ; et Bossuet, loc. cit., c. iv, § 1 : « Malheur à la connaissance stérile qui ne se tourne pas à aimer. » Ainsi, conclut Pascal, « toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine », fr. 79, et il abandonne la religion naturelle ou le déisme à toutes les critiques des incrédules. Fr. 556.

4. Mais qui se trouve placé dans l’ordre du cœur ou de la charité, c’est-à-dire du cœur inspiré par la grâce, a de Dieu une connaissance certaine et la seule utile. — C’est sur ce plan supérieur que se concilient toutes les contradictions où s’épuise la raison.

Dès lors, « c’est le cœur qui sent Dieu et non la raison ». Fr. 278. Mais ce n’est pas le cœur corrompu par le péché, où est substitué à l’amour de Dieu l’amour de soi ; c’est le cœur purifié, retourné par la grâce qui y a rétabli l’ordre et substitué à l’amour de soi l’amour de Dieu : « Dieu fait sentir à cette âme qu’il est son unique bien, que tout son repos est en lui, qu’elle n’aura de joie qu’à l’aimer », fr. 544 ; c’est le cœur à qui il se fait ainsi connaître : « Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison. » Fr. 278. Où il n’y a pas « sentiment du cœur », la foi « n’est qu’humaine et inutile pour le salut ». Fr. 282.

Et cette connaissance de Dieu est aussi certaine que toute autre connaissance par le cœur. « Ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. » Jbid. Le

Dieu ainsi connu est autre que le « Dieu des philoso phes et des savants », Mémorial, ou que le Dieu « auteur des vérités géométriques et de Tordre des éléments : c’est la part des païens et des épicuriens », ou qui exerce sa providence, pour donner une longue suite d’années à ceux qui l’adorent : « c’est la portion des Juifs. » fr. 556 ; c’est « le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu de Jésus-Christ ». Mémorial, « un Dieu d’amour et de consolation qui remplit l’âme et le cœur qu’il possède, un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie, qui s’unit au fond de leur âme, qui la remplit d’humilité, de joie, de confiance, d’amour, qui la rend incapable d’autre fin que de lui-même. » Fr. 556 ; cf. fr. 286. Ce Dieu, Pascal le connaissait bien par sa propre expérience. Cf. le Mémorial.

5. Comment l’homme s’élève-t-il à l’ordre de la charité ?

— Ce n’est certes pas par lui-même ; la chose est impossible, puisqu’il ne peut aimer que lui-même. Aussi « la foi est un don de Dieu » et non « un don de raisonnement ». Fr. 279. Cela est, on l’a vii, « d’un autre ordre, infiniment plus élevé, surnaturel ». Fr. 793. D’ailleurs, « impossible que Dieu soit la fin, s’il n’est le principe ». Fr. 488. Et ainsi l’on passe d’un seul coup de la nature à la grâce et non par une lente ascension. Cf. fr. 248.

Mais, puisque l’homme ne peut aimer que lui-même depuis le péché originel qui ne peut être supprimé, et que la concupiscence lui est comme une seconde nature, lui est-il possible d’aimer Dieu ? — - Cela se peut si l’homme devient « membre de Dieu ». Incorporé à Dieu, il trouve son bien propre à aimer Dieu. « Être membre c’est n’avoir de vie, d’être et de mouvement que par l’esprit du corps et pour le corps… Le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, croit être un tout, et veut se faire centre et corps lui-même. Mais il ne fait que s’égarer et s’étonne dans l’incertitude de son être… Enfin, quand il vient à se connaître, il ne s’aime plus que pour le corps. » Par sa nature « il ne pourrait aimer que soi-même. « Mais en aimant le corps, il s’aime soi-même, parce qu’il n’a d’être qu’en lui, par lui, pour lui : qui adhteret Deo unus spirilus est. » Fr. 483. Cf. Fragments sur les membres, 474-483.

Tout cela se fait par Jésus-Christ médiateur. Le problème de Dieu devient le problème de Jésus-Christ. — Mais cst-il possible que l’homme « déchu, devenu semblable aux bêtes », devienne membre de Dieu « et comme participant de sa divinité ». Fr. 434. Oui, par la médiation de celui en qui toutes les contradictions sont accordées, fr. 684, de Jésus-Christ, homme-Dieu. Partageant son humanité, l’homme en lui s’unit h Dieu et en lui est introduit dans « 1 "ordre de sainteté et de charité ». Fr. 793. « Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. Sans ce médiateur, est ôtée toute communication avec Dieu. » Fr. 547 ; cꝟ. 242 : Nemo novit Patrem, nisi Filius, et cui volueril Filius revelarr. C’est, du reste, la seule façon utile de connaître Dieu : « Quod curiositale cognoverunt, superbia amiserunt. C’est ce que produit la connaissance de Dieu qui se tire sans Jésus-Christ. » Fr. 543 ; cꝟ. 556. « Sans l’Écriture, sans le péché originel, sans médiateur nécessaire promis et annoncé, on ne peut prouver absolument Dieu, ni enseigner ni bonne doctrine, ni bonne morale. Mais, par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, on prouve Dieu, et on enseigne la inorale et la doctrine. Jésus-Christ est donc le véritable Dieu des hommes. » Fr. 547. L’homme doit donc s’unir parla foi à ce « Rédempteur qui, unissant en lui les deux natures, humaine e1 divine, a retiré les hommes de la corruption du péché, pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine >. Fr. 556.

Le problème de Dieu devient ainsi le problème du Christ.

2137

    1. PASCAL##


PASCAL. LES PENSÉES, IF PARTIE

2138

Application de la méthode.

1. La première démarche :

sortir de l’indécision : le pari (fr. 233). — S’il ne fallait rien faire que pour le certain, on ne devrait rien faire pour la religion, car elle n’est pas certaine » ; impossible, en effet, de la faire accepter de la seule raison, sans qu’il subsiste aucun doute. « Mais combien de choses fait-on pour l’incertain ? Saint Augustin a vu qu’on travaille pour l’incertain, sur mer, en bataille, etc. ; mais il n’a pas vu que la règle des partis démontre qu’on le doit. » Fr. 234.

Étant donné ce qui est acquis, l’incrédule, s’il n’est pas assez convaincu pour vivre en chrétien, ne peut plus vivre comme par le passé, sans une nouvelle décision : c’est honnêteté : il n’a plus sa sécurité antérieure, « qu’ils soient, du moins, honnêtes gens », fr. 194 ; mais c’est aussi nécessité : « Vous êtes embarqué. Il faut choisir. — Je resterai dans mon doute. — Il ne se peut. Vivre c’est choisir. Si vous ne vivez en chrétien, vous prenez parti contre Jésus-Christ. »

Que faire ? Ce que l’on fait en pareil cas, quand il faut agir et que la solution rationnelle ne se voit pas avec certitude : on choisit la façon d’agir qui nous assure le mieux contre toute duperie ; autrement dit, l’on pèse les chances de gain et de perte et l’on choisit, en toute raison, le parti qui a pour lui le plus de chances de gain.

Vous hésitez donc entre la foi en Jésus-Christ, qui signifie vie austère, oubli de soi-même, mais qui promet à ce prix, après la mort, un bonheur sans limites et sans fin, et cette philosophie de l’honnête homme, qui prétend se suffire à lui-même et s’assurer les joies sûres de la vie présente ; en termes simples, vous hésitez entre ces deux affirmations : Dieu est, et Dieu n’est pas. Appliquez donc ici la règle des partis ; calculez les gains. Ce faisant, vous agissez raisonnablement. « Votre nature a deux choses à craindre, l’erreur et la misère. » Dans le cas présent « votre raison n’est pas plus blessée, puisqu’il faut nécessairement choisir, en choisissant l’un que l’autre. » Reste donc la question « béatitude », bonheur. « Pesons alors le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Si vous gagnez, vous gagnez tout », puisque vous gagnez un bonheur éternel ; « si vous perdez, vous ne perdez rien », puisque vous aboutissez au néant.

Objection : « Cela est admirable ; il faut gager », concède l’incrédule ; « mais je gage peut-être trop », puisque je renonce à ce qui me plaît en ce monde et qui est sûr, pour une vie austère et une récompense dont je ne suis pas certain. Qu’aurai-je gagné si Dieu n’est pas ? »

En réponse, Pascal précise sa pensée. Il examine les cas possibles en s’acheminant vers le réel, et en des termes que peut traduire le calcul des probabilités. Sa conclusion logique — et mathématique — sera : le parti raisonnable est de gager que Dieu est.

Réponse : V hypothèse. — L’avantage d’un pari ressort des enjeux, ainsi que des chances de gain et de perte. Supposons dans le cas présent « pareil hasard de gain et de perte », l’enjeu entre donc seul en compte. Dès lors, si, en gageant que Dieu est, vous risquez de gagner deux vies pour une, « vous pourriez gager, raisonnablement, en bon calcul, puisque en sacrifiant quelques joies de ce monde, vous auriez une chance sur deux de gagner deux existences. — C’est insuffisant. Soit. Supposons, toujours dans les mêmes conditions, qu’il y ait « trois vies à gagner » ; si vous vous rappelez que vous êtes « forcé de jouer », vraiment, « vous seriez imprudent de ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois ». Ici, vous devez donc gager pour Dieu.

2e hypothèse. — Exposée dans une phrase obscure, que Port-Royal a supprimée, que Havet dit « incompréhensible », Pensées, t. i, p. 150, n. 1, elle s’explique

de la façon que nous allons dire. Cf. Lachelier, Le pari de Pascal, dans Revue philosophique, 1901, t. i, p. 625 sq.

Supposons ceci : au lieu d’une durée limitée de vie et de bonheur humains, on risque de gagner, en gageant pour Dieu, « une éternité de cette même vie et de ce même bonheur ». S’il y a toujours pareil hasard de gain et de perte, il faut de toute évidence gager pour Dieu ; même « s’il y avait une infinité de hasards dont un seul serait pour nous », l’on aurait encore raison de gager semblablement ; ce serait « gager un pour deux » : deux infinis s’éliminant l’un par l’autre, il reste comme gain possible « une vie ordinaire, plus un bonheur inaltérable ». Lachelier, loc. cit., p. 628.

Dans les mêmes conditions de chance, qu’à la durée de la vie et du bonheur s’ajoute la qualité et qu’il y ait « une infinité de vie infiniment heureuse à gagner », deux infinis s’éliminant comme précédemment, et puisque « vous êtes obligé à parier, vous agiriez de mauvais sens », en ne gageant pas pour Dieu. Cela vous le devez même. Vous risquez, en effet, de gagner, « à chances égales », vie et bonheur, comme dans le cas précédent, plus la multiplication de ce bonheur par un infini soit de degré, soit de durée. « Le jeu est donc de un pour trois. » Id., ibid.

3e hypothèse. — Ces hypothèses ne sont que des préparations. Mettons-nous dans la vérité. En gageant pour Dieu, on risque de gagner « une infinité de vie infiniment heureuse », donc « une vie de bonheur multipliée par deux infinis », id., ibid., p. 627, et « avec le gain aussi assuré que la perte », ou, mettons les choses au pire, « avec un hasard de gain », non plus toutefois contre « une infinité de hasards de perte », mais contre « un nombre fini. » Et que gage-t-on ? Une façon de passer la vie présente, un bien fini, on pourrait presque dire, le néant. Dans ces conditions, et puisque l’on est « obligé de jouer », ne faudrait-il pas « renoncer à la raison » pour ne pas gager pour Dieu ?

Nouvelle objection. — Dans tout cela, dit l’incrédule, je ne vois qu’une chose, c’est que « je m’expose », je risque un bien fini pour un bien infini, c’est vrai ; mais le fini est certain, l’infini incertain. Or, entre le certain et l’incertain, il y a l’infini. Avec vos façons de calculer, le bien fini mais certain que je risquerais vaut, à tout le moins, autant que le bien infini mais incertain, auquel je le sacrifierais. Je suis donc raisonnable en m’en tenant à ce que j’ai.

Réponse et conclusion. — En aucun jeu, l’incertitude du gain est-elle absolue, comme il le faudrait pour qu’elle fût à l’infini de la certitude ? « Les hasards de gain et de perte » se mesurent et l’on peut établir leurs proportions. « S’il y a autant de hasards d’un côté que de l’autre, le parti est à jouer égal contre égal. » Quand il s’agit, non plus « d’égal contre égal », mais d’un bien infini contre un fini, le nombre des chances pour et contre étant fini, la raison impose toujours de risquer le fini pour l’infini. Or ici, vous pouvez accorder qu’il y a « pareil hasard de gain et de perte » ; puis au fond, vous ne risquez rien du tout : gageant que Dieu est, t vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, sincère, ami véritable. A la vérité, vous ne serez point dans les plaisirs empestés, dans la gloire, dans les délices ; mais n’en aurezvous pas d’autres ? » Il n’y a que la religion chrétienne qui rende l’homme heureux. » Fr. 542. Cꝟ. 540 et 543.

Le pari montre donc à l’incrédule que, quelles que soient les antinomies auxquelles se heurte sa raison, il lui faut gager pour Dieu ; autrement dit qu’il n’y a pas absurdité, mais sagesse, une sagesse qui commande, à rechercher la foi en Jésus-Christ.

2. Quels moyens assurent la foi en Jésus-Christ ? — « Il y a trois moyens de croire : la raison, la coutume, l’inspiration. » Fr. 245.

2139

    1. PASCAL##


PASCAL. LES PENSÉES, IIe PARTIE

2140

L’inspiration ou la grâce est la condition nécessaire, puisqu’on est dans l’ordre de la charité. « La religion chrétienne n’admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration ; les inspirations seules peuvent faire le vrai et salutaire effet. » lbid. A elle seule, elle peut même être une condition suffisante. « Ceux que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties et des preuves ne laissent pas d’en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. C’est Dieu lui-même qui les incline à croire, et ainsi ils sont très efficacement persuadés. » Fr. 287.

Toutefois, l’homme ne doit pas attendre passivement l’heure de Dieu. Vous qui obéissez à la sagesse et cherchez la foi, « apprenez de ceux qui ont été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien » quel chemin vous devez suivie et comment l’on guérit du mal « dont vous voulez guérir ». Fr. 233. Il faut « ouvrir son esprit aux preuves et s’y conformer par la coutume et s’offrir par les humiliations aux inspirations ». Fr. 245.

La raison ou l’étude des preuves. — « Deux excès : exclure la raison ; n’admettre que la raison. » Fr. 253. « La foi est un don de Dieu » et non « un don de raisonnement », fr. 279 ; elle est « différente de la preuve », puisque « l’une est humaine et l’autre un don de Dieu », néanmoins l’étude des raisons de croire n’est pas inutile. « La preuve est souvent l’instrument de la foi, fides ex auditu. » Fr. 248. Puis, si « les preuves ne convainquent que l’esprit », fr. 252, c’est déjà quelque chose. « La raison nous commande, en effet, bien plus Impérieusement qu’un maître ; car en désobéissant à l’un, on est malheureux et en désobéissant à l’autre, on est un sot. » Fr. 345. Puis les preuves nous enlèvent tout motif de nous refuser « à l’inclination de suivre la religion, si elle nous vient dans le cœur », fr. 289, et « une fois que l’esprit a vu où est la vérité », il devient légitime de se pénétrer d’une croyance par la coutume.

La coutume ou l’automatisme cherché. — « Nous sommes automate autant qu’esprit. » Fr. 252. L’étude des preuves n’est donc pas l’unique moyen — purement humain — d’acquérir une croyance, ou de s’y prêter, ou de la garder. Par la coutume, en effet, un sentiment est créé, qui nous fait agir automatiquement et comme par instinct. La coutume dicte souvent nos jugements ; elle fait la force des lois, on l’a vu. C’est elle « qui fait …les Turcs, les païens, les métiers, les soldats, etc. » Elle fait « nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l’automate qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense… L’habitude, sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses et incline nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement. » lbid. Et qui ne le sait ? « La raison agit avec lenteur et avec tant de vues ou tant de principes, qu’à toute heure, elle se trompe ou s’égare, le sentiment agit en un instant et est toujours prêt à agir » et, « quand la raison prononce et que l’automate est incliné à croire le contraire », il est impossible de suivre la raison. lbid.

En conséquence : qui a la foi doit vivre sa foi, « afin de s’abreuver, de se teindre de sa croyance, autrement elle sera toujours vacillante ». lbid. Cf. fr. 89 : « Celui qui s’accoutume à la foi, la croit et ne peut plus croire autre chose. » — L’incrédule qui a vu que croire est chose fondée en raison, mais objecte encore : « Rien ne paraît », fr. 247, qu’il incline en lui vers la foi « l’automate par la coutume. » Fr. 252. C’est même là, la conséquence logique, immédiate, du pari. Vous voyez qu’il faut aller à la foi et « vous voulez y aller ». Comment donc ont fait ceux qui, partis du même point que vous, sont arrivés ? « En faisant tout comme s’ils croyaient. » Fr. 233. D’abord, ne permettez donc pas à l’automate « de s’incliner au contraire de la religion ». Fr. 252. Ne vous faites pas d’illusion en effet : « C’est

la concupiscence et non la raison qui nous fait fuir la religion. » Ne dites pas ; « J’aurais bientôt quitté les plaisirs, si j’avais la foi….Moi, je vous dis : Vous auriez bientôt la foi, si vous aviez quitté les plaisirs », fr. 240, et combattu vos passions. « Elles sont votre grand obstacle. » Fr. 233. « Un Dieu si pur ne se découvre qu’à ceux dont le cœur est purifié. » Fr. 737. Inclinez ensuite l’automate dans le sens même de la foi, « en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement, cela vous fera croire et vous abêtira », fr. 233 ; c’est-à-dire, non pas vous rendra inintelligent, ce qui n’aurait aucun sens, ni vous fera croire -- malgré votre raison — ce que Pascal, d’après Cousin, on l’a vii, aurait cherché pour lui-même, — mais pliera en vous l’automate, la machine, la bête, au sens cartésien du mot, et vous fera prendre des habitudes qui auront la nécessité d’un instinct. Cf. Œuvres, t. xiii, p. f 54, n. t ; Gilson, Revue d’histoire et de philosophie religieuses, juillet-août 1921, et Baudin, loc. cit., avril 1924.

Que l’incrédule ne dise pas. A quoi bon ? puisque « selon la religion même, quand il croirait ainsi, cela ne servirait de rien ». Fr. 247. L’inspiration suppose des dispositions morales dont la première est l’humilité. Or, qui se conforme à la foi par la coutume, « s’offre par les humiliations aux inspirations ». Fr. 245. Car, si « c’est être superstitieux de mettre son espérance dans les formalités, c’est être superbe de ne pas vouloir s’y soumettre ». Fr. 249. « fl faut que l’extérieur soit joint à l’intérieur, pour obtenir de Dieu, c’est-à-dire, que l’on se mette à genoux, prie des lèvres, etc., afin que l’homme qui n’a pas voulu être soumis à Dieu le soit maintenant à la créature. » Fr. 250.

L’élude des preuves.

1. Leur énumération. — « 1° La religion chrétienne par son établissement, par

elle-même établie si fortement, si doucement étant si contraire à la nature ; 2° la sainteté, la hauteur et l’humilité d’une âme chrétienne ; 3° les merveilles de l’Écriture sainte ; 4° Jésus-Christ en particulier ; 5° les apôtres en particulier ; 6° Moïse et les prophètes en particulier ; 7° le peuple juif ; 8° les prophéties ; 9° la perpétuité, nulle religion n’a la perpétuité ; 10° la doctrine, qui rend raison de tout ; 11° la sainteté de cette loi ; 12° par la conduite du monde. » Fr. 289.

Ce sont là uniquement des preuves par les faits faits de l’histoire ou de l’expérience morale, car les faits de cette sorte comme ceux de la nature commandent la soumission des esprits. Ce sont là aussi les preuves traditionnelles de la divinité de Jésus-Christ. L’une d’elles a déjà été exposée : « La doctrine, qui rend raison de tout » ; c’est cette preuve qui a obligé le libertin à chercher la foi et à étudier les autres preuves.

Pascal s’en fùt-il tenu à ces preuves ? Dans quel ordre les eùt-il développées ? On ne sait.

2. Leur force démonstrative.

Faut-il attribuer à Pascal cette vue où Filleau dit être son écho : peut-être ne peut-on « démontrer dans la rigueur de la géométrie qu’aucune de ces preuves en particulier soit indubitable, elles ont néanmoins une telle force, étant assemblées, qu’elles convainquent tout autrement que ce que les géomètres appellent démonstration », Qu’il y a des démonstrations…, dans Rev. de métaph. et de mor., 1923, p. 220 ? En d’autres termes, Pascal eût-il pensé, comme Newman, que la certitude que l’on en tire vient de leur convergence, alors que, prises séparément, ces preuves ne donneraient que des probabilités ? J. Chevalier, loc. cit., p. 317 et n. 3, juge que Pascal a pensé ainsi et que le cœur fait la synthèse.

Sans doute Pascal juge forte l’impression de ces preuves qui convergent : « Il est indubitable qu’après cela — il vient de les énumérer — on ne doit pas refuser de suivre l’inclination de la suivre (la religion). Fr. 289. Il sait d’ailleurs que l’ordre du cœur « con

siste à la digression sur chaque point qu’on rapporte à la fin pour la montrer toujours », fr. 283, autrement dit, que, pour produire une conviction morale pratique, il faut presser l'âme dans le même sens, mais de plusieurs côtés. Toutefois, si, parmi les preuves données, telle ne lui semble pas de nature à prouver seule, pour une âme bien disposée, évidemment, la divinité de Jésus-Christ : ainsi la preuve psychologique de la convenance du christianisme par rapport à l'âme déchue, voir col. 2131 — d’autres preuves, la concordance entre les prophéties et les actes du Christ, par exemple, lui semblent une preuve décisive à elles seules : « Par là, toutes les prophéties étant accomplies, le Messie est prouvé pour jamais. » Fr. 616.

Ces preuves de premier ordre ne sont pas telles, toutefois, qu’elles puissent infailliblement produire la foi : il y faut l’inspiration, et elles gardent quelque « obscurité ». Ainsi le veulent : d’une part, « la grandeur de la religion », fr. 574, car « si on soumet tout à la raison, notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel », fr. 273 ; d’autre part, tout un plan divin :

Pascal disait, Art de persuader, toc. cit. : « Dieu a voulu que les vérités divines entrent du cœur dans l’esprit et non de l’esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement. » Cela se répète dans les Pensées : « Dieu veut plus disposer les volontés que l’esprit ; la clarté parfaite servirait à l’esprit et nuirait à la volonté. Abaisser la superbe. » Fr. 581. Toutefois l’obscurité n’est pas telle « que ce soit être sans raison que de croire… Il y a de l'évidence et de l’obscurité pour éclairer les uns et obscurcir les autres, mais l'évidence est telle, qu’elle surpasse ou égale pour le moins l'évidence du contraire, de sorte que ce n’est pas la raison qui puisse déterminer à ne pas la suivre ; et ainsi, ce ne peut être que la concupiscence ou la malice du cœur et, par ce moyen, il y a assez d'évidence pour condamner et non assez pour convaincre : afin qu’il paraisse qu’en ceux qui la suivent, c’est la grâce et non la raison qui fait suivre, et qu’en ceux qui la fuient, c’est la concupiscence et non la raison qui fait fuir. » Fr. 564. Regardez Jésus-Christ. C’est vraiment dans un clair-obscur du même genre qu’il se présente. Il est comme son Père et pour les mêmes raisons, Deus absconditus. « Dans son avènement de douceur… voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur, il tempère sa connaissance, en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent et non à ceux qui ne le cherchent pas. Il y a assez de lumière pour ceux qui ne désirent que de voir et assez d’obscurité pour ceux qui ont une disposition contraire. » Fr. 430.

Ainsi, d’une part, il n’y a pas à blâmer les chrétiens de ne pouvoir rendre compte de leur foi, cf. fr. 233 cette obscurité même est preuve qu’elle vient de haut « Reconnaissez la vérité de la religion dans l’obscurité même de la religion. » Fr. 565. D’autre part, « il y a des marques sensibles dans l'Église » de la divinité de Jésus-Christ ; ces marques ou preuves ne sont pas d’une évidence contraignante « aux plus aveugles », fr. 430 ; cette évidence n’apparaît qu’aux âmes « qui cherchent de tout leur cœur ». Tout dépend donc d’un certain état moral. Est aveugle qui veut l'être ; est éclairé qui veut l'être. Vue capitale : « On n’entend rien aux ouvrages de Dieu, si l’on ne prend pour principe qu’il a voulu aveugler les uns et éclairer les autres. » Fr. 566. Jésus-Christ a dit cela nettement, fr. 756, et agi dans ce sens. Ibid.

3. Exposé des preuves directes et positives.

Cet exposé est la partie la moins poussée de l’Apologie. Elle vaut cependant d'être étudiée. « Il y a là quelques-uns de ces traits déterminants, quelques-uns de ces

éclairs qui sortent du centre de la nue et qui suppriment les intervalles obscurs. » Sainte-Beuve, loc. cit., p. 446.

a) Pascal et la véracité des Écritures. — Plusieurs preuves sont tirées de l'Écriture. Mais Pascal n’a pas « les exigences d’une science exégétique qui ne faisait alors que de naître ». Dedieu, loc. cit., p. 485. Comme tout croyant, il tient l'Écriture pour authentique, inspirée, et il accepte l’interprétation traditionnelle qu’acceptent les disciples de saint Augustin.

L’authenticité de l’Ancien Testament lui paraît d’ailleurs garantie par le peuple juif et sa merveilleuse continuité : « Toute histoire qui n’est pas contemporaine est suspecte », fr. 628 ; or, « on ne peut douter ici que le livre soit aussi ancien que le peuple ». Ibid. Et ce peuple qui a échappé à toutes les transformations qu’apportent le temps et la vicissitude des choses, fr. 629, « a porté avec amour et tidélité partout » ce livre qui, plus d’une fois, le condamne. Fr. 631. La Bible, il est vrai, raconte la création, le déluge, tous les événements antérieurs à Moïse. Mais « c’est moins la longueur des années que la multitude des générations qui rendent les choses obscures ; la vérité ne s’altère que par les changements des hommes. » Fr. 624. Or, entre Moïse et ces faits, il y a peu de générations. « C’est par ce moyen que Moïse met les deux choses les plus mémorables qui se soient jamais imaginées, la création et le déluge, si proches qu’on y touche. » Ibid.

Quant aux Évangiles, « les hérétiques, au commencement de l'Église, servent à prouver les canoniques ». Fr. 569. Que l’on n’objecte pas « la divergence apparente des Évangiles », fr. 755 : « Plusieurs évangélistes pour la confirmation de la vérité : leur dissemblance utile. » Fr. 654. Enfin rien que leur manière de s’exprimer prouve « leur origine divine ». Fr. 798 et 797.

b) Témoignage qu’apporte à Jésus-Christ ce fait que l’Ancien et le Nouveau Testament concordent en lui. — « Le vieux Testament est un chiffre », fr. 691, et « le chiffre a deux sens », fr. 678 : un sens littéral, charnel, figuratif, qui aboutit « à des contrariétés », fr. 685, et un sens spirituel, où s’accordent toutes les contrariétés, caché, et dont le charnel est figuratif. Fr. 678. Dans l’Ancien Testament, les Juifs n’ont vu que le charnel. Mais il a un sens spirituel qui concerne le Messie. Or, ce sens spirituel concorde avec tout ce que le Nouveau Testament nous montre réalisé en Jésus-Christ et par lui. « La religion des Juifs a été formée sur la ressemblance à la vérité du Messie et la vérité du Messie a été reconnue par la religion des Juifs qui en était la figure… La figure a été faite sur la vérité et la vérité a été reconnue sur la figure. » Fr. 673. Une telle concordance est évidemment œuvre surnaturelle et prouve la divinité de Jésus-Christ.

Que les choses temporelles puissent figurer les spirituelles, cela ressort de ce que la nature est une image de la grâce et les miracles visibles une image « des invisibles ». Fr. 675. Que l’Ancien Testament soit figuratif et figuratif du Messie, s’il ne faut pas y « prendre tout spirituellement », excès à éviter autant que d’y « prendre tout littéralement », du moins « dès qu’on a ouvert ce secret, il est impossible de ne pas le voir ». Fr. 680. « Voici les preuves : 1° Preuve par l'Écriture elle-même ; 2° par les rabbins : Moïse Maymon dit qu’elle a deux faces et que les prophètes n’ont prophétisé que de Jésus-Christ ; 3° parla cabale ; 4° par l’interprétation mystique que les rabbins mêmes donnent à l'Écriture ; 5° par les principes des rabbins, qu’il y a deux sens, qu’il y a deux avènements, glorieux ou abject, du Messie ; 6° par la clé que Jésus-Christ et les apôtres nous en donnent. » Fr. 642.

Pascal n’insiste guère que sur la preuve « par l'Écriture même ». « Tout auteur, dit-il, a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent, ou bien il n’a

pas de sens du tout ». Fr. 684, cꝟ. 691. Il faut donc trouver ce sens où tout s’accorde. Dans le Coran, il y a des passages clairs et d’autres obscurs ; mais les clairs étant « ridicules », on ne saurait chercher « un sens mystérieux aux obscurs ». Fr. 598. « On ne peut pas dire cela de l’Écriture et des prophètes : ils avaient assurément trop bon sens. Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrariétés. » Fr. 684. Ce sens n’est pas, évidemment, le charnel, celui des Juifs, puisqu’il laisse subsister toutes les contrariétés, mais le spirituel qui concerne Jésus-Christ, « en qui toutes les contradictions sont accordées ». Ibid. Et Pascal le prouve par de multiples exemples. En somme, « l’unique objet de l’Écriture étant la charité, tout ce qui ne va pas à la charité est figure… car, puisqu’il n’y a qu’un but, tout ce qui n’y va point en mots propres est figuré. » Fr. 670. « Chez les Juifs, la vérité n’était ainsi que figurée ; dans le ciel, elle est découverte. Dans l’Église elle est couverte et reconnue par le rapport à la figure. » Fr. 673. Sur ce terrain donc comme sur tous, la vérité religieuse se présente avec un mélange d’obscurité et de clarté. « Le Testament est ainsi fait pour aveugler les uns et éclairer les autres. » Fr. 675. Son vrai sens demeure caché aux charnels, tels les Juifs, cf. fr. 662, qui ne pensent qu’à satisfaire la concupiscence ; elle se découvre à ceux qui cherchent Dieu de toute leur âme. Cf. fr. 675.

c) Cette concordance se manifeste surtout dans les prophéties et leur réalisation en Jésus-Christ. — « Pour prouver tout et un coup les deux Testaments, il ne faut que voir si les prophéties de l’un se sont accomplies dans l’autre. » Fr. 642. Ainsi « la plus grande des preuves de Jésus-Christ sont les prophéties ». Fr. 706. Vraiment « l’événement qui les a remplies est un miracle ». Ibid. Et, Pascal le fait remarquer : Si toutes les prophéties avaient été l’œuvre d’un seul homme et « que Jésus-Christ fût venu conformément à ces prophéties, ce serait une force divine. Mais il y a bien plus ici ; c’est une suite d’hommes durant quatre mille ans qui, constamment et sans variation, viennent l’un ensuite de l’autre, prédire le même avènement. C’est un peuple tout entier qui l’annonce et qui subsiste durant quatre mille années pour rendre en corps témoignage des assurances qu’ils en ont… : ceci est autrement considérable. » Fr. 710. Aussi est-ce la preuve « à quoi Dieu a le plus pourvu », car le miracle de leur réalisation est « un miracle subsistant depuis la naissance de l’Église jusqu’à la fin ; il a suscité des prophètes durant seize cents ans, et, pendant quatre cents ans après, il a dispersé toutes ces prophéties avec tous les Juifs qui les portaient dans tous les lieux du monde. Voilà quelle a été la préparation à la naissance de Jésus-Christ » et à la diffusion universelle de l’Évangile. Fr. 706.

Comme tout l’Ancien Testament, elles peuvent s’entendre au sens littéral, ainsi qu’ont fait les Juifs en escomptant « un Messie charnel », ainsi que font encore les mauvais chrétiens selon lesquels « Jésus-Christ est venu nous dispenser d’aimer Dieu ». Fr. 607 ; cf. 10 ? Provinciale. Mais les prophètes ont-ils entendu « par les biens temporels d’autres biens ? » Toute autre solution serait : 1° « indigne de Dieu » ; 2° contraire aux dires mêmes des prophètes : « Leurs discours expriment très clairement la promesse des biens temporels » ; ils disent néanmoins que leurs discours sont obscurs et que leur sens ne sera pas entendu. Donc « ils entendent autre chose » ; cꝟ. 678 : « Quand on surprend une lettre importante où l’on trouve un sens clair et où il est dit néanmoins que le sens en est voilé, en sorte que l’on verra cette lettre sans la voir et qu’on l’entendra sans l’entendre, que doit-on penser sinon que c’est un chiffre à double sens ? » 3° Si on les prend en bloc au

sens littéral, on aboutit ici et là à des « contradictions manifestes et grossières quelquefois », même on rencontre de ces contradictions « dans un même chapitre ». Fr. 659.

Au sens spirituel les prophéties, prises dans leur ensemble, se réalisent en Jésus-Christ avec une admirable unité. Elles annoncent, pour un moment donné, précis, non réparti sur une longue suite de siècles, un ordre de choses nouveau qu’elles attribuent à un Messie. Fr. 708, 724, 729. Or, à l’époque fixée, « en la quatrième monarchie, avant la destruction du second temple », fr. 724, se réalise, dans la génération qui a vu l’ancien ordre de choses, le nouveau tel qu’il lut prédit : « Les païens adorent Dieu et mènent une vie angélique ; les filles consacrent à Dieu leur virginité ; la foule des païens adore un Dieu unique. » Ibid. Et cette transformation visible « après Jésus-Christ » se rattache à lui comme à sa cause : « Il est venu enfin Jésus-Christ dire : Me voici, et voici le temps. Ce que les prophètes ont dit devoir advenir…, mes apôtres le vont faire ». Fr. 770. Et, en elïet, « tous les peuples étaient dans la concupiscence ; toute la terre fut ardente de charité. D’où vient cette force ? C’est que le Messie est arrivé ? » Fr. 772. « Si je n’avais ouï parler en aucune sorte du Messie, néanmoins, après les prédictions si admirables de l’ordre du monde que je vois accomplies, je vois que cela est divin. Et si je savais que ces mêmes livres prédisent un Messie, je m’assurerais qu’il serait venu. Et voyant qu’ils mettent son temps avant la destruction du deuxième temple, je dirais qu’il serait venu. » Fr. 734. Et le Messie, c’est Jésus-Christ : « Il fallait que toutes ces marques arrivassent en même temps, et tout cela est arrivé sans difficulté ; et qu’alors il arrivât le Messie, et Jésus-Christ est arrivé alors qui s’est dit le Messie et tout cela est encore sans difficulté. » Fr. 738. Donc, « Preuve. Prophéties avec l’accomplissement : ce qui a précédé et ce qui a suivi Jésus-Christ. » Fr. 705.

Prises dans le détail les prophéties rendent le même témoignage à Jésus-Christ : dans ses œuvres, cf. fr. 714, où Pascal énumère les prophéties, mais ne prend guère le temps de mettre en face la réalisation,

— dans sa mort : « Les Juifs en le tuant pour ne le point recevoir comme Messie lui ont donné la dernière marque de Messie. » Fr. 761. Pascal insiste sur la prédiction du moment. Celle-là est claire : l’obscurité des prophéties porte « sur la manière du Messie », non sur le temps. « Le temps a été prédit clairement et la manière en figures. » Fr. 758 : « Le temps prédit par l’état du peuple juif, par l’état du peuple païen, par le nombre des années. » Fr. 708 ; cꝟ. 724. Et il cite au complet les prophéties de Daniel, en particulier celle des soixante-dix semaines. Fr. 722. Le P. Lagrange, Pascal et les prophéties messianiques, dans Revue biblique, 1906, p. 533 sq., au nom de la critique moderne, déclare « douteuse et même improbable » l’interprétation pascalienne de ces prophéties. « La critique moderne, dit-il même, répugne à regarder la fixation précise du temps comme un élément de la prophétie divine. En fait, une détermination exacte ne se trouve pas dans l’Ancien Testament par rapport au Messie. » Évidemment, Pascal — car Richard Simon et Jean Leclerc n’ont encore rien publié — ignore les exigences de la critique et s’en tient à l’interprétation traditionnelle. Mais, comme il a écrit : « Les septante semaines de Daniel sont équivoques pour le terme du commencement et pour le terme de la fin. Mais toute cette différence ne va qu’à deux cents ans, » fr. 723, l’on a pu dire : « Pascal ne tenait pas tant que cela à la réalisation mathématique des semaines de Daniel, il ne prenait pas l’avènement du quatrième empire ou la suppression de la royauté juive absolument au sens littéral. Il y voyait surtout marqué un novus ordo rerum.

2145

    1. PASCAL##


PASCAL. LES PENSEES. IIe PARTIE

2146

Au dernier empire païen allait succéder l’empire du Christ. Et cela était prédit, et cela s’est réalisé. » E. Tauzin, Les notes de Pascal sur les prophéties messianiques, dans Revue apologétique, 1 er octobre 1924, p. 35 ; cf. Jolivet, ibid., 15 juillet et 1 er août 1923, Pascal et l’argument prophétique.

Cette concordance entre les prophéties et la vie de Jésus-Christ n’est pas l’effet du hasard. Un plan divin s’aflirme par là. Certaines supposent de telles coïncidences qu’il faut nécessairement une intervention et une volonté supérieure aux choses : « Il faut être hardi pour prédire une même chose en tant de manières : il fallait que les quatre monarchies, idolâtres ou païennes, la fin du règne de Juda, et les soixante-dix semaines arrivassent en même temps, et le tout avant que le deuxième temple fût détruit. » Fr. 709. Visiblement aussi elles sont faites et conservées dans une intention précise : donner foi au Messie. « Il fallait que, pour donner foi au Messie, il y eût des prophéties précédentes et qu’elles fussent portées par des gens non suspects. Dieu a donc choisi ce peuple charnel auquel il a mis en dépôt les prophéties qui prédisent le Messie » comme libérateur. Mais ce peuple l’a compris « comme libérateur et dispensateur des biens charnels ». Aussi « il a eu une ardeur extraordinaire pour ses prophètes et a porté à la vue de tout le monde ses livres qui prédisent le Messie ». Il n’a pas reconnu ce Messie en Jésus-Christ. Mais, depuis que les Juifs ont mis Jésus-Christ à mort, ils n’ont pas cessé de « porter incorrompus leurs lois et leurs prophètes » et d’être ainsi pour le Messie « les témoins les moins suspects ». Fr. 571. Enfin « les prophéties furent mêlées de choses particulières et de celles du Messie, afin que les prophéties du Messie ne fussent pas sans preuves et que les prophéties particulières ne fussent pas sans fruit ». Fr. 712.

Que « ceux qui ont peine à croire n’en cherchent pas un sujet en ce que ies Juifs ne croient pas ». Fr. 745. Ils disent en effet : « Si cela est si clairement prédit aux Juifs, comment ne l’ont-ils pas cru ? ou comment n’ont-ils pas été exterminés de résister à une chose si claire ? » Fr. 749. Mais, « cela a été prédit qu’ils ne croiraient pas à une chose si claire et qu’ils ne seraient point exterminés ». Ibid., cf. fr. 735. Puis, « si les Juifs eussent été tous convertis par Jésus-Christ, nous n’aurions plus que des témoins suspects. Et s’ils avaient été exterminés, nous n’en n’aurions point du tout. » Fr. 750. « C’est leur refus même qui est le fondement de notre croyance. Cela est admirable d’aVoir rendu les Juifs grands amateurs des choses prédites et grands ennemis de l’accomplissement. » Fr. 745. Enfin, puisque les prophéties sont à la fois claires et obscures, comme toute l’Écriture, en elles se manifeste le même dessein divin : « Dieu, pour rendre le Messie connaissable aux bons et méconnaissable aux méchants, l’a fait prédire en cette sorte. » Fr. 758. Et en face d’elles, comme en face de tout l’enseignement divin, se retrouvent les deux éternelles catégories d’Ames, les charnelles et les spirituelles. Les Juifs furent des charnels, « non pas tous », cependant. Il se passa pour eux ce qui se voit aujourd’hui : « Les saints reçoivent Jésus-Christ, non les charnels. » Fr. 760. Et tant s’en faut que cette attitude des Juifs « soit contre sa gloire : en le tuant…, ils lui ont donné la dernière marque du Messie. » Fr. 760 et 761.

Ces faits, d’autre part, disent pourquoi le Messie a été prédit obscurément quant à la manière, clairement quant au temps : « Si la manière eût été prédite clairement, il n’y eût point eu d’obscurité, même pour les méchants. Si le temps eût été prédit obscurément, il y eût eu obscurité même pour les bons. Mais le temps a été prédit clairement et la manière en figure. Par ce moyen, les méchants, prenant les biens promis pour

DICT. DE THÉOL. CATHOL.

matériels, s’égarent malgré le temps prédit clairement et les bons ne s’égarent pas. » C’est que « l’intelligence des biens promis dépend du cœur qui appelle bien ce qu’il aime » et non « l’intelligence du temps ». Fr. 758. cꝟ. 675. Sur toutes ces questions : Lhermet, op. cit.. livre III.

d) Les miracles prouvent la divinité de Jésus-Christ.

— Si Malebranche dit à Dieu : « Vous êtes bien plus admirable par les lois générales que par les volontés particulières » d’où naît le miracle, Méditations, Cologne, 1683, t. vii, § 22, p. 137. Pascal attachait au miracle non seulement l’importance qu’y attache l’apologétique traditionnelle, mais, à la suite du miracle de la Sainte Épine, la valeur d’une glorification de Port-Royal et de la famille Pascal. « Comme Dieu n’a pas rendu de famille plus heureuse, qu’il fasse aussi qu’il n’en trouve pas de plus reconnaissante. » Fr. 856. « Si le Pascal des Provinciales passa, sans plus tarder, au Pascal des Pensées, ce fut à l’occasion de cette affaire… Le livre des Pensées, dans son inspiration première, se greffa en plein sur le miracle de la Sainte Épine. » Sainte-Beuve, loc. cit., p. 184185. « D’autre part, M. de Saci, dit Fontaine, cité par Sainte-Beuve, loc. cit., disait que, si l’on pouvait douter de la justification de Port-Royal par ce miracle et par les autres (qui en étaient la répétition), il n’aurait point de vérité dans l’Église que l’on ne pût obscurcir… ; que si ces miracles ne concluaient point, il n’y en aurait point dont on se pût servir contre l’esprit. .. opiniâtre. » Ainsi, conclut Sainte-Beuve, « pleine et entière assimilation du présent miracle avec ceux de l’Évangile » et Pascal partage « la pensée janséniste ».

Il ne traite pas, évidemment, la question du miracle à la façon d’un moderne qui discute les objections faites au miracle au nom de la raison, de la philosophie ou des sciences, par Spinoza, Bayle, Voltaire, Rousseau, Renan. Ainsi, il n’examine pas la question de la possibilité du miracle. Cette question, il ne se la pose pas : il a vu un miracle de ses yeux. Ici, comme ailleurs, il essaie de convaincre les libertins ; mais ici, en plus, les jésuites qui refusent de croire au miracle de Port-Royal et d’y voir l’approbation divine des doctrines port-royalistes.

a. Comment Pascal définit le miracle. — Inspiré par Arnauld, cf. Havet, Pensées, t. ii, p. 86, note sur le fragment 41, et guidé par Barcos, cf. Œuvres, t. xiv, p. 293-299, Appendice à la section XII l, Questions sur les miracles, proposées par Pascal ù l’abbé de Saint-Cijran, Pascal définit le miracle « un effet qui excède la force des moyens qu’on y emploie », parce qu’alors l’effet ne peut se rapporter qu’à la cause première. Ainsi on n’appelle pas « miracles » les effets que produit le diable, « car cela n’excède pas la force naturelle du diable ». Fr. 804.

b. De la valeur probante du miracle. — « Toute la créance sur les miracles. » Fr. 805. Ils sont une des « trois marques de la religion » avec « la perpétuité et la bonne vie » et l’un des « deux fondements de la foi », l’autre étant « la grâce », « l’un intérieur, l’autre extérieur : tous deux surnaturels » ; les miracles sont la figure de la grâce : « Ils prouvent le pouvoir que Dieu a sur les cœurs par celui qu’il exerce sur les corps. » Fr. 851. Marques de la religion, « les miracles ont une telle force qu’il a fallu que Dieu ait averti qu’on n’y pense point contre lui, tout clair qu’il soit qu’il y a un Dieu, sans quoi ils eussent été capables de trou bler. » Fr. 850. « Si vous ne croyez en moi, disait Jésus-Christ aux Juifs, croyez au moins aux miracles. » Fr. 839, cꝟ. 809 et 811. « Je ne serais pas chrétien, sans les miracles, dit saint Augustin. » Fr. 812.

Du miracle et de la prophétie, Pascal semble faire en même temps la raison de croire décisive ; il ne se con tredit pas cependant. En elïet, non seulement il

T. — XI

us

2147

    1. PASCAL##


PASCAL. LES PENSEES, IIe PARTIE

2148

déclare « l’événement qui a rempli les prophéties » un miracle « subsistant depuis la naissance de l’Église jusqu’à la fin », fr. 706, connu par tout l’univers et par conséquent le plus grand de tous les miracles, mais, pour lui, miracles et prophéties sont destinés à convaincre des générations différentes. « Jésus-Christ a vérifié qu’il était le Messie, jamais en vérifiant sa doctrine sur l’Écriture et les prophéties, mais toujours par les miracles. » Fr. 808. « On n’aurait point péché en ne croyant pas Jésus-Christ sans les miracles. » Fr. 811. C’est que « on n’entend les prophéties que quand on voit les choses arrivées ». Fr. 698. Avant, elles sont « équivoques ». Fr. 830. Il y eut donc un temps où les prophéties ne pouvaient produire leur effet de preuves. « Les prophéties ne pouvaient pas prouver Jésus-Christ pendant sa vie. » Fr. 829. Les miracles proprement dits, guérisons, résurrections, au contraire, qui, une fois accomplis, n’ont plus que la force de témoignage de faits historiques, frappent vivement ceux qui les voient. Tandis que les prophètes sont obscurs, ils sont ainsi les vrais fondements de la croyance. « Jésus-Christ a fait des miracles et les apôtres ensuite et les premiers saints en grand nombre : parce que les prophéties n’étant pas encore accomplies et s’accomplissant par eux, rien ne témoignait que les miracles. » Fr. 838.

Il ne faut pas conclure de là, comme les jésuites en face du miracle de la Sainte Épine, que « les miracles ne sont plus nécessaires, à cause qu’on en a déjà ». Fr. 832. Si « maintenant il n’en faut plus contre les Juifs, car les prophéties accomplies sont un miracle subsistant », fr. 838, comme « l’Église a trois sortes d’ennemis », c’est-à-dire, « avec les Juifs qui n’ont jamais été de son corps, les hérétiques qui s’en sont retirés et les mauvais chrétiens qui la déchirent audedans », fr. 840 ; il continue à être utile qu’il y ait des miracles. « Les miracles discernent aux choses douteuses », autrefois c’était « entre les peuples juif et païen, juif et chrétien » ; aujourd’hui c’est « entre catholique, hérétique, calomniés et calomniateurs ». Fr. 841. Pensant donc au miracle de la Sainte Épine, il dit : « Quand on n’écoute plus la tradition, quand on ne propose plus que le pape, quand on l’a surpris et qu’ainsi ayant exclu la vraie source de la vérité qui est la tradition et ayant prévenu le pape qui en est le dépositaire, la vérité n’a plus la liberté de paraître, alors, les hommes ne parlant plus de la vérité, la vérité doit parler elle-même aux hommes. » Elle le fait par le miracle, comme cela arriva « sous Dioclétien et sous Arius », quand le pape Libère condamna saint Athanase. Fr. 832. Or, aujourd’hui, « ces filles (les religieuses de Port-Royal) étonnées de ce qu’on dit qu’elles sont dans la voie de perdition, que leurs confesseurs les mènent à Genève, elles savent que cela est faux ; elles s’offrent à Dieu en cet état. Qu’arrive-t-il ? » Le miracle de la Sainte Épine a discerné la doctrine : « Ce lieu qu’on dit être le temple du diable, Dieu en fait son temple. On dit qu’il faut en ôter les enfants, Dieu les y guérit… Il faudrait avoir perdu le sens pour en conclure qu’elles sont dans la voie de perdition. » Fr. 841, cf. fr. 844.

c. Comment discerner le miracle ? — Non pas reconnaître dans la trame des phénomènes ceux quoad substantiam, ou quoad modum, comme s’exprime Barcos, Appendice à la section xiii, question i, loc. cit., p. 294, qui sont l’œuvre immédiate de la Cause première, — Pascal ne se pose pas cette question, — mais discerner les vrais des faux, car il y a de « faux miracles », fr. 803 : les fausses religions, les siècles païens offrent en grand nombre « de faux miracles, de fausses révélations, des sortilèges, etc. » fr. 818 ; « incrédules les plus crédules : ils croient les miracles de Vespasien ». Fr. 816. Raisonner comme eux serait une erreur : il

y a de faux miracles, donc il n’y en a pas de vrais. Si l’on a foi aux charlatans qui vantent de faux remèdes, c’est que « quantités de remèdes se sont trouvés véritables. Ce qui fait que l’on croit tant de faux effets de la lune, c’est qu’il y en a de vrais. » Les faux miracles sont de même la preuve qu’il y en a de vrais. Fr. 817, cf. fr. 818.

A quelle « marque » dès lors reconnaître les vrais ? Ils ont des marques visibles, « autrement ils seraient inutiles ». Fr. 803. Or, ils sont « au contraire fondement ». Ibid., cf. fr. 826. Cette marque c’est la doctrine : « La doctrine discerne le miracle. » Fr. 803-En d’autres termes, il ne peut y avoir de miracles en faveur d’une doctrine erronée : « Les hommes doivent à Dieu de recevoir la religion qu’il leur envoie. Dieu doit aux hommes de ne pas les induire en erreur. » Fr. 843, cf. fr. 820. Or « il n’est pas possible de croire raisonnablement contre les miracles. Fr. 815. Jamais Dieu donc ne fera un miracle « pour confirmer une erreur ». Moïse donnait aux Juifs une règle du même ordre : « Si une prophétie se réalise, mais qu’elle conduise à l’idolâtrie, c’est qu’elle n’est pas de Dieu », Deut., xiii, 3. Jésus-Christ également : « Il n’y a personne qui, ayant fait un miracle en mon nom, puisse parler mal de moi. » Marc, ix, 38. Fr. 839. a Dans le Vieux Testament donc, quand on vous détournera de Dieu. Dans le Nouveau, quand on vous détournera de Jésus-Christ. Voilà les exclusions des miracles marquées. » Fr. 835. Aujourd’hui à Dieu et à Jésus-Christ s’ajoute l’Église. En face d’un phénomène qui a l’apparence du miracle, « il faut ou se soumettre, ou avoir d’étranges marques du contraire. II faut voir s’il nie Dieu, ou Jésus-Christ, ou l’Église. » Fr. 835.

En conséquence, « quand on voit les miracles et la doctrine non suspecte tout ensemble d’un même côté », en d’autres termes, quand un miracle se produit en faveur d’une doctrine qu’accepte comme divine l’Église entière, « il n’y a pas de difficultés ». Ce signe est bien de Dieu qui confirme ainsi sa parole. Fr. 843. Quand, « dans l’Église », l’erreur est en « dispute » et que le miracle a lieu, « il discerne ». Fr. 851. Produit dans l’Église et pour l’Église, il vient de Dieu : Ubi est Deus tuus ? Les miracles le montrent. » Fr. 846. Produit « dans une dispute publique où les deux partis se disent à Dieu, à Jésus-Christ, à l’Église », il tranche le débat, on l’a vu plus haut. Et, en semblable cas, « jamais les miracles ne sont du côté des faux chrétiens ». Fr. 843. L’hérésie et le schisme ne peuvent se réclamer de signes divers où Dieu autoriserait par le miracle une doctrine qui détourne de Jésus-Christ et de l’Église. « Si, dans la même Église, il arrivait miracle du côté des errants, on serait induit à erreur. » Fr. 846. Les hérétiques le savent si bien, qu’ils ont « toujours combattu par tous les moyens nos trois marques qu’ils n’ont point », fr. 845, et dont est le miracle. Fr. 844. « Inutiles », d’ailleurs, seraient des miracles en leur faveur. Il y aurait « miracles contre miracles », mais il y a des choses acquises, ainsi l’autorité de l’Église. Que compteraient des miracles en faveur de l’hérésie, en face des condamnations de l’Église, « autorisée », elle, partant de signes divins, qui lui ont valu « la créance » avant toute autre doctrine, et qui sont « premiers et plus grands » que tous autres. Fr. 841. « Un miracle parmi les schismatiques n’est pas tant à craindre, car le schisme, qui est plus visible que le miracle, marque visiblement leur erreur. » Fr. 851, cf. fr. 846. L’Antéchrist <> fera des miracles » contre Jésus-Christ et Jésus-Christ les a prédits. Fr. 846. Oui, mais ces signes, justement parce qu’ils seront contre Jésus-Christ, et qu’ils ont été prédits par lui, « ces miracles », selon le mot de saint Paul, ne seront que o des signes de mensonge » et « ne peuvent induire à erreur ». Fr. 845, 826 et 842 — Enfin, « quand on

uit les miracles et la doctrine suspects d’un même côté », ce fut le cas de Jésus-Christ, « alors il faut voir quel est le plus clair ». Fr. 843. Jésus-Christ était suspect, ibid. ; mais « ses miracles étaient convaincants ». Fr. 829. « Les miracles discernent la doctrine et la doctrine discerne les miracles. » N’y a-t-il pas là une contradiction ? Pascal ébauche l’objection immédiatement : « Si la doctrine règle les miracles, les miracles sont inutiles pour la doctrine. Si les miracles… » Fr. 803. Évidemment, il y a cercle vicieux à dire comme les ennemis de Port-Royal : « Qu’avez-vous pour vous faire plutôt croire que les autres ?… Si vous aviez des miracles, bien. » Puis, quand sont venus les miracles : « Les miracles ne suffisent pas sans la doctrine », fr. 843, ou, comme le disait le Rabat-joye, p. 6 : « C’est blasphémer de dire que Dieu fera des miracles pour autoriser des erreurs condamnées par l’Église. » Ces gens-là, dit Pascal, « blasphèment tour à tour la doctrine et les miracles ». Ibid. En vérité, « les miracles sont pour la doctrine et non pas la doctrine pour les miracles », fr. 843, en d’autres termes : Si chaque miracle confirme la doctrine, la question de doctrine n’intervient pas en chaque miracle. Puis il ajoute : « Règle, fl faut juger de la doctrine par les miracles ; il faut juger des miracles par la doctrine. Tout cela est vrai, mais ne se contredit pas : il faut distinguer les temps. » Ibid. « Autre règle durant Moïse, autre règle à présent ». Un miracle n’est pas un fait isolé. îl s’insère dans la trame des faits surnaturels, et il trouve des choses acquises, comme il a été dit. Au temps de Jésus-Christ, dont la doctrine était suspecte aux Juifs, « le miracle discernait la doctrine ». Aujourd’hui, il discerne encore les choses douteuses dans l’Église même. Mais, en face de doctrines nettement impies ou hérétiques, l’autorité de l’Église étant acquise et les prophéties accomplies étant un miracle subsistant, les miracles proprement dits n’ont plus le même rôle et c’est la doctrine qui discerne entre les faits dont on veut faire des signes divins.

Mais, étant donnés les miracles dans l’Église, comment tous ne sont-ils pas croyants ? « Si j’avais vu un miracle, disent-ils, je me convertirais. » Fr. 470. Erreur. îl ne s’agit pas seulement de constater un fait, ou même de l’interpréter ; il s’agit d’y sentir Dieu. Or, Dieu ne se révèle qu’à ceux qui le cherchent humblement. On peut arriver à la foi sans avoir vu de miracles, comme sans connaître les autres preuves de la religion, fr.287 ; enrevanche, de vrais miracles peuvent laisser leurs témoins indifférents. Il en est, en effet, du miracle comme « des prophéties et des preuves de notre religion » ; il y a en eux « de l’évidence et de l’obscurité, pour éclairer les uns et obscurcir les autres ». Fr. 564. On est ici dans l’ordre de la charité. On voit le fait ; on peut l’interpréter justement et conclure à Dieu ; celui-là seul y sent Dieu qui a la charité. « Ce qui fait qu’on ne croit pas les miracles, c’est le manque de charité. » Fr. 826. Et, conformément à l’économie du salut telle qu’il la conçoit, pensant peut-être à ces Juifs qui « n’auraient pas péché, en ne croyant pas Jésus-Christ, sans les miracles », Pascal écrit : « Les miracles ne servent pas à convertir, mais à condamner. » Fr. 825.

e) La perpétuité de la religion, des origines à nos jours, prouve sa divinité. — Le christianisme se présente comme une religion, non pas née au cours des siècles, mais contemporaine de l’homme, et qui s’est maintenue dans sa pureté malgré tous les obstacles. Bossuet dira au Grand-Dauphin : « C’est la même religion dès l’origine du monde. Que si l’antiquité de la religion lui donne tant d’autorité, sa suite continuée sans interruption et sans altération, durant tant de siècles et malgré tant d’obstacles survenus, fait voir

manifestement que la main de Dieu la soutient. » Discours sur l’histoire universelle, II" partie, La suite de la religion, c. i. Pascal « ouvrant, selon le mot de Sainte-Beuve, loc. cit., p. 447, des perspectives que Bossuet parcourra et remplira », avait avant lui signalé le même fait et en avait conclu à l’intervention divine : « Cette religion qui consiste à croire que l’homme est déchu d’un état de gloire et de communication avec Dieu, en un état de tristesse, de pénitence et d’éloignement de Dieu, mais qu’après cette vie nous serons rétablis par un Messie qui devait venir, a toujours été sur la terre. Toutes choses ont passé et celle-là a subsisté pour laquelle sont toutes choses. » Fr. 613, cf. fr. 737. « Que cette religion se soit toujours maintenue et inflexible, cela est divin. » Fr. 614. Or, et Pascal insiste sur cette idée, cette religion est de plus « la seule contre la nature, contre le sens commun, contre les plaisirs », fr. 605 et 604, et elle a subsisté au milieu d’un monde entraîné dans « l’idolâtrie » et « en mille sectes » philosophiques. Fr. 613 et 618.

Ce qui fait principalement l’unité de cette religion à travers les siècles, c’est la croyance à un Messie. « Depuis le commencement du monde, l’attente ou l’adoration du Messie subsiste sans interruption. Des hommes ont dit que Dieu leur avait révélé qu’il devait naître un rédempteur qui sauverait son peuple… ; Moïse et les prophètes sont venus ensuite déclarer le temps et la manière de sa venue, ils ont dit que la loi qu’ils avaient n’était qu’en attendant celle du Messie, mais que celle-ci durerait éternellement ; enfin est venu Jésus-Christ dans toutes circonstances prédites. Cela est admirable. » Fr. 617.

f) Et la conduite du monde et l’évolution des empires en fonction de la religion. Le christianisme explique l’histoire et lui donne un sens. — Cela est non moins admirable. Pascal ne fait qu’indiquer la chose : « Qu’il est beau de voir par les yeux de la foi Darius et Cyrus, Alexandre et les Romains, Pompée et Hérode agir sans le savoir pour le triomphe de l’Évangile. » Fr. 701. « C’était tout un programme », dit Sainte-Beuve, loc. cit., pensant à la IIIe partie, Les empires, du Discours sur l’histoire universelle, « que le génie impétueux de Bossuet dut à l’instant embrasser, comme l’œil d’aigle du grand Condé parcourait l’étendue des batailles ».

g) Le peuple juif, Moïse et l’Écriture, preuves vivantes de la divinité de Jésus-Christ et de son Église. — Jésus-Christ, le Messie venu, partage en deux l’histoire du monde, et « la religion chrétienne est fondée sur une religion précédente », fr. 619, dont la venue du Messie était l’âme et la raison d’être. Fr. 618. Cette religion est celle d’un peuple « qui attire l’attention par quantité de choses admirables et singulières ». Fr. 620 ; cf. Filleau, Discours sur les Pensées, t.xii, p. ccvu. « Visiblement ce peuple est fait exprès pour servir de témoin au Messie. » Fr. 641. Il est ainsi « un des fondements de cette religion chrétienne qui sont indubitables et qui ne peuvent être mis en doute par quelque personne que ce soit ». Fr. 619. C’est là un fait devant lequel il faut bien s’arrêter, — celui de ce peuple sans importance politique, mais d’une telle importance religieuse, — et un fait qui a tous les caractères du divin.

Ses caractères, en effet, et son histoire sont choses « merveilleuses et uniques ». Filleau, loc. cit. « Sorti d’un seul homme et composé de frères » à l’origine, « au lieu que tous les autres sont formés de l’assemblage d’une infinité de familles », fr. 620, ce peuple a composé « un État puissant d’une seule famille ; cela est unique ». Ibid. « Ce peuple est le plus ancien qui soit, et ses histoires précèdent de plusieurs siècles les plus anciennes que nous en ayons », ibid., et fr. 619, si bien que, « si Dieu s’est de tout temps révélé aux

hommes, c’est à ceux-ci qu’il faut recourir pour en avoir la tradition ». Fr. 620. « La loi par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite et la seule qui ait toujours été gardée sans interruption dans un État. » Fr. 620, cf. fr. 619. « Sa religion apparaît toute divine dans son autorité, dans sa durée, dans sa perpétuité, dans sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses effets. » Fr. 737.

Ce peuple, au milieu de « cette inconstante et bizarre variété de mœurs et de créances dans les divers temps », fr. 619, « a subsisté tel, avec ses caractères essentiels », jusqu’à nos jours, contrairement à « l’ordre naturel » et « malgré les tentatives de tant de puissants rois ». C’est qu’il avait à remplir une mission divine.

Cette mission il l’a toujours revendiquée : « Ceci est effectif. Pendant que tous les philosophes se séparent en différentes sectes, il se trouve en un coin du monde des gens qui sont les plus anciens du monde, déclarent que tout le monde est dans l’erreur, qu’ils sont les seuls du monde auxquels Dieu a révélé ses mystères, que tous les hommes sont corrompus et dans la disgrâce de Dieu, mais qu’il viendra un libérateur, qu’ils sont au monde pour l’annoncer, qu’ils sont formés exprès pour être les hérauts de ce grand événement. » Fr. 6f8 et 619. Et ce programme ils l’ont rempli et le remplissent encore.

Partout ils ont porté avec eux « avec amour et fidélité », fr. 631, le livre qui explique les énigmes du monde et de l’homme. C’est « le plus ancien livre du monde et le plus authentique ». Fr. 618, cf. fr. 619. Moïse en est l’auteur : « Sem, qui a vu Lamech qui a vu Adam, a vu aussi Jacob qui a vu ceux qui ont vu Mcïse : donc le déluge et la création sont vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l’entendent bien. » Fr. 625. Et « durant 1 600 ans ils ont eu des gens qu’ils ont crus prophètes, qui ont prédit le temps et la manière », où l’on verrait vivre et mourir le Libérateur. C’est Moïse encore qui commence la série : « La tradition d’Adam était encore nouvelle en Noé et à Moïse », fr. 616 ; « 400 ans après, ils ont été épars partout, parce que Jésus-Christ devait être annoncé partout. » Fr. 618. Enfin « Jésus-Christ est venu en la manière et au temps prédits ». Ibid. Les Juifs l’ont crucifié, mais ils n’ont pas cessé de subsister en leurs traits essentiels et de lui rendre témoignage : « C’est une chose étonnante et digne d’une étrange attention de voir ce peuple juif subsister depuis tant d’années et de le voir toujours misérable : étant nécessaire pour la preuve de Jésus-Christ et qu’il subsiste pour la prouver et qu’il soit misérable puisqu’ils l’ont crucifié : et quoiqu’il soit contraire et d’être misérable et de subsister, il subsiste néanmoins toujours, malgré sa misère. » Fr. 640 ; cf. Bossuet, lor. cit., II" partie, La suite de la religion, c. xxi : « J’ai travaillé à vous faire voir la suite des conseils de Dieu dans la perpétuité de son peuple ; » cf. c. xxvii. Voir Mignot, La Bible et les religions, dans Correspondant, 25 décembre 1907, p. 1041 sq.

li) Le Christ de l’histoire a les traits de Dieu. — On ne connaît pas Jésus-Christ, on ne l’atteint par la foi que par la charité ou l’inspiration. Mais Pascal, s’adressant toujours à la seule raison, entend ici démontrer par l’histoire et par l’expérience des âmes que Jésus-Christ a tous les traits et l’action de Dieu. « Quel homme eut jamais plus d’éclat ? Le peuple juif tout entier le prédit avant sa venue. Le peuple gentil l’adore après sa venue. Les deux peuples, gentil et juif, le regardent comme leur centre. » Fr. 792. Et en effet, parce qu’en lui toutes les prophéties et toutes les figures se sont réalisées, jusqu’à la façon de mourir, fr. 701, et qu’il se présente ainsi comme le Messie, il est vraiment le centre de la religion, commencée aux

premiers jours et destinée à durer autant que l’humanité ; et, comme la Providence a conduit l’humanité en fonction du Messie, il est vraiment le centre du monde.

Ses miracles font également de lui un être unique. « Si vous ne croyez en moi, croyez au moins aux miracles. Il les renvoie comme au plus fort. » Fr. 839. Mais, « quand il n’y aurait point de prophéties pour Jésus-Christ, et qu’il serait sans miracles, il y a quelque chose de si divin dans sa doctrine et dans sa vie qu’il en faut au moins être charmé », fait dire à Pascal Filleau de La Chaise, t.xii, p. ccxxv. On lit, en effet, dans l’Apologie : « Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement qu’il semble qu’il ne les a pas pensées, et si nettement, néanmoins, qu’on voit bien ce qu’il en pensait. Cette clarté jointe à cette naïveté est admirable. » Fr. 797, cf. fr. 798 et Sainte-Beuve. Nouveaux lundis, t. iii, Les saints évangiles. Et « qui a appris aux évangélistes les qualités d’une âme parfaitement héroïque pour la peindre si parfaitement en Jésus-Christ ? » Fr. 800. « Jésus-Christ est un Dieu dont on s’approche sans orgueil et que l’on sert sans désespoir. » Fr. 528.

Enfin, comme on l’a vii, c’est « par Jésus-Christ et en Jésus-Christ » que l’homme est éclairé sur les choses qui l’intéressent davantage, que « l’on prouve Dieu et que l’on enseigne la morale et la doctrine Fr. 547. Pour saisir la portée de son action il n’y a qu’à se souvenir des profondes transformations opérées dans le monde par son enseignement et son exemple, cf. fr. 724 et 772, et à mesurer la sainteté, la hauteur et l’humilité d’une âme chrétienne. Fr. 289.

Mais cette grandeur du Christ est de l’ordre de la charité. « Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort : dans l’élection des siens, dans leur abandon, dans sa secrète résurrection et dans le reste, on verra qu’il a bien tout "l’éclat de son ordre ». Mais, si « jamais homme n’a eu tant d’éclat, jamais homme n’a eu tant d’ignominie ». Fr. 792. Il a dédaigné les grandeurs des ordres de la chair et de l’esprit. Et « cela est encore une marque de sa vertu surhumaine » : « Tout cet éclat n’a servi qu’à nous, pour nous le rendre reconnaissable et il n’en a rien eu pour lui. » Ibid. Et cela a été également voulu par Dieu qui a rendu ainsi « le Messie connaissable aux bons et méconnaissable aux méchants », fr. 758, c’est-à-dire, à ceux dont le cœur est ainsi corrompu « qu’ils ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles ou les spirituelles. Que « Josèphe. ni Tacite, ni les autres historiens n’aient pas parlé de lui, tant s’en faut que cela fasse contre, cela fait pour ». Fr. 787. « Jésus-Christ dans une obscurité (selon ce que le monde appelle obscurité) telle que les historiens, n’écrivant que les importantes choses des États, l’ont à peine aperçu. » Fr. 786. Plus tard, « sa re.igion a fait grand bruit et ces gens-là ne l’ignorent pas, mais ils l’ont celé à dessein ou bien ils ont parlé et on l’a supprimé ou changé ». Fr. 787.

i) L’établissement de l’Église malgré ses impossibilités humaines. — « La religion est proportionnée à toutes sortes d’esprits. Les premiers s’arrêtent au seul établissement et cette religion est telle que son seul établissement est suflisant pour en prouver la vérité. Les autres vont jusqu’aux apôtres. » Fr. 285.

L’Église n’est pas une idée des apôtres réalisée grâce à la légende de Jésus-Christ ressuscité. « Les apôtres ont été trompés ou trompeurs ; l’un et l’autre est difficile, car il n’est pas possible de prendre un homme pour être ressuscité… Si Jésus-Christ ne leur es1 apparu, qui les a fait agir ? » Fr. 802. Car « l’hypothèse des apôtres fourbes est bien absurde. Qu’on la suive tout au long : qu’on s’imagine ces douze hommes assemblés après la mort de Jésus-Christ faisant le complot de dire qu’il est ressuscité. » Fr. 801. Qu’on

y prenne garde. « Ils s’attaquent par là à toutes les puissances », et ils sont des hommes, et « le cœur des hommes est étrangement penchant à la légèreté, au changement, aux promesses, aux biens ». Que l’un d’eux se soit laissé tenter ou, « qui plus est », qu’il ait été vaincu « par les prisons, par les tortures et par la mort, ils étaient perdus. Qu’on suive cela. » Ibid.

Ils réussissent malgré les obstacles les plus puissants, comme les prophètes l’avaient annoncé. « A cela ^’opposent tous les hommes par l’opposition naturelle de la concupiscence, et tout ce qu’il y a de plus grand s’unit : les savants, les sages, les rois. Les uns écrivent, les autres condamnent, les autres tuent. Et nonobstant toutes ces oppositions, ces gens simples et sans force résistent à toutes ces puissances et se soumettent même ces rois, ces savants, ces sages, et ôtent l’idolâtrie de toute la terre. » Gomment cela s’est-il fait ? Mais « par la force qui l’avait prédit ». Fr. 783.

j) La sainteté, la hauteur et l’humilité d’une âme chrétienne, ou l’action de Jésus-Christ sur les âmes. — « Le merveilleux chrétien est une âme chrétienne ». a dit Faguet, Le XIXe siècle, Paris, 1890, Chateaubriand, p. 41. « La vraie vertu et la vraie religion sont choses dont la connaissance est inséparable », a dit Pascal. Fr. 442. « Il n’y a ni véritable vertu, ni droiture du cœur, sans l’amour de Jésus-Christ ; il n’y a non plus ni hauteur d’intelligence, ni délicatesse de sentiment sans la connaissance de Jésus-Christ », lui fait dire l’illeau, loc. cit.

Et, en effet, tandis que « les philosophes inspiraient des mouvements de grandeur pure, et ce n’est pas l’état de l’homme, ou des mouvements de bassesse pure, et ce n’est pas l’état de l’homme », fr. 525, tandis que les religions font de même, Jésus-Christ « ordonne à l’homme de reconnaître qu’il est vil et même abominable et lui ordonne de vouloir être semblable à Dieu ». Fr. 537, cf. fr. 539. Sans Jésus-Christ, « il faut que l’homme soit dans le vice et dans la misère ; avec Jésus-Christ, l’homme est exempt de vice et de misère ». Fr. 546. Mais aucun commentaire ne vaut cet exposé que Pascal fait de ses propres sentiments : il a entendu Jésus-Christ lui dire : « Je te suis présent, par ma parole dans l’Écriture, par mon esprit dans l’Église et par les inspirations, par ma puissance dans les prêtres, par ma prière dans les fidèles. Je te suis plus un ami que tel ou. tel, car ils ne souffriraient pas ce que j’ai souffert pour toi. » Pascal a répondu : i Seigneur, je vous donne tout. Je vois mon abîme d’orgueil, de curiosité, de concupiscence. » Fr. 553, Le mystère de Jésus. Et alors il peut dire : « J’aime la pauvreté, parce qu’il l’a aimée. J’aime les biens, parce qu’ils donnent le moyen d’assister les misérables. Je ne rends pas le mal à ceux qui m’en font. J’essaie d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes ; j’ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui doit les juger. Voilà quels sont mes sentiments et je bénis tous les jours mon Rédempteur qui les a mis en moi et qui, d’un homme plein de faiblesse, de misère, de concupiscence, d’orgueil et d’ambtion la fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa ^ràce, à laquelle toute la gloire en est due n’ayant de moi que la misère et l’erreur. » Fr. 550, cf. fr. 737 :

Ainsi je tends les bras à mon Libérateur. »

k) La transcendance de la religion chrétienne par rapport aux autres religions. — Pascal n’a pas fait, à la laçon contemporaine, une étude comparée des religions pour conclure à la transcendance de la chrétienne. Toutefois, il n’oublie pas de signaleren passant combien Jésus-Christ l’emporte, non seulement sur les philosophes païens qui parlent au nom de la raison, mais à tous égards sur les fondateurs de religion tels que Mahomet, et combien la religion chrétienne l’emporte sur les autres, religions égyptienne, gréco romaine, mahométane, connues au xviie siècle, cl religion de la Chine que les récits des voyageurs commencent à populariser et où déjà les incrédules puisent des arguments nouveaux.

Aucune conclusion à tirer contre la religion chrétienne de ce qu’elle n’est pas l’unique : « Au contraire, c’est ce qui fait voir qu’elle est la véritable. » Fr. 589. Et, en effet, au milieu « des foisons de religions en plusieurs endroits du monde et dans tous les temps », non seulement elle est la seule qui explique à l’homme l’énigme de sa nature et de sa destinée et qui lui indique et lui fournisse le remède à sa misère, mais les autres religions « n’ont, dit Pascal, ni la morale qui peut me plaire, ni les preuves qui peuvent m’arrêter et ainsi j’aurais refusé également et la religion de Mahomet, et celle de la Chine, et celle des anciens Romains, et celle des Égyptiens. » Fr. 019. « Dieu défie les autres religions de produire de telles marques. » Fr. 592.

Pascal n’insiste guère que sur Mahomet et sa religion. « Différence entre Jésus-Christ et Mahomet : Mahomet non prédit ; Jésus-Christ prédit. Mahomet en tuant ; Jésus-Christ en faisant tuer les siens. » Fr. 599. « Tout homme peut faire ce qu’a fait Mahomet, car il n’a point fait de miracles, il n’a point été prédit ; nul homme ne peut faire ce qu’a fait Jésus-Christ. » Fr. 600. « Qui rend témoignage de Mahomet ? Luimême. Jésus-Christ veut que son témoignage ne soit rien. » Fr. 596. Ainsi, « Mahomet est sans autorité. Il faudrait donc que ses raisons fussent bien puissantes, n’ayant que leur propre force. Que dit-il donc ? Qu’il faut le croire ! » Fr. 595. Que l’on ne compare pas le Coran à l’Écriture. Là où il est clair, « son paradis et le reste, il est ridicule », et ses obscurités ne peuvent en conséquence prendre aucun sens. Fr. 598.

Dans l’histoire de la Chine, une seule chose paraît l’inquiéter, c’est le démenti qu’elle semble apporter à l’interprétation reçue alors de la Rible. Il met en doute l’authenticité de ces récits : « Je ne crois, dit-il, que les histoires dont les témoins se feraient égorger. » Fr. 593. « Il ne faut que voir, du reste, comment cela est né. Ces historiens fabuleux ne sont pas contemporains des choses dont ils écrivent. » Fr. 628. « Lequel est donc le plus croyable des deux, Moïse ou la Chine ? » Fr. 593. Mais ces questions créent de l’obscurité ? Pascal répond : En toutes ces choses « il y a de quoi aveugler et de quoi éclairer. La Chine obscurcit, mais il y a de la clarté à trouver ; cherchez-la. » Cette question de la Chine « sert et ne nuit pas ». Ibid.

IV. La théologie de Pascal.

De la première des Provinciales à la dernière en date des Pensées, en passant par les Lettres à Mlle de Roannez et les Écrits et fragments sur la grâce, la théologie de Pascal est celle de Port-Royal et ne varie pas. Il entend rester dans cette voie où « les disciples de saint Augustin ont la prétention de représenter la Tradition et de s’opposer aux disciples de Luther ou de Calvin et aux disciples de Molina, « ces restes des pélagiens ». C’est là le plan de ses deux Écrits sur la grâce et, dans les Pensées, il dit « l’Église a toujours été combattue par des erreurs contraires ». Fr. 862. Comme Port-Royal, dans la théologie, il s’occupe surtout de la question de la grâce, c’est-à-dire de la destinée surnaturelle de l’homme, du péché originel, des secours surnaturels que Dieu accorde à l’humanité en raison de la rédemption. Mais ce n’est pas le côté spéculatif de ces questions qui le tente : « Nous ne concevons ni l’état glorieux d’Adam, ni la nature de son péché, ni la transmission qui s’est faite en nous. Tout cela, d’ailleurs, nous est inutile à savoir pour en sortir, et tout ce qu il nous importe de connaître est que nous sommes misérables, corrompus, séparés de Dieu, mais rachetés par Jésus-Christ. » Fr. 560.

2155

    1. PASCAL##


PASCAL. SA THEOLOGIE

2156

Quelle est notre règle de foi.

1. C’est la Tradition.

— Si « toutes les religions et les sectes du monde ont eu la raison naturelle pour guide, les seuls chrétiens ont été contraints à prendre leurs règles hors d’eux-mêmes. » Fr. 903. Ces règles sont « celles que Jésus-Christ a laissées aux anciens pour être transmises aux fidèles », ibid., ou la Tradition, autrement dit les croyances de l’ancienne Église : « Si l’ancienne Église était dans l’erreur, l’Église est tombée. Quand elle y serait aujourd’hui, ce n’est pas de même, car elle a toujours la maxime supérieure de la tradition de la main de l’ancienne Église ; et ainsi cette soumission et cette conformité à l’ancienne Église prévaut et corrige tout. » Fr. 867. — Ces règles sont transmises par les Pères : « Voilà le sentiment des disciples de saint Augustin ou, plutôt, celui des Pères et de la Tradition et par conséquent de l’Église », Premier écrit sur la grâce, t. xi, p. 138 ; et avant tous saint Augustin : « Dieu conduit bien son Église de l’avoir envoyé devant avec autorité. » Fr. 869.

Ainsi Pascal est loin de l’idée d’un dogme progressant à la façon d’un arbre en croissance. La perpétuité est une marque de l’Église, mais la perpétuité dans l’immutabilité ; cf. fr. 844.

2. Rôle de l’Église et du pape.

La Tradition est enseignée aux fidèles par une Église « visible », fr. 857, qui est « proprement le corps de la hiérarchie », fr. 889, autrement dit, les évêques, les conciles et les papes ; cf. Premier écrit sur la grâce, loc. cit., cf. fr. 867. Or, » il est dit : Croyez à l’Église », fr. 852, et « toutes les vertus, le martyre, les austérités sont inutiles hors de l’Église et de la communion du chef de l’Église ». Lettre VI à Mlle de Roannez, t. vi, p. 217.

Dans l’Église, « le pape est premier. Quel autre est reconnu de tous, ayant pouvoir d’insinuer dans tout le corps, parce qu’il tient la maîtresse branche qui s’insinue pirtout ? » Fr. 872. Et si l’on considère l’Église comme un tout, le pape assure l’unité. Fr. 871. Toutefois on a tort de « ne proposer plus que le pape », fr. 832 ; on ne saurait le séparer « de la multitude », l’isoler, l’investir d’une puissance spirituelle indépendante des conciles et supérieure à la leur, indépendante même de la tradition. D’aucuns, qui y trouvent profit, exaltent en ce sens l’autorité du pape ; ils invoquent « quelques paroles des Pères », comme si de simples paroles d’honnêteté, disaient déjà les Grecs dans un concile, étaient des preuves ; cf. Bossuet, Remarques sur les conciles d’Éphèse et de Chalcédoine de M. Dupin, c. i, 5e remarque. Mais « il faut juger de ce qu’est le pape par les actions de l’Église et des Pères et par les canons ». « L’unité et la multitude, Duo aul 1res in unum : Erreur à exclure l’un des deux, comme font les papistes qui excluent la multitude, ou les huguenots qui excluent l’unité. » Fr. 874 ; cf. fr. 871 et Lettre vi à Mlle de Roannez : « Pour l’union avec le pape, le corps n’est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. » Vu à la lumière de l’histoire, le concile est supérieur au pape : « Si la vérité a été contestée, il y a eu le pape, ou sinon il y a eu l’Église. » Fr. 849. Quant à la Tradition, elle commande le pape comme elle commande l’Église. Pourquoi défendre le pape de cette dépendance ? « Serait-il déshonoré pour tenir de Dieu et de la Tradition ses lumières ? et n’est-ce pas le déshonorer de le séparer de cette sainte union ? » Fr. 875.

D’autre part, l’autorité doctrinale du pape a les limites naturelles de toute autorité doctrinale : la nature des choses, le fait. Il lui est interdit d’imposer de croire qu’une chose est quand elle n’est pas. De la 17e Provinciale où il écrit : « Dieu conduit l’Église dans la détermination des points de foi, au lieu que, dans les choses de fait, il la laisse agir par les sens et par la raison qui en sont naturellement les juges », t. vi,

p. 358, jusqu’à sa dernière heure — on le verra Pascal soutient cette thèse.

Et parce que le pape est un homme et un homme au pouvoir, il peut être facilement trompé. Saint Bernard n’écrivait-il pas au pape Eugène III : « Il y a un défaut si général que je n’ai vu personne des grands de ce monde qui l’évite ? C’est… la trop grande crédulité, d’où naissent tant de désordres. C’est de là que viennent les persécutions violentes contre les innocents. .., les colères injustes pour des choses de néant, pro nihilo. » 18e Provinciale, t. vii, p. 47. Et combien y a-t-il « de papes et d’empereurs que des hérétiques ont surpris effectivement » ? Ibid., cf. fr. 832, 882. 920. C’est ainsi que le pape a condamné des saints : « Saint Athanase, accusé de plusieurs crimes, condamné en tel et tel concile, tous les évêques y consentant, et le pape enfin. » Fr. 868. C’est ainsi encore que des excommuniés « sauvent l’Église ». Ibid.

3. Pascal s’esl-il révolté contre Rome ? — « Il avait une très grande soumission à l’Église et à notre Saint-Père le pape », dira Beurrier à « M. Périer le fils », t. x, p. 365. Mais on lit dans le fragment 920 : « Le silence est la plus grande persécution ; jamais les saints ne se sont tus… Or, après que Rome a parlé et qu’on pense qu’elle a condamné la vérité, et qu’ils l’ont écrit et que les livres qui ont dit le contraire sont censurés, il faut crier d’autant plus haut qu’on est censuré plus injustement, et qu’on veut étouffer la parole plus violemment, jusqu’à ce qu’il vienne un pape qui écoute les deux parties et qui consulte l’antiquité pour faire justice… Si mes lettres sont condamnées à Rome, ce que j’y condamne est condamné dans le ciel : Ad luum, Domine Jesu, tribunal appello. »

Sur quoi Sainte-Beuve, loc. cit., p. 97 : « Tout à fait catholique et anticalviniste par sa façon d’entendre les sacrements, il se rapprochait des plus opposés à Rome sur l’interprétation et la qualification qu’il donnait aux sentences des pontifes et sa manière finale d’entendre l’Église lui permettait sous le coup de la mort de dire non au pape… et de le proclamer inslru ment direct et prolongé de mensonge. Ad tuum… »

Havet, Pensées, t. ii, p. 141, note sur le fragment 66 bis, compare à l’appel des jansénistes à propos de la bulle Unigenitus « l’appel mystique de Pascal à Jésus-Christ » et le proclame plus touchant. Le chanoine Rocher va plus loin : « Lorsque l’autorité pontificale l’eut justement frappé, l’orgueilleux écrivain se sentit blessé au cœur et il jeta ce cri de rébellion… », et plus loin encore le chanoine Didiot : « C’est la formule classique de toutes les hérésies, de tous les schismes, de toutes les apostasies », Rocher et Didiot, cités par E. Jovy, dans sa brochure D’où vient l’Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello, in-8°, Paris, 1916, p. 30 et 31.

E. Jovy a montré que ces paroles sont d’une lettre écrite vers 1119 par saint Bernard à son neveu Robert qui avait passé de l’ordre de Cîteaux à l’ordre plus facile de Cluny, après que les religieux de Ciuny eurent fait approuver cette démarche à Rome, en tronquant les faits : Veniet, veniet, qui maie judicala rejudicabit… Veniet, inquam, veniet dies judicii, ubi plus valebunt pura corda quam astuta verba…, quando quidem judex Me nec fallctur verbis, nec flectetur donis. Tuum, Domine Jesu, tribunal appello…, tibi commiltv causam meam qui judicas juste et probas renés et corda. Sur les lèvres du saint, ce n’était là ni un cri de révolte, ni une parole d’apostasie, mais un acte de foi en la justice divine. Pascal, qui est nourri de saint Bernard, comme tout Port-Royal, qui connaît en particulier cette lettre dont il a traduit une partie dans la 18e Provinciale, loc. cit., et qui se voit, comme le saint, en face d’un pape qui donne raison à ses adversaires et qu’il juge trompé, fait le même acte de foi en la justice de

Dieu. Sur tous ces points, Pascal est donc resté fidèle à la pensée des Provinciales qu’inspirait, on l’a vii, la doctrine de Port-Royal. Cf. d’ailleurs, Laporte, La doctrine de Port-Royal, t. ii, Exposition de la doctrine d’après Amauld, i. Les vérités de la grâce, Paris, 1923, p. 20 et 21.

L’homme et la grâce.

1. L’homme. — Contrairement

à ce qu’ont écrit Luther et Calvin, il y avait une distinction d’essence entre les dons naturels en Adam et les surnaturels et, à aucun degré, ceux-ci ne faisaient partie intégrante de sa nature. Mais, contrairement à ce que soutiennent les molinistes, il eût été indigne de la sagesse divine de créer l’homme dans l’état de pure nature dans lequel il n’eût été, on le voit aujourd’hui, qu’un être disproportionné à sa fin et à ses aspirations. Si Dieu ne lui devait pas les dons surnaturels, l’homme en avait besoin pour assurer l’équilibre entre ses aspirations et ses forces ; c’est pourquoi, en le créant, Dieu les lui avait accordés. « J’ai créé l’homme saint, innocent, parfait. » Fr. 434. « Les disciples de saint Augustin considèrent deux états dans la nature humaine. L’un est celui auquel elle a été créée dans Adam, saine, sans tache, juste et droite, sortant des mains de Dieu, duquel rien ne peut partir que sain, juste et parfait. » Premier écrit : Exposé sommaire du problème de la grâce, t. xi, p. 135.

Après le péché originel. Dieu a « abandonné l’homme à lui », fr. 434, et ainsi réduit à sa nature, l’homme est « un monstre », un sujet de contradiction, un paradoxe. Fr. 420. Lui laissant ses aspirations au souverain bien, au bien parfait qui est Dieu, le péché originel l’a détourné de Dieu et tourné vers la créature. Aversio mentis a Deo, conversio ad creaturam, cf. fr. 434. « Le libre arbitre est demeuré flexible au bien et au mal, mais avec cette différence qu’au lieu qu’en Adam, il n’avait aucun chatouillement au mal et qu’il lui suffisait de connaître le bien pour s’y pouvoir porter, maintenant il a une suavité et une délectation si puissante dans le mal par la concupiscence qu’infailliblement, il s’y porte de lui-même. » Deuxième écrit. Opinions de saint Augustin, des pélagiens et de Calvin sur le problème de la grâce, t. xi, p. 148. Par contrecoup de la concupiscence, « son esprit », qui en Adam avant la faute était’< très fort, très juste, très éclairé, est dans l’ignorance », en ce sens surtout, que dans la recherche de son souverain bien, attiré parla créature, il est incapable de le trouver là où il est, en Dieu.

De plus « comme un fruit sortant d’une mauvaise semence, tous les hommes sortis d’Adam, naissent coupables du péché d’Adam et dignes de la mort éternelle ». Ibid. « Par le péché, la nature humaine est devenue souillée, abominable aux yeux de Dieu. » Premier écrit, loc. cit., p. 135. En même temps, tous les actes de l’homme, — sans la grâce, — sont coupables, puisque provoqués par la concupiscence, qu’ils soient accomplis ou non avec la connaissance de la faute. Entraîné, en effet, par laconcupiscence, l’homme « se porte de lui-même à ces actes comme à son bien, et il les choisit de lui-même et très librement et avec joie comme l’objet où il sent sa béatitude ». Deuxième écrit, loc. cit., et son ignorance n’est que l’effet de sa malice ; cf. la 4e Provinciale. « Dans l’état d’innocence, Dieu ne pouvait avec justice damner aucun des hommes…, en l’état de corruption il pouvait, avec justice, damner la masse entière », Premier écrit, loc. cit., p. 135, et « abandonner tous les hommes sans miséricorde à la damnation », Deuxième écrit, loc. cit.

Sur la conformité de ces doctrines avec celles de Port-Royal, cf. Laporte, loc. cit., c. i, Nécessité de la grâce : Le péché originel, et avec’Augustinus, cf. Jansénisme, t. viii, col. 347 sq.

2. La prédestination et la rédemption.

« // est cons tant qu’il y a plusieurs des hommes damnés et plusieurs sauvés. » Comment cela se fait-il ? Par la volonté de Dieu et par la volonté de l’homme. « Mais, laquelle de ces deux volontés est la maîtresse, la dominante, la source, le principe et la causede l’autre… ? L’action sera rapportée à cette volonté première et non à l’autre. » « La volonté suivante est telle qu’on peut dire en un sens que l’action provient d’elle puisqu’elle y concourt, et en un sens qu’elle n’en provient pas parce qu’elle n’en est pas l’origine », tandis que, « de la volonté primitive, on ne peut dire en aucune sorte que l’action n’en provient pas », Premier écrit, loc. cit., p. 120.

Or, les calvinistes émettent cette opinion « épouvantable, injurieuse à Dieu et insupportable aux hommes que Dieu, en créant les hommes, en a créé, les uns pour les damner, les autres pour les sauver, par une volonté absolue », que, pour cela, « il a fait pécher Adam… et tous les hommes en lui » et, qu’ayant envoyé Jésus-Christ racheter ses élus, « il leur donne la charité et le salut indubitablement », privant en même temps, « durant tout le cours de la vie, de la charité ceux qu’il a voulu damner en les créant ». Ibid. « En haine de cette opinion abominable, les molinistes ont pris ce sentiment non seulement opposé, mais absolument contraire, que Dieu a une volonté conditionnelle de sauver généralement tous les hommes, que Jésus-Christ s’est incarné pour les racheter tous, et que, ses grâces étant données à tous, il dépend de leur volonté et non de celle de Dieu d’en bien ou d’en mal user. » Ibid., p. 134.

Les disciples de saint Augustin, entre ces deux erreurs contraires, soutiennent la vérité catholique : Autre était l’économie du salut dans l’état d’innocence, où « Dieu avait une volonté générale et conditionnelle de sauver tous les hommes, pourvu qu’ils le voulussent par le libre arbitre aidés des grâces suffisantes qu’il leur donnait » ; autre est cette même économie du salut « dans l’état de corruption : de la masse coupable et digne de damnation, il a voulu sauver une partie par une volonté absolue fondée sur sa miséricorde toute pure et gratuite et laissant l’autre dans la damnation où elle était et où il pouvait, avec justice, laisser la masse entière ; il a prévu ou les péchés particuliers que chacun commettrait ou, au moins, le péché originel dont ils sont coupables et, ensuite de cette prévision, il les a voulu condamner. » Ibid., p. 136. Et c’est dans ce sens que s’est faite la rédemption.

Les élus sont « le petit nombre ». Ibid., p. 137.

Si Dieu les connaît, ils ne se connaissent pas. Dès lors, tous les chrétiens » sont obligés de croire, mais d’une créance mêlée de crainte et qui n’est pas accompagnée de certitude… qu’ils sont de ce petit nombre… et de ne juger jamais d’aucun des hommes, quelque méchants et impies qu’ils soient, qu’ils ne sont pas du nombre des prédestinés. Ce qui oblige de faire pour eux ce qui peut contribuer à leur salut. » Ibid.

On peut voir maintenant le sens catholique de cette proposition dont Nicolas Cornet a prétendu trouver la négation dans VAugustinus (cf. la 5e des Cinq propositions ) : Jésus-Christ est mort pour tous. S’il est faux de dire avec les calvinistes que Jésus-Christ est mort uniquement pour les élus, c’est une autre erreur de dire, avec les molinistes, qu’il est mort indifféremment pour tous, élus et réprouvés, el avec le même fruit. Il est mort pour tous, cf. fr. 774, mais conformément aux desseins de son Père. Fr. 781. D’où « il n’y a que les élus à qui il ait voulu absolument mériter le salut. Néanmoins, quelques-uns qui ne sont pas prédestinés ne laissent pas d’être appelés pour le bien des élus et ainsi de participer à la rédemption. » En face de la rédemption — et par conséquent du salut, — il y a donc trois sortes d’hommes : les uns qui ne viennent 00

jamais à la foi ; les autres qui y viennent et qui ne persévérant pas meurent dans le péché mortel, et les derniers qui viennent à la foi et y persévèrent dans la charité jusqu’à la mort. Jésus-Christ n’a point eu de volonté absolue que les premiers reçussent aucune grâce par sa mort. Il a voulu racheter les seconds ; il leur a donné des grâces qui les eussent conduits au salut s’ils en eussent bien usé, mais il ne leur a point voulu donner cette grâce singulière de la persévérance sans laquelle on n’en use jamais bien. Mais, pour les derniers, il a voulu absolument leur salut et il les y conduit par des moyens infaillibles. » Si donc l’on peut dire que Jésus-Christ a racheté tous les hommes, en ce sens qu’il a détruit les eiïets universels de la faute originelle, et encore que sa volonté rédemptrice s’étendit à tous les hommes parmi lesquels la miséricorde divine a choisi ses élus, on ne sort pas de la vérité catholique, en entendant par là qu’il est mort pour les seuls chrétiens, méritant aux uns une grâce de salut efficace, aux autres une grâce de salut simplement suffisante, ou encore qu’il est mort pour les seuls élus, « les élus de Dieu faisant une universalité qui est tantôt appelée monde parce qu’ils sont répandus dans tout le monde, tantôt tous parce qu’ils sont une totalité, tantôt peu parce qu’ils sont peu à proportion de la totalité des délaissés ». Deuxième écrit sur la grâce, loc. cit., p. 148149. Cf. dans les Pensées les fragments qui opposent Jésus-Christ à Adam. fr. 430 et 523 ; qui expliquent le mot : Jésus-Christ rédempteur de tous, fr. 781 et 775, qui marquent en Dieu et en Jésus-Christ le dessein d’éclairer les autres, tandis qu’ils laissent les autres dans leur aveuglement. Fr. 556, 756, 771. Cf. sur la conformité de cette doctrine avec celle de Port-Royal, Laporte, op. cit., c. n. Économie de la grâce : La prédestination, et avec celle de l’Augiistinus, Jansénisme, t. viii, col. 431 sq.

3. Comment la volonté de l’homme coopère il la prédestination : la grâce efficace. — « Pour faire d’un homme un saint, il faut bien que ce soit la grâce, et qui en doute ne sait ce que c’est que saint et homme. » Fr. 508. « C’est la grâce (ou l’inspiration) et non le raisonnement qui fait suivre la religion. » Fr. 564.

Les protestants se trompent quand ils déclarent la volonté humaine corrompue à ce point que Dieu lui-même ne saurait la plier au bien, car « le libre arbitre est demeuré flexible au bien comme au mal ». Deuxième écrit, t. xi, p. 148. Les molinistes commettent une autre erreur en supposant que l’homme déchu n’a besoin, pour faire le bien, que d’une grâce suffisante qu’il voudra efficace, s’il le juge à propos. Il en était ainsi avant la chute, quand « sa volonté était indifférente pour le bien et le mal, et qu’il suivait, sans aucun appétit prévenant de sa part, ce qu’il connaissait de plus convenable à sa félicité ». Ibid., p. 147. II n’en est plus de même après la faute, où « la concupiscence élevée dans ses membres a chatouillé et délecté sa volonté dans le mal et rempli son esprit de ténèbres », si bien qu’il est impérieusement détourné de Dieu et attiré vers la créature.

Seule donc une grâce efficace par elle-même, c’est-à-dire qui ne se propose pas, mais s’impose, peut redresser teite volonté dépravée et la retourner vers le souverain bien qui est Dieu. Et cette grâce ne peut être efficace qu’en opposant délectation à délectation. Il n’est plus question de libre choix ; l’homme est « esclave de la délectation… ce qui le délecte davantage l’attire infailliblement ». Fragments d’une lettre de Pascal sur la possibilité des commandements, les contradictions apparentes de saint A ugustin, la théorie du double délaissement des justes et le pouvoir prochain, t. xi, p. 226. « La grâce de rédemption, la grâce médicinale, la grâce de Jésus-Christ ». est Vauxilium quo. tandis que la grâce du Créateur était Vauxilium sine quo non.

Elle s’insinue dans la volonté et lui fait éprouver « une plus grande délectation dans le bien que la concupiscence ne lui en offre dans le mal ». Deuxième écrit, t. xi, p. 149.

La liberté ne disparaît pas cependant. « Le libre arbitre étant demeuré flexible au bien comme au mal », l’homme qui cède à une délectation garde le pouvoir virtuel de n’y point céder et cela suffit pour assurer sa liberté et partant sa responsabilité. « Ceux donc à qui il plaît à Dieu de donner cette grâce », d’être « charmés par les douceurs et par les plaisirs » du bien « plus que par les attraits du péché, se portent d’eux-mêmes par leur libre choix à préférer infailliblement Dieu à la créature. C’est pourquoi on dit indifféremment ou que le libre arbitre s’y porte de soi-même ou que cette grâce y porte le libre arbitre. » Quant à ceux « à qui cette grâce n’est pas donnée, ils sont tellement chatouillés et charmés par la concupiscence, qu’ils aiment mieux infailliblement pécher que de ne pécher pas. Et ainsi, ils ont choisi le mal par leur propre et libre volonté. » Ibid., p. 149-150, cꝟ. 18* Provinciale : « Dieu nous fait vouloir ce que nous pourrions ne vouloir pas. » T. vii, p. 32.

Grâce efficace ne signifie pas cependant des effets égaux en tous, comme la grâce nécessitante des protestants. Elle aboutit toujours à l’effet voulu par Dieu encore que chez ceux qui ne persévèrent pas elle puisse paraître tenue en échec par la mauvaise volonté. Cf. Premier écrit, t. xi, p. 137. « La manière dont nous cherchons Dieu faiblement », au début d’une conversion, « est bien différente de la manière dont nous le cherchons » après, « quand nous marchons vers lui en courant dans la voie de ses préceptes ». Fragments, ibid., p. 168.

Cf. Laporte, loc. cit., c. iii, La puissance de la grâce : La grâce efficace par elle-même, et Jansénisme, col. 378 sq.

4. Comment Pascal interprète la possibilité des commandements définie par le concile de Trente, sess. vi, c. xi (cf. la l ro des Cinq propositions). — A cette question, Pascal avait répondu dans la 3° Provinciale en soutenant la proposition d’Arnauld, Seconde lettre… à un duc et pair, « que la grâce a manqué à saint Pierre dans sa chute » et que, par conséquent, les commandements ne sont pas toujours possibles aux justes. Dans les Fragments sur la grâce il reprend la question et la discute, mais pour soutenir la même thèse.

Dans sa session vi, au c. xi, le concile de Trente a défini : Les commandements ne sont pas impossibles aux justes et, par conséquent, Les commandements sont possibles aux justes. « Cette proposition, dit Pascal, t. xi, p. 156, a deux sens. » Le premier, que soutient « le reste des pélagiens » est « que le juste considéré en un instant de sa justice a toujours le pouvoir dans l’instant suivant d’accomplir les commandements », parce qu’à tout le moins il peut toujours user de la prière qui lui méritera toujours la grâce prochainement suffisante, ou encore « que les commandements sont toujours possibles à tous les justes, de ce plein et dernier pouvoir auquel il ne manque rien de la part de Dieu pour agir », ibid., p. 262 ; qu’ainsi « jamais Dieu ne laisse le juste, si le juste ne le laisse », ibid., p. 166, et enfin que le juste « a toujours le pouvoir prochain de persévérer sans un secours spécial », ibid., p. 159. Le second, « qui ne s’offre pas. avec tant de promptitude, est que le juste peut accomplir les commandements, agissant comme juste et par un mouvement de charité », ibid., p. 157, par où est condams née cette proposition des luthériens « que les actiondes justes, même faites par la charité, sont nécessairement toujours des péchés ». Ibid.

Les molinistes voudraient persuader que le concile a défini leur doctrine ; en réalité, le concile a condamné la doctrine des luthériens et défini « que le juste nu

    1. PASCAL##


PASCAL. SA PHILOSOPHIE, CARACTÈRES GÉNÉRAUX

2162

gissant par l’amour de Dieu peut faire des œuvres exemptes de péché et qu’ainsi, il peut observer les o’inmandements, s’il agit par charité ». Ibid., p. 159.

Au chapitre xiii et dans les canons 16 et 22, qui en sont formés, le concile combat la doctrine moliniste, car, puisque « par le canon 22, il défend, sous peine d’anathème, de dire que tous les justes ont le pouvoir de persévérer dans la justice, cela n’emporte-t-il pas que tous les justes n’ont pas le pouvoir prochain d’ob%erver les commandements à l’instant suivant », ou, ce qui revient au même. » le pouvoir prochain de prier dans l’instant suivant » ? Ibid., p. 164-165. « D’où, encore qu’il soit vrai en un sens que Dieu ne laisse jamais un juste si le juste ne le laisse le premier, il est pourtant vrai, en un autre sens, que Dieu laisse quelquefois les justes avant qu’ils l’aient laissé, c’est-à-dire que Dieu ne donne pas toujours aux justes le pouvoir prochain de persévérer dans la prière. » Ibid., p. 166. Dieu ne veut point que les justes aient cette assurance de persévérer qui nuirait à la crainte nécessaire et même détruirait l’espérance. Ibid., p. 225. Cette doctrine du concile est d’ailleurs celle de saint Augustin et de toute la Tradition, et tous l’accorderont : « Il n’y a pas une relation nécessaire entre la possibilité et le pouvoir. » Ibid., p. 243.

Cf. Laporte, loc. cit., c. n. Économie de la grâce : La prédestination, i, La distribution de la grâce vue « a parte hominis », p. 196 sq. ; et Jansénisme, col. 392.

Conclusion. — Pascal a donc bien la théologie de Port-Royal. Où il semble préférer les molinistes aux jansénistes, il a en vue non les idées, mais leur présentation. « Feu M. Pascal, écrira Nicole, Traité de la grâce générale, I re partie, Discours…, p. 1, 3, cité Œuvres de Pascal, t. xi, p. 101, disait que, s’il avait eu à traiter cette matière (de la grâce efficace), il espérait de réussir à rendre cette doctrine si plausible et de la dépouiller tellement d’un certain air farouche qu’on lui donne, qu’elle serait proportionnée au goût de toutes sortes d’esprits. » C’est même à cette fin qu’il ébauche des Écrits sur la grâce et qu’il emploie cette méthode de montrer dans la doctrine de saint Augustin la conciliation des doctrines contraires des protestants et des molinistes. « S’il y a jamais eu un temps où l’on doive faire profession des deux contraires, c’est quand on reproche qu’on en omet un. Donc les jésuites et les jansénistes ont tort en les celant, mais les jansénistes plus, car les jésuites ont mieux fait profession des deux. » Fr. 865. Et cette infériorité du jansénisme dans l’exposé de ses doctrines, il la déplore d’autant plus que, par leur fond même, les opinions des jésuites sur les questions de la grâce, de l’homme et du salut « flattent le sens commun, en rendant l’homme maître de son salut ou de sa perte… » Premier écrit, t. xi, p. 134 ; cf. Laporte, Pascal et la doctrine de Port-Royal, loc. cit., p. 292, et Baudin, Y a-t-il des traces positives d’antijansénisme dans les Pensées, dans Revue des sciences religieuses, octobre 1924, p. 598. Il y a telle façon d’exposer un dogme qui peut troubler les cœurs : « Quand on dit, par exemple, que Jésus-Christ n’est pas mort pour tous, vous abusez d’un vice des hommes qui s’appliquent incontinent cette exception, ce qui est favoriser le désespoir » et même le libertinage, fr. 781 ; au lieu que, exposé avec toutes ses nuances, en fonction des erreurs moliniste et luthérienne, le dogme laisse les âmes dans la crainte, c’est vrai, mais aussi dans l’espérance ; cf. Premier écrit, p. 137.

V. La philosophie des Pensées.

1° Il y a une philosophie pascalienne. Ses caractère chrétien et pragmatique. — Pascal n’a pas exposé, à la façon de Descartes, un système de philosophie ; il a proclamé la vanité d’une telle construction, fr. 79 ; mais, principalement des Pensées, du Traité du vide, de L’esprit

géométrique, du Traité sur les passions de l’amour, l’on peut dégager « tout un ensemble de vues sur la nature, la science et l’homme », Rauh, La philosophie de Pascal, dans Revue de métaphysique et de morale, avriljuin 1923, p. 307 sq., qui, très cohérentes, constituent une philosophie.

Cette philosophie est religieuse ; elle a pour point de départ les données de la foi ; elle doit les justifier. Mais « la philosophie que Pascal relie à la religion n’est pas, comme chez un Bossuet, la philosophie cartésienne plus ou moins mélangée d’éléments scolastiques ou de saint Augustin », Rauh, loc. cit., p. 308 ; elle naît tout entière de la foi. Elle n’est pas cependant une suite de la scolastique, cette servante de la théologie, qui s’interdit de determinare contra fidem. Pascal, comme tout bon disciple de Jansénius, n’aime pas la scolastique et son rationalisme, même dans saint Thomas, fr. 61. : cf. J. Caillât, La méthode scientifique selon Pascal, iv, Premier engagement avec la scolastique, viii, Pascal contre la scolastique, dans Revue d’histoire littéraire, 1923, p. 129 sq., 273 sq. Sa philosophie est personnelle ; elle est le fruit de sa réflexion sur les données chrétiennes, mais, parce que sa théologie est celle de Port-Royal, sa philosophie rejoint l’augustinisme. Cf. Entretien avec M. de Saci, t. iv, p. 31. Saci estimait beaucoup « M. Pascal, en ce que, n’ayant pas lu les Pères, il avait de lui-même, par la pénétration de son esprit, trouvé les mêmes vérités qu’ils avaient trouvées, et de ce qu’il se rencontrait en toutes choses avec saint Augustin ». Cette puissance de pensée propre à Pascal se remarque jusque dans sa terminologie ; il donne, en effet, à certains mots, un sens très personnel.

Comme en théologie, des questions philosophiques, celles-là seules l’intéressent qui adaptent un homme à sa fin surnaturelle. Le point de vue de vérité n’est pas précisément le premier dans l’esprit de Pascal, mais le point de vue moral et pratique. En cela il est bien encore de Port-Royal, dont la préoccupation première était celle du salut : « Toutes nos actions et toutes nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non, qu’il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement qu’en la réglant par la vue de ce point qui doit être notre dernier objet. » Fr. 194. C’est là le pragmatisme de Pascal. Il faut le remarquer, « l’utilité n’est pas pour lui le critérium logique de la vérité, mais simplement le critérium moral de la sélection des vérités ». Baudin, Rev. des sciences rel., 1925, p. 67. Ces postulats sont donc à la base de l’Apologie : nous ne sommes faits que pour être heureux, et nous ne pouvons trouver le bonheur qu’en Dieu, notre vrai bien

Ce pragmatisme explique comment Pascal a résumé toute la philosophie en Épictète et Montaigne, en dogmatistes et pyrrhoniens, c’est-à-dire en se plaçant au point de vue de la connaissance que les philosophes donnent à l’homme de lui-même et de la manière dont ils le conduisent à Dieu. Cf. Entrelien avec M. de Saci, t. iv, p. 31 : « Épictète est un des philosophes du monde qui ont le mieux connu les devoirs de l’homme. Il veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son principal objet. Il montre aussi en mille manières ce que doit faire l’homme. Ce grand esprit, qui a si bien connu les devoirs de l’homme, mériterait d’être adoré, s’il avait aussi bien connu son impuissance », mais « il se perd dans la présomption de ce que l’on peut ». Montaigne, lui, considère l’homme « destitué de toute révélation », met toutes choses dans un doute universel ; il fait descendre la raison de l’excellence qu’elle s’est attribuée et la met par grâce en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre, jusqu’à ce qu’elle soit instruite par son Créateur même de son rang qu’elle ignore. Ce pragmatisme explique aussi à que ! point de vue Pascal a

proclamé la vanité de la science, fr. (il, de la métaphysique, fr. 79, de tout ce qui n’est pas la science de l’homme, fr. 66, et de l’homme ordonné à Dieu. Fr. 144, 150, 524.

On a constaté que ce pragmatisme avait « des étroitesses », Baudin, ibid., p. 69, mais il ne faut pas oublier que Pascal poursuit un but précis et que, si ce pragmatisme était dans la mentalité de Port-Royal, il s’imposait aussi à Pascal par la mentalité des libertins à qui il s’adressait.

Les trois ordres ou l’échelle des valeurs.

Considérant

les choses de plus haut et plus largement et inspiré sans doute par le dualisme cartésien, Pascal distingue dans l’homme et relativement à l’homme, trois ordres dont « chacun pose une transcendance par rapport à l’ordre inférieur, de sorte que le passage ascendant est impossible ». Blondel, cité par Chevalier, loc. cit., p. 322, n. 1 : l’ordre du corps livré « aux grands de chair » ; « à une distance infinie », l’ordre des esprits ou de la science, où « les grands génies ont leur empire », et enfin, « à une distance infiniment plus infinie », l’ordre de la charité, l’ordre de Dieu, « où les saints ont leur empire » et où Jésus-Christ est roi.

Si Pascal a « trop profondément accentué les oppositions qui distinguent les êtres », Janssens, loc. cit., p. 383, néanmoins « le fait d’avoir mis en relief l’idée de valeur et d’y avoir montré la révélation d’une puissance spéciale de la réalité constitue ce que l’histoire de la philosophie pourrait appeler à bon droit la révolution pascalienne, historiquement aussi importante que la révolution cartésienne. Car elle a été le point de départ de toutes les philosophies des valeurs qui se sont constituées depuis. » Baudin, loc. cit., p. 68.

Les moyens de connaître.

1. Les sens ou l’expérience

que nous livrent les faits. — Le réel existe et le fait commande. Où il se constate, l’autorité n’a qu’à s’incliner, celle des anciens dont le respect est si contraire au progrès, cf. Fragment d’un traité du vide, t. ii, p. 138-141, même celle de l’Église, cꝟ. 17e Provinciale, et dans la 75e, à propos du décret qui condamna Galilée : « Ce ne sera pas cela qui prouvera que la terre demeure en repos », t. vii, p. 54. De même « le consentement universel : « Si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner », ibid. ; de même encore la raison. Les sens nous livrent les faits, c’est-à-dire certains aspects passagers du réel ; « leurs appréhensions sont toujours vraies », fr. 9 ; mais dans l’interprétation de ces appréhensions notre raison peut se laisser troubler par les causes d’erreur qui pèsent sur tous nos jugements.

2. La raison et le cœur, « dont la gamme constituant la pensée », Chevalier, La méthode de connaître selon Pascal, dans Revue de métaphysique et de morale, 1923, p. 189, partant des données des sens achève de nous faire connaître le réel et lui confère une véritable grandeur. Sur cette question, cf..1. Laporte, Le cœur et la raison selon Pascal, dans Revue philosophique, 1927, t. i, p. 93 sq.

a) La raison. — Ce mot signifie, dans la langue de Pascal, la faculté d’analyser, d’abstraire et de généraliser, de comprendre et de déduire.

Cette faculté a ses limites : limites naturelles d’abord : à priori, l’on peut affirmer que notre entendement ne saurait saisir tout le réel en étendue ou en profondeur, puisque lui-même est le fini, et le réel l’infiniment grand et l’infiniment petit. Fr. 72. Puis, là même où la raison atteint le réel, elle n’explique pas à elle seule la connaissance que nous en avons. Enfin et surtout, depuis la chute originelle, sans avoir été en elle-même altérée ou diminuée, et tout en restant, comme auparavant, capable de connaître, elle n’a plus son libre jeu. Dépendant de la volonté, qui est « un des princi paux organes de la créance », fr. 99, en ce sens que les tendances et la « coutume » dont elle est la source dictent nos jugements, mais qui, depuis la chute, étant l’inclination dominante, comme l’a bien dit saint Augustin, se trouve être, par conséquent, dans l’âme que n’a pas transformée la charité, l’amour-propre ou les trois concupiscences, la raison est le jouet des puissances trompeuses et entraînée aux pires erreurs. « Rien n’est si opposé à la vérité que l’amour-propre. » Fr. 571. « Si donc il est des matières, comme la géométrie, c’est-à-dire les mathématiques, la physique ou l’astronomie, où l’amour-propre n’intervient pas directement, la raison retrouve son libre jeu et est capable d’immenses progrès continus. De là vient que, non seulement chacun des hommes s’avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d’un particulier. » Traité du vide, loc. cil. Dans l’ordre moral, social et surtout religieux, il en va tout autrement.

C’est donc à la géométrie qu’il faut demander la méthode rationnelle idéale ; « la méthode de ne point errer est recherchée par tout le monde », dit Pascal, Art de persuader, t. ix, p. 287. Les logiciens font profession d’y conduire ; les géomètres seuls y arrivent. C’est donc la démonstration. Mais, « hors de la géométrie et de ce qui l’imite, il n’y a point de véritables démonstrations >. Pascal répudie donc la méthode logique ou scolastique, dans saint Thomas, comme « ne gardant pas l’ordre », fr. 61, dans Charron, à cause « des divisions qui attristent et qui ennuient ». Fr. 62. « La logique a emprunté les règles de la géométrie sans en comprendre la force. » Art de persuader, loc. cit., p. 287. A quoi Barthélémy Saint-Hilaire répond : Les mathématiques ont presque la forme pure, la forme idéale de la logique. Les mathématiques en tirent vanité et c’est avec raison. Seulement il ne faut pas qu’elles essaient de dérober la logique en se substituant à elle. C’est Leibnitz qui a pleine raison quand il dit contrairement à Pascal : « La logique des géomètres est une extension ou promotion particulière de la logique générale. Les mathématiciens empruntent donc la puissance de leur forme à la logique loin de la lui donner. » Cité par Havet, Pensées, t. 11, p. 314.

En conséquence de tout ce qui précède :

a. Si en géométrie la raison peut atteindre la vérité dans un progrès continu, elle ne saurait à elle seule justifier la certitude que nous y trouvons. Elle la justifierait, s’il lui était possible « de définir tous les termes et de prouver foutes les propositions ». Mais, à cela, « les hommes ne sauraient jamais arriver ». A force d’analyser, on arrive « nécessairement à des mots primitifs que l’on ne peut plus définir et à des principes si clairs que l’on n’en trouve plus qui le soient davantage ». Ainsi, la géométrie ne saurait définir « aucune des choses qu’elle a pour principaux objets, ni le mouvement, ni les nombres, ni l’espace », ni le temps, car le mouvement et le temps sont relatifs l’un à l’autre. Évidemment, « ce manque de preuve n’est pas un défaut, mais une perfection ». Il prouve « l’extrême évidence de ces notions ». « II n’en est pas moins vrai que la raison les accepte et ne les démontre pas. » De l’esprit géométrique, t. ix, p. 255 ; cf. fr. 233.

b. Pour la nature qui va de l’infiniment grand à l’infiniment petit, Descartes, après d’autres comme Démocrite, cf. fr. 79, a tenté d’en donner une explication rationnelle adéquate. « Cela se fait, a-t-il dit, par figure et par mouvement. » Sans doute « en gros… cela est vrai ». Mais Descartes, après les mêmes autres. a essayé « de composer la machine » et l’on a eu des ouvrages avec lifres fastueux. Des principes des choses.

2165

    1. PASCAL##


PASCAL. PHILOSOPHIE, PRINCIPES DE CONNAISSANCE

2166

(Des principes de la philosophie, cf. Descartes, De principiis philosophiœ). qui font penser à « cet autre qui crève les yeux, De omni scibili » ; mais « cela est ridicule, car cela est inutile, incertain et pénible ». Fr. 72, 79. Pour arriver « à comprendre les choses, il faudrait

une capacité infinie comme la nature » et, dans l’universelle interdépendance des choses, nous ne savons le tout de rien, fr. 72 ; puis, « il ne faut pas juger de la nature selon nous, mais selon elle », fr. 457, en d’autres termes, où l’expérience ne parle pas nous devrions nous taire. Il faut être soumis au réel. Mais voilà, parce que « nous surpassons les petites choses, nous nous croyons bien plus capables de les posséder », ou « d’arriver au centre des choses que d’embrasser leur circonférence ». Fr. 72. Enfin, de même qu’en géométrie nous appelons principes premiers ceux où s’arrête la raison analytique, « nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens ne perçoivent plus rien, quoique divisible infiniment et par nature ». Ibid. « Descartes inutile », fr. 78, ici comme en d’autres questions Descartes n’a pas vu que la nature est un immense symbole religieux, ou chiffre. « La nature est une image de la grâce et les miracles visibles sont images des invisibles. » Fr. 675, cf. Lettre TV à Mlle de Roannez, t. vi, p. 90.

c. Le problème de Dieu. — La raison peut-elle le résoudre ? En partant, comme il le faut pour que ses conclusions soient légitimes, des idées et des principes premiers que lui fournit le cœur, des faits que lui fournissent l’observation interne et l’expérience, peut-elle établir avec certitude que Dieu est et ce qu’il est ?

Pascal n’a pas discuté la question spéculativement : placé sur le terrain pratique et uniquement soucieux d’amener les âmes à la foi, il envisage avant tout dans la solution d’un problème, son efficacité. Mais il a écrit, fr. 233 : « Parlons maintenant selon les lumières naturelles. S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible ; n’ayant ni parties, ni bornes, il n’a nul rapport avec nous ; nous sommes incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. » C’est la préface du pari. L’abbé de Villars, Traité de la délicatesse, dialogue V, édit. de Hollande, 1671. p. 115, blâme Pascal de dire à un libertin que, « par raison, on ne peut concéder que Dieu est ». Bayle. qui cite ce passage de Villars, art. Pascal, note i", répond que ce propos préparatoire au pari est une concession feinte de Pascal au libertin afin de le mieux gagner. Des critiques ont jusqu’aujourd’hui partagé cet avis. Pascal « concède, dit le P. Valensin, Revue d’apologétique, 15 octobre 1919, Note sur le pari, p. 65 (disons-le une fois pour toutes, c’est là une concession ad hominem, tout le contexte des Pensées en témoigne), que l’existence de Dieu n’est pas susceptible d’une démonstration rigoureuse ». D’autres critiques - - et le contexte immédiat : « Parlons maintenant selon les lumières naturelles ». semble justifier leur façon de voir estiment au contraire que c’est bien là l’opinion de Pascal et « son opinion raisonnée à l’appui de laquelle il fait valoir son principe coutumier emprunté à la philosophie grecque, que le semblable seul connaît le semblable ». Laporte, Le cœur et la raison selon Pascal, loc. cit., p. 108.

Pascal accepte cependant qu’ici, comme ailleurs, la raison a son mot à dire, que son assentiment est même nécessaire, cf. fr. 253, 254, et aide même à la foi. Fr. 245. Or, il y a « des preuves de Dieu ». Fr. 233. Sans doute, Pascal parle avec ironie de ceux qui disent aux athées « qu’ils n’ont qu’à voir la moindre des choses et qu’ils verront Dieu à découvert, et leur donnent pour toute preuve… le cours de la lune et des planètes, et prétendent avoir achevé sa preuve avec un tel discours », et aussi des théologiens, dont le jésuite

Coton, qui entendaient donner comme base à notre connaissance naturelle de Dieu, non pas des preuves en forme, mais une connaissance spontanée surgie au spectacle des choses, cf. Dieu (Connaissance naturelle de), t. iv. col. 865. Pour lui, il estime que c’est là « donner aux athées sujet de croire que les preuves de la religion sont bien faibles », et « il voit par raison et par expérience que rien n’est plus propre à leur en faire naître le mépris ». Fr. 242. Du moins il admet que s les philosophes et les savants » peuvent se démontrer « un Dieu auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments », ou encore un « Dieu considéré comme grand, et puissant et éternel, ce qui est proprement le déisme », fr. 556, ou la religion naturelle. En d’autres termes, il admet que l’on puisse donner des preuves physiques et métaphysiques de l’existence de Dieu.

Comment concilier ces deux thèses ? En se plaçant sur le terrain des faits. Que révèle l’expérience ? C’est que ces sortes de preuves sont impuissantes sur certaines âmes, laissent les autres exposées à des doutes et prêtent flanc à toutes les objections. Prenez les preuves physiques. Elles sont pour quelques-uns « un moyen de connaître Dieu ». Fr. 556. Mais les mêmes preuves exposées de la même manière laissent d’autres âmes dans l’athéisme. D’ailleurs ces preuves, que l’Écriture n’emploie pas, sont dangereuses. Nous apprenons tous les jours à connaître la nature. Peut-on bâtir une démonstration sur des affirmations qui, un beau jour, se trouveront caduques ? Une science erronée n’a-t-elle pas permis à quelques-uns d’attaquer l’Écriture ? Fr. 266 ; cf. Droz, loc. cit., p. 95-97. C’est pourquoi à ces preuves, « aussi vieilles que le monde et la raison humaine », dira Cousin, Éludes sur Pascal, Paris, 1857, p. 60, il préfère les preuves métaphysiques. Mais, pour être d’une vérité incontestable, elles ne sont pas d’une efficacité plus grande : elles ne sont pas à la portée de tous ; elles ne convainquent pas non plus tous ceux qui les comprennent et quand on s’est laissé convaincre, « une heure après, on craint de s’être trompé ». Fr. 543. En tout cas, Pascal ne se chargerait pas de convaincre par de tels arguments « des athées endurcis ». Fr. 556. Ce à quoi aboutit pratiquement la raison, quand elle se mêle de discuter avec ses seules lumières le problème de Dieu, les Pomponazzi, les Vanini, les Giordano Bruno, les Campa nella, tous les penseurs du xvie siècle, en Italie et en France, héritiers des Anciens, l’ont bien montré. Quand on pense, après cela, à ce que le mot savoir représente, peut-on dire que « selon les lumières naturelles nous pouvons savoir si Dieu est » ? Le fait de son existence s’impose-t-il donc à tout esprit, sans reprise possible et sans autre condition que de raisonner ?

A plus forte raison, ne pouvons-nous savoir, dans la vérité du terme, « ce que Dieu est ». L’existence et la nature du fini nous les connaissons parce que le fini nous est semblable. « Nous connaissons l’existence de l’infini, et ignorons sa nature parce qu’il a étendue comme nous, mais pas des bornes comme nous. Nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue, ni bornes. » Fr. 233. Le semblable connaît le seul semblable et, comme l’a dit Descartes, « l’infini ne peut être compris que par l’infini » ; cf. fr. 233. Expérimentalement, que voyons-nous en effet ? « Parmi les païens », qui ont édifié leurs religions avec leur seule raison, « deux sortes d’hommes : des adorateurs des bêtes et les autres, adorateurs d’un seul Dieu dans la religion naturelle ». Fr. 609. Ces derniers sont les philosophes. Mais savent-ils vraiment ce qu’est Dieu, quand ils le définissent l’Être nécessaire, le premier Moteur, la Vérité substantielle, « un Être grand et puissant et éternel », « auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments ». quand ils n’ont pas su le faire apparaître comme le

souverain bien de l’homme, ni expliquer pourquoi l’homme se sent détourné de lui ; et alors que, « s’il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui », fr. 479, eux « qui ont connu Dieu », ils ont désiré « d’être aimés et admirés des hommes ». Fr. 463. Non seulement leur façon de concevoir Dieu est inutile et stérile, mais elle est dangereuse. Ils connaissent Dieu sans connaître leur misère et cela fait « leur superbe » et, par conséquent, leur malheur. Fr. 556, cf. fr. 547.

On le voit, si Pascal n’admet en aucune manière que l’on puisse atteindre par la raison seule cette certitude de l’existence de Dieu et cette science de Dieu, en fonction de l’homme, qu’assure la foi, du moins il ne nie pas que certaines âmes puissent arriver aux doctrines théoriques de la religion naturelle. Pourquoi ces âmes et non pas telles autres ? C’est que nous ne saisissons l’évidence de certaines démonstrations Hu’à la condition de certaines dispositions morales, d’un certain état d’âme, et cela est vrai surtout des démonstrations qui concernent Dieu, étant donnée i’aversio mentis a Dea qu’a laissée en nous le péché originel.

Étant donnée donc notre condition présente, « nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ ». Tous les faits dont il vient d’être question le prouvent. « Ceux qui ont prétendu connaître Dieu et le prouver sans Jésus-Christ n’avaient que des preuves impuissantes. » Fr. 547, cf. fr. 556. C’est que, par la charité, Jésus-Christ met notre âme dans les dispositions morales voulues. A ceux « qui ont la foi vive dédans le cœur, prouvez la divinité par les ouvrages de la nature ; ils voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent ». Fr. 242. Et ainsi, « hors de Jésus-Christ, hors de l’Écriture, sans le péché originel, sans médiateur promis et arrivé », c’est-à-dire sans tenir compte de ces faits qu’affirment l’histoire et la révélation, « on ne peut absolument prouver Dieu », autrement dit prouver avec une certitude que rien ne puisse ébranler le Dieu par qui tout s’explique.

Tout ceci n’empêcha pas le jésuite Hardouin, d’ailleurs « un peu piqué », Sainte-Beuve, loc. cit., p. 395, de mettre Pascal au nombre des athées dévoilés, parce qu’il aurait soutenu le Dieu abstrait et mort des cartésiens, et non le Dieu vivant !

d. L’homme et l’immortalité de l’âme. — Pour Pascal, il n’y a pas d’autre homme que l’homme déchu. Cet homme déchu, la raison est incapable de l’expliquer par elle-même, mais elle ne peut que confirmer la doctrine révélée.

Il faut remarquer ces deux points : « Lui, qui se moquait de la matière subtile, et qui ne pouvait souffrir sa manière (de "Descartes) d’expliquer la formation de toutes choses, il était de son sentiment sur l’automate », si l’on en croit Marguerite Périer, t.xii, p. 98, n. 1.

Quant à l’immortalité de l’âme, Pascal a souligné l’importance de cette question, « sur laquelle notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir », fr. 194 ; en comparaison de laquelle le problème soulevé par Copernic n’est rien, fr. 218, et « qui creuse un abîme entre la morale ancienne et la morale moderne », Brochard, La morale ancienne et la morale moderne, dans Revue philosophique, janvier 1901, cité dans Œuvres à propos du fr. 219, n. 1. TJn homme raisonnable se doit donc d’ « examiner à fond, si cette opinion — l’âme est immortelle — est de celles que le peuple reçoit par une simplicité crédule, ou de celles qui, quoique obscures d’elles-mêmes, ont néanmoins un fondement très solide et inébranlable ». Fr. 194. Pour lui, il l’annonce, fr. 556, cette immortalité, pas plus que l’existence de Dieu et pour les mêmes motifs, il n’entreprendra de In démontrer. A l’athée qui

cherche, la lumière viendra sur ce point comme sur les autres à l’heure de « l’inspiration ». Avec l’athée endurci, c’est-à-dire qui ne cherche pas, une telle démonstration serait vaine ; autant vaudrait lui faire accepter, par des raisons naturelles, la Trinité. Ibid. L’immortalité de l’âme est de ces vérités que voient seules les âmes de bonne volonté. Mais Pascal a non moins affirmé que Descartes l’hétérogénéité absolue de la pensée, en quoi consiste la grandeur de l’homme, et des phénomènes matériels, de l’esprit et du corps. Fr. 793. « Les philosophes ont dompté leurs passions, quelle matière l’a pu ? » fr. 349 ; « si un animal faisait par esprit, ce qu’il l’ait par instinct », fr. 342, et « instinct, raison, marques de deux natures ». Fr. 344. Incompréhensible que l’âme soit avec le corps », fr. 230, mais « tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être ». Fr. 430. « C’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement et… il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible » ; en réalité, « il ne connaît que le mensonge et il ne doit prendre pour véritables que les choses dont le contraire lui paraît faux. C’est pourquoi, toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut… ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire et, si on le trouve manifestement faux, on peut affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle soit. » De l’esprit géométrique. t. ix. p. 259. Or. les athées qui nient l’immortalité de l’âme ou l’âme tout simplement, devraient dire làdessus « des choses parfaitement claires », mais « il n’est point parfaitement clair que l’âme soit matérielle ». Fr. 221. Le contraire reste donc vrai.

Pascal n’admet donc pas la religion naturelle. Sans doute « elle serait plus proportionnée aux habiles, mais elle ne servirait pas aux peuples ». Fr. 556. Et même « aux habiles », elle serait de maigre secours, étant, comme Descartes, un de ses protagonistes, quoi qu’il en veuille, « inutile et incertaine ». Au fond « le déisme est presque aussi éloigné » de la religion qui mérite vraiment le nom de religion, « la chrétienne, que l’athéisme qui y est tout-à-fait contraire ». Newman aimera de même à répéter « qu’entre le catholicisme et l’athéisme, il n’y a pas de lieu de repos et que le théisme n’est pas une position intermédiaire tenable ».

e. Pour déterminer les lois de la morale privée et de la justice sociale, la raison montre la même impuissance à « travailler à bien penser », c’est-à-dire à juger des choses selon leur vraie valeur ; « voilà le principe de la morale », fr. 347 ; or, la raison n’y saurait suffire à elle seule. Certes il y a des lois naturelles, mais, outre qu’il n’était point de sa fonction native de découvrir les principes, depuis le péché originel, « corrompue, elle a tout corrompu ». Fr. 294. Les philosophes, les législateurs ont inventé des systèmes cohérents de morale ou de gouvernement et de police, mais les principes d’où ils sont partis, on l’a vii, leur sont fournis par toute autre chose que la justice. Une preuve de fait, c’est que ces systèmes se contredisent, et il n’y a pas à s’en étonner : les philosophes ont été incapables de déterminer de façon fixe et certaine le but suprême auquel tous nos actes doivent se rapporter, le souverain bien. Et, dans l’application des meilleures doctrines, nul doute que notre raison ne subisse l’influence corruptrice de la concupiscence ; cf. fr. 99.

Pas plus donc qu’une religion naturelle, une morale naturelle n’est pratiquement possible, et aucune législation, aucune institution sociale ne peut se donner comme rationnelle. Aucun gouvernement, aucune législation d’inspiration uniquement humaine ne peut se dire l’expression de la justice. Se souvenant de la Fronde toute proche, cf. fr. 878, et des prétentions parlementaires, Pascal écrit : « L’art de fronder, bou21t."

    1. PASCAL##


PASCAL. PHILOSOPHIE, PRINCIPES DE CONNAISSANCE

2170

leverser les États, est d’ébranler les coutumes établies, en scindant jusque dans leur source, pour marquer leur défaut de justice. » Fr. 294. Les parlementaires disaient : « Il faut recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État qu’une coutume injuste a abolies. » C’est le moyen « de tout perdre, rien ne sera juste à cette balance ; qui ramène l’autorité à son principe l’anéantit ». lbid. Or, comme « la guerre civile est le plus grand des maux », fr. 320, c’est sagesse de maintenir le peuple dans le respect de l’autorité qui assure l’ordre. Cette autorité, « il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement, si on ne veut pas qu’elle prenne bientôt fin ». Fr. 294. « A ces grandeurs d’établissement qui dépendent de la volonté des hommes, telles que les rangs, les dignités, la noblesse…, nous devons des respects d’établissement accompagnés d’une reconnaissance intérieure de la justice de cet ordre. » Trois discours sur la condition des grands, ii, t. ix, p. 369. Le peuple, « qui a des opinions très saines », parce qu’il sent son instinct, fr. 324, et « les chrétiens parfaits » que guide « une lumière supérieure » éprouvent ces sentiments et ils ont raison. Fr. 337. Les habiles les témoignent sans les avoir, par « une pensée de derrière » ; les « demihabiles » qui se piquent de science et qui, en réalité, sont « sortis de l’ignorance naturelle », sans arriver au vrai savoir, fr. 327, et « les dévots qui ont plus de zèle que de science », se refusent à les témoigner, fr. 337, et « ils troublent le monde ». Fr. 327.

Sur tous ces points, cf. Droulers, La cité de Pascal, Paris, 1928, et Giraud, Les Pensées, collection Les chefsd’œuvres de la littérature expliqués, Paris, s. d. (1930), c. xi, La politique de Pascal.

b) Le cœur. — La théorie du cœur « tient dans l’œuvre de Pascal, dit J. Laporte, loc. cit., p. 98, une place comparable à celle qu’occupe chez Kant la théorie de la connaissance et, chez Descartes, la théorie de la méthode. Elle forme le centre et presque le tout de ce que l’on est convenu d’appeler la « philosophie » de Pascal. » Pascal emploie le mot dans deux sens :

D’abord dans le sens courant : le cœur est l’ensemble de nos inclinations morales : « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure ! » Fr. 143. Par rapport à la connaissance, le cœur ainsi entendu est synonyme de volonté qui, elle-même, pour Pascal comme pour Port-Royal et toute l’école augustinienne, est tendance naturelle, inclination, concupiscence, — depuis la faute originelle, — et, par conséquent, l’on peut dire du cœur ainsi entendu ce que Pascal dit de la volonté : « La volonté est un des principaux organes de la créance, non qu’elle forme la créance », mais parce qu’elle oblige l’esprit en face des choses « à regarder la face qu’elle aime et ainsi il en juge par ce qu’il y voit ». Fr. 99. Pascal dit lui-même d’ailleurs au début du Second fragment de L’esprit géométrique, t. ix, p. 271 : « Personne n’ignore qu’il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, qui sont deux principales puissances, l’entendement et la volonté. Je ne parle que des vérités de notre portée ; et c’est d’elle que je dis que l’esprit et le cœur sont comme les portes par où elles sont reçues dans l’âme, mais que bien peu entrent par l’esprit, au lieu qu’elles y sont introduites en foule par les caprices téméraires de la volonté. » Ainsi compris le cœur n’est pas instrument de connaissance, mais dirige la connaissance.

Dans un sens, à lui personnel, le cœur est vraiment un instrument de connaissance, tout comme la raison : « Nous connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur. » Fr. 282. « Le cœur a ses raisons que ! a laison ne connaît point. C’est le cœur qui sent Dieu. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison. » Fr. 277 et 278.

Cette connaissance est hétérogène a la connaissance par la raison : elle est de l’ordre du sentiment. Connaître par le cœur, c’est sentir. Cette connaissance est donc immédiate, irraisonnée, intuitive et synthétique ; elle apporte néanmoins une certitude absolue qui ne résulte pas d’une démonstration, mais qui, elle aussi, est de l’ordre du sentiment ; elle est l’impulsion de notre tendance innée à croire. Cette impulsion, Pascal l’appelle parfois nature, pour expliquer par son origine sa puissance à forcer notre assentiment : « Il y a des mots incapables d’être définis… ; mais on en use avec la même assurance et la même certitude que s’ils étaient expliqués d’une manière parfaitement exemple d’équivoques ; parce que la nature nous en a elle-même donné, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l’art nous acquiert par ses explications. «  De l’esprit géométrique. Premier fragment, t. ix, p. 249. « La nature soutient la raison impuissante. » Fr. 434. « La nature confond les pyrrhoniens. » lbid. Il l’appelle parfois instinct, pour expliquer la sûreté de cette connaissance ; notre cœur aspire au vrai, au bien, à la justice, au bonheur absolus, en un mot, à Dieu et il a la capacité de ces objets supérieurs ; niais la faute originelle a détourné cette tendance naturelle de son véritable objet sans la détruire. « Instinct, idée de la vérité. » Fr. 395. « Instinct, raison, marque de deux natures. » Fr. 344. C’est sous l’action de cette puissance, équivalente à un instinct, que l’esprit adhère sans aucun doute à la connaissance par le cœur. « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison ; voilà ce que c’est que, la foi : Dieu sensible au cœur, non à la raison. » Fr. 278. Le cœur est l’instrument de la connaissance surnaturelle ; c’est lui qui reçoit l’inspiration d’où naît la foi. Fr. 245 et 732. Ainsi s’explique que ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien légitimement persuadés, fr. 282, et que la véritable connaissance de Dieu est amour. « Qu’il y a loin de la connaissance — notionnelle — de Dieu à l’aimer », c’est-à-dire à le connaître par le cœur ! Fr. 280. Ainsi encore s’expliquent ces fragments : « Nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ. » Fr. 547. « Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c’est que notre vie, ni que, notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. » Fr. 548.

Le cœur ainsi entendu ne se réduit ni à la raison, ni à la volonté ; il n’est pas cependant une faculté spéciale ; il est, selon la définition de Sully-Prudhomme. loc. cit., p. 30, « la racine commune de sentir et « le connaître, à cette profondeur intime où ces deux fonctions psychologiques ne sont pas encore différenciées ». et, comme le dit J. Laporte, Rev. philos., t. i, 1927, p. 299, il est « ce tréfonds de l’âme, où nous atteignons à la fois ce qu’il y a de plus essentiel à la nature et ce par quoi la nature se rejoint et s’ouvre au surnaturel ».

En dehors du domaine de la foi, le cœur fournit à la raison raisonnante les principes d’évidence immédiate d’où part « la géométrie » ; la raison ne pouvant les démontrer, « c’est sur les connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut qu’e//e s’appuie et qu’elle fonde tout sen discours ». Fr. 282 ; cf. De l’esprit géométrique, loc. cit. Il fournit à la conscience morale l’instinct de la justice ou le sentiment d’une loi morale : « Il y a dans l’homme une nature capable de bien », fr. 423, cf. fr. 294, et qui se retrouve au fond de toutes les décisions concrètes que nous dicte la concupiscence ou la grâce ; cf. fr. 583. « La vraie morale se moque de lu morale », c’est-à-dire que la morale du jugement spontané, c’est-à-dire du sentiment, se moque de la morale de l’esprit qui est sans règle, fr. 4, puisqu’ « elle ne peut mettre le prix aux choses ». Fr. 82. C’est du cœur aussi que nous vient cet instinct « d’aimer ce qui nous paraît beau sans qu’on nous ait jamais dit ce que c’est ». Discours sur les passions de l’amour, t. iii,

p. 123. « Cette idée générale de la beauté est gravée dans le fond de nos âmes avec des caractères ineffaçables. » Ibid. Le cœur enfin inspire à l’esprit de finesse ses jugements de valeur et fait leur certitude.

En résumé, dans tous les domaines, « notre raisonnement se réduit à céder au sentiment ». Fr. 274. Le cœur, organe de la foi religieuse et du sens pratique, est aussi le premier moteur de la pensée scientifique. Il va au delà des dernières démarches de la raison et, dans les premiers principes, la raison le suppose, et cela, c’est toujours quelque donnée impliquant l’infini. « Le cœur est la faculté de l’infini. » Laporte, loc. cit., p. 277-278. Pascal retrouve le mot bien connu de saint Augustin : Irrequielum est… Notre cœur, » ce gouffre infini, ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu lui-même. » Fr. 434. Dieu seul peut satisfaire son instinct de vérité, de justice, de bonheur.

Que vaut la croyance fondée sur le cœur ? Elle donne une certitude absolue, mais à celui-là seulement qui a cette croyance : il ne saurait la justifier par une démonstration, ni la communiquer. Cette croyance est néanmoins légitime, parce qu’elle est un sentiment instinctif, un mouvement de la nature qui ne se trompe pas, puisqu’elle est l’œuvre d’un Dieu bon.

On peut objecter que « la fantaisie est semblable et contraire au sentiment, de sorte qu’on ne peut distinguer entre ces deux contraires ». Fr. 274 ; cf. fr. 5. Mais la fantaisie est variable, et les croyances fondées sur le cœur, tous les hommes les partagent ; ils ont « une idée pareille » des principes en question et y adhèrent « avec la même assurance et la même certitude ». De l’esprit géométrique, t. îx, p. 249.

Les pyrrhoniens ne se tiennent pas pour battus. Ne rêvons-nous pas, disent-ils ? Fr. 434. Mais « nous savons que nous ne rêvons pas », fr. 282, et les rêves sont incohérents : « ce qu’on voit en veillant » a « de la continuité ». Fr. 386. — Us insistent : Qu’est-ce que la voix de la nature ? Nous ignorons notre origine ; venons-nous d’un être bon ? méchant ? à l’aventure ? « à quoi les dogmatistes sont encore à répondre depuis que le monde dure ». Fr. 434 ; cf. Entretien avec M. de Saci, t. iv. Mais ils ont beau faire. « La nature les confond », fr. 434, et « nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme. » Fr. 395. Euxmêmes, s’ils n’acceptent pas la vérité logique des principes, pratiquement ils sont obligés de s’y soumettre. « L’homme doutera-t-il de tout ? On n’en peut venir là et je mets en fait qu’il n’y a jamais eu de pyrrhonien parfait. » Fr. 434. Enfin, le chrétien éclairé par la foi se sent créé par un Dieu bon, ibid., et en Jésus-Christ connaît toute doctrine. Fr. 545.

Si « notre raisonnement se réduit à céder au sentiment » et, par conséquent, à l’inspiration ou à la grâce quand elle anime un cœur, on s’explique comment le chrétien, en face d’un cas de conscience, ne saurait agir d’après une règle morale fixée par le raisonnement abstrait d’autrui, mais bien d’après l’impulsion particulière de l’Esprit de Dieu ; cf. La morale des Provinciales, col. 210 1, et comment aussi, dans l’ordre de la foi, en face des mêmes preuves, diffèrent les réactions des âmes.

c) La coutume. — Nos jugements dépendent de nos habitudes comme de nos inclinations. La coutume n’est pas, il est vrai, instrument de connaissance, mais organe de créance, puisque l’ « un des trois moyens de croire ». Fr. 245, cf. fr. 252. La source de toute croyance étant, d’après Pascal, non pas précisément l’évidence, mais une certaine tendance de la nature et o la coutume étant une seconde nature », fr. 92, il s’ensuit que l’habitude de certaines connaissances vraies ou fausses crée en nous la croyance automatique à ces connaissances. « Qui s’accoutume à la foi ne

peut plus ne pas craindre l’enfer. Qui doute donc que notre âme étant accoutumée à voir nombre, espace, mouvement croie cela et rien que cela. » Fr. 89, cf. fr. 97. 98, 536. Par la coutume, elles-mêmes, < les propositions mathématiques deviennent sentiments ». Fr. 95. « L’idée de Pascal, conclut J. Laporte. loc. cit., p. 280, n. 1, serait donc qu’il y a dans l’âme un principe d’activité irréfléchie comparable à celui qui se manifeste dans le cerps, un automatisme psychologique. »

La croyance fondée sur la coutume exclut le doute tout autant que la croyance fondée sur le cœur ou la nature ; en réalité, elle vaut ce que vaut la croyance qui lui a servi de point de départ. Mais telle, elle crée une difficulté. Comment distinguer la croyance née de la coutume de la croyance née de la nature ? Depuis la chute, « la vraie nature étant perdue, tout devient, pour l’homme, sa nature », fr. 426 ; et s’il y a des cas où la nature est plus forte que la coutume, fr. 97, « il en est où la nature cède à la coutume ». Fr. 92, cf. fr. 93 et 94.

Les méthodes de la connaissance.

1. L’ordre de

l’esprit et la démonstration. — Seul est démontré légitime l’assentiment donné en vertu de l’évidence saisie directement ou après démonstration ; cf. Lettre au P. Noël, t. ii, p. 90. Y a-t-il un art « de démontrer les vérités déjà trouvées et de les éclaircir de telle sorte que la preuve en soit invincible ? » De l’esprit géométrique. Premier fragment, t. ix, p. 241. La mathématique « inutile en sa profondeur », car aux yeux du croyant elle porte sur des matières de trop médiocre importance, fr. 61 « enseigne parfaitement cette méthode, ibid., aussi parfaitement du moins qu’il nous est possible « car ce qui passe la géométrie nous surpasse ». Ibid., p. 242. L’art idéal serait « de tout définir », car alors on pourrait « bannir toutes sortes de difficultés et d’équivoques », cf. Quatrième Provinciale, t. iv, p. 250, et « de tout prouver », De l’esprit géométrique, t. ix, p. 245. « Cette méthode serait belle, mais elle est absolument impossible : » les mots clairs finiraient par manquer. Ibid., p. 246. La géométrie a ce double avantage, de n’employer que des termes parfaitement intelligibles, ou parce qu’elle les a définis, ou parce qu’ils désignent « des choses claires et constantes par la lumière naturelle » et, pour cela, « entendues de tous les hommes », ibid., p. 246-247, ainsi « ces trois choses qu’elle considère particulièrement », ibid., p. 247, nombre, espace, mouvement, et de ne prouver que les propositions « qui ne sont pas évidentes », ibid., mais de définir toutes celles-là.

2. L’ordre du cœur (ou du sentiment). L’art de persuader. — « Il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l’âme, l’entendement et la volonté. La plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté », autrement dit, de l’inclination, car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non par la preuve, mais par l’agrément. Ibid. Deuxième fragment. De l’art de persuader, t. xi, p. 271. Il ne s’agit pas des vérités de la foi, « qui entrent du cœur dans l’esprit et non pas de l’esprit dans le cœur », et que « Dieu seul peut mettre dans le cœur », ibid., mais bien « des vérités à notre portée ». Or, toute vérité de cette sorte n’est pas acceptée pour avoir été démontrée et d’aucunes sont acceptées qui n’ont pas été démontrées. C’est que, depuis le péché originel, la raison est tombée sous la dépendance du sentiment.

En conséquence, les propositions « qui découlent nécessairement des principes communs et des vérités avouées », celles « qui ont une union étroite avec les objets de notre satisfaction » sont « infailliblement reçues », les premières parce que le sentiment n’a rien à leur opposer, les secondes parce qu’il porte à les PASCAL. PHILOSOPHIE, METHODES DE CONNAISSANCE

2174

recevoir. A plus forte raison, « celles qui ont cette liaison tout ensemble et avec les vérités avouées et avec les désirs du cœur » sont-elles « si sûres de leur effet qu’il n’y a rien qui le soit davantage dans la nature ». Ibid. Mais il y en a d’autres. Il y en a « qui sont bien établies sur des vérités connues, mais qui sont en même temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus ». En face de ces propositions, si éclairé que soit l’esprit, « il se fait un balancement douteux entre la vérité et la volupté », un combat entre la raison et le sentiment, un combat dont on ne peut prévoir l’issue dans un homme donné. Ibid., p. 275. Si donc l’on veut faire accepter d’une personne telle vérité,-il faut, autant que convaincre, agréer : c’est là l’art de persuader ». Ibid.

Pour convaincre en ces matières, une fois que l’on est d’accord sur les principes, il n’y a qu’à observer les règles de la démonstration mathématique qui est la démonstration parfaite. Ces règles très précises sont au nombre de huit ; on peut les ramener à cinq et à ces deux principes : « Définir tous les noms qu’on impose ; prouver tout en substituant mentalement les définitions à la place des définis. » Ibid., p. 278-282.

Quant à la manière d’agréer, « elle est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable ». Il y a sans doute « des règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer » et certaines personnes, tel Méré, « les appliquent habilement ». Mais que ces règles sont difficiles à fixer, tant « les principes du plaisir sont divers à tous les hommes et variables dans chaque particulier ! » Ibid., p. 276.

Mais qui veut agréer, « échauffer », toucher le cœur et créer le sentiment voulu pour convaincre, doit se garder de l’ordre « unilinéaire ». Boutroux, op. cit., p. 162, qui est celui de l’esprit. « Le cœur a son ordre », fr. 283, qui est tout autre « On ne prouve pas que l’on est aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour. Cela serait ridicule. » Ibid. A proprement parler, l’ordre du cœur exclut l’enchaînement d’une méthode : « Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qu’on rapporte à la fin pour la montrer toujours. » Ibid.

3. Esprit de géométrie et esprit de finesse (fr. 1). — Distinction célèbre, que P. Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, p. 182, juge « si grossière et si mal définie » et familière à Pascal : on la relève déjà dans le Discours sur les passions de l’amour, cf. fr. 1, n. 1, Pascal l’a sans doute prise de Méré ; cf. Méré, Discours des agréments, t. i, p. 194, et Lettre à Pascal, Œuvres de Pascal, t. ix, p. 215 sq. ; cf. Boudhors, Pascal et Méré, Paris, 1913, et Revue d’histoire littéraire, 1913 p. 24 sq., 379 sq.

L’esprit est appelé à connaître les sciences, autrement dit la géométrie. Les principes d’où partent ces sciences sont ignorés de beaucoup qui ne s’en occupent pas ; ils n’en sont pas moins « palpables », faciles à connaître « à plein » et tels qu’il faudrait « avoir l’esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent ». Fr. 1. L’esprit géométrique perçoit ces principes et en déduit les conséquences. Toutefois, sur ce terrain, il y a encore lieu de distinguer : en géométrie, par exemple il peut y avoir « beaucoup de principes » ; l’esprit géométrique seul les voit ; et, pour conduire à bien les démonstrations, il faut un sens droit, ou l’esprit de justesse qui n’accompagne pas toujours l’esprit géométrique. Ibid.

Mais, à côté de cette matière abstraite et toujours relativement simple, il y a « les choses de finesse », les choses de l’âme, soit que l’on étudie son âme propre, soit que l’on étudie l’âme d’autrui dans la vie sociale, choses concrètes, mais complexes, changeantes, variables, tout un monde. Pour connaître ce monde et

le juger, il y a des principes « qui sont dans l’usage commun et sous les yeux de tout le monde », mais « qui sont si déliés et en si grand nombre qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. On les voit à peine ; on les sent plutôt qu’on ne les voit ; ce sont choses tellement délicates et si nombreuses qu’il faut un sentiment bien délicat et bien net pour les sentir et juger droit et juste selon ce sentiment. » Ibid. Ce sont donc là choses de sentiment ; il y faut un genre d’esprit particulier qui relève du cœur. C’est l’esprit de finesse. Il saisit « d’une seule vue » ces choses complexes et mobiles qui ne peuvent être saisies qu’ainsi, intuitivement ; le raisonnement intervient dans les jugements que porte l’esprit de finesse, mais c’est spontanément, sans se formuler : « L’expression en passe tous les hommes », inconsciemment : « Le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes » et secondairement ; il dépend de la vue première qui est intuitive. Ibid.

En pareille matière, l’esprit de géométrie ne sert de rien. < Tous les géomètres seraient fins s’ils avaient la vue bonne », puisqu’ils « ne raisonnent pas faux sur les principes qu’ils connaissent ». Mais voilà : habitués « aux principes nets et grossiers de la géométrie et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse », et ceux « qui ne sont que géomètres » sont ici « faux et insupportables ». Ibid. ; cf. Joubert, Pensées : « Les mathématiques rendent l’esprit juste en mathématiques et faux dans tout le reste. » D’autre part, les esprits fins qui ne sont que fins, « accoutumés à juger d’une seule vue, sont étonnés quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien et où, pour entrer, il faut passer par des définitions et des principes stériles ; ils s’en rebutent et s’en dégoûtent ». Et ainsi il y a peu d’esprits qui soient géomètres et fins à la fois ; mais il est des esprits faux a qui ne sont jamais ni fins, ni géomètres », car ils n’ont ni « la vue bonne », ni « le sens droit ». Ibid., et fr. 2.

4. La méthode des contraires.

La philosophie de Pascal « est une philosophie des contraires », Vinet, loc. cit., p. 105, « une doctrine des antinomies », Janssens, loc. cit., p. 259, « un système des contradictions. La doctrine des contraires explique tout dans Pascal. » Droz, loc. cit., p. 177. Pour Pascal, en effet, « tout est un milieu entre rien et tout », Rauh, loc. cit., p. 322. « Qu’est-ce que l’homme dans la nature ? un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. » Fr. 72. Et il « a poussé si loin cette philosophie dualiste qu’on en retrouve la trace jusque dans son style », où « les antithèses se redoublent et s’entrecroisent ». Vinet, loc. cit., p. 285. Mais ce n’est point pour « faire des figures justes » que Pascal les multiplie, c’est pour « parler juste », fr. 27 ; la vérité, telle que l’homme peut la saisir dans les choses, ne saurait être « qu’une sorte d’équilibre entre deux extrêmes », Chevalier, loc. cit., p. 72, n. 2, une conciliation entre deux contraires. C’est là pour Pascal une loi fondamentale de sa logique. « C’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement ; et de là vient qu’il est toujours disposé à nier ce qui lui est incompréhensible. » De l’esprit géométrique. Premier fragment, t. ix, p. 259. L’évidence, au sens cartésien, n’est pas toujours preuve de vérité ; nos concepts ne font pas les choses. « Ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. » Fr. 430. En conséquence, dans le domaine des principes et des mathématiques, par exemple dans « la question de l’espace divisible à l’infini », « toutes les fois qu’une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner le contraire, et si on le trouve manifestement faux — à ses conséquences — on peut har

(liment affirmer la première, tout incompréhensible qu’elle est…, puisque ces deux contraires étant tous deux inconcevables, il est néanmoins nécessairement certain que l’un des deux est véritable. » De l’esprit géométrique, loc. cit., p. 259-260. Dans le domaine des connaissances morales et religieuses, la raison, viciée par les effets du péché originel sur la volonté, n’aboutit qu’à des antinomies ; cf. Kant, Critique de la raison pure. Méthodologie transcendenlale. « Incompréhensible que Dieu soit et incompréhensible qu’il ne soit pas ; que l’âme soit avec le corps et que nous n’ayons pas d’âme ; que Je monde soit créé, qu’il ne le soit pas ; que le péché originel soit et qu’il ne soit pas. » Fr. 230. « Mais Pascal croit au réel. Là où nous dressions des antinomies, il faut chercher une issue car elle existe. » Chevalier, loc. cit., p. 197, et le « pyrrhonisme n’est point le vrai ». Si notre raison logique, qui réclame l’évidence cartésienne, déclare « incompréhensibles » Dieu et l’âme, les faits, l’expérience, la raison des effets, en un mot, exige Dieu et l’âme. En réalité, affirmations et négations ne sont pas ici du même ordre, et notre logique doit céder devant le réel. Toutefois, cette raison des effets, nous ne pouvons la saisir et incliner devant elle notre logique, qu’à la condition de certaines dispositions morales, dont la première est l’humilité. « Il faut savoir se soumettre où il faut. » Fr. 268 ; cf. fr. 270.

Or, en ces matières, l’esprit pense toujours par antinomies et le fait ne départage pas toujours ; loin de là : les faits s’opposent parfois comme les jugements. La vérité tient alors le milieu entre ces contraires, non qu’elle soit entre eux une sorte de compromis, de moyenne, mais elle résulte de leur combinaison dans une doctrine supérieure qui les complète chacun et exclut leurs négations réciproques. Que la vérité soit de telle nature, cela explique les hérésies. Leur source à toutes « est de ne pas concevoir l’accord de deux vérités opposées et de croire qu’elles sont incompatibles ». Fr. 862. « De l’ignorance de quelques-unes de nos vérités viennent aussi les objections que nous font les hérétiques. » Ibid. C’est ainsi qu’il y eut des hérésies sur Jésus-Christ Dieu et homme, sur le sujet du « Saint-Sacrement », à la fois transubstantiation et présence réelle et « aussi figure de celui de la croix et de la gloire et commémoraison des deux », sur « les indulgences ». Ibid. Ce que ces hérésies affirmaient était vrai ; l’erreur commençait à l’exclusion. Évidemment, c’est dans la lumière supérieure de la foi que se concilient ces vérités opposées. Ainsi encore quand Épictète et Montaigne traitaient la nature de l’homme le premier « comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe », le second, « comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le désespoir », c’est qu’ils ignoraient, le premier la corruption présente, le second « la première dignité de l’homme ». Mais sur ce point, comme sur tous les autres, « la vérité de l’Évangile accorde les contrariétés par un art tout divin, et, unissant tout ce qui est de vrai et chassant tout ce qui est de faux, elle en fait une sagesse véritablement céleste où s’accordent ces opposés qui étaient incompatibles dans les doctrines humaines ». Entretien mur M. de Saci, t. iv, p. 53. C’est ainsi enfin « qu’un grand nombre de vérités de foi et de morale semblent répugnantes et subsistent toutes dans un ordre admirable ». Fr. 862.

Conclusion pour l’apologiste qui met la raison au service de la foi : « Pour empêcher les hérésies, ou pour les réfuter, le plus sûr moyen » est « d’instruire de toutes les vérités » ; autrement dit, lorsque l’on traite d’une vérité, il faut s’occuper aussi des autres qui semblent lui faire échec, ibid., et fr. 567 ; — pour les jansénistes : qu’ils comprennent d’où vient parfois

leur infériorité dans les luttes présentes : « S’il y a jamais un temps auquel on doive faire profession des deux contraires, c’est quand on reproche qu’on en omet un. Donc les jésuites et les jansénistes ont tort en les celant, mais les jansénistes plus, car les jésuites ont mieux fait profession des deux. » Fr. 865. Pascal, du reste, dans ses Écrits sur la grâce, s’est appliqué à bien montrer en face de la vérité catholique, les deux erreurs contraires.

5° La philosophie morale des Pensées. — Elle est celle des Provinciales.

1. Il y a des lois naturelles, fr. 294, une morale fixée par la volonté de Dieu. Fr. 668.

2. L’homme a édifié des systèmes cohérents d’une morale rationnelle — voir Épictète et Montaigne, « les pus illustres défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde et les seules conformes à la raison », Entretien, t. iv, p. 50 — d’inspiration très élevée parfois, tel Épictète, et de conséquences pratiques très heureuses, tel Épictète encore et même Montaigne. Ibid. Mais aucun de ces systèmes ne saurait reconstituer cette règle morale voulue par Dieu. Une loi naturelle aurait pour caractéristique d’être claire pour tous et universellement reçue : « l’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples » et cette loi « on la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps ». Or. « rien de juste et d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat » et la maxime morale « la plus générale », où se traduit bien cette impuissance humaine, est celle-ci : « Que chacun suive les mœurs de son pays. » Fr. 294, cf. fr. 440. Il en était autrement avant la chute. Depuis, nous avons toujours, il est vrai, le sentiment du bien et du mal : notre cœur nous fait saisir les principes généraux sur lesquels repose toute la loi morale et sans la connaissance desquels toute vie sociale serait impossible : mais notre raison, « cette belle raison corrompue, a tout corrompu ». Ibid. La règle du bien et du mal dépend évidemment du souverain bien qui n’est autre que Dieu, fr. 434, cf. fr. 438 ; or, « pour les philosophes, 288 souverains biens », fr. 74 bis ; elle est suspendue d’autre part à l’immortalité de l’âme, donc à la destinée de l’homme ; loc. cit., or, « les philosophes ont conduit leur morale indépendamment de cela ». Fr. 219. Dès lors, tout dogmatisme moral purement rationnel « manque d’un point fixe », fr. 383 ; et « la vraie morale » a toute raison de se moquer « de la morale » qui repose sur le raisonnement. Fr. 4. C’est parce que « les théologiens et les religieux » de ce temps, se fiant à leur seule raison, n’ont plus écouté la tradition, que « la corruption de la morale est aux maisons de sainteté et dans les livres où elle ne devrait pas être ». l’e lettre à Mlle de Roannez, t. v, p. 406.

3. Jésus-Christ seul peut aujourd’hui, après la chute, nous faire connaître la véritable loi morale. « Par Jésus-Christ et en Jésus-Christ, on enseigne la morale. » Fr. 547.

4. Si l’on considère la règle morale posée par Jésus-Christ par rapport aux règles posées par les deux morales rationnelles dont Épictète et Montaigne sont les représentants autorisés, la morale chrétienne apparaît comme i’union de ces deux systèmes qui semblent se contredire « en une sagesse véritablement céleste ». Épictète et Montaigne « ne pouvaient subsister à cause de leurs défauts », Épictète « ignorant la corruption de la nature l’a traitée comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au combe de la superbe » : Montaigne, « éprouvant la misère présente et ignorant la première dignité, traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans une extrême lâcheté ». Entrelien, t. iv, p. 54.

Ces contraires, l’Évangile les accorde pi.rce qu’il les place en des sujets différents ; « tout ce qu’il y a d’in

Arme appartenant à la nature, tout ce qu’il y a de puissant appartenant à la grâce. » Ibid.

La vertu que nous enseigne et nous donne Jésus-Christ : « J’aime la pauvreté parce qu’il l’a aimée. J’essaie d’être juste, véritable, sincère. Voilà quels sont mes sentiments, et je bénis tous les jours mon Rédempteur qui les a mis en moi. » Fr. 550. « Nos prières et nos vertus sont abominables devant Dieu, si elles ne sont les prières et vertus de Jésus-Christ », fr. 668, cf. fr. 546, cette vertu est un milieu, comme la vérité, en ce sens qu’elle s’oppose également à deux vices opposés entre eux et nés « de cet orgueil et de cette paresse », dont il vient d’être parlé, et « qui sont les deux sources de tous les vices ». Fr. 435. Si elle n’était opposée qu’à un vice, conduite à l’extrême, elle ferait tomber dans le vice opposé. Fr. 357. Elle apparaît comme un entre-deux entre des sommets qu’elle unit. « On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et en remplissant tout l’entre-deux. » Fr. 353 ; cf. Rauh, loc. cit., p. 322-323.

5. L’amour-propre, motif de toute l’activité humaine, sans la grâce. — Dans l’état d’innocence, l’homme était libre de la liberté d’indifférence. Dans l’état de nature déchue, l’homme suit toujours « la délectation victorieuse », sans cesser cependant d’être libre et responsable ; cf. Fragments d’une lettre de Pascal sur la possibilité des commandements, viii, dans Écrits sur la grâce, t. xi, p. 226-229. Suit-il les inspirations de la grâce du Sauveur, c’est qu’il y trouve une délectation supérieure. Mais, en dehors de ces inspirations, il ne peut agir que pour l’amour de soi directement et de soi dans les créatures ; autrement dit, il n’agit que par concupiscence : « La concupiscence est la source de tous nos mouvements », fr. 41, « de toutes nos actions volontaires », fr. 334 ; elle est en effet « devenue la seconde nature des hommes ». Fr. 430. « Nous naissons donc injustes car tout tend à soi. Cela est contre tout ordre. » Fr. 477. Et la victoire morale peut se formuler ainsi : « Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi. » Fr. 476.

Tous nos actes sont donc moralement homogènes ; par cette intention fondamentale ils sont d’une seule et même espèce. Cf. Baudin, Le panhédonisme psychologique de Pascal, dans Revue des sciences religieuses, avril et juillet 1925.

Sur le caractère janséniste de cette doctrine, cf. Jansénisme, col. 355 sq. : Les peines du péché originel, et col. 460 sq. : La délectation victorieuse ; L& porte, La doctrine de Port-Royal, p. 64 sq. Sur les rapprochements possibles entre cette doctrine et celle des Maximes de La Rochefoucauld, cf. Sainte-Beuve, Port-Royal, t. ii, p. 140, et Portraits de femmes, p. 296 ; sur les rapprochements avec Kant, cf. Laporte, loc. cit., n. 13, p. 69 ; avec Freud et les psychiatres, cf. id., ibid., -p. 70.

6. Les choses ont un sens mystique.

Comme « le Vieux Testament », la nature est « un chiffre », fr. 691. « Les personnes destituées de foi et de grâce », fr. 242, ne verront jamais dans la nature que les lois auxquelles elle obéit. Quand elles l’auront enfermée, comme fit Descartes, par un travail « inutile, incertain et pénible », dans un système de lois, elles seront satisfaites. Fr. 79. Ces esprits « ont vu les effets, mais ils n’ont pas vu les causes ; ils sont à l’égard de ceux qui ont découvert les causes comme ceux qui n’ont que des yeux à l’égard de ceux qui ont de l’esprit ; car les elïets sont comme sensibles, et les causes sont visibles seulement à l’esprit. Et quoique ces effets-là se voient par l’esprit, cet esprit est à l’égard de l’esprit qui voit les causes comme les sens corporels à l’égard de l’esprit. » Fr. 234.

Mais les choses ont un sens spirituel. « Toutes choses couvrent quelque mystère ; toutes choses sont des

DICT. DE THÉOL. CATH.

voiles qui couvrent Dieu. » IVe lettre à Mlle de Roannez, t. vi, p. 89. « La nature est une image de la grâce et les miracles visibles sont images des invisibles. » Fr. 675. « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. » Fr. 793. Et, « comme le monde ne subsiste que par Jésus-Christ et pour Jésus-Christ et pour instruire les hommes de leur corruption et de leur rédemption, tout y éclate des preuves de ces deux vérités. » Fr. 556. L’histoire même peut s’interpréter du même point de vue symbolique ; car, « si tout l’univers apprend à l’homme ou qu’il est corrompu ou qu’il est racheté, l’abandon de Dieu paraît dans les païens, la protection de Dieu paraît dans les Juifs. » Fr. 560 bis. Mais, comme pour le sens spirituel du Vieux Testament, ceux-là seuls perçoivent le sens mystique des choses qui ont « l’inspiration ». Cf. fr. 242.

Conclusion. — « Ce qui caractérise cette philosophie, dit Rauh, loc. cit., p. 341, c’est d’être la première tentative faite, au moins dans les temps modernes, pour mettre à leur vrai rang les puissances réputées inférieures de l’homme : la volonté et le sentiment. C’est la première fois que la sagesse pratique, la raison incarnée, vivante, est mise au-dessus de la pensée spé culative… ; la première fois surtout que la volonté est posée comme le principe de l’intelligence même et que la certitude fondamentale est identifiée à la certitude pratique. Jamais une philosophie des contraires, du milieu n’avait été ainsi associée à une philosophie de la volonté, enveloppant aussi dans une synthèse universelle, toute l’inquiétude, tout l’obscur des choses. »

VI. L’apologétique de Pascal. — 1° Le christianisme est démontrable. — Acquise par le cœur, il est de toute nécessité que la religion se démontre. « SI on choque le principe de la raison, notre religion sera absurde et ridicule. » Fr. 273. « Je n’entends pas que vous soumettiez votre créance à moi sans raison », fait dire Pascal à Dieu. Fr. 430, p. 335. « C’est avec notre raison, dit Vinet résumant la pensée de Pascal, que nous devons reconnaître la véritable religion. Dieu a donc dû entourer sa révélation de preuves qui fussent accessibles à notre raisonnement. Ce que je puis exiger, si Dieu a parlé, c’est qu’il soit possible à la raison humaine de se procurer sur ce point une certitude égale à celle qu’il peut se procurer sur d’autres points. » Loc. cit., p. 38.

Voltaire ne s’y est pas trompé : l’effort de Pascal va bien à donner au christianisme eette forte position de défense, qu’il est raisonnable. « Ma grande dispute avec Pascal roule précisément sur le fondement de son livre. Il prétend que, pour qu’une religion soit vraie, il faut qu’elle rende raison de tout ce qui se passe dans notre cœur. Je prétends que ce n’est point ainsi qu’on doit examiner une religion et que c’est la traiter comme un système de philosophie. » Lettre au P. Tournemine, 1735. Et dans une Lettre à La Condamine du 22 juin 1734 : « A l’égard de Pascal, le grand point de la question roule visiblement sur ceci, savoir si la raison humaine suffit pour prouver deux natures dans l’homme. » Cf. Sainte-Beuve, loc. cit., p. 402.

Évidemment, Pascal n’entend pas, comme l’a tenté Raymond Sebond, démontrer rationnellement toutes les vérités de la foi. « La véritable religion renfermera des choses au-dessus de la raison. Une religion qui n’en renfermerait pas ne serait pas révé ; ée. » Vinet, ibid., cf. fr. 574 et 273. II ne prétend même pas convaincre des vérités religieuses qui se démontrent l’incrédule qui ne se serait pas mis dans un certain état d’âme. Fr. 233. Enfin il ne prétend pas davantage qu’une démonstration bien conduite et reçue par une âme dans l’état voulu puisse conduire à la foi sans l’inspiration : cela est d’un autre ordre : « On n’entre

T. — XI

69

dans la vérité que par la charité. » De l’esprit géométrique. Second fragment, t. ix, p. 272, ni que l’inspiration ne puisse se passer de telles démonstrations. « La foi est différente de la preuve : l’une est humaine, l’autre est un don de Dieu, » Fr. 248. C’est pourquoi ja vérité religieuse est faite pour les simples comme pour les habiles ». Cf. fr. 251.

Ces réserves et ces conditions posées, Pascal entend bien prouver de manière irréfutable — car « il y a des démonstrations d’une autre espèce et aussi certaines que celles de la géométrie » — non seulement que la raison n’a rien à opposer à la religion mais voit l’obligation de la suivre ; cf. fr. 289.

2° Originalité de l’apologétique pascalienne. La méthode de l’expérience morale. — Une apologétique s’établissait alors qui deviendra l’apologétique dite traditionnelle : démonstration par des arguments rationnels de la divinité du catholicisme, à tout le moins du christianisme. Trois étapes : a) démonstration de l’existence de Dieu et de la nécessité de la religion naturelle par les arguments scolastiques ou les raisonnements métaphysiques de Descartes, que le Traité sur l’existence de Dieu, de Fénelon, devait bientôt (1713) revêtir d’une forme si poétique ; b) démonstration à priori de la possibilité et de la nécessité d’une révélation surnaturelle, et à posteriori du fait d’une religion divinement révélée, celle de Jésus-Christ. Tractatus de vera religione. Les protestants s’en tiennent là ; tel Grotius, dans son De veritate religionis christianæ, 1636, qu’ont traduit en français, en l’a vii, Mézeraꝟ. 1648, et de Beauvoir, 1659, et auquel Pascal fait de nombreuses allusions ; c) démonstration par des raisonnements basés sur l’Écriture et l’histoire de la divinité de l’Église catholique : Tractatus de vera Ecclesia, celui-ci tout récent puisque provoqué par la Réforme. Pierre Charron a publié, en 1593, son livre des Trois vérités. Il y insiste sur la troisième, la divinité de l’Église catholique, car il répond au Traité de l’Église, 1578, de Duplessis-Mornay. Apologétique intellectualiste, qu’encourage encore le cartésianisme et qui, chez les uns, est d’un optimisme étroit, comme chez ce Jean Belin, évêque de Belley, qui publie à Paris, en 1666 : Les preuves convaincantes du christianisme, où le christianisme est exposé de telle sorte qu’on ne peut jamais douter de sa vérité et l’on connaît évidemment qu’il faut l’embrasser, chez les autres, Bossuet, Malebranche, Huet, le protestant Abbadie, et, comme on vient de le voir, Fénelon sera exposé avec ampleur et parfois puissance. Cf. Monod, loc. cit., c. i, § 4.

Autre est l’apologie pascalienne.

1. Saint Thomas, Sum. theol., II » - II », q. iv, a. 2, dit : « Croire est un acte de l’intelligence en tant que celle-ci est menée à l’assentiment par la volonté. » Les apologistes traditionnels savent cela, mais ils ne s’adressent guère qu’à la raison. Ils veulent, comme dit Belin dans sa préface, « contraindre tous les hommes par la force de la raison à suivre et embrasser le christianisme ». Leur apologétique est intellectualiste et spéculative. Pascal voit les choses autrement. Avant tout il veut peser sur la volonté — entendue au sens cartésien — pour l’entraîner vers la vérité à rencontre des préjugés et des passions ; cf. fr. 99. Son apologétique est donc plutôt morale et pratique. Il est préoccupé de convaincre la raison par des preuves convenables, mais il veut créer d’abord et pour réussir à cela, l’état d’âme nécessaire ou, suivant le mot de Droz, loc. cit., p. 114, accommoder l’homme à la vérité, afin que la vérité ait prise sur lui, autrement dit, que « son esprit soit ouvert aux preuves ». Fr. 245.

C’est que « Jésus-Christ ne se prouve pas comme un théorème », Droz, loc. cit., p. 104, et que la vérité religieuse est d’un autre ordre que la géométrie. La raison donne la certitude de la géométrie, c’est le cœur qui

donne les certitudes religieuses. Ni la philosophie, ni la science ne les peuvent donner : « Descartes inutile et incertain. » Fr. 78, cf. Malebranche, Recherches. IV, § ii, p. 404-405 (où Malebranche, comme le remarque Gouhier, loc. cit., p. 399, semble bien faire la critique de ce mot), ni les infirmer : n Ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être. »

2. De par la nature donc de l’esprit à convaincre et de par la nature de la chose à prouver, il n’y a pas à démontrer la vérité religieuse par des arguments philosophiques. Une telle démonstration, par exemple, de l’existence de Dieu, logiquement la première entre les vérités religieuses aboutit tout au plus à une connaissance notionnelle, inutile, stérile, et même éphémère. Pour convaincre la raison, chose utile même au croyant, Pascal n’emploie pas les raisonnements mais des faits, dont on sait qu’ils commandent l’assentiment. Le Dieu qu’il veut démontrer est le Dieu de l’histoire, le vrai Dieu par conséquent.

Son point de départ est un fait d’expérience interne. « La contradiction tragique de notre condition ». Rauh, loc. cit., p. 311, qui pose devant chacun le problème de la nature et de la destinée humaine. Comment l’homme avide de vérité, de vertu, de bonheur, en est-il incapable et n’y a-t-il pas un remède à cet état ? Or, seule la religion chrétienne fournit de notre contradiction « monstrueuse » une explication satisfaisante : le péché originel et, seule aussi, elle offre le remède, la grâce du médiateur, Jésus-Christ.

Évidemment ces choses avaient été dites depuis des siècles. Ce qui était nouveau c’était d’en faire le point de départ d’une apologie ; cf. Vinet, loc. cit., p. 193. Du coup, le christianisme prenait figure d’explication de la vie et de religion ajustée à la nature humaine. Les vérités révélées ne sont donc pas des connaissances de luxe ; tout le surnaturel, comme l’ont vu saint Augustin et saint Thomas, est l’heureux correctif ou le complément de notre nature, a L’exact ajustement du christianisme à la nature humaine, voilà proprement ce que Pascal veut montrer, ce qui peut attirer le « libertin » vers la religion. » Bréhier, Histoire de la philosophie, t. ii, La philosophie moderne. l.Le dix-septième siècle, Paris, 1929, p. 141. Du coup aussi, le christianisme prend une sorte de transcendance par rapport aux philosophies et aux autres religions — à la raison humaine en somme — qui n’ont fourni aucune explication valable du fait universel dont il est question, et la raison n’a rien de mieux à faire que de s’accorder avec lui.

L’apologétique traditionnelle, a-t-on dit, va de Dieu à l’homme ; l’apologétique pascalienne va de l’homme, de l’homme complet et non pas réduit à la seule raison, à Dieu ou plutôt à Jésus-Christ, en q 1’et par qui l’homme trouve Dieu.

3. Si Malebranche, en effet, comme le remarque Sainte-Beuve, loc. cit., t. v, p. 431-432, diminue le Fils au profit du Père, Jésus-Christ « est le centre des Pensées ». Rauh, loc. cit., p. 317. Influence du jansénisme, sans doute, qui, selon le mot de Joubert, i ôte trop au bienfait de la création pour donner davantage au bienfait de la rédemption », et qui « sans le Fils, dit Sainte-Beuve, loc. cit., t. ii, p. 114, n. 1, aurait peine à remonter jusqu’au Père ». Mais elïet aussi de l’ardent amour de Pascal pour Jésus-Christ : « C’a été sa seule passion, passion véritable qui s’échappe par ses lèvres et qui saigne dans ses membres. » Sainte-Beuve, loc. cit., p. 509 ; cf. fr. 553, Le mystère de Jésus, et le Mémorial. « Jésus-Christ est l’objet de tout et le centre où tout tend », dit en elïet Pascal. « La religion chrétienne consiste proprement au mystère du Rédempteur qui a retiré les hommes de la corruption du péché pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine. Elle enseigne

ensemble aux hommes ces deux vérités : et qu’il y a un Dieu dont les hommes sont capables, et qu’il y a une corruption dans la nature qui les en rend indignes. On peut bien connaître Dieu sans sa misère, et sa misère sans Dieu, mais on ne peut connaître Jésus-Christ sans connaître tout ensemble et Dieu et sa misère. » Fr. 556 ; cf. fr. 547. L’histoire tourne autour de lui ; fr. 700, 740, 741. « Comme le monde ne subsiste que par Jésus-Christ et pour Jésus-Christ, et pour instruire les hommes et de leur corruption et de leur rédemption, tout y éclate des preuves de ces deux vérités. » Fr. 556. Autour de Jésus-Christ, « les vérités de la foi et de la morale qui semblent répugnantes, subsistent toutes dans un ordre admirable. » Fr. 862.

Les libertins de son temps opposaient à sa divinité la bassesse de sa condition, objection que reprendra Voltaire. Cf. Garasse, La doctrine curieuse, Paris, 1623, p. 274. Pascal leur répond par sa fameuse distinction des ordres : Jésus-Christ a toute la grandeur de son ordre. « Dans l’échelle des grandeurs charnelles, spirituelles et saintes, où Archimède (dernier souvenir I) est si magnifiquement posé comme le Prince des Esprits de la terre, voyez venir Jésus-Christ, le Prince de son ordre aussi, mais de l’ordre de sainteté, avec tout l’éclat de cet ordre, dans son avènement de douceur, humblement, patiemment, et par là même en grande pompe et prodigieuse magnificence aux yeux du cœur, aux yeux de qui voit la sagesse. » Sainte-Beuve, loc. cit., t. iii, p. 452 ; cf. Dedieu, loc. cit., p. 496, n. 4.

3° L’originalité de cette apologétique est-elle réelle ? - — A. M rire, loc. cit., t. iv, introduction, p. 8-10, s’inspirant d’un article de M. Vulliaud, Du nouveau sur Pascal, loc. cit., émettait cette idée : S’il est prouvé que les Pensées rentrent dans un courant contemporain d’apologétique, « nous aurons le droit de rattacher l’une et l’autre à quelque tradition commune, surtout si cette tradition dans l’une ou l’autre se trouve clairement attestée. » Or, il y a cette preuve : c’est un ouvrage que Beurrier, lequel assista Pascal mourant, publia à Paris en 1666 : Spéculum christianæ religionis in triplici lege naturali, mosaïca et evangelica, in quo quæ polissimum faciunt ad fidei conftrmationem et conversionem atheorum et quorumvis infidelium sincère exhibentur, et dont il devait donner, en 1681, une traduction française sous ce titre : De la perpétuité de la foi et de la religion chrétiennes. « Cette apologétique, dit A. Maire, àtrès peu près se réduit à celle de Pascal », loc. cit., p. 10 ; Pascal n’aurait donc fait qu’appliquer une méthode courante et exploiter des idées courantes. E. Dedieu, loc. cit., p. 485 sq., dit de son côté, après avoir écarté Beurrier dont le livre ne parut qu’après la mort de Pascal : « Aux yeux de la critique moderne, Pascal a renouvelé l’apologétique chrétienne. Il a montré les faiblesses des preuves externes. Il a surtout fait de l’apologétique quelque chose d’humain, qui nous saisit au fond du cœur et qui, sans souci des considérations abstraites où se heurte la raison, s’intéresse aux seules réalités tragiques de notre nature. » Mais « ni le rôle de l’analyse psychologique, ni l’extrême sévérité dans la peinture de la corruption naturelle de l’homme, ne constituaient de véritables nouveautés aux alentours de 1666. » Un fort courant d’augustinisme entraînait alors les esprits et entre l’œuvre d’apologétique de Sebond ou l’œuvre spirituelle de Bérulle et l’apologétique de Pascal, il est possible d’établir des rapprochements convaincants. On peut en faire de même entre les Pensées et l’Homme criminel selon les sentiments de saint Augustin que publiait en 1644 un disciple de Bérulle, le P. Senault.

Faut-il s’étonner de ces rencontres ? N’est-il pas évident que, nourri des doctrines de’Auguslinus et de Port-Boyal, Pascal, « disciple de saint Augustin »,

comme il disait, devait faire servir à son dessein d’apologiste des idées utilisées déjà par d’autres disciples de saint Augustin, soit pour établir les Grandeurs de Jésus, comme Bérulle, ou pour convertir les libertins, comme Senault. Il n’en demeure pas moins, par l’emploi si personnel et si puissant qu’il fait de ces vues, « l’initiateur de génie », Dedieu, loc. cit., p. 513, de cette apologétique morale que l’on appelle moderne par opposition avec l’apologétique dite traditionnelle.

Quant à Beurrier, l’on retrouve, sans doute, dans la Perpétuité, i carquois plein de traits variés », quelques vues de Pascal ; partageant les incrédules en catégories, il recommande, par exemple, avec les athées, de détruire d’abord en eux l’orgueil et la sensualité ; son ouvrage n’est, au fond, « qu’un assez bon sommaire des arguments anciens, dressés par un homme d’esprit médiocre, très pieux et sans haine ». Monod, De Pascal à Chateaubriand, p. 15.

Sur l’ensemble de ces questions, cf. Laberthonnière, Essais de philosophie religieuse, Paris, s. d. (1903), p. 193-233, L’apologétique et la méthode de Pascal.

Le pari.

L’un des points les plus curieux de

l’Apologie est certainement le pari.

1. Les sources et l’originalité du pari.

Le procédé du pari se trouve dans Arnobe, Adversus génies, i, 56 ; n, 41, mais à propos des promesses du Christ (cf. Bayle, Dictionnaire, art. Pascal) ; dans saint Augustin, De utilitate credendi, xii, 26, qui compare les risques courus par le chrétien aux hasards ordinaires de la vie ; plus près de Pascal, dans Baymond Sebond, Apologie naturelle, c. lxvi, et principalement lxvii, et lxviii, qui l’aurait inspiré à Pascal (cf. Droz, loc. cit., p. 72, n. 1, etBrunschvicg, t. xiii, Appendice pour le fr. 233, p. 161-163) ; dans Silhon, cet apologiste au service de Bichelieu, Traité de l’immortalité de l’âme, 1634, p. 227-229 (cf. Calvet, Bulletin de littérature ecclésiastique, 1905, n. 6, p. 177) ; dans le jésuite Antoine Sirmond, Démonstration de i immortalité de l’âme tirée des principes de la nature, 1637, p. 445-462, Conclusion par forme d’avis aux libertins (cf. Blanchet, L’attitude religieuse des jésuites et les sources du pari de Pascal, dans Revue de met. et de mor., t. i, 1919, p. 515, t. ii, p. 627637, et Laporte, Pascal et la doctrine de Port-Royal, loc. cit., p. 282). Autour de Pascal, il a été d’usage fréquent et on le retrouve dans la Logique de Port-Royal, IV" partie, c. xvi, dans Bourdaloue, Sermon sur la paix chrétienne, 1 er point, dans Massillon, Sermon sur le délai de la conversion, 1 er point, dans La Bruyère, Des esprits forts, cf. Hatzfeld, Pascal, Paris, 1901 ; on le retrouve même chez des apologistes de l’Islam, cf. Palacio, Los precedentos musulmanos del pari de Pascal, Santander, 1923 ; après Pascal enfin, Locke, Essai sur l’entendement, t. II, c. xxi, § 70, et Rousseau, Profession de foi du vicaire savoyard, cf. Renouvier, Esquisse d’une classification des doctrines philosophiques, t. ii, p. 308, et dans "William James, cité par Renouvier, p. 176-184, 320-324, l’ont appliqué à des vérités purement morales. Peu importe. « Si l’idée est juste et fondée, elle ne devait pas être neuve. » Dugas et Riquier, Le pari de Pascal, dans Revue philosophique, t. ii, 1900, p. 226. Néanmoins, nul n’ayant employé le procédé « avec la même recherche de rigueur logique, ni en vertu des mêmes principes, il ne faut pas disputer à Pascal l’honneur de l’avoir trouvé ». ld., ibid. Sur les différences entre le pari de Pascal et les autres du même genre, cf., en outre, Lachelier, Notes sur le pari de Pascal, dans Revue philosophique, t. i, 1901, p. 636-638.

2. La portée du pari. Sa place dans l’Apologie. — Tous les critiques ne sont pas d’accord.

Pour les uns le pari était un morceau en marge de l’Apologie. Pour G. Lanson, il était simplement des

tiné « à faire effet sur quelque libertin », ni Filleau, ni la Préface de Port-Royal qui donnent le plan de l’Apologie exposé par Pascal en 1658, n’y font en effet la moindre allusion. Pour Clément Besse, L’argument du pari, dans Revue pratique d’apologétique, 1 er décembre 1919, p. 321 sq., et, Biaise Pascal. Le pari, Paris,

1922, le pari, composé en 1654, au moment où Pascal établit le calcul des probabilités avec Carcavi, Méré, Huyghens et Fermât et où il est hanté par l’idée de se convertir, répond au Mémorial. Pascal l’a écrit pour lui-même « dans une heure de ténèbres et trempé de larmes brûlantes ». Ces opinions se heurtent à ce fait que les éditeurs de Port-Royal, auditeurs de Pascal en 1658, ont introduit le pari dans V Apologie.

D’autres, Boutroux, qui date lui aussi le pari de 1654, L. Blanchet, loc. cit., p. 639, qui le date de 1657, année où Pascal s’occupe encore du calcul des probabilités, et qui s’appuie sur F. Strowski, Pascal et son temps, t. iii, p. 271, n. 1, pensent que cette application des mathématiques aux matières de religion aurait d’abord été voulue par Pascal sans aucun but, puis introduite par lui dans V Apologie. Il eût été comme un premier essai de l’Apologie », dit F. Strowski ; « telle est aussi notre opinion », dit L. Blanchet, loc. cit.

Pour Renouvier, Philosophie analytique de l’histoire, t. iv, Les Pensées de Pascal au XIXe siècle, se référant à une note où Sainte-Beuve, loc. cit., t. iii, p. 439, n. 2, dit que, d’après Lescœur, De l’ouvrage de Pascal contre les athées, Dijon, 1850, la règle des partis est chez Pascal « une vue fondamentale et a toute la valeur d’une méthode suivie et rigoureuse », le pari est l’essence même de l’Apologie. Pascal, regardant « l’absolu pyrrhonisme comme invincible à la raison », veut entraîner les âmes à la foi « par la détermination d’un intérêt de croire qui ne coûte rien à la raison » et une sorte de coup de force de la volonté.

D’après L. Brunschvicg, loc. cit., et V. Giraud, Pensées, p. 143, n. 1, Pascal aurait composé le pari directement pour l’Apologie, en 1658, mais non comme une pièce nécessaire à l’ensemble : l’Apologie étant « divisée en plusieurs actes où paraissent des personnages différents », le pari « eût été un effort pour déterminer quelque géomètre libertin ».

Pour d’autres critiques, qui semblent bien avoir raison, le pari entre dans le dessein général, dans la trame de l’Apologie, et comme une pièce essentielle. Ils rappellent que le but de Pascal était non de démontrer simplement, mais de convertir et que, pour convertir, l’appel à la raison ne saurait suffire. La foi est un don de Dieu, mais à ce don l’homme tout entier doit se préparer, s’offrir en quelque sorte ; cf. fr. 245. Le pari a pour but de déterminer le libertin à cette préparation, en lui démontrant, par la règle des paris, qu’il ne peut prendre une attitude mieux ordonnée à son intérêt et à son bonheur. C’est en ce sens que J. Chevalier dit, Revue de métaphysique et de morale,

1923, loc. cit., p. 207 : « Le pari a tout l’air d’être la décision et à ce titre il est bien la démarche suprême de l’esprit. » Et J. Laporte, ibid., p. 287 : « Le pari a tout l’air d’être la conclusion de l’Apologie. »

Le pari n’est donc pas un argument : « Il ne constitue en rien une preuve de vérité ; il n’est pas destiné davantage à suppléer les preuves. » Chevalier, loc. cit., p. 208. « Le pari ne fait point partie de l’Apologie comme instrument logique… ; soutenir que Pascal en a fait son fort unique, à l’exclusion des autres preuves, qui, dit-on, lui paraissent incertaines, c’est une pure extravagance. » Droz, loc. cit., p. 71 et 73. D’autre part, c’est demander au pari ce qu’il ne saurait donner que de l’isoler comme s’il se suffisait à lui-même.

3. Les critiques du pari.

Mais que valent les raisonnements qui constituent le pari ? les principes sur

lesquels ils reposent ? les formules mathématiques qui les enveloppent ou les traduisent ?

Dès 1671, l’abbé de Villars, le premier critique de Pascal (cf. Bremond, Pascal, l’abbé de Villars et la première réfutation des Pensées, dans le Correspondant,

10 sept. 1921, p. 904 sq.), faisait au pari, loc. cit., ces reproches que transcrit Bayle, loc. cit., p. 607, n. 1. D’abord c’est « traiter la plus haute des matières par une idée basse et puérile…, une comparaison du jeu de croix et de pile », ce qui paraît plus singulier encore « chez un si grand ennemi des casuistes relâchés ». Puis le raisonnement n’est propre qu’à faire des athées. « Toute sa force dépend en effet de cette proposition, que tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude, sans pécher contre la raison », comme s’il était raisonnable « de hasarder son argent pour en gagner un incertain et s’exposer à n’avoir ni l’un ni l’autre ». — Reproches bien faibles, puisque « l’on n’agit jamais que pour l’incertain », fr. 234, et qu’obligés d’agir nous prenons parti, que nous le voulions ou non ; reproches qui n’empêchèrent pas, fait remarquer Bayle, l’auteur du Traité contre les athées, les déistes et les nouveaux pyrrhoniens (l’oratorien Mauduit) de faire, six ans plus tard, du pari la base de son Apologie, cf. Monod, op. cit., p. 67-68 ; reproches qui, repris par un petit livre anglais : Lettre sur l’enthousiasme, amenèrent Leibnitz à approuver le pari, cf. Correspondance de Leibnitz avec Pierre Coste, dans Philosophische Schriften, édit. Gerhardt, t. iii, p. 415.

Les philosophes du xviiie siècle, évidemment, ne furent pas favorables au pari. Les secondaires, Boulainvilliers, Réfutation des erreurs de Benoît de Spinoza, Lassay (cf. Pellisson, Un philosophe amateur sous la Régence, dans Revue politique et parlementaire, t. xlii, 1904, p. 108), Sénancourt, d’après qui « Pascal aurait dit cette puérilité : Croyez, parce que vous ne risquez rien de croire et que vous risquez beaucoup en ne croyant pas » (cf. Dugas et Riquier, loc. cit., p. 245), attaquent le pari, mais ceux de premier plan, Voltaire, Condorcet, Fontenelle, Laplace, Diderot, ne le ménagent pas davantage.

Dans les Remarques sur les Pensées de M. Pascal qui font suite aux Lettres philosophiques, Voltaire reprend le reproche d’inconvenance qu’avait fait Villars au pari ; mais il ajoute ces critiques : a) « L’intérêt que j’ai à croire une chose n’est pas une preuve de l’existence de cette chose », oubliant que le pari ne demande pas d’accepter, mais de vivre comme si l’on acceptait ;

b) cette autre, qui atteint le point de départ même du pari : « Vous êtes embarqué… Ne point parier que Dieu est, c’est parier qu’il n’est pas. » Mais, dit Voltaire, « celui qui doute et qui ne cherche qu’à s’éclairer ne parie assurément ni pour, ni contre », comme si celui qui doute se dispensait de vivre, donc de choisir ;

c) enfin cette critique ad hominem qui n’est pas dépourvue de force : Si « le petit nombre des élus est si effrayant et si je ne puis rien du tout par moi-même, n’ai-je pas tout intérêt à parier contre Dieu ? » Cf. Lettres philosophiques, édit. Lanson, t, n. Paris, 1909, p. 190 ; t. v, p. 230, n. 13.

Condorcet, dans son édition des Pensées, 1775, publie, en les attribuant à Fontenelle, des Réflexions sur l’argument de AI. Pascal et de M. Locke. - — Locke avait soutenu, loc. cit., qu’une vie honnête, et il entendait par là une vie conforme à la morale de l’Évangile (cf. Que la religion chrétienne est raisonnable, Amsterdam, 1696), jointe à l’espérance d’une éternelle félicité, est préférable à une mauvaise vie, lisez une vie non conforme à la morale évangélique, accompagnée de la crainte d’une misère affreuse. —

Il est aussi absurde de parier comme le veut Pascal, disent ces Réflexions, que de parier une piastre contre l’empire de la Chine qu’un enfant totalement illettré

rangera du premier coup dans leur ordre naturel les vingt-quatre lettres de l’alphabet : il y aurait en ce cas 13 000 milliards de milliards de chances de perdre contre une de gagner. — - « Il faut, dit Havet, Pensées, t. ii, p. 160, que Condorcet ait lu Pascal bien légèrement. Pascal a prévu l’objection et il pose qu’il faut consulter non seulement les enjeux mais les chances de gain et de perte, puisque l’on est obligé de parier. Si l’on renonce à gagner, l’on est sûr de perdre. »

Dans sa Theologiæ christianse principia mathematica, Londres, 1099, Leipzig, 1755, Craig, voulant prouver more geomelrico que l’espérance du bonheur éternel promis par le Christ, quoique incertaine, est supérieure à l’espérance des bonheurs de cette vie, inceitains, eux aussi, introduisit dans la comparaison un élément nouveau : la valeur du témoignage du Christ. Cette valeur, disait-il, diminuait avec les siècles et serait finie en 3350. Cf. Lachelier, loc. cit. Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, section De la probabilité des témoignages, reprend cette idée de la valeur du témoignage du Christ, sur lequel reposent nos espérances éternelles, et cette valeur lui paraissant tendre vers zéro, « étant donné que si les témoins trompent ils ont le plus grand intérêt à promettre un éternel bonheur », il conclut que, dans ces conditions, « l’infini disparaît du produit qui exprime l’avantage résultant de cette promesse, ce qui détruit l’argument de Pascal ». Cf. Lachelier, loc. cit., et Riquier, A propos du pari de Pascal, dans Revue philosophique, t. ii, 1900. p. 650-651.

Quant à Diderot, Pensées philosophiques, n.Lix, 1746, il écrit par manière de boutade cette pensée souvent reprise depuis (notamment par E. Goblot, Le système des sciences, Paris, 1922, p. 207) : « Un iman en peut dire autant que Pascal. » Cf. Chevalier, loc. cit., p. 358.

Les critiques de Pascal au xixe siècle ont, eux aussi, discuté le pari. « L’instinct, dit Havet, Pensées, t. i, p. 159, note sur le fr. 1 de l’art. 10, avertit qu’il doit y avoir un défaut dans cette démonstration étrange, mais on a de la peine à le démêler. »

Havet voit ce défaut où le vit Laplace, mais il dépouille sa critique de tout appareil mathématique. « Aucune application possible, dit-il, de la règle des partis. Si, raisonnablement, tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude, ici, l’incertitude est quasiment entière. Rien ne garantit, à vrai dire, cette éternité sur laquelle je mise. » Ibid.

Sully-Prudhomme, La vraie religion selon Pascal, p. 296 sq., cf. Le sens et la portée du pari de Pascal, dans Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1890, tout en voyant très bien que le but du pari est de déterminer l’incrédule aux démarches nécessaires, ne lui en trouve pas moins « un caractère cyniquement intéressé » et il y dénonce « une pétition de principes ». Que demande en effet Pascal à l’incrédule ? « l’abêtissement qui use les ressorts et anéantit les résistances de la raison et qui permet à la foi de la supplanter par l’insinuation de l’habitude, sans aucune espèce de sacrifice, sans l’amour » ; p. 276. D’autre part « l’existence de la vraie divinité ne saurait être la condition aléatoire d’une gageure ; car, ou bien l’on n’en a aucune idée et l’on ne sait même pas de quoi dépendent la perte et le gain du pari ; ou bien l’on en a quelque idée, et la moindre… c’est qu’elle ne peut pas ne pas exister, et dès lors la condition aléatoire disparait. » P. 272.

C’est à peu près pour les mêmes raisons que MM. Dugas et Riquier, loc. cit., traitent le pari « de monstruosité logique et d’énormité morale ». P. 245. C’est une métaphore, disent-ils, qui sert de base à un raisonnement : « les mots certitude du risque, incertitude du gain ne traduisent que des impressions purement morales, qui varient d’un homme à l’autre, d’un moment à l’autre, et échappent à toute évaluation mathéma tique. » P. 240. Puis, pour répondre au pari, « vous ferez table rase de vos instincts, de vos sentiments, de votre conception du bonheur » ; dans ces conditions, « à ne considérer le pari qu’au point de vue logique, le refus de prendre croix, n’aurait rien de blessant pour la raison ; en face des conditions réelles du pari, il y aurait au contraire folie à prendre croix. » P. 244.

Dans le même sens et rappelant les Réflexions attribuées à Fontenelle par Condorcet, Cl. Resse conclut que le pari « n’a rien pour lui, ni la logique, ni la morale ». Il y a bien des façons d’échapper au dilemne où Pascal prétend enfermer l’athée, et ceux qui se trouvent bien en ce monde ne se laisseront nullement émouvoir par les plaisirs de l’au-delà. Loc. cit., p. 356-357.

Pour Renouvier, le raisonnement pascalien est condamné par la question même à laquelle il s’applique, Pascal « n’a pas prouvé que l’Église catholique fût plus que toute autre autorisée à dire : Vous êtes embarqué. » Son argument pourrait alors servir à toutes les religions. Philosophie analytique, loc. cit., p. 72. Cf. Allier, La philosophie d’Ernest Renan, Paris, 8e édit., 1906, p. 109 : « Le raisonnement… est irréprochable dès qu’on admet la nécessité du pari. Mais cette nécessité est-elle réelle ? Il ne le semble pas. Nous sommes, remarquons-le, dans l’hypothèse du scepticisme absolu. Pourquoi n’épiloguerais-je pas de même, avec l’islamisme ou le boudhisme ? Philosophiquement, le choix de l’objet du pari me paraît arbitraire. >

Lachelier, loc. cit., p. 631-635, qui traduit la formule « Dieu est » par « ces trois idées indissolublement liées dans l’esprit de Pascal, existence de Dieu, vie éternelle, renoncement à l’amour propre », ne voit au pari que cette difficulté qu’il s’efforce d’ailleurs de résoudre : Pour qu’un pari soit raisonnable, il faut que les chances de gain soient appréciables, donc réelles, et par conséquent que le gain, ici la vie éternelle, apparaisse possible non seulement de possibilité logique, mais de possibilité réelle. Or « de ce que nous ne sommes pas plus autorisés à nier l’existence d’une chose qu’à l’affirmer, il ne faut pas conclure, comme semble avoir fait Pascal, qu’il y a une chance sur deux pour que cette chose — ici, la vie éternelle — existe ». L’incertitude du gain énerve donc le pari. « Tous les infinis n’y feront rien. »

La plupart de ces critiques portent à faux. Leurs auteurs ont considéré le pari isolément, sans tenir compte de ce que Pascal suppose acquis et de l’état d’âme où il a déjà amené l’incrédule ; ils ont oublié aussi que son but était de déterminer la volonté à agir pour savoir et non pas d’éclairer l’intelligence.

Le P. Valensin, Revue prat. d’apol., 15 octobre 1919, JVote sur le pari de Pascal, p. 65 sq., cf. Dict. apol., art. Pascal (Pari de), conclut de son étude sur l’argumentation de Pascal. « Cette argumentation est rigoureuse. » Toutefois il est un cas où elle ne porte plus. C’est quand elle s’adresse à l’incrédule qui n’estime pas petit et méprisable, le bien sensible qu’il faut sacrifier. Mais alors ce n’est pas le raisonnement de Pascal qui est en faute, mais la bonne volonté de l’incrédule. Et le P. Valensin termine par ce mot qui rentre bien dans le sens général de l’Apologie : « L’argumentation de Pascal est malgré tout triomphante, car pour elle c’est également réussir de convaincre celui qui l’écoute, ou de le condamner. » Cf. fr. 578.

Quant au calcul mathématique latent sous les données du raisonnement, alors que M. Riquier, loc. cit.. l’a proclamé « une jonglerie vide et stérile », M. Servien, Revue des cours et conférences, 15 janvier 1931. p. 283-288, Les paris de Pascal, en discute les diverses étapes et en montre la rigueur et la portée. Cf. aussi fr. 233, loc. cit., n. 3.

5° Questions posées par l’apologétique de Pascal. 1. Du ftdéisme des Pensées. — A la base du fidéisme est

l’agnosticisme, l’impuissance de l’homme à acquérir de légitimes certitudes religieuses : nous adhérons aux vérités de la foi, uniquement, ou par un coup de volonté, ou par un effet de la grâce. Cf. Fidéisme, t. vi, col. 175 sq. Les critiques donc, qui ont imaginé un Pascal tragique, cherchant la foi, sa raison s’y opposant et lui se l’imposant de force, les Pensées, le Pari, étant les manifestations de cet effort, ceux aussi qui voient en lui un sceptique, tous ceux-là l’ont accusé par le fait de fidéisme. Or, Pascal, on l’a vii, col. 2116, ne fut jamais une âme tourmentée par un irréalisable désir de croire, ni un sceptique. Il n’y a pas davantage à parler du fidéisme des Pensées.

Le fait même d’avoir entrepris une Apologie, prouve que Pascal juge la religion démontrable. Ne disons pas qu’il a entendu y établir simplement, comme Montaigne, dans son apologie de Raymond Sebond, ou comme La Mothe le Vayer avec sa « sceptique chrétienne », l’impuissance de la raison pour mieux jeter l’homme dans les bras de la foi : il juge vraiment la religion démontrable. Ne disons pas davantage que l’effort de démonstration, de persuasion, qu’est l’Apologie est « une heureuse inconséquence » d’un Pascal « suivant les impulsions de son humeur, plutôt que les déduction de sa logique « (Stapfer, loc. cit., p. 322), car il n’est point exact » qu’en bonne logique janséniste il ne fallait pas démontrer du tout les vérités de la religion dans le système qui exagère au dernier point la passivité de l’homme et l’action de la grâce. » Ibid. Cf. col. 2120, et Droz, loc. cit., p 307 : « Ceux qui ont imaginé un Pascal sceptique…. sont forcés de le déclarer inconséquent et de quelle inconséquence ! pour ne pas le représenter ridicule, et de quel ridicule ! »

Le péché originel n’a nullement tué notre raison ; elle demeure puissance active, capable d’un savoir certain et d’un progrès indéfini, en géométrie par exemple, en astronomie et même en physique, où cependant, prise entre les deux infinis, elle ne peut savoir le tout de rien. Et, si « l’on rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force », nous avons « devoir de créance à la science. » Fr. 332. « Bête brute, qui « veut renoncer à la raison ». Fr. 413. Pascal a cru à la science. S’il dit en avoir été « dégoûté », fr. 144, si dans sa Lettre à Fermât, du 10 août 1660, t.x, p. 4, il semble détaché même de la géométrie qu’il déclare « le plus haut exercice de l’esprit », mais « rien qu’un métier, bonne pour faire l’essai mais non pas l’emploi de notre force », il ne se place qu’au point de vue de l’utilité religieuse la plus personnelle et la plus étroite. Il croit à la certitude qu’apportent l’idée claire et la démonstration, là où l’amour-propre n’intervient pas. Pascal n’a pas vu non plus d’opposition entre la raison et la foi. Cf. fr. 267. La raison est même un des trois moyens de croire, moyen insuffisant, réduit à lui-même, fr. 245, non nécessaire, fr. 287, mais qui peut servir d’instrument au moyen nécessaire et suffisant, l’inspiration. Fr. 248. Car en pareille matière et en toutes semblables, la sûreté de notre raison dépend de nos dispositions morales et le péché originel ayant perverti nos dispositions naturelles, la grâce est nécessaire pour réparer le mal. Une fois le mal réparé, notre raison, nullement déchue de son rôle, se démontre les vérités religieuses naturellement. Le fidéisme des Pensées n’est donc que ce que l’on a appelé, le fidéisme janséniste.

Que l’on n’objecte donc pas des textes où Pascal semble condamner la raison à ne sortir jamais d’incertitude et où Vinet voyait de l’agnosticisme. D’autre part, Pascal n’entend, par le mot raison, que notre faculté de raisonnement, telle qu’elle s’exerce, par exemple, dans les spéculations métaphysiques, ou dans

  • es conceptions physiques de Descartes. Elle n’épuise

pas tous nos moyens de connaître. Cf. Archambault, Le procès de l’intelligence, Paris, 1922, p. Il : « L’intelligence, faculté de la définition et de la démonstration, ne saurait être considérée comme l’organe unique, encore moins comme l’équivalent total de la pensée. » Nous avons d’autres moyens de connaître avec certitude : entre eux et la raison, il n’y a pas à opter comme entre des modes incompatibles ! elle et eux sont solidaires. Cf. fr. 1. Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. Mais, malgré ses prétentions, parmi ces moyens, la raison n’occupe qu’un rang inférieur. Au-dessus d’elle il y a les sens qui nous donnent les faits, « en qui la parole de Dieu est infaillible », 18e Provinciale, t. vii, p. 51, et qui sont ainsi l’expression d’une plus haute raison. Incompréhensible que Dieu soit, à la raison abstraite, c’est possible, mais qu’importe, s’il est affirmé dans les faits ? Il y a aussi le cœur qui saisit, dans la complexité des faits, leur valeur et qui fournit à la raison, les principes d’où elle part et qu’elle serait bien incapable de démontrer, fr. 282 ; sur ce point, la géométrie est sur le même pied que les vérités religieuses. Pascal n’est donc pas plus sceptique en religion qu’en géométrie. Cf. Rauh, loc. cit., p. 336. Il n’y a donc à parler ni de son pyrrhonisme, ni de son agnosticisme, ni par conséquent de son fidéisme.

2. Le positivisme chrétien de Pascal.

Rauh a signalé « le positivisme chrétien » de Pascal dont il trouve l’exposé surtout dans l’Esprit géométrique, où se lit « la théorie de la science chrétienne ». Itev. de mélaph., 1923, p. 310. « La philosophie de Pascal, dit-il, est un milieu entre rien et tout. Et ce milieu échappe à l’intelligence abstraite, car il n’est pas mathématique et ne peut être saisi dans la vie, que par l’esprit de finesse, dans la morale que par le cœur », c’est-à-dire, par les puissances de sentiment qui correspondent à la nature même des choses. Loc. cit., p. 310 et 334. « Le géomètre accepte à son tour comme des faits de raison, les vérités immédiatement évidentes et indémontrables qui lui servent de point de départ », p. 335, et que lui fait sentir le cœur. Les vérités religieuses, comme le péché originel, sont de même nature et saisies de même façon par le cœur éclairé par l’inspiration. Ibid., p. 337. Pascal semble donc dans l’Apologie « avoir voulu rendre sensible la nature de la foi » et la certitude, « à l’aide d’une analogie mathématique ». P. 336.

3. Le pessimisme de Pascal.

La première partie de l’Apologie est consacrée à décrire « la misère de l’homme sans Dieu », fr. 60, misère de l’homme en face de l’univers, de la vérité, du bonheur, de la justice, dans sa nature, dans sa vie sociale. Même note dans le pari où sont données, comme tendant vers le néant, les joies de ce monde à mesure qu’on les connaît mieux. S’apprêtant à commenter le fr. 693 : < En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, j’entre en effroi. Et j’admire comment on n’entre point en désespoir d’une si misérable vie », où Pascal a ramassé toute sa pensée sur l’homme et la vie, Voltaire annonce qu’il prendra « le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime ». Loc. cit., Introduction, p. 185, cf. Remarque vii, p. 192 et 193, Enfin, à propos du pari, Havet et d’autres ont accusé Pascal de pessimisme.

Mais le pessimisme de Pascal n’est nullement celui de Schopenhauer, pour qui le monde est essentiellement mauvais, cf. Le monde comme volonté, t. i, § 5759, ou celui de Vigny d’après qui d’aveugles fatalités conduisent le monde. Cf. Les destinées et en particulier, Le mont des Oliviers. Le pessimisme de Pascal est celui de toute une lignée de penseurs chrétiens et l’on pourrait dire simplement du christianisme. « Il ne faut pas croire, dit Schopenhauer, loc. cit., que le christia

nisme est favorable à l’optimisme. » Le pessimisme pascalien, toutefois, est plus accentué, parce que Pascal accentue avec Port-Royal, après saint Augustin, les effets du péché originel et parce qu’aussi il est un passionné. » I1 a sondé plus avant, la profondeur de cet abîme qu’il nous dépeint. » Il a plus senti qu’aucun de ses contemporains la disproportion entre nos aspirations et la réalité ; il l’a même ressentie si profondément i que la sensibilité maladive de nos contemporains a cru retrouver en lui l’écho de ses propres défaillances », cf. Hatzfeld, Pascal, 1901, p. 278, et a fait de lui, dit Sainte-Beuve, « un Pascal d’après Werther et René ».

Mais, même ainsi accentué, le pessimisme de Pascal diffère du véritable à ce point que l’on a pu refuser d’employer le terme en parlant de lui. Cf. Giraud, Pascal. L’homme, p. 199. D’abord, ce pessimisme n’est pas essentiel aux choses : Pascal a placé l’optimisme à l’origine ; il n’est point imposé par une aveugle fatalité, mais par la justice qui châtie la faute de l’homme. « Le monde lui-même est la sentence du monde », dira Schiller, cité par Schopenhauer, loc. cit. Pascal ne conteste pas, au fond, qu’à côté « d’un malheur profond, radical, universel », c’est vrai, « dont la partie impalpable et immatérielle est à ses yeux le vrai malheur », l’homme ne puisse jouir en ce monde « d’un bonheur superficiel, relatif », parce que matériel. Cf. Vinet, loc. cit., p. 228. Surtout la destinée humaine n’est pas sans espoir ; le mal présent a son remède en Jésus-Christ : « Je tends les bras à mon libérateur, et par sa grâce, j’attends la mort en paix, dans l’espérance. .. ; et je vis cependant avec joie soit dans le bien qu’il lui plaît de m’accorder, soit dans les maux qu’il m’envoie pour mon bien. » Fr. 737.

4. Le modernisme peut-il s’autoriser de Pascal ? Pascal et l’immanentisme. — Deux traits essentiels constituant la doctrine moderniste : l’agnosticisme et l’immanence vitale, et l’apologétique moderniste se réduisant à « amener l’incrédule à faire l’expérience du catholicisme, expérience qui est le seul vrai fondement de la foi », cf. Modernisme, t. x, col. 2032-2033, Pascal n’est-il pas le précurseur du modernisme ?

Plusieurs l’ont pensé. P. Stapfer, distinguant « la foi, principe d’action, disposition morale et religieuse, et les croyances, idées intellectuelles et indifférentes au salut, compagnes ordinaires de la foi mais sans avoir avec elles un lien nécessaire de dépendance » et rappelant le mot de Pascal : « La foi est différente de la preuve », enfin posant en postulat que la science et la critique ont ruiné les croyances, conclut, loc. cit., p. 334 : « Pascal, fidèle à sa méthode, patiemment soumis aux réalités que la science construit et s’élevant par l’amour vers la vérité que le cœur devine, travaillerait aujourd’hui avec une instruction renouvelée à sauver des ruines faites par la critique moderne le sentiment religieux et son immortelle espérance. » Tous les protestants libéraux lui prêtent la distinction entre la foi, principe d’action, sentiment du divin et les croyances. É. Boutroux, loc. cit., p. 201, 203, écrit : « Longtemps satisfaite des systèmes d’apologie qui s’appuient principalement sur la raison pure et sur l’autorité, l’Église voit se produire dans son sein de remarquables efforts pour chercher les premières raisons de croire, non plus dans les objets de la foi, mais dans l’homme et dans sa nature. Que l’homme donc cherche en lui-même, et non dans quelque révélation, les principes de sa religion, et que, par une lutte opiniâtre avec ses instincts égoïstes, il crée et développe en lui, jusqu’à s’en faire une seconde nature, la puissance de se donner à ce qui est grand. Or, c’est en partie sous l’influence de Pascal que se développent ces côtés de l’apologétique chrétienne. » Enfin J. Bourdeau revient souvent sur cette idée : Pascal précurseur des modernistes ; cf. son article du 12 avril

1908 au Journal des Débats ; également, dans son article du 28 juillet 1908, il écrit : « Au Dieu transcendant, Pascal substitue le Dieu immanent. » Voir Clément Besse, Pascal mène-t-il au modernisme ? dans Revue d’apologétique, 1 er mai 1909, p. 102, n. 1.

Il est vrai que Pascal n’admet pas l’état de pure nature : dans ses deux premiers Écrits sur la grâce, les dons surnaturels apparaissent comme nécessaires à l’exercice normal de nos facultés et à l’équilibre entre nos forces et nos aspirations naturelles. Vrai aussi qu’il est parti de la nature de l’homme pour amener l’Incrédule à la foi et qu’il appelle l’incrédule à faire l’expérience de cette foi. Vrai enfin qu’on peut relever dans les Pensées des formules faciles à interpréter dans un sens immanentiste, ainsi, « l’homme passe infiniment l’homme », fr. 434, que Boutroux traduit ainsi : « L’homme est capable de s’élever toujours davantage au-dessus de lui-même et le Dieu qui doit le porter en haut est près de lui, est en lui, comme le fond même de son être. » Loc. cit., p. 203. Enfin il a affirmé nettement l’impuissance de la raison à nous donner des certitudes religieuses.

Mais : a) S’il a posé en principe que la vraie religion doit rendre raison des contrariétés de l’homme, il n’a pas dit que ce fût une preuve suffisante. Il a même insisté sur les preuves extérieures et historiques. 6) S’il a dit que la nature avait besoin des dons surnaturels, il n’a jamais soutenu qu’ils lui fussent dus. Sur ce point il a condamné Luther, y) Sa théorie des ordres rend impossible l’ascension naturelle des âmes au-dessus d’elles-mêmes. S) On a vu que, s’il affirme l’impuissance de la raison à nous donner des certitudes religieuses — nous avons dit dans quelles conditions — cela ne l’empêche pas d’user de la raison pour démontrer la légitimité de sa foi. « Bien qu’il se déclare pyrrhonien, dit Sully-Prudhomme, loc. cit., p. 342, pour désarçonner la raison chez ceux qui voudraient la tourner contre le dogme ou se passer de la révélation chrétienne, il ne laisse pas de raisonner en faveur de la religion. » e) Pour lui enfin, le sens de la vérité révélée ne dépend en rien de l’expérience humaine, il a été fixé pour tous et pour toujours par la Tradition, ce qui ne l’empêche pas de s’adapter à chaque âme qui s’adapte à elle.

De l’utilisation de l’apologétique pascalienne.

« Nous ne comprenons pas comment, après le concile

du Vatican, on peut construire une apologie du christianisme sur Pascal », a dit M. Decurtins, cité art. Dieu, t. iv, col. 805. Pascal serait hérétique pour avoir écrit : » Nous sommes incapables de connaître, ni ce que Dieu est, ni s’il est. » Fr. 233, cf. ibid. Il serait par là en contradiction avec le concile du Vatican, qui a défini que l’homme a le pouvoir de connaître Dieu par la lumière naturelle de la raison, ibid., col. 835, il se trouverait ainsi frappé, comme « Luther, Calvin, Jansénius, Quesnel, Bautain et les traditionalistes de Louvain ». Ibid., col. 805. Ne fausse-t-il pas l’Écriture quand il affirme que « jamais auteur canonique ne s’est servi de la nature pour prouver Dieu », que l’Écriture fait de Dieu un « Dieu caché », à ce point qu’il ne peut être connu que par Jésus-Christ ? Fr. 242 et 243.

Pascal n’a pu être hérétique par rapport à une définition portée deux siècles après lui ; mais sa doctrine ne l’est-elle pas aujourd’hui ? N’a-t-il pas nié que notre raison puisse atteindre Dieu et le démontrer sans un secours surnaturel ? Or, on l’a vii, Pascal conteste à la raison le pouvoir non pas d’édifier des preuves spéculatives de l’existence de Dieu, mais d’en trouver des preuves pratiquement efficaces sur « les personnes destituées de foi et de grâce ». Les fidèles, au contraire, voient incontinent que tout ce qui est n’est autre chose que l’ouvrage du Dieu qu’ils adorent. Fr. 242. Mais à quoi sert exactement ce secours

nécessaire ? Il ne va pas directement à la raison ; directement il est donné à la volonté. Par là, il met la raison « ployable en tous sens », fr. 274, dans les conditions voulues de son exercice normal. La raison dépend en effet de la volonté, c’est-à-dire des tendances de l’âme. Or, depuis la faute originelle, la volonté est détournée de Dieu et entraînée par l’amourpropre. Le secours divin rétablit les conditions normales et permet ainsi à la raison d’atteindre pratiquement, réellement, de la seule connaissance qui vaille, parce qu’elle est amour, Dieu « dont elle est capable » ; cf. fr. 557 et les deux premiers Écrits sur la grâce.

D’autre part, « d’après certains critiques (P. Longhaye, Hist. de la litt. franc, au xviie siècle, t. ii, p. 103, 114 ; Kreiten, Biaise Pascal, dans Stimmen aus Maria-Laach, t. xlix ; Lavigerie, Exposé des erreurs doctrinales du jansénisme, Paris, 18(50, p. 50-G7) et parmi les laïques, Souriau et même L. Brunschvicg », dit V. Giraud, Pascal, p. 155, « l’apologétique de Pascal, étant entachée de jansénisme, est hétérodoxe dans son fond et, partant, dépourvue de valeur, ou peu s’en faut. » Pascal, en effet, comme tout Port-Royal, pose une nature humaine appelée dès l’origine à la fin surnaturelle et incapable par elle-même de cette fin ; le péché originel prend ainsi une gravité plus profonde et les dons surnaturels apparaissent, non sans doute comme dus, mais comme un besoin de la nature humaine. Il est même parlé de ces besoins pour aboutir à Dieu. En somme, il a toute la théologie de Port-Royal. Cela empêche-t-il qu’il soit utilisé ?

Les faits répondent. Si Pascal, le Pascal des Pensées, étant donnée l’école à laquelle il appartenait, ne s’est pas toujours tenu dans les limites de la saine doctrine, telle surtout qu’elle s’est fixée après lui, il est facile, semb ! e-t-il, de le rétablir et de l’interpréler dans le sens chrétien — d’aucuns même prétendent qu’il y est rentré de lui-même — et c’est au profit de la pensée chrétienne que certains apologistes orthodoxes se sont inspirés de lui et au profit de leur âme que des chrétiens l’ont étudié.

La fortune et l’influence de Pascal apologiste.

« Considéré du point de vue de l’histoire proprement

dite, Pascal apparaît comme un génie très riche, avide d’unité et d’excellence, dont toutes les puissances, sans s’affaiblir, se sont rangées sous la foi, sous l’amour de Dieu. » Boutroux, loc. cit., p. 201. Quelle fut, dès lors, son influence d’apologiste ?

Il s’était proposé comme but immédiat d’arrêter ce mouvement libertin qui tendait à ce que l’on se passât de religion et que l’on se fiât à la seule raison, en attendant qu’il devînt « le siècle philosophique », dont parlait Leibnitz à Arnauld, dès 1671 ; cf. Giraud, loc. cit., p. 220. Bossuet, Bourdaloue, Malebranche, Fénelon, La Bruyère travailleront dans le même sens, mais ils échoueront et Pascal avec eux.

Au milieu d’eux qui représentent, avec des nuances propres à chacun, la même théologie et la même philosophie, il a sa philosophie propre, son apologétique à lui. Or, dit à ce propos Boutroux, loc. cit., p. 195, il ne semble pas que la relation précise établie par Pascal entre le christianisme et la nature humaine ait été pleinement comprise et appréciée par son siècle, dominé, malgré qu’il en eût, par l’esprit dualiste du cartésianisme. En effet, si l’on en croit Sainte-Beuve, loc. cit., p. 390, « l’admiration qu’excitèrent les Pensées fut prompte et unanime » ; néanmoins « on a cru remarquer après coup qu’elles n’avaient pas expressément pour elles quelques-uns de ces suffrages imposants qui sont devenus une religion en France ». Ni Bossuet, ni Fénelon ne le citent et, si Nicole, au t. n de ses Essais de morale publie des discours de Pascal sur la Condition des grands, et fait l’éloge des Pensées, au t. viii, il traite Pascal de « ramasseur de coquilles »

et dans son apologétique il n’adopte ni la méthode, ni la doctrine pascaliennes. — Bossuet et Fénelon, évêques et hommes de cour, ne pouvaient guère citer un portroyaliste. Mais ils firent mieux ; ils s’inspirèrent de lui. On a signalé plus d’une fois les passages des Sermons où Bossuet semble s’être inspiré des Pensées et le fragment 701 peut bien lui avoir inspiré l’idée du Discours sur l’histoire universelle. Quant à Fénelon, si différent de Pascal, cf. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. v, art. Pascal, p. 415-421, on a relevé des passages du Traité de l’existence de Dieu où revivent des façons de dire pascaliennes ; cf. Chérel, Fe’ne/on, lecteur de Pascal, dans Revue d’histoire littéraire, 1908, p. 696-700.

Mais, où se manifeste mieux l’importance prise par Pascal, c’est dans ce fait que le xviiie siècle, de Bayle à Condorcet, lui a voué une particulière hostilité : les Pensées, à leur apparition, avaient été combattues. Dès 1671, l’abbé de Villars, loc. cit., leur reprochait de livrer sans défense la religion au doute et à la négation en remplaçant ses preuves traditionnelles par d’invraisemblables considérations sur l’homme dans la nature et sur son impuissance morale en dehors de Jésus-Christ ou par des arguments comme le pari. Cf. Bremond, Pascal, l’abbé de Villars et la réfutation des Pensées, dans le Correspondant, 10 septembre 1921. p. 904-913. Mais cette réfutation était restée sans effet. Cf. Sainte-Beuve, loc. cit., p. 395, n. 1. Pour la même raison, un jésuite « un peu piqué », dit Sainte-Beuve. ibid., et n. 2, le rangera dans son livre des Athées dévoilés, publié après sa mort dans ses Opéra varia. 1734. Mais le P. Hardouin, dont les vues théologiques étaient sujettes à caution, ne compta guère.

Bayle commence l’attaque. Son article sur Pascal, dans son Dictionnaire, est bâti sur le modèle de plusieurs : éloges de Pascal rapidement exposés et critiques, celle de l’abbé de "Villars par exemple, longuement développées. Faut-il faire dater de ce même moment les Réflexions sur l’argument de M. Pascal et de M. Locke concernant la possibilité d’une autre vie à venir, par M. de Fonlenelle, Œuvres de Fontenelle, éd. de 1818, t. ii, p. 617 sq., que publie Condorcet dans son édition des Pensées. Voir col. 2184. V. Giraud se demande si ces Réflexions ne seraient pas de Voltaire. Loc. cit., p. 221, n. 1.

Voltaire est, en effet, le grand adversaire de Pascal au xviiie siècle. « Il va droit à Pascal, dit Sainte-Beuve, loc. cit., p. 398, comme à celui qui représente le mieux le christianisme. » Sa carrière philosophique, et cela est significatif, fait également remarquer V. Giraud, loc. cit., p. 222, s’encadre entre deux séries de Remarques sur Pascal. Centre Pascal, Voltaire s’y prend de deux manières : il fait des Pensées le rêve d’un malade, d’un halluciné, d’un fou et il conteste à la fois le but que se propose Pascal : démontrer que la foi se justifie et que le croyant a ses raisons de croire, et il s’efforce de démolir ces raisons. C’est à cette dernière tâche qu’il consacre ses efforts. Cf. Mauriac, Voltaire contre Pascal, Paris, 1929.

Dans sa Traduction d’une lettre de milord Bolingbroke à milord Cornsbury, Œuvres, t. xxvi, p. 302, il accuse Pascal d’incompétence parce qu’ignorant, avant de l’accuser de folie : « Pascal était assez éloquent et était surtout un bon plaisant… Sa mauvaise santé le rendit bientôt incapable de faire des études suivies. Il était extrêmement ignorant sur l’histoire des premiers siècles de l’Église ainsi que sur presque toute autre histoire. Il n’avait jamais lu l’Ancien Testament tout entier. Si donc le livre qu’il méditait eût été composé avec de pareils matériaux, il n’eût été qu’un édifice monstrueux bâti sur du sable mouvant. » D’ailleurs, Pascal, s’il eût vécu « eût corrigé beaucoup de ses Pensées ».

Dans ses LX V remarques sur les Pensées de M. Pas

cal, la 25e des Lettres philosophiques de l’édition française, 1734, cf. Lettres philosophiques, édit. Lanson, t. ii, p. 184-238, et Œuvres, édit. Beuchot-Garnier, t. xxii, p. 27-58, il indique la manière dont Pascal conçoit l’homme en lui-même et en face de la nature et de la vie, autrement dit, le point de départ de l’Apologie, et lui oppose son naturalisme optimiste. Remarques i, m, iv, vi, xxiii, xxiv, xxv. « Le fond de mes petites Remarques sur les Pensées, écrit-il à M. S. Gravesande, loc. cit., p. 64, c’est qu’il faut croire sans doute au péché originel, puisque la foi l’ordonne, et qu’il faut y croire d’autant plus que la raison humaine est absolument impuissante à nous montrer que la nature humaine est déchue. » Il attaque aussi le pari, col. 2 18 1, les preuves que Pascal tire du peuple juif, Remarques, vu, viii, ix, xii, xiv ; il invoque les contradictions des évangiles, Remarque xvii ; enfin il attaque la force probante des miracles, Remarques lxiii, lxiv, et, en ami des idées claires, les passages où Pascal montre que la foi ne peut aller sans obscurité, Remarque xviii.

En 1738, après que le P. Desmolets eut « fait imprimer des Pensées de Pascal qui n’avaient point encore paru », Voltaire écrivit huit nouvelles Remarques publiées pour la première fois en 1742 ; cf. Lettres philosophiques, édit. Lanson, loc. cit., p. 239-243, et Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot-Garnier, t. xxii, p. 58-63. Ces Pensées nouvelles, dit Voltaire, « me paraissent confirmer que ce grand génie avait jeté au hasard toutes ses idées pour en réformer une partie et employer l’autre. » Et il relève, entre autres — car ils irritent son déisme — les passages des fragments 233 et 556 où Pascal dit : « S’il y a un Dieu… il est incompréhensible… Je n’entreprendrai pas de prouver par des raisons naturelles l’existence de Dieu. » — « Il est étrange, dit Voltaire, que M. Pascal ait cru qu’on pouvait deviner le péché originel par la raison et qu’il dise qu’on ne peut connaître par la raison si Dieu est… Est-ce possible que ce soit Pascal qui ne se sente pas assez fort pour prouver l’existence de Dieu ? » Remarques iv et vii, éd. Lanson, p. 241 et 242.

L’Encyclopédie ne comprit pas d’abord d’article sur Pascal, mais, en 1776, Condorcet, dans sa nouvelle édition des Pensées et dans son Éloge de Pascal faisait écho à Voltaire, moins cependant qu’il n’eût voulu, par crainte de la censure. Même tactique : diminuer Pascal en le présentant comme une tête affaiblie : géomètre, Pascal l’est ; philosophe, il ne l’est pas : ne dit-il pas que l’on ne peut démontrer par la raison seule l’existence de Dieu ? et, troublé par l’accident du pont de Neuilly, ne s’est-il pas jeté aveuglément dans la piété ? dans ses vêtements n’a-t-on pas trouvé Vamulette ? Puis Condorcet commentait les Pensées à sa manière, celle que l’on a vue pour le pari, col. 2184, ou à la manière de Voltaire dont il utilisait les Remarques. Surtout il supprimait, ajoutait, de façon à faire de cette Apologie une œuvre antichrétienne. Sous ce titre, Preuves du christianisme, il groupe tous les fragments où Pascal parle des obscurités de la foi, de l’ambiguïté des prophéties, des controverses sur les miracles, sur la puissance de la coutume et de l’automatisme. Voltaire, dans sa Correspondance, applaudissait : à d’Alembert : « L’Anti-Pascal est d’un homme supérieur à Pascal. » Œuvres, t. l, Lettre 9929, p. 169 ; à Condorcet : « Enfin vous avez montré le dedans de la tête de Sérapis et on a vu des rats et des toiles d’araignée. » Ibid., n. 9932, p. 171. En 1778, il faisait écho à Condorcet : il publiait à Genève l’Éloge de Pascal et les Pensées de celui-ci, ajoutant : XC IV dernières remarques, du même esprit que les premières. Éd. Beuchot-Garnier, t. xxxi, p. 1-40. Plusieurs portaient sur les fragments relatifs aux preuves physiques de l’existence de Dieu, à la préoccupation qu’impose l’immortalité de l’âme. « Il vient enfin un temps de dire la

vérité », affirmait la A’Ce Remarque. Conformément à cette maxime, Condorcet, qui avait accepté de rédiger l’article Pascal dans la réédition de l’Encyclopédie confiée à Naigeon et connue sous le nom d’Encyclopédie méthodique, se proposait d’y publier son Éloge de Pascal, mais sans aucun des ménagements et adoucissements auxquels l’avaient obligé, dit Naigeon, « les préjugés politiques et religieux » du gouvernement de Louis XV et qu’il ne se pardonnait pas. Mais il mourut avant d’avoir réalisé son projet. Dans l’Encyclopédie méthodique, au t. iii, paru en l’an II, Naigeon se contenta de rééditer, sous le mot Pascal, l’Éloge et l’édition des Pensées par Condorcet ; cf. Giraud, Pascal, Condorcel et l’Encyclopédie, dans Revue d’histoire littéraire, 1906. p. 110-111. « On croit voiries ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps, au pied desquelles l’Arabe du désert bâtit sa misérable hutte », dira Chateaubriand, des Pensées éditées et commentées par Voltaire et Condorcet. Génie du christianisme, IIP partie, t. II, c. vi, Œuvres, édit. de 1827, t. xiii, p. 9.

Durant cette période cependant, Pascal ne fut pas sans admirateurs ni défenseurs. Vauvenargues qui se sépare de lui sur le fond même — il est de l’avis de Voltaire contre Pascal touchant la nature de l’homme

— le célèbre en termes magnifiques ; cf. Sainte-Beuve, loc. cit., p. 410, et Causeries du lundi, t. iii, p. 104. Le pari, on l’a vii, inspire le Traité de religion, 3 in-12, Paris, 1677, de l’oratorien Mauduit, qui fut réédité trois fois, 1678, 1698 et 1699. L’apologiste le plus renommé du temps, de qui s’inspirent toute une série d’apologistes secondaires catholiques ou protestants, et dont le Traité de la vérité de la religion chrétienne et le Traité de la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, 1684 et 1689, furent préférés par quelques-uns aux Pensées, le protestant Abbadie, est « l’héritier le plus authentique de l’auteur des Pensées parmi les apologistes du xviie siècle finissant ». Monod, loc. cit., p. 137. L’oratorien Houteville, dont le Traité de la vérité de la religion prouvée par les faits, 1722, renferme un éloge des Pensées, préface, p. clxxii-clxxvi, s’en inspire en ce sens qu’il ramène le problème chrétien à un problème de faits ; cf. Monod, ibid., p. 219-230. Le protestant Boullier publiera en 1741 une Défense des Pensées contre les critiques de M. de Voltaire. Cf. id., ibid., p. 298 sq., et Sainte-Beuve, Port-Royal, t. iii, p. 403. Ce sont là d’honnêtes écrivains mais bien incapables de contrebalancer l’influence de Voltaire et des encyclopédistes.

A mesure que se dessinent la restauration religieuse et le mouvement de pensée qui deviendra le romantisme, grandissent le renom et l’influence de Pascal. Bousseau, qui s’oppose à lui sur tant de points mais qui l’a lu et lui doit beaucoup, lui ramène les âmes par la certitude qu’il accorde en religion au sentiment. En Allemagne, tandis que Gœthe, fidèle à la tradition voltairienhe voit en Pascal, dit Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. ii, p. 353, une monstruosité, Kant, qui, s’il n’a pas lu Pascal, dit du moins : « Dieu ne s’apprend que par le cœur », Schleiermacher, dans ses Ueber die Religion Reden, 1799, et Jacobi qui a subi l’influence de Pascal, cf. Lévy-Bruhl, La philosophie de Jacobi, Paris, 1894, ravivèrent, qu’ils en eussent conscience ou non, l’apologétique de Pascal, encore que celui-ci eût condamné la substitution radicale de la certitude mystique que donne l’expérience interne à la certitude qu’apportent les faits et même le raisonnement.

Chateaubriand donne le Génie du christianisme comme une reprise des Pensées : « Pascal, dit-il, loc. cit., p. 17. avait entrepris de donner au monde l’ouvrage dont nous publions aujourd’hui une si petite et si faible partie. » En réalité, il n’a guère exploité de Pascal que l’idée de la convenance spirituelle et morale du christianisme, convenance qui ne peut être que pro

videntielle. A ses côtés ou derrière lui, dans la première partie du xix c siècle, les penseurs catholiques, soucieux de rendre à la religion, pour le bien social, son influence sur les âmes, Bonald, de Maistre, mais surtout l’auteur de l’Essai sur l’indifférence se souviennent de Pascal, tandis que la lecture de Pascal provoquait en Maine de Biran une évolution philosophique et religieuse. Cf. Navelle, Maine de Biran. Sa vie et ses pensées, Paris, 1857, et Fontemoing, Maine de Biran, critique et disciple de Pascal, 1914. — - Mais c’est surtout après que Cousin eut publié son fameux Rapport, 1842, Faugère, 1844, et Havet, 1852, leurs éditions des Pensées, que l’attention s’attacha davantage à l’Apologie. Tandis alors que les uns acceptent la théorie de Cousin, d’un Pascal sceptique malgré lui, écrivant les Pensées pour s’obliger à croire, ou le jugement de Sainte-Beuve qui, consacrant au seul Pascal le t. m ou à peu près de son Port-Royal, déclarait que son Apologie « avait fait son temps », loc. cit., p. 415, les protestants Vinet et Astié jugeaient que Pascal pouvait être utile à leur cause avec son appel à l’expérience religieuse et, aux apologistes catholiques, bon , gré, mal gré, s’imposait, parmi les autres preuves, la preuve psychologique ou du fait interne, tels Lacordaire, le cardinal Deschamps et le sulpicien Brugère.

Dans la dernière partie du xixe siècle, s’il demeure vrai, comme le dit Boutroux, loc. cit., p. 201, que plusieurs, ainsi les Amis de Pascal, en étudiant sa vie et ses écrits, avec un soin religieux, pensent moins à lui demander des armes ou des arguments en faveur de telle ou telle doctrine qu’à l’étudier de manière à se faire une juste idée de ce qu’il a été véritablement », une école d’apologistes, en France et au dehors, est née de lui ou plus exactement plusieurs relèvent de lui, « les uns se bornant avec plus ou moins de bonheur — et d’orthodoxie — à l’argument psychologique et allant de l’âme à la foi, de nos instincts les plus hauts à leur satisfaction surnaturelle », .lanssens, loc. cit., p. 385 ; les autres accordant au fait interne une place plus ou moins importante, mais faisant appel aussi aux preuves externes. Parmi les apologistes contemporains, disciples de Pascal, on peut citer, en se bornant aux morts : Ollé-Laprune, Brunetière, Newman qui va plus loin que Pascal quand il voit « le meilleur argument », la pierre angulaire de l’apologétique chrétienne dans « les enseignements de notre cœur et la comparaison entre les exigences de la conscience et les doctrines de l’Évangile ». Cité par Janssens, loc. cit., p. 388-389. Enfin, Pascal est étudié par bien des âmes qui, suivant encore un mot de Boutroux, loc. cit., « s’efforcent de penser à sa suite et sous son influence », et d’apprendre de lui « la sainteté, la hauteur et l’humilité d’une âme chrétienne ». Sur ces points, cf. Giraud, Biaise Pascal, études d’histoire morale, Paris, 2e éd., 1911, p. 65 sq. : Pascal et nos contemporains.

VII. La mort et les derniers sentiments de Pascal. — Séparer de Port-Boyal le Pascal des Provinciales ou des Pensées est chose impossible, mais de lui-même, dans les derniers temps de sa vie, ne s’en est-il pas séparé et sur son lit de mort n’en a-t-il pas abjuré les doctrines ?

1° Pascal dans « les guerres civiles » de Port-Royal. Le Formulaire (1661-1662). - — Toujours d’accord sur la doctrine, les solitaires différaient parfois dans les questions pratiques. En 1659, on avait vu aux prises Arnauld et Nicole d’un côté, Singlin et Barcos de l’autre ; puis, à propos d’éclaircissements demandés par Mme de Longueville sur le fait de Jansénius, Arnauld encore, aux côtés de qui Pascal se place, et Barcos ; cf. t. x, n. clxvi, Extraits de lettres d’Antoine Arnauld, introd., p. 59-69 ; texte, p. 70-72.

Plus importante fut dans Port-Boyal « la guerre

civile » du Formulaire. Pascal y figure contre Arnauld. et, dit E. Jovy, loc. cil, t. ii, Les guerres civiles de Port-Royal, p. 182 et 188, « il n’y a pas à en douter, la rupture fut complète… quand Port-Boyal ne lui a plus paru représenter la vérité, Pascal l’a cherchée ailleurs, C’est le cas de distinguer une nouvelle époque de la pensée de Pascal ». J. Chevalier, d’accord avec F. Strowski, loc. cit., t. iv, p. 377 sq., écrit de son côté, loc. cit., p. 331-332 : « Une dernière épreuve, l’affaire de la signature, manifeste le dissentiment latent entre ses amis de Port-Boyal et lui. Lorsqu’il les voit abandonner eux-mêmes la cause de la vérité il comprit que, dans son zèle pour cette vérité qu’il aimait par-dessus toutes choses, il avait mis l’orgueil de son moi humain, au lieu d’y apporter cet esprit de soumission, d’obéissance et d’humilité en quoi consiste le vrai christianisme… et il se soumit. »

Le Formulaire du 17 mars 1657, cf. Jansénisme, t. viii, col. 506 sq., sommeilla jusqu’au début de 1661, où l’Assemblée du clergé, sur l’intervention de Louis XIV, arrêta que tout ecclésiastique, toute personne laïque ou religieuse, donnant l’enseignement, signerait le formulaire. Le 13 avril, le Conseil du roi publiait que les récalcitrants seraient punis comme hérétiques, tandis que le roi faisait vider Port-Boyal d’élèves et de novices. Le Formulaire condamnant les cinq propositions dans l’Augustinus et au sens de Jansénius, les port-royalistes pouvaient-ils le signer ? Sur cette question ils se divisèrent : quelques-uns signèrent purement et simplement, t. x, p. 79 ; d’autres, dont la plupart des religieuses, eussent volontiers refusé toute signature ; d’autres enfin, considérant que signer, c’était trahir la vérité et que, refuser de signer, c’était faire acte à l’égard du roi de rébellion, à l’égard du pape de libre examen, proposèrent de signer, mais en réservant la question du fait. C’est dans ce sens qu’Arnauld écrivait alors un opuscule, daté du 9 juin 1661 et intitulé De la signature du Formulaire où il exposait : 1. que ceux qui ne croient pas le fait de Jansénius ne peuvent signer le Formulaire ; 2. qu’on n’est pas obligé de croire ce fait ; 3. qu’on ne peut empêcher sans injustice la distinction du droit et du fait dans la signature du Formulaire. — Pour servir d’apologie à ceux qui refusent de signer le Formulaire sans restriction, cf. Œuvres d’Arnauld, t. xxi, p. 261330.

Chaque évêque devant faire signer le Formulaire dans son diocèse, Arnauld proposait de signer sans restriction le Formulaire interprété par les mandements où serait formulée la distinction du droit et du fait. Le mandement des vicaires généraux de Paris — Betz est toujours en exil — fut dans ce sens. Très habilement rédigé, il se bornait à exiger « la croyance pour la décision de foi et le respect entier et sincère à l’égard des faits ». Pascal y avait très probablement collaboré ; cf. n. clxvii, Ordonnance des vicaires généraux pour la signature du Formulaire, t. x, p. 82-86. « Ce mandement sauveur », Gazier, loc. cit., p. 129, « un miracle », disait un janséniste, fut, dans Port-Boyal, le point de départ d’une guerre civile autrement grave que les précédentes et où Pascal prit une part autrement active. Tandis que, guidées par Arnauld, les religieuses de Port-Boyal de Paris signaient le Formulaire, - après ce court préambule « qu’elles embrassaient absolument et sans réserve la foi de l’Église », des intransigeants, Perrault, Viret, Le Boy et d’autres, protestaient qu’une signature dans ces conditions ne sauvegardait pas la vérité et qu’il fallait une restriction formelle ; les religieuses des Champs ne donnaient que malgré elles la signature demandée, en particulier sœur Sainte-Euphémie Pascal, qui mourut inconsolable de son acte, le 4 octobre suivant.

Mais ce mandement, déclaré nul par une assemblée

d’évêques, supprimé par un arrêt du Conseil, fut finalement, le 14 août, condamné par le pape. Les vicaires généraux durent lui en substituer un autre qu’avait rédigé « Marca d’accord avec le P. Annat », Gazier, ibid., p. 129, et qui imposait la signature du Foramlaire sans distinction du droit et du fait. Daté du 21 octobre, il ne fut publié que le 20 novembre. Sur les conseils d’Arnauld et de Nicole, les religieuses des deux Port-Royal signèrent encore, mais en faisant précéder leur signature d’une déclaration où, invoquant leur ignorance des questions débattues, elles disaient que i soumises avec un très profond respect » au pape, et n’ayant rien de si précieux que la foi », elles rejetaient « toutes les erreurs que Sa Sainteté et le pape Innocent X ont jugé y être contraires » ; cf. n. clxxv, t. x, Écrit de Pascal sur la signature, introd., p. 161170. En janvier 1662 la cour imposa aux religieuses d’ajouter à leur déclaration une phrase « qui équivalait à une signature pure et simple ». Gazier, loc. cit., p. 131. Mais les religieuses, encouragées par la guérison miraculeuse, survenue le 7 janvier, de sœur Sainte-Suzanne, la fille de Philippe de Champaigne, refusèrent ; cf. Sainte-Beuve, loc. cit., t. iv, p. 145 sq. Prenant également pour un signe du ciel la mort de Marca, trois jours après qu’il eut reçu ses bulles d’archevêque de Paris, cf. id., ibid., t. iii, p. 151, elles refusèrent de même, en juillet, la signature pure et simple qu’exigeait un troisième mandement.

Pascal « avait, dans sa participation au premier mandement, épuisé toute sa condescendance », ibid., p. 354. La mort de sa sœur lui pesait également, ainsi que son opposition à toute concession. En face du second mandement il demandera donc, appuyé par Domat, que, dans la déclaration, fût insérée une réserve formelle concernant le fait. Arnauld et Nicole s’y opposèrent. La controverse se développa en de’nombreux écrits. Pascal justifia sa manière de voir dans un Écrit sur la signature de ceux qui souscrivent aux constitutions en cette manière : Je ne souscris à ces constitutions qu’en ce qui regarde la foi, ou simplement : Je souscris aux constitutions touchant la foi, quo ad dogmata, n. clxxv, introd., p. 161-170 ; texte, p. 171177 ; app., p. 177-267 ; Nicole répondit par un Examen d’un écrit sur la signature, ibid., p. 197 ; Arnauld par une brochure intitulée : Si on a droit de supposer que les mots « sens de Jansénius, » dans la bulle d’Alexandre VII signifient plus naturellement la grâce efficace que toute autre chose ; de sorte que ce soit donner un juste soupçon qu’on la condamne que de souscrire à cette tiulle sans l’excepter, quand même on dirait qu’on ne la souscrit que quant à la foi ; cf. Œuvres d’Arnauld, t. xxii, p. 727-758, et Œuvres de Pascal, t. x, p. 221228. Il y eut une réponse de Domat : Raisons qui empêchent que je me rende à l’écrit intitulé : Si on a le droit ; cf. loc. cit., p. 228-233, et Jovi, loc. cit., t. i, p. 234 sq. ; des répliques d’Arnauld à cette réponse et à d’autres perdues de Domat ou de Pascal : Réplique ou réfutation de la réponse touchant la véritable intelligence des mots de « sens de Jansénius » (extrait), Œuvres, t. x, p. 253-261, texte complet, Œuvres d’Arnauld, t. xxii, p. 759-819 ; Petit écrit contenant quelques considérations générales ; Œuvres, p. 262-266 ; Œuvres d’Arnauld, ibid., p. 820-830, auquel est joint un Petit écrit de M. Constant (Nicole), Œuvres d’Arnauld, ibid., p. 831-833. Pascal avait composé au cours de ce conflit un Grand écrit sur les variations des défenseurs de Jansénius, mais cet écrit, resté manuscrit et confié par lui à Domat, a sans doute été brûlé avec d’autres sur le même sujet ; cf. Lettre de Pavillon à Domat, dans Jovy, Pascal inédit, t. I, p. 378, et Monbrun : Pascal et les écrits laissés à Domat, dans Bulletin de littérature ecclésiastique de Toulouse, mars 1920.

Si tous ces faits ne sont pas d’une certitude absolue

comme la collaboration de Pascal au premier mandement ou l’attribution de l’écrit, De la signature du Formulaire à Arnauld, du moins leur sens général est clair : Pascal s’y montre en désaccord avec Arnauld. Mais ce n’est ni sur la question de la grâce efficace : sa raison d’agir est au contraire que « condamner la doctrine de Jansénius sur les Cinq propositions, c’est condamner la grâce efficace, saint Augustin, saint Paul », Écrit sur la signature, t. x, p. 171 ; ni sur le fait, qu’il veut faire réserver formellement ; ni par conséquent sur la distinction du fait et du droit. Mais, partant de cette idée que le « pape et les évêques » réduisent à néant cette distinction, en faisant du fait une question de foi, cf. ibid., p. 172, il conclut qu’ac cepter tout ce qui est de foi, sans réserver d’une façon précise la question de fait, laisserait un doute dans les esprits. « S’il était dit dans le mandement, ou dans la constitution, ou dans le Formulaire, qu’il faut non seulement croire la foi mais aussi le fait, on pourrait peut-être dire qu’en mettant simplement que l’on se soumet au droit, on marque assez que l’on ne se soumet point à l’autre. Mais, comme ces deux mots ne se regardent que dans nos entretiens et dans quelques écrits tout à fait séparés des constitutions.il est impossible de prétendre que l’expression de la foi emporte nécessairement l’exclusion du fait. » Ibid., p. 173-174. Et il concluait : « Ceux qui signent purement le Formulaire sans restriction signent la condamnation de Jansénius, de saint Augustin, de la grâce efficace ; — qui excepte la doctrine de Jansénius en termes formels, sauve de condamnation et Jansénius et la grâce efficace ; — ceux qui signent en ne parlant que de la foi, n’excluant pas formellement la doctrine de Jansénius, prennent une voix moyenne, qui est abominable devant Dieu, méprisable devant les hommes et entièrement inutile à ceux qu’on veut perdre personnelle ment. » Ibid., p. 175.

Ce disant, Pascal cédait à sa passion de la vérité « qu’il aimait par-dessus tout », dira Marguerite Périer, « à l’idée qu’il avait de la sincérité chrétienne », dira Nicole, Lettre d’un théologien, 15 juillet 1666, t. x, p. 341, au souvenir de sa sœur, morte de ses scrupules, cf. Lettres de Jacqueline Pascal à la sœur Angélique de Saint-Jean et à Antoine Arnauld, 22-23 juin 1661 (loc. cit., n. clxix, introd., p. 97-102 ; texte, p. 103-116), et à la crainte que l’habileté n’ait parlé, là où ne devait compter que la vérité.

Il y avait autre chose dans l’attitude de Nicole et d’Arnauld. Logiquement, disaient-ils, qui ne souscrit qu’à la foi exclut ce qui n’est pas du domaine de la foi, donc le fait. Puis, d’après le pape et les évêques, « le sens de Jansénius » condamné ne vise pas la grâce efficace et, souscrire à la condamnation du premier, ce n’est nullement souscrire à celle de la seconde ; cf. Nicole, Examen, t. x, p. 206 sq. et 216. Puis on ne défend pas la vérité « contre les ministres de l’Église », comme on le fait contre ses ennemis ; « en suivant impétueusement les mouvements de son esprit, on s’engagerait en des maux préjudiciables à la vérité pour laquelle on s’imagine de les souffrir ». Id., ibid., p. 220221. Enfin, disait encore Nicole, l’attitude conseillée par Pascal et ses amis « est scandaleuse à l’égard des hérétiques à qui elle donne lieu d’accuser l’Église d’errer dans la foi », ibid., p. 216 ; ou bien, comme le dit Arnauld, Petit écrit, on fait croire « qu’il y a dans l’Église une profession de foi vraiment hérétique, approuvée par le pape et tous les évêques sans contradiction et c’est ce que tous les théologiens déclareront contraire à l’infaillibilité de l’Église ». Ibid., p. 266. « Ainsi, conclut Sainte-Beuve, loc. cit., p. 91-95, Arnauld plaidait l’orthodoxie du pape que niait Pascal. » N’avait-il pas dit « qu’il suffisait d’un pape sur pris par les jésuites pour rendre toute la chrétienté par

jure ? Et, s’il ne concluait pas en disant : Sortons ! il avait pour mot d’ordre : Tenons-nous ferme et crions ». J. Laporte ne croit pas « qu’il faille prendre à la lettre des excès de langage qui ont pu échapper à un homme ordinairement si maître de sa parole, mais alors malade et, dans sa Lettre d’un théologien, Nicole fait remarquer que son écrit n’étant pas fait pour être publié, mais pour bien marquer l’attitude qui lui semblait préférable, « il ne s’était pas mis en peine d’y garder une fort grande exactitude » et d’étudier de près les documents ; cf. t. x, p. 344. Mais Pascal ne pouvait rien voir de contraire aux principes qu’il estimait catholiques dans la supposition que le pape pût se tromper sur une question de fait et fondre un fait dans une question de droit, et que les évêques l’approuvassent. Il eut volontiers dit, comme sa sœur Jacqueline : « Peut-être nous retranchera-t-on de l’Église, mais personne n’en peut être retranché malgré soi et, l’esprit de Jésus-Christ étant le lien qui unit ses membres à lui et entre eux, nous pouvons bien être privés des marques mais non jamais de l’effet de cette union, tant que nous conserverons la charité. Et la charité nous attachera inviolablement à l’Église. » Lettre à la sœur Angélique de Saint-Jean, ibid., p. 105. Lui-même, il avait écrit : « Des excommuniés ont sauvé l’Église », fr. 868, et, « l’Église étant l’organe de la Tradition, un jour viendrait inévitablement où son chef proclamerait la vérité. » Quoi qu’en dise Sainte-Beuve, loc. cit., p. 95 et 81, il n’abandonnait nullement la tactique « de ses 17e et 18e Provinciales » ; il était fidèle à lui-même.

Son autorité théologique ne pouvant rivaliser avec celle du « grand Arnauld », son avis ne prévalut pas. Dès lors il se désintéressa de l’affaire de la signature, mais il n’était point séparé de Port-Royal, de ses doctrines et de son personnel. Si l’on en croit Nicole, t. x, p. 347, « cette diversité de sentiments » n’interrompit jamais « le commerce d’amitié qu’il avait avec ces messieurs », mais « leur union parut d’une, manière particulière durant sa dernière maladie. M. Arnauld lui rendit visite et M. Pascal le reçut avec toute sorte de témoignages de tendresse. Il se confessa plusieurs fois à M. de Sainte-Marthe et la veille même de sa mort. » 11 était alors arrivé à leur rendre justice. Ibid., p. 346.

2° Le problème des derniers sentiments. La déclaration de Beurrier. — 1. Les derniers jours et la mort. — Pascal, malade depuis mars 1659, mourut le 19 août 1662 chez sa sœur, Mme Périer, où il était venu habiter le 29 juin. Il reçut les derniers sacrements des mains de Beurrier, curé de Saint-Étienne-du-Mont, sa nouvelle paroisse, à qui il s’était confessé plusieurs fois. Il fut inhumé le 21 août à Saint-Étienne-du-Mont ; cf. n. clxxix, Lettres écrites à l’occasion de la mort de Pascal, t. x, introd., p. 305-319 ; texte, p. 320335 ; append., p. 336-403.

2. Le problème : la déclaration de Beurrier. — En décembre 1664, à propos de l’épitaphe posée dans cette église, là où reposait Pascal, cf. loc. cit., p. 310, l’archevêque Péréfixe demandait à Beurrier dans quels sentiments était mort Pascal : janséniste, il ne pouvait reposer en terre bénie. D’après une Déclaration à M. l’archevêque touchant M. Pascal, du 7 janvier 1665, rédigée par Péréfixe et signée par Beurrier, celui-ci aurait trouvé Pascal dans des sentiments « toujours fort orthodoxes et soumis particulièrement à l’Église et à notre Saint Père le pape ». Pascal lui aurait dit « qu’on l’avait embarrassé dans le parti de ces messieurs », mais que, depuis deux ans, il s’en était retiré, parce qu’ils allaient trop avant dans les matières de la grâce et qu’ils paraissaient avoir moins de soumission qu’ils ne devaient pour notre Saint Père le pape, que néanmoins il gémissait aussi de ce que l’on relâchait

si fort la morale chrétienne, t. x, p. 338. Cette déclaration que Beurrier avait demandé de tenir secrète fut rendue publique : le P. Annat, Lettre de M. Jansénius au pape Urbain VIII, Paris, 1666, p. 96, Chamillard, Déclaration de la conduite que Mgr l’archevêque de Paris a tenue contre Port-Royal, Paris, 1667, p. 120 sq. (Bouhours), Lettre à un seigneur de la cour, 1668, parlèrent de la rétractation de Pascal. Textes dans t. x, p. 339 sq.

Mais, dès 1665, la famille de Pascal et les amis de Port-Royal s’élevaient contre cette affirmation. Cette année ou la suivante, Mme Périer écrivait à Beurrier qu’il avait dû mal interpréter les paroles de son frère à l’adresse des messieurs de Port-Royal, ibid., p. 348-351 ; une Lettre d’un théologien à un de ses amis sur le sujet de la déclaration rapportée par le P. Annal, du 15 juillet 1666 (très probablement de Nicole), pré-’cisait, elle aussi, le sens des difficultés que Pascal avait eues avec « les messieurs » : craignant, parce que mal renseigné, que dans les documents pontificaux les mots sens de Jansénius et grâce efficace n’eussent la même signification et que condamner le premier ne fût condamner le second, il les accusait « de trop accorder aux ennemis de la grâce, non dans le fond des opinions, mais dans les expressions dont ils se servaient dans leurs signatures » ; en d’autres termes, il les accusait « de relâchement et de condescendances qu’il ne pouvait approuver ». Eux, au contraire, lui reprochaient « d’aller trop avant » et de faire injure au pape et aux évêques « en donnant lieu de les accuser d’avoir condamné la grâce efficace ». Ibid., p. 340 sq. (Sainte-Marthe), dans une Défense des religieuses de Port-Royal, 1667, rappelait que « loin de les (ces messieurs) regarder comme un parti, Pascal, l’envoya quérir (lui-même) plusieurs fois dans sa dernière maladie et se confessa à lui ». Ibid., p. 356. De Lalanne, dans une autre Défense de la foi des religieuses de Porl-Royal, 1667, s’en référant à la Lettre d’un théologien, réfutait Chamillard et relevait dans ses paroles de singulières contradictions avec les faits. Ibid., p. 356 sq. Plus tard, quand l’archevêque Péréfixe émit le désir de voir imprimer, en tête de l’Apologie, la Déclaration du 7 janvier 1655, l’éditeur se déroba ; Etienne Périer, neveu de Pascal, écrivit au prélat « une lettre fort humble et fort cérémonieuse pour lui opposer une fin de non-recevoir absolue », Gazier, Les derniers jours, p. 41, et Arnauld approuva l’un et l’autre au nom de « la vérité et de la mémoire de M. Pascal », t.xii, p. clxxii. Enfin Beurrier, sans doute sollicité de trancher le débat, écrivit à Mme Périer en 1671 : « J’ai bien reconnu que ses paroles (de Pascal) pouvaient avoir un autre sens que celui que je leur ai donné, comme aussi je crois qu’elles l’avaient », et il souhaitait n’avoir jamais donné une déclaration qui ne paraît pas conforme à la vérité de ses sentiments, t. x, p. 360. En 1673, Etienne Périer, ayant demandé des éclaircissements à Beurrier au sujet de propos tenus à Clermont par un ecclésiastique de passage, ibid., p. 361, Beurrier répondit le 27 novembre : « Jamais je n’ai dit que feu M. Pascal se soit rétracté. Tout ce que j’ai dit, c’est qu’il est mort très bon catholique, qu’il avait une patience consommée, et une très grande soumission à l’Église et à notre Saint Père le pape ; et que, depuis deux ans devant sa mort, il avait voulu se retirer pour songer à son salut et travailler contre les athées. » Ibid., p. 365.

La querelle cependant n’était pas terminée. La Vie de Pascal par Mme Périer ayant circulé manuscrite avant d’être publiée, en 1682, un chanoine de Clermont, Audigier, voulut publier cette Vie en la faisant précéder d’une préface où il parlerait de la rétractation de Pascal. Mme Périer lui écrivit alors pour maintenir ses déclarations antérieures et le renvoya à Beurrier. Domat, l’auxiliaire de Pascal dans le conflit de la signature, lui écrivit aussi que « la rétractation

est une calomnie la moins vraisemblable à tous ceux qui ont connu M. Pascal et la plus fausse, en effet, qui ait jamais été pensée ». Jovy, loc. cit., t. ii, p. 465 sq. Enfin, en 1684, alors que paraissait cette Vie, Mme Périer, reprenant une idée de Roannez, recueillit d’Arnauld, de Nicole, de Domat, de Roannez, des dépositions solennelles affirmant que Pascal était mort fidèle à Port-Royal, t. x, p. 367 sq.

En 1711, Fénelon, dans la première de ses deux Lettres au P. Quesnel, Œuvres, t. iv, 1850, p. 574, ayant insinué que Pascal s’était révolté contre le Saint-Siège et voulait en appeler du pape au concile, Quesnel lui répondit en citant les deux lettres de Beurrier « l’une à la sœur, l’autre à un neveu de M. Pascal », où il mettait au point les dires de la déclaration du 7 janvier 1665 ; cf. Gazier, loc. cit., p. 46 sq.

Depuis, la question semblait tranchée et Sainte-Beuve, loc. cit., p. 369-370, avait exactement résumé le sentiment de tous en disant : * Il fut bientôt prouvé que M. Beurrier, de très bonne foi d’ailleurs, avait pris la pensée de Pascal au rebours et que, s’il y avait eu, entre messieurs de Port-Royal et celui-ci quelque dissidence, c’avait été parce qu’il était plus avant et plus de Port-Royal selon l’esprit qu’eux-mêmes. » Mais la discussion s’est ranimée vers 1910 avec la publication par E. Jovy, loc. cit., t. ii, d’articles sur la Mort de Pascal, p. 252-278 : les Angoisses de la famille ou des amis.de Pascal au sujet de la déclaration du P. Beurrier, p. 408-435, et un Témoignage inédit du P. Beurrier sur les derniers sentiments de Pascal, chapitre xl du livre III des Mémoires restés inédits de Beurrier, p. 486-508. E. Jovy soutient que Pascal est mort « en dehors de Port-Royal, en dehors du jansénisme ». S’il n’y eut pas rétractation à proprement parler, « il y avait eu rupture, Pascal n’était plus de Port-Royal », p. 507. M. Gazier a réfuté la thèse de M. Jovy dans sa brochure : Les derniers jours de Biaise Pascal, Paris, 1911. Les critiques postérieurs n’ont fait que reprendre les thèses et les arguments de l’un ou de l’autre. Pascal, dit H. Bremond, loc cit., p. 415, « a-t-il nettement reconnu son erreur dans les derniers jours de sa vie ? cela nous paraît presque certain » ; J. Chevalier, loc. cit., p. 372, dit de même : « Que, dans les derniers mois de sa vie, Pascal ait définitivement renoncé à la théologie janséniste, qu’il se soit retiré de tout « parti », de toute « dispute », pour se soumettre humblement à l’Église catholique et au vicaire de Jésus-Christ, ainsi que l’atteste Beurrier, cette conclusion pour tout historien impartial apparaîtra, je crois, claire et certaine. » En revanche, J. Laporte, loc. cit., p. 304, écrit : « La thèse de M. Jovy part d’une méconnaissance complète de la doctrine à laquelle Pascal avait adhéré à sa première conversion. Pour qui sait ce qu’était réellement cette doctrine et à quel point toute la religion de Pascal s’y était identifiée, ladite thèse n’est pas seulement dénuée de preuves, elle est, à la lettre, dénuée de sens. »

3. Pascal est mort fidèle à Port-Royal.

Il n’y a pas à discuter ici les arguments opposés ; il suffit de faire les remarques suivantes :

a) Pour accepter l’idée de la rétractation de Pascal, il faut oublier les protestations de la famille ou de ses amis, qui d’ailleurs n’ont jamais été réfutées par des arguments sérieux.

b) Touchant la déclaration elle-même, sans aller jusqu’à dire comme le libraire Desprez quand l’archevêque la lui montra : « Je crus en le voyant (le papier) qu’on avait donné à ce bon homme son affaire toute dressée et qu’il l’avait signée, parce que l’apparence y est tout entière », t.xii, p. clxviii, on peut penser que Beurr er fut plus ou moins amené à exprimer les idées du prélat.

c) Telle qu’elle est, elle n’a jamais dit que Pascal se

fût rétracté : Beurrier l’a reconnu lui-même ; cf. sa Lettre à M. Périer le fils du 27 novembre 1673. Or, les Mémoires où M. Gazier relève « des répétitions et des redites », où, dit-il, « Beurrier brouille comme à plaisir les faits et les dates », qui « présentent des lacunes véritables », et où, finalement, ajoute-t-il, « il ne sait ce qu’il dit », loc. cit., p. 55-61, les Mémoires n’ajoutent rien de saillant à la déclaration.

d) « Le témoignage de Beurrier se réduit à ces trois points : 1. « Pascal depuis quelque temps s’est retiré « prudemment », « vu la grande difficulté de ces questions », des controverses relatives au Formulaire.

2. « Pascal a rompu avec les théologiens de Port-Royal, parce qu’ils allaient trop avant dans les matières de la grâce et qu’ils paraissaient avoir moins de soumission qu’ils ne devaient pour notre Saint Père le pape. »

3. « Pascal n’avait que des sentiments orthodoxes et il est mort enfin bon catholique, « soumis parfaitement à l’Église et à notre Saint Père le pape ». Laporte, loc. cit., p. 300-301. »

La première affirmation est exacte ; la seconde, on l’a vii, est juste à l’opposé des écrits, des faits et des témoignages. Quant à la troisième, elle mérite explication.

Pascal n’eût certainement, à aucun moment, accueilli l’idée de se séparer de Rome. Il croyait bien ne pas manquer aux devoirs du catholique éclairé à l’égard du pape, quand il n’acceptait pas et demandait aux autres de ne pas accepter la sentence romaine sur le fait de Jansénius. Il avait du rôle du pape et de son autorité, on l’a vu (col. 2155 sq.), une idée déterminée, qui n’était point laissée au hasard de ses impressions, et qui se tenait parfaitement, à travers les Provinciales, les Lettres à Mlle de Roannez et les Pensées. Cette idée n’est plus entièrement la nôtre, mais il la faut juger d’après la pensée de son temps et non de celui-ci.

Pour toute la doctrine, Pascal se croyait donc dans l’orthodoxie. Depuis sa première conversion, il lui était resté fidèle. Comment et pourquoi à la dernière heure aurait-il condamné la cause qu’il avait inlassablement défendue, et dans un tel secret qu’aucun de ses compagnons de lutte ne s’en fût aperçu ?

Dans ses Études pascaliennes, t. v, Exploration circumpascaliennes, p. 79, E. Jovy, après nous avoir donné un article du chanoine Pierre-Joseph Monbrun, sur La fin non janséniste de Pascal, à propos du Pascal inédit, t. Il d’Ernest Jovy… Élude documentaire, signale les principaux travaux « où la fin catholique de Pascal est franchement acceptée et logiquement soutenue ».

Voir la Bibliographie indiquée au début et les ouvrages ou articles parus depuis cités dans le cours de cet article. Les derniers ouvrages parus et non cités sont : J. Chaix-Roy, Pascal et Port-Royal, in-12, Paris, 1930 ; Maury, Trois histoires spirituelles, saint Augustin, Luther, Pascal, in-8°, Paris, 1930 (coll. Cahiers de Foi et vie) ; Henri Petit, Images : Descartes et Pascal, in-16, Paris, 1930 ; V. Giraud, Pascal, œuvres choisies, Paris, 1931.

Ouvrages plus importants parus sur Pascal, en dehors des Dictionnaires et Encyclopédies et des Histoires de la littérature et de la philosophie. (Les ouvrages français, dont le lieu d’édition n’est pas indiqué, ont été publiés à Paris.)

J. Bertrand, Biaise Pascal, 1891 ; P. Boutroux, Pascal, 1919, collection Les grands écrivains de la France ; P. Brunschvicg, Le génie de Pascal, 1914 ; J. Chevalier, Pascal, 1922, collection Les maîtres de la pensée française ; V. Cousin, Des Pensées de Pascal, Rapport à l’académie sur la nécessité il’une nouvelle édition de cet ouvrage, 1843 ; Dnz, Éludes sur le scepticisme de Pascal, 1886 ; Flottes (abbé), Étude sur Pascal, Montpellier, 1846 ; V. Giraud, Pascal, l’homme, l’œuvre, l’influence, 2e édit., 1900 ; Biaise Pascal, études d’histoire morale, 191 1, recueil d’articles parusdans la Quinzaine et la Revuedes Deux Mondes ; Gory, Des Pensées de Pascal, considérées comme apologie du christianisme et des conditions actuelles de l’apologétique, Laigle, 1883 ; P. Hatzfeld, Pascal, 1901, collection Les grands philosophes ; L. Janssens, La philosophie et l’apologétique de Pascal, 1908 ; E. Jovꝟ. 1° Pascal inédit, 5 in-8°, Vitry-le-François, 1908-1914 : I. sans soustitre ; il. Les véritables derniers sentiments de Pascal ; III. Les contemporains de Pascal et leurs sentiments religieux d’après les Mémoires inédits du P. Beurrier, son dernier ron/esseur ; iv. La pauvresse de Pascal ; v. Xotes patrologiques sur Biaise Pascal et son entourage ; 2° Études pascaliennes, 1927-1930 ; I. Pascal et Saint-Ange ; II. Pascal et Silhon ; m. Discussions autour de Pascal ; iv. Investigations péripascaliennes ; v. Explorations circumpascaliennes ; vi. La vie de Biaise Pascal par dom Clémencet ; vu. La « sphère infinie » de Pascal ; 3° dissertations séparées : i. D’où vient l’ « Ad tuum, Domine Jesu, tribunal appello » de Pascal ; Pascal et saint Bernard, 41 p. in-8°, 1918 ; Pascal et le P. de Frétât. Une discussion d’un fait relatif à Pascal, Chartres, 1919 ; Pascal et saint Ignace, 1923 ; Maynard (abbé), Pascal, sa vie et son caractère, ses écrits, 2 in-8°, 1850 ; G. Michaut, Les époques de la pensée de Pascal, 1902 ; Nourrisson, Pascal physicien et philosophe, 2e édit., 1888 ; H. Petitot, O.P., Pascal, sa vie religieuse et son apologie du christianisme, 1911 ; Revue hebdomadaire du 14 juillet 1923, numéro consacré tout entier à Pascal ; Revue de métaphysique et de morale, avriljuin 1923, numéro consacré tout entier à Pascal et rééditée part, en 1930 : 2. Blondel, Le jansénisme et l’antijansénisme de Pascal, p. 129-163 ; 3. Brunschvicg, La solitude de Pascal, p. 165-181 ; 4. J. Chevalier, La méthode de connaître d’après Pascal, p. 181-214 ; 7. Laporte, Pascalet ladoclrine de Port-Royal, p. 247-306 ; 8. Rauh, La philosophie de Pascal, p. 307-344 ; 9. Unamuno, La foi pascalienne, p. 345-349 ; D r Hermann Reuchlin, Pascal’s Leben und der Geist seiner Schriflen zum Theil nacli neu aufgefundenen Handschriften mit Untersuchungen iiber die Moral der Jesuilen, Stuttgart et Tubingue, 1860 ; Sainte-Beuve, Port-Royal, 4e édit., 7 in-12, t. iii, 1878 ; Saisset, Le scepticisme. .. Pascal, 1865 ; M. Souriau, Pascal, 1897, collection Les classiques populaires ; H. F. Stewart, La sainteté de Pascal, ouvrage traduit de l’anglais par Georges Roth, Paris, 1919 ; F. Strowski, Histoire du sentiment religieux en France au XVIIe siècle, Pascal et son temps, 3 vol., 19101913 ; Sully-Prudhomme, La vraie religion selon Pascal, 1906 ; Vinet, Études sur Biaise Pascal, 1848, 4e édit. Paris, 1912, cf. également, Les entretiens des amis de Pascal.

C. Constantin.

PASCHASE, diacre romain de la fin du v c siècle. — Le pape saint Grégoire, au 1. IV des Dialogues, c. xl, raconte un trait qu’il a entendu narrer dans sa jeunesse sur le compte d’un diacre romain, nommé Paschase. P. L., t. lxxvii, col. 396-397. Ce diacre avait laissé une grande réputation de sainteté ; toutefois, dans la compétition qui s’était élevée en 498 entre le pape Symmaque et son rival Laurent, il avait pris le parti de ce dernier, qu’il n’avait jamais voulu abandonner, même quand Symmaque eut été reconnu par tout le monde. Saint Grégoire ne laisse pas néanmoins de parler avec éloge de ce personnage : Paschasius hujus aposlolicse Sedis diaconus, cujus apud nos rectissimi et luculenti de Sancto Spiritu libri exstant, mira ; sanctitatis vir luit. C’est à ce diacre Paschase, qu’Eugippius adresse la vie de saint Sévérin, en le priant de faire œuvre des matériaux informes qu’il a rassemblés. P. L., t. lxii, col. 1167-1170 (et mieux, édit. Mommsen, p. 1-5). Il reste la réponse faite par Paschase à cette demande à laquelle est opposé un gracieux refus, ibid., col. 39, et beaucoup mieux dans l’édit. Mommsen, p. 55-58. C’est tout ce qui resterait de Paschase.

A la vérité, on a cru longtemps que les livres sur le Saint-Esprit auxquels fait allusion saint Grégoire n’étaient pas autres que les De Spiritu Sancto libri duo, publiés pour la première fois à Cologne, en 1539, par le dominicain Henri de Grave, et qui, depuis, ont passé dans les diverses bibliothèques patristiques et finalement dans P. L., t. i.xii, col. 9-40. Mais, dès le xviiie siècle, des doutes se sont élevés sur cette attribution. Coustant, Oudin et les auteurs de l’Histoire littéraire de la France ont revendiqué cet ouvrage pour Fauste de Riez, auquel Gennade attribue la composition d’un livre sur le Saint-Esprit. De vir. ill., n. 85, P. L., t. lviii, col. 1109. La démonstration définitive

de cette attribution à Fauste a été donnée par C. P. Caspari, en 1869, et complétée, surtout du point de vue de la tradition manuscrite, par A. Engelbrecht en 1889 et en 1891. D’une part, le meilleur ras. le Palat. 241, attribue explicitement le traité à Fauste, et en d’autres mss., qui le donnent à Paschase, se remarquent ou se remarquaient des hésitations. Mais surtout la comparaison du De Spiritu Sancto avec les œuvres incontestées de Fauste montre une indéniable parenté, pour ce qui est de la doctrine et des expressions. Comparer, par exemple, comme le fait déjà l’tlist. lilt. de la France, De S. S., t. I, c. v, P. L., t. lxii, col. 14 BC, et Fauste, Epist., iii, P. L., t. lviii, col 838 D : il s’agit de répondre à une objection des ariens

Sed dicis : « Si ex illo Dicis for-ùtan : « Quia ex

(se. Pâtre) est, junior est illo est, posteiior illo est. »…

(Filius). » — Ecce brachium Ecce brachium procedit ex

ex corpore, et faciès de corcorpore et tamen brachii

pore suo nascitur, nec tamen œtas corpus non præcedit

faciem minorem capite suo (Fauste). vel brachium corpore suo

constat esse posterius (Pseu- /

doPaschase).

La même comparaison est reprise dans une homélie De nativitale Domini qui est la première du recueil dit d’Eusèbe d’Émèse, et qui est certainement de Fauste : Brachium dicitur ( Filius), quia Dei virtus, quia paterna 1 operationis effectus est ; quia, sicut de corpore brachium sine sui scparalione porrigitur, sicut per compayinis unitatem extenditur et tenetur, ita Salvator noster… Texte dans Maxima biblioth. Patrum, t. vi, p. 619. — Même doctrine aussi dans pseudo-Paschase et dans Fauste sur le caractère matériel de l’âme aussi bien que des anges, Dieu seul étant incorporel : De S. S., t. II, c. i, t. lxii, col. 25 B, et Fauste, Epist., iii, t. lviii, col. 841 AB. Même interprétation allégorique, dans pseudo-Paschase et dans Fauste, du récit de Gen., xiv, 14 sq., sur les 318 serviteurs d’Abraham : De S. S., prol., col. 9-10, et Fauste, Epist., v, t. lviii, col. 852 CD ; viii, col. 860 BC. Ces rapprochements emportent la conviction ; on pourrait les multiplier.

Il reste à expliquer la phrase de saint Grégoire sur les Libri de S. Spiritu expressément attribués à Paschase. Deux hypothèses sont possibles : les livres visés par ce pape, qui étaient vraiment l’œuvre de Paschase, ont disparu ; ou bien ils sont identiques à ceux que nous connaissons ; en d’autres termes, dès l’époque de Grégoire, les livres de Fauste circulaient sous le nom de Paschase. Il n’est pas facile de prendre parti. La seconde hypothèse aurait néanmoins nos préférences, quelque explication que l’on puisse fournir de la confusion qui s’est établie entre les deux noms de Fauste et de Paschase. Il n’est pas impossible que la confusion dérive non du hasard, mais d’une volonté délibérée. La doctrine semi-pélagienne de Fauste avait rendu cet évêque suspect à Rome ; il aura paru à certaines personnes que le traité du Saint-Esprit ferait plus heureusement son chemin sous le nom du diacre romain, qui avait laissé la réputation d’un styliste et d’un savant.

Le texte de la Lettre à Eugippius est dans P. L., t. lxii, col. 39-40, et aussi dans les diverses éditions de la Vie de saint Sévérin, éd. Knoell du Corpus de Vienne, t. IX b, 1886, p. 68-70, éd. Mommsen des Scriplores rer. germ. in usum schol., Berlin, 1898, p. 57-58.

Pour le texte du De S. Spiritu, se reporter à l’édit. de Fauste de Riez donnée par Engelbrecht, Corpus de Vienne, t. xxi, 1891, p. 101-157, où se trouveront également les autres œuvres de Fauste, à l’exception des homélies provenant de la collection dite d’Eusèbe d’Émèse.

La question de l’attribution des livres De Sp. S. est amorcée par dom Coustant en 1693, dans son édition de saint Hilaire, col. 1200, note g (= P. L., t. x, col. 538, note g) ; reprise par C. Oudin, Comment, de script, antiq., 1722