Dictionnaire de théologie catholique/PÉCHÉ II. La nature du péché

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 12.1 : PAUL Ier - PHILOPALDp. 80-87).

II. La nature de péché.

Nous exposerons la théologie du péché, telle que l’a élaborée saint Thomas d’Aquin. Il est superflu de justifier cette préférence. Qu’il suffise seulement de reconnaître que saint Thomas ne doit pas également a soi même toutes les parties de cette théologie, il a hérité d’un immense effort de spéculation doctrinale, dont il a porté les résultats a la perfection : ainsi en général, ainsi dans le cas du péché. Avec quel succès fis théologiens antérieurs ont élaboré celle notion ei débattu les problèmes qu’elle entraîne, on en peut voir un exemple dans la partie « fila Somme d’Alexandre de I laies consacrée a ce sujet. Il j obtient un développement considérable. Voir Alex. de I lafis. Summa theologica, i. iii, Quaracchi, 1030 ; les saanis éditeurs oui fait précéder le texte d’une Introduction ou l’on trouvera, p xxxvi i m. un expose (le la doctrine moi aie et de la doctrine du pn lie en i i I ouvrage.

De saint Thomas nous reproduirons l’enseignement, non sans recourir, et nous le dirons chaque fois, aux éclaircissements que nous offrent ses commentateurs ; non Sans signaler les principales différences de cette* théologie d’avec les autres systèmes. Saint Thomas a traité du péché ex professo à trois reprises : In I I am Sent., dist. XXXV, XXXVI, XXXVII, XXXIX, XLI, XLII, XLIII, passim ; Qusest. disp. de malo, (pu, iii, vu ; Su/71. theol., Ia-II*, q. lxxi-i.xxxix (où est introduit le traité du péché originel, q. lxxxii. xxxiii). Nous ne renverrons expressément aux deux premiers ouvrages que dans les cas intéressants ; on trouve dans les éditions de la Somme théologique, en lète de chaque article. la mention du lieu parallèle. On ne peut isoler la doctrine du péché de celle du bien et du mal, ni de celle de l’action humaine bonne ou mauvaise (sur cette dernière, voir ci-dessus l’art. .Moralité) : dans la Somme théologique, ces matières sont traitées respectivement I a, q. v ; q. xlviii sq ; et I » -II « , q. xviii-xxi. Les commentaires de Cajétan sont importants et en eux-mêmes et pour l’autorité qu’ils ont obtenue auprès des thomistes postérieurs. Parmi ceux-ci se distinguent les carmes de Salamanque : ils ont inséré dans leur Cursus theologicus un traité du péché qui, admis le genre de la dispute et en dépit de sa prolixité, semble bien être un chef-d’œuvre d’analyse et d’exposition ; la théologie du péché a trouvé en eux ses ouvriers définitifs ; à l’exception de quelques passages, leur commentaire explique la pure doctrine de saint Thomas. Curs. theol., tr. XIII, De vitiis et peccatis, t. vu et vin (cité ici Salm.), édil. Paris-Bruxelles, 1877.

Le nom de péché désigne un acte.

L’usage théologique a approprié définitivement à l’ordre moral différents termes qui, dans leur origine, se prêtaient à une plus vaste extension.

Quant au péché, saint Thomas, notamment, a connu le sens technique et le sens naturel que recevait ce mot chez Aristote (cf. surtout II Phys., c. viii, 199 a, 33, où le grec àixapria et, un peu plus bas. àp.âpTY ; u.a sont traduits par peccatum : saint Thomas, leç. 14) ; et, selon une méthode qui lui est familière, il s’est appliqué à dégager la définition du péché comme tel, et qui s’étende à l’ordre de l’art et de la nature comme à l’ordre moral : d’où cette définition : peccatum proprie consista in actu qui agitur propler flnem aliquem, cum mm hahet ordincm debitum ad jinern illum. I a -II :, q, xxi, a. 1. Ainsi entendu, le péché est plus restreint que le mal, lequel dit quelque privation du bien requis en quoi que ce soit : mais il coïncide exactement avec l’acte mauvais, en quelque ordre qu’on le trouve, et l’acte mauvais de l’ordre volontaire ou moral vérifie, pour sa part, cette définition du péché. L’acte humain, conclut saint Thomas, loc. cit., du fait qu’il est mauvais, a raison de péché ; C’est a (lire constitue ce qui s’appelle un pèche Nous m parlerons plus désormais (lu péché qu’en tant qu’il se vérifie dans l’acte humain. Le mot de faute, de soi. comme traduisant ciitpu. appartient exclusivement à cet ordre moral, puisqu’il évoque un blâme, une inculpation qui ne peuvent convenir qu’à des ailes volontaires ; ni les péohés de la nature, ni ceux de l’art ne oui coupables, l’-ll- 1. q. xxi, a. 2. Nous entendons ne traiter ici que des pèches coupables.

Le péché, qui est un acte, de ce chef est distingué du vice, qui désigne une disposition.

Le vice s’oppose directement a la vertu, dont il est le contraire : il esi dont avec elle Incompatible. Mais le péché n’exclut pas nécessairement la vertu. Rien n’empêche en effet l’homme possédant une disposition bonne de n’en pas user ou de poser un acte contraire a cette dlspc si i ion. lequel, du même coup, ne détruit pas la vertu, non pins qu’un seul acte lion n’a sulli à l’engendra Vais il est vrai que la vertu ne résisterait poinl à la répétition fréquente de ces actes contraires, à moins qu’elle n’en détruise l’effet par le renouvellement de’ses propres actes. Dans l’ordre des vertus infuses, un seul péché inorlcl(voir col. 211) les détruit toutes selon celle raison de vertu, car il attaque la charité, d’où Us autres dépendent. [a-Il », q. LXXI, a. 4. On voit que le péché ne procède pas nécessairement d’un vice : on peut n’avoir point la disposition mauvaise, on peut avoir la disposition bonne, et néanmoins pécher. L’étude des causes du péché nous découvrira d’où procède le péché dans les cas où il n’est pas l’acte d’un vice (voir col. 194 sq.).

Le péché, qui est un acte mauvais, est pire que le vice. Car une disposition, comme est le vice, tient le milieu entre la puissance et l’acte. Or, l’acte, en bien comme en mal, l’emporte sur la puissance : il est meilleur de bien agir que de pouvoir bien agir, il est pire de mal agir que de pouvoir mal agir. Et la raison en est (cf. Aristote, Metaph., t. IX, c. ix, 1051a, 4-33 ; saint Thomas, leç. 10) que la puissance est apte aux contraires tandis que l’acte est exclusif de son contraire. Dès 1ers, la disposition, meilleure ou pire que la puissance, est moins bonne ou moins mauvaise que l’acte : elle est plus déterminée que la puissance, mais elle ne possède point la détermination exclusive de l’acte. Le péché est donc pire que le vice. On démontre la même conclusion en considérant que Vhabitus est dit bon ou mauvais à cause de l’acte bon ou mauvais auquel il s’ordonne : c’est l’acte qui vérifie au premier chef la raison de bien ou de mal. Le bien, en effet, dit fin ou perfection ; mais la fin ou perfection d’une nature est son opération. Or, propter quod unumquodque et illud magis, l’acte est meilleur ou pire que Vhabitus puisque celui-ci n’est bon ou mauvais qu’en vertu de son ordre à l’acte. Chacun des deux arguments que nous venons d’invoquer est formel et fonde une conclusion absolue. Que le vice, avec cela, soit plus permanent que l’acte ; qu’il soit le principe d’une multitude d’actes ; qu’il soit au péché comme la cause efficiente est à son effet, ce sont des conditions extrinsèques à la nature de l’acte et de l’habitus ou qui ne concernent pas la raison même de bien. Elles ne portent point préjudice à notre conclusion. On y fait droit en reconnaissant que le vice est pire que l’acte à un titre relatif. la-II*, q. lxxi, a. 3.

A cet acte, la malice convient formellement.

Selon ce qui précède, on connaîtra la nature du péché à mesure que sera découvert l’acte humain mauvais. Or, ces qualités de bon et de mauvais conviennent à l’acte humain d’une manière singulière et excellente. Le bien, d’une part, a raison de fin ; le mal, de privation de la fin. D’autre part, l’objet propre de la volonté est la fin. Le bien et le mal, dès lors, qui s’opposent entre eux, constituent des différences spécifiques par rapport à l’action volontaire. Acte bon et acte mauvais, cela signifie, dans le genre volontaire, des actes spécifiquements distincts. Cette condition se vérifie des seuls actes volontaires, où la fin est poursuivie selon cette raison de fin, où le bien fait formellement objet. Des agents naturels, l’action est bonne ou mauvaise ; de l’agent volontaire, elle est formellement bonne ou formellement mauvaise. Cf. Cont. genl., t. III, c. ix ; Sum. Iheol., I a, q. xlviii, a. 1, ad 2um ; Ia-IIæ, q. i, a. 3. Le péché désigne donc un acte humain en ce qu’il a de spécifique ; il en dénonce l’essentielle constitution.

Sa malice se présente d’abord comme privative. —

Il nous reste à connaître ce mal, qui le spécifie. Notre labeur en vérité commence. Ici, comme ailleurs, doit valoir la définition du mal, qui est métaphysique : privatio boni debili. Le mal du péché apparaît d’abord comme la privation d’un bien, à savoir celui qui est dû à l’action h uni aine. Le bien de l’action humai ne. connue de I ont cela qui est bon, est qu’elle possède la plénitude de son être. Elle la reçoit et de son objet, comme unichose de sa forme spécifique ; et de ses circonstances, comme une chose de ses accidents : et de sa lin. d’où elle dépend d’abord. Ce sont ces éléments, tombés sous la volonté (laquelle s’y porte, on l’entend, selon la raison propre de son objet, qui est le bien, comme nous avons dit d’abord), d’où l’action humaine tient son être et sa perfection. En eux donc, il peut être porté atteinte à l’intégrité de l’action humaine, frappée des lors de privation.

Comment aura lieu cette atteinte ? Il est dû à l’acte humain d’être conforme à la raison ; c’est-à-dire qu’a la raison il appartient de mesurer l’objet, les circonstances, la fin qui définissent l’action. Discordants d’avec la mesure de raison, ces éléments laissent l’action privée de la bonté qui lui revient. En cette privation-là apparaît le mal de l’action. La considération de la mesure de raison est ici, on le voit, décisive. Elle introduit le principe selon quoi évaluer la bonté de l’acte, qu’il tire de ses éléments constituants. Mais l’invoquer ici n’est pas autre chose que de professer l’existence même de l’ordre moral. A l’acte humain est due une certaine forme obtenue selon une certaine mesure ; la raison est cette mesure ; la bonté morale est cette forme. De l’objet, des circonstances, de la fin, qui le définissent en son être, l’acte humain reçoit sa bonté morale à proportion qu’ils conviennent à la raison. L’acte humain est un péché, s’il est privé de cette forme-là. Il serait moins correct d’entendre cette privation comme celle de la rectitude qu’eût obtenue l’acte vertueux contraire : car. peut-être une si grande rectitude n’était-elle pas requise, et se pouvait-il que l’acte fût bon sans avoir la perfection d’un acte vertueux.

D’où il ressort qu’il n’y a pour un péché qu’une seule privation. Le même acte physique peut certes souffrir de plusieurs malices morales : quand l’objet, la fin et les circonstances (on dira plus loin comment pour celles-ci s’en présente le cas) accusent chacun une discordance spéciale d’avec la raison. Mais, dans l’hypothèse d’un seul péché, tenant, par exemple, à l’objet discordant, il n’y a aussi qu’une seule privation, celle de la bonté ou rectitude qu’eût obtenue l’action conformée à la raison. Il faut seulement prendre garde qu’une privation comme celle-là, unique comme est unique la forme à quoi elle s’oppose, peut être signifiée de bien des manières : comme privation de la fin, de l’ordre, de la proportion, toutes choses que comprend la rectitude d’un acte mesuré sur la raison ; qu’elle est une indigence intéressant la nature même de l’homme, de qui la raison sert l’inclination formelle ; qu’elle représente, si l’on peut dire, un échec de la Loi éternelle. Car la rectitude raisonnable dont l’action se trouve privée n’engageait point la raison seule : celle-ci n’est que la mesure dérivée de l’acte humain et qui se mesure à son tour sur la Loi éternelle, absolument première. Nous dirons ci-dessous quelle grandeur reçoit le péché de cette condition. De tout ce qu’on vient d’avancer sur la privation, il ressort assez que nous parlons de celle-là dont l’acte lui-même est affecté, et non point de celles dont peut souffrir le sujet par suite de son acte, comme la privation de la grâce et des vertus : celles-ci n’appartiennent point au péché même qui est. nous l’avons dit, le nom d’un acte.

Par l’endrcit de la privation se découvre d’abord le mal du péché. Elle n’est que la vérification, dans le cas de l’acte humain, de ce défaut du bien requis, où l’on exprime la raison de mal. On peut s’aviser ici que l’acte frappé de privation soutient une relation de dissonance par rapport à sa mesure, et qu’en cela

aussi est dénoncé le péché. Autre chose cette relation, autre chose la privation. Celle-ci afïecte le sujet en lui-même, privé de sa forme convenable ; là, on signifie une relation de l’acte humain à sa mesure, par rapport à laquelle il est dit discordant. Cette considération n’est point superflue, s’il est vrai que l’acte humain essentiellement est mesuré, et ne peut pas ne pas soutenir quelque rapport avec sa mesure. Jean de Saint Thomas, notamment, a signalé cet aspect du péché : Cursus theologicus, in I am -II » 8, disp. IX, a. 2, n. 3, 26.

Que le péché comporte une malice privative, cette proposition a reçu l’assentiment de la plupart des théologiens, encore que tous n’entendent pas cette privation de la même manière. Vasquez est. de ceux qui la refusent, le plus notable. Commentariorum ac disputationum in I& m.jjse s. Thomæ, t. i, Venise, 1608, disp. XCV, c. vi. Pour les péchés contraires seulement à la loi positive, il en convient. Mais comment, dit-il, seraient frappés de privation les péchés contraires à la loi naturelle, comme l’homicide par exemple. Il n’y a privation que là où était due la forme contraire. Comment soutenir qu'à l’acte d’homicide était due une bonté morale ? Loin de la requérir, cet acte y répugne, semble-t-il, par tout ce qu’il est. — Non par tout ce qu’il est. répondent les thomistes. Il y a en lui une exigence de rectitude, à savoir en tant qu’il est raisonnable : procédant des puissances humaines, il requiert d'être mesuré sur la raison. Quoi qu’il en soit de son objet, du côté de ses principes il emporte une requête, et donc il est capable de privation. Jean de Saint-Thomas, loc. cit.. a. 3. n. 8 sq. ; Salin., loc. cit., disp. VI, dub. i. §. 2. A cause de ce dissentiment, dont nous n’avons rapporté que la raison principale, Vasquez définit le péché selon la discordance d’avec la loi, dont nous avons parlé, mais qu’il entend comme une dénomination extrinsèque de l’acte mauvais, non comme une relation réelle. Ibid., c. ix-x.

5° Mais le péché comporte aussi une malice positive.

- En la privation d’abord se découvre le péché. Il

n’a pas été dit qu’elle constituât le péché, à plus forte

raison qu’aucune autre malice ne se trouvât dans le

péché.

De fait, une tradition théologique considérable reconnaît dans le péché, outre la privation, une malice positive : cet acte est mauvais par ce qu’il est. non seulement par ce qu’il n’est pas. L'école thomiste, en ses plus éminents représentants, a vigoureusement défendu cette opinion, qu’elle revendique comme celle de saint Thomas lui-même.

On cédera d’autant mieux à leurs raisons que la thèse d’une malice positive dans le péché n’a point le caractère déconcertant et paradoxal qu’on serait enclin dès l’abord à lui attribuer. L’analyse de l’acte moral j semble devoir conduire infailliblement : on peut du moins tenter de le montrer.

Il est vrai que l’action naturelle n’esl mauvaise

que par privation. Car elle procède d’une forme défectueuse. In agent débile donne une action indigente. lue forme intègre garantit l’action bonne (nous ne retenons pas le cas des empêchements extérieurs, qui est ici sans intérêt). L’action volontaire n’a point cette simplicité, t ne forme intelligible la détermine, non une forme naturelle. D’où la multiplicité spécifique des aitinns procédant d’une même volonté. De ces formes intelligibles, qui sont les Jugements selon lesquels la volonté- se meut et le reste avec elle, les unes sont vraies, les autres fausses ; celles la respectent la règle de raison, relies ei l’enfreignent, Mais, dans les <leu cas. l’on agit et l’action est. dans les lieux cas. pourvue de tous ses éléments. Mauvaise ou bonne, elle

possède un objet, des circonstances, une lin. également réels et positifs. Ils sont concordants à la raison dans un cas. ils sont discordants d’avec elle dans l’autre I <<

celui-ci, il n’en va pas comme si l’action atteignait quelque chose de ce qui lui revient, laissant échapper le reste : où elle serait bonne selon ce qu’elle est, mauvaise seulement selon ce qu’elle n’est pas. Ainsi sont les actions procédant d’une forme naturelle défectueuse, mais non l’action volontaire, qui procède d’une forme intelligible, et dont le défaut raisonnable n'ôte rien à l’intégrité de l’action. Il est impossible dès lors que celle-ci ne soit mauvaise même en ce qu’elle est. Elle est bonne, certes, de bonté transcendantale ; et peut-être adviendra-t-il que des péchés l’emportent sur les bonnes actions pour l'énergie volontaire et la vigueur intellectuelle qui s’y déploient, pour l'être donc et la bonté. Mais, comparée à la raison, c’est-à-dire moralement considérée, cette action est mauvaise. Constituée comme elle est, elle est contraire à la raison. Sa malice est une contrariété, et non seulement une privation. Il est constant que, dans le genre moral, le mal est le contraire du bien et non seulement la privation du bien. Le mal s’y vérifie positivement. Il est une chose dans la nature. Le mal absolu, qui s’oppose à l'être, ne peut consister que dans la privation : car l'être n’a point de contraire. Mais le mal moral s’oppose à la règle de raison, et celle-ci souffre d’avoir des contraires. On dit de même que, dans le genre moral, le mal donne lieu à des espèces et non seulement à des privalions d’espèces. Et c’est dire que le mal y sonne positivement, si l’on peut parler ainsi. Nous ne méconnaissons pas que cette malice positive doive aboutir à une privation ; mais elle se vérifie comme malice avant toute privation, dans la contrariété à la règle de raison.

Cette conception d’une malice positive dans le péché a conduit les théologiens qui la défendent à avouer une équivocité entre le mal absolu et le mal moral, parl’endroit où celui-ci est positif. Absolument, le mal signifie la privation du bien dû ; moralement, il signifie tantôt la privation du bien dû à l’acte humain, tantôt l’acte contraire à l’acte bon. Absolument, le mal n’est rien ; moralement, outre ce même sens, selon lequel le mal moral est une partie subjective du mal en général, il y a un mal qui est quelque chose, d’où ressort l' équivocité. Cajétan. In /""-/L q. xviii, a. 5, n. 2 ; cf. q. i.xxi. a. 6, n. 3. On ne peut songer à réduire le mal moral positif à un genre commun qui comprendrait et ce niai, et celui de la privation : car il ne peut y avoir aucune convenance entre l'être et le non-être ; de l’un et de l’autre on ne peut rien abstraire qui leur soit commun. Salin., loc. cit., disp. VI, dub. m. n. li) ; dub. iv. n. 96.

Contre la thèse que nous venons d’adopter, le principal argument des adversaires, outre les textes de saint Thomas qu’ils entendent mal. se tire d’une considération extrinsèque : savoir que nous engageons Dieu dans le péché dès là que nous y mettons un mal qui est de l'être. Comment refuser que Dieu en soit l’auteur ? Nous examinerons cette difficulté ci-dessous. VI, les causes du péché. Elle n’est pas décisive. Les théologiens dont nous nous réclamons l’ont connue et

réfutie

6° Des deux malice » considérées, la positive < (institue formellement le péché. Deux malices donc dans le

péché, nulic la relation de discordance. De celle ci. Vasquez a fait le constitutif du péché. Mais il niait la malice privative. Pour nous, qui la requérons, nous

tenons la discordance eonime un élément Consécutif : parce que l’acte est constitué mauvais, il est aVl mesure en un rapport île discordance. Jean de Saint Thomas, toc. Cit., disp. I.. a. '_'. n. 26. Mais entre les deux malices que nous avnus décelées, laquelle cous

liiue l’acte humain formellement comme péché ' (eux

qui refusent la malice positive n’ont pas ici emh : iM i Mais les thomistes, el Cajétan des premiers, ont inI.")l

PECHE. NATURE ET MALICE

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sli tué là-dessus une analyse qui triomphe, autant qu’il se peut, de la question.

Le péché se situe en deux genres : celui du mal absolu, celui du mal volontaire ou moral. Il est établi, dans le premier, formellement, par la privation dont il est affecté ; dans le second, en vertu de la contrariété de ses éléments constitutifs par rapport à la règle de raison, d’où suit la privation de rectitude. Comme acte volontaire, la "conversion « l’emporte dans le péché sur l’a version ; comme mal absolu, 1' « aversion » y est première.

.Mais à parler sans distinction, que faut-il dire ? On peut dire que les deux considérations alléguées sont l’une et l’autre absolues, car le péché est vraiment l’un et l’autre. Il est vrai qu’il est formellement conversion ; il est vrai qu’il est formellement aversion. Lequel cependant est le plus vrai ? Il faut dire que le péché est davantage dans le genre du mal moral que dans le genre du mal absolu. Pour deux raisons : il est plus volontaire qu’absolument mauvais. Car il est volontaire en tout ce qu’il est, quoique diversement : davantage quant à la conversion, directement voulue ; secondairement quant à l’aversion, voulue seulement dans la conversion. Le péché reçoit son espèce du côté de sa conversion ; de l’autre, il ne tient que la privation d’une espèce ; or, la différence vraiment spécifique convient davantage au péché que la privation d’une telle différence : être un acte d’intempérance davantage que n'être pas un acte de tempérance.

Tout ceci ne décide pas encore la question de la constitution du péché. Nous le considérons comme mal moral et comme mal absolu ; davantage comme mal moral que comme mal absolu. Mais comment, comprenant ces deux genres de maux, se constitue le péché? Si l’un et l’autre intéressent la constitution du péché, celui-ci n’a pas d’unité per se. Car d’une privation conjuguée avec un élément positif il ne peut résulter qu’une unité accidentelle : ces deux termes ne peuvent être mis en rapport de genre et de différence, de puissance et d’acte, qui seraient ici la seule manière d’opérer une unité essentielle. Or, il faut bien que le péché soit unum per se. Car on le définit absolument comme on le distingue spécifiquement : tout le monde en convient. Ainsi parlent les commentateurs. En cette dernière considération, se trahit peut-être ce qui est en cette alïaire leur propre contribution. Il est vrai qu’ils invoquent saint Thomas en faveur de la thèse que nous voulons à notre tour adopter ; il est vrai que saint Thomas bien entendu s’y prête, et que ses textes litigieux sont heureusement élucidés (nous en aurons ci-dessous un exemple) par des distinctions comme mulum absolute et malum moraliter, comme formaliter complétive et formaliter constitutive, et d’autres, que ses commentateurs y appliquent (Jean de Saint-Thomas, loc. cit., disp. IX, a. 2, n. 59-70 ; Salm., toc. cit., disp. VI, dub. iii). Mais en vérité historique, il faut dire, croyons-nous, que saint Thomas a accepté le péché en sa dualité et qu’il l’a traité comme se répartissant sur deux raisons, l’acte humain et sa privation (où il voit la raison de mal). Le soin de réduire à l’unité le péché, de le traiter comme un per se unum, appartient à un stade postérieur de la spéculation théologique. On y accuse fortement la présence dans le péché d’une malice positive ; on discerne exactement ce qui est essentiel au péché et ce qui le complète, Ainsi compliquc-t-on l’analyse à laquelle s'était tenu saint Thomas ; mais aussi cède-t-on au mouvement naturel de l’intelligence, curieuse de précision croissante. Nous observerons nettement, en des questions comme celles de la spécification ou de la cause des péchés, les différences qu’entraîne, par rapport à l’argumentation de saint Thomas, cette élaboration doctrinale plus avancée. Il faut, du reste, avouer que le partage des théologiens sur cette question et l'éclat de

leurs querelles attestent à quel point de subtilité extrême ils sont alors parvenus.

La question étant donc posée dans les termes que nous avons dit, il ressort qu’un seul des deux éléments considérés a valeur constitutive. Ou la malice positive, ou la malice privative, mais non pas un composé de l’une et de l’autre. Il faut opter pour la malice posi tive. Cajétan Je fait sur cette considération que le péché est formellement le contraire de l’acte vertueux : ce qu’il prouve en invoquant que la distinction spécifique des péchés, en ses derniers éléments, se fonde sur la contrariété, non sur la privation. Les Salmanticenscs préfèrent ne point faire fond sur cet argument et ils recourent à deux raisons. La première se tire de la primauté de la malice positive sur la malice privative. L’essence ne suppose rien et le reste la suppose : la tendance de l’acte à l’objet discordant est aussi ce qui institue d’emblée le péché, d’où suivra, comme un effet, la privation de la rectitude en cet acte. La seconde invoque l’ordre nécessaire de nos pensées : avant de concevoir dans le péché une privation, nous le concevons comme adéquatement constitué dans l’espèce du péché et du mal moral ; nous ne pouvons lui attribuer une privation que l’ayant conçu comme acte moral contraire à la raison et se portant à un objet démesuré : ce qui est le concevoir comme péché et cependant ne lui attribuer qu’une malice positive.

Ces raisans, que l’on pourrait exploiter et multiplier, en définitive font valoir la nature du mal moral telle que nous l'établissions tout à l’heure. Il est essentiellement contrariété. Tout y tient à cette tendance positive de la volonté vers ses objets, que ne règle pas la raison. Et puisque le péché est, de l’aveu unanime, un acte humain moralement mauvais, les théologiens ont été conduits à le définir en termes de malice positive, où se vérifie adéquatement son essence. Pour la inalice privative, dès lors, on doit la considérer comme consécutive au péché constitué. Elle lui survient, quoique nécessairement, en vertu de la contrariété où il se constitue : et elle le complète, l’introduisant en ce genre du mal absolu auquel, par son essence, il n’appartient pas. Ainsi sont distribuées, en élément constitutif et en élément nécessairement consécutif et complémentaire, ces deux malices qu’avait d’abord découvertes l’analyse du péché. Cette distribution conduit naturellement à penser que la malice positive est pire que la privative : on l’admet, la comparaison ayant lieu, bien entendu, à l’intérieur du genre moral. Le mal est moralement plus grand de s’opposer positivement à la règle raisonnable que de s’y opposer par mode de privation ; d'être directement l’objet d’une volonté déréglée que de l'être indirectement. Sur ce problème de la constitution du péché, voir Cajétan, In i 31 "-//®, q. i.xxi, a. 6 ; q. lxxii, a. 1 ; Jean de Saint-Thomas. loc. cit., disp. IX, a. 2 ; Salm., loc. cit., disp. VI. dub. vi. Des partisans de la malice positive ont organisé un peu autrement les deux malices du péché : nous avons suivi les meilleurs interprètes de saint Thomas.

L’article où saint Thomas opère expressément le discernement des éléments du péché, l a -II a q. i.xxi, a. 6, ne s’oppose pas à cette thèse. Il fait de l’acte humain en sa substance l'élément quasi matériel, de la contrariété à la règle, l'élément quasi formel du péché. Mais on peut demander tout d’abord si l’acte humain ne signifie pas ici la seule substance physique du péché, l’action volontaire considérée antérieurement à sa moralité, abstraction faite de la règle de raison : 1c mal de la contrai iété à la règle comprendrait, dès lors, même la inalice positive du péché. Et celle distribution serait conforme à la thèse. Le texte de l’article se prêterait de lui-même à cette interprétation. Mais l’article suivant, q. i.xxii, a. 1. semble imposer qu’on entende ici l'élément matériel comme conipre

nant tout ce qu’il y a de positif dans l’acte humain, le formel comme ne signifiant que la privation. Aussi bien n’est-ce pas un empêchement pour les thomistes que nous avons suivis. Ces dénominations s’entendent sur le plan du mal absolu. De plus, même dans le genre moral, on conçoit que la privation soit appelée formelle, puisqu’elle survient et achève, sans être toutefois constitutive ; ainsi, dans l’ordre du bien moral, saint Thomas appelle-t-il « acte formel de charité » et « acte matériel de tempérance » un acte de cette dernière vertu accompli pour l’amour de Dieu, lequel, cependant, est spécifiquement un acte de tempérance (cf. Salm., loc. cit., n. 56). Tout ceci donc sans insister sur les deux quasi qui, dans l’article, semblent concerner la transposition de ces dénominations de forme et de matière du plan de la substance, où elles se disent proprement, à celui de l’action. Où l’on trouve, comme nous l’annoncions, l’exemple d’une interprétation, à la fois fidèle et progressive, de l’idée que saint Thomas s’est faite du péché.

Nous avons cité déjà les principaux des théologiens thomistes défenseurs de cette thèse. On peut y ajouter, entre autres, Capréolus, le Ferrarais. Bancs, Gonet. Contre elle, les plus notables sont Sylvius et Contenson. On en peut voir la liste dans Billuart, Summa S. Thomœ…, tract. De peccatis, diss. 1, a. 3, avec les différences remarquables qui distinguent certains partisans de la même thèse. Cet article de Billuart présente un aperçu très bien informé et très bien ordonné de l’une et de l’autre opinion : l’un des meilleurs morceaux de ce manuel excellent. Pour lui, il évite de choisir entre les deux extrêmes : il tente seulement quelque part de réconcilier les combattants : en vain, nous semble-t-il, comme toujours. Mais pourquoi s’avise-t-il de conclure son précieux exposé par une anecdote qui n’est digne ni de lui, ni d’aucun théologien ? On raconte, dit-il. que Simon le Magicien ayant un jour interrogé saint Pierre à Borne dans une dispute solennelle : Qu’est-ce que le péché? Est-il une nature positive ou seulement une privation ? l’Apôtre, méprisant sa question, lui répondit : « Le Seigneur ne nous a point commandé de rechercher la nature du péché, mais d’enseigner de quelle manière il le faut exiler. » Les théologiens modernes, cependant, semblent se rallier volontiers à l’avis de saint Pierre ; et le mystère d’iniquité « suscite en eux d’ordinaire plus d’effroi que d’analyse. Rendons hommage néanmoins à L. Billot qui, dans son traité De personali et originali peccalo, semble incliner vers la malice positive comme constituant le péché actuel. l a p., C. I.

Réfléchissant sur l’analyse jusqu’ici conduite, on observera combien le péché, tel que l’obtient une théologie achevée, est chose complexe et prêtant à confusion. Qu’on y distingue soigneusement l’acte bumain en mi ((institution physique ; le même acte

humain comme contraire à la règle des îiKiurs : la privation dont il soutire par suite de cette contrariété. Et qu’on observe que le mot de conversion, qui recouvre le plus souvent les deux premiers membres de cette division, peut aussi ne s’applique ! qu’au premier ; surtout que les mots de désordre et même d’aversion, par lesquels toujours est désigné le troi lième membre conviennent aussi au second : désordre cl aversion par contrariété, comme le troisième l’est

par privation. Celle-ci n’est Jamais qu’indirectement ci accidentellement voulue ; l’objet de l’acte l’est directement et immédiatement encore faut M v

discerner s ; i bonté réelle et sa condition d'être diSCOl

dant a In règle, celle-ci n'étant voulue que secondaire ment, celle là principalement. Des trois membres de Cette division, le second, on le comprend, est celui qui prête davantage à méprise il le faut donc lingu lièrement observer.

Le péché d’omission.

La structure du péché,

telle que nous l’avons jusqu’ici obtenue, n’est pas applicable de tout point au péché d’omission.

Qu’il y ait des péchés d’omission, c’est-à-dire excluant au moins tout acte extérieur, les théologiens n’en ont jamais douté. Mais leur soin a porté sur la constitution de ce péché où, comme bien l’on pense, ils ne sont pas d’accord. Ne comporte-t-il absolument aucun acte ? De toute façon, il faut découvrir l’endroit par où vient à l’omission sa culpabilité. Saint Thomas, qui trouvait chez ses prédécesseurs et ses contemporains les deux opinions défendues, propose en cette matière des discernements qui nous fassent retenir la vérité de l’une et de l’autre. I a -II : r, q. lxxi, a. 5.

()n peut considérer le péché d’omission en lui-même : en ce cas, il arrive qu’il comporte un acte intérieur de volonté : lorsqu’on veut ne pas faire un acte requis : mais il arrive aussi qu’il ne comporte absolument aucun acte : lorsqu’au moment où l’on est tenu de faire un acte, on n’y songe même pas. Mais on peut considérer le péché d’omission en ses causes et occasions : et, en ce cas, il suppose nécessairement un acte, au moins un acte intérieur de volonté. Car il n’y a péché d’omission que lorsqu’on omet ce que l’on peut et doit faire. Or. que l’on en vienne à ne pas faire ce que l’on pouvait accomplir, cela tient à une cause ou occasion, simultanée ou antérieure. Il est bien vrai qu’une telle cause peut n'être pas au pouvoir de la volonté et ne comporter aucun acte de la part du sujet : comme lorsque l’on se trouve empêché par une tempête violente de se rendre où le devoir l’eût demandé : mais aussi bien n’y a-t-il en ce cas aucun péché d’omission. Celui-ci n’a lieu que dans le cas où la cause ou occasion était au pouvoir de la volonté : il suppose donc au moins l’acte par quoi la volonté a consenti à (elle cause ou occasion. Cependant, dira-t-on dans tous les cas que l’acte relatif à la cause ou occasion appartient au péché d’omission lui-même ? Un dernier discernement est ici nécessaire. Ou bien, en faisant cet acte, on vise directement l’omission elle-même : je veux éviter la fatigue d’aller entendre la messe (seul acte intérieur) ; je veux accomplir ce travail, dont je sais qu’il m’empêchera d’aller à la messe (acte intérieur et acte extérieur). Alors cet acte ou ces actes, qu’ils soient antérieurs ou simultanés à l’omission, appartiennent par soi à l’omission, car la volonté de quelque péché appartient par soi à ce péché. Le volontaire étant essentiel au péché, l’n tel péché d’omission ne va donc pas sans acte. Mais il advient aussi que l’on pose ce qui sera la cause ou l’occasion d’un péché d’omission sans que l’on songe le moins du monde a l’omission qui doit suivre ou même accompagner un Ici acte : l’omission échappe à l’intention. En ce cas. elle est accidentelle par rapport à l’acte qui l’a causée et. comme il faut juger des choses selon ce qui leur convient par soi et non selon ce qui les concerne par accident, il Vaut mieux dire qu’en ce cas le péché d’omission ne comporte aucun acte. Autrement, à l’essence des autres péchés aussi il faudrait rattacher les actes et occasions qui les entourent : ce qu’on ne fait pas.

i.es analyses révèlent trois typés de péchés d’omission : on veut l’omission même : on veut directement

l’omission dans sa cause ; on veut un acte qui se trouve devoir causer l’omission. Les théologiens n’ont guère douté que le péché d’omission ne se vérifiât dans les trois cas II est notoire dans les deux premiers ; mais il n’est pas moins assure dans le troisième, étant bien

entendu que je pouvais me rendre compte en posant mon acte qu’il m’empêcherait d’accomplir mon devoir Les théologiens mêmes qui nient que l’omission, dans

OÙ elle a lieu quand il n'était plus au pouvoir du sujel (le l'éviter, d’ailleurs par sa Faute (par exemple. 1."i r>

PÉCHÉ. GRANDEUR DU.PÉCHÉ

156

disent-ils, il dort à l’heure des matines polir avoir bu trop de vin ; il est sans bréviaire a l’heure de l’office parte qu’il l’a jeté à la mer), soit proprement un péché, ceux-là mêmes n’excusent pas le sujet de toute faute, car ils entendent hien qu’il a péché au moment où il a librement posé la cause de l’omission. C’est l’appréciation du pouvoir que, l’on a de connaître l’effet de l’acte posé où il faut mettre du discernement et juger selon la complexité des cas particuliers : il sera quelquefois patent ; d’autres fois, il fera manifestement défaut ; il sera assez souvent incertain. Ce que nous devons dire ci-dessous sur l’ignorance comme cause du péché contribuera à décider ces cas..Mais il demeure assuré que le volontaire n’est pas toujours l’objet d’un acte de volonté, il suffît qu’un acte n’ait pas été accompli que l’on pouvait et devait accomplir. Voir Aristote, Elh. Nicom., 1. 111, c. v ; S. Thomas, Sum. Iheol, IMI 33, q. vi, a. 3 ; q. lxxi, a. 5, ad 2° m.

Quelques théologiens ont étendu l’analyse que nous venons de rapporter et apprécié la qualité morale de la cause même de l’omission. Selon Capréolus notamment. Il Sent., dist. XXXV, a. 3, ad 2<" », Durandi contra 2. concl., etles Salmanticenses, disp. V, dub. iii, n. 41, auxquels peut être opposé entre autres Durand de Saint-Pourçain, // Sent., dist. XXXV, q. ii, n. 6, l’acte qui est la cause de l’omission, qu’il soit par ailleurs bon, mauvais Ou indifférent, prend raison de péché en tant qu’ordonné à une omission coupable. Et ils en donnent cette preuve que, poser la cause d’une omission coupable, c’est vouloir l’omission même dans sa cause au moins virtuellement ou de manière interprétative, etc. ; or, la volonté d’un péché est toujours un péché. Ces théologiens entendent bien que leur thèse se vérifie dans les cas mêmes où, posant volontairement la cause, on n’a pas cependant visé l’omission, car alors même il y a une influence réelle de l’acte volontaire sur l’omission, faute de quoi celle-ci ne serait pas coupable. Cet acte, qui possède une malice réellement et physiquement distincte de celle qui est dans l’omission, est coupable dès le moment où il est posé. Aussi demeure-t-il péché, quand même l’omission, en suite de quelque cause ultérieure, n’aurait pas lieu, car il peut arriver qu’un événement imprévu empêche l’effet normal de ce premier acte et que l’on soit conduit à faire cela dont on avait librement préparé l’omission. On ne saurait, en ce cas, parler de péché d’omission, lequel est encouru au moment même où. l’on était tenu d’agir, Sum. theol., Ia-IIæ, q. lxxi, a. 5, ad 3um ; IIa-IIæ, q. lxxix, a. 3, ad 3 un > ; mais la thèse que nous rapportons signale opportunément que ce hasard n'ôte pas le péché déjà commis, et" dès le temps où la cause de l’omission a été posée. Dans le cas, en revanche, où l’omission advient, l’acte qui l’a causée ne fait numériquement avec elle qu’un seul péché, et pour cette raison qu’il est tout entier ordonné à l’omission. Les cas ne manquent pas où des actes élémentaires, possédant chacun sa malice propre et intrinsèque, se composent en un seul péché. Ajoutons que les actes accompagnant l’omission ou la cause de l’omission, mais qui n’ont pas d’influence sur elle (comme si, ayant décidé de ne point aller à la messe pour en éviter la fatigue, l’on passait le temps de la messe en quelque divertissement), ne sont pas viciés par l’omission et conservent leur propre valeur morale.

Quant à l’omission elle-même, nous avons fait allusion déjà aux théologiens qui voient en elle l’effet d’un péché, et non pas proprement un péché, si elle a lieu quand il n'était plus au pouvoir du sujet de l'éviter. Mais ceux-là mêmes qui, à juste raison croyons-nous, estiment qu’une telle omission est encore en elle-même un péché, lui dénient ce caractère dans le cas particulier où la cause de l’omission, d’ailleurs

librement posée, a pour effet de soustraire le sujet a la loi par rapport à laquelle se dit l’omission : soit un homme qui se rend volontairement malade pour échapper à certaines obligations qu’il redoute, mais auxquelles tout malade échappe. Il peut être utile de rapporter ici la formule de ce cas, telle que l'énoncent les Salmanticenses, disp. Y. dub. vi, n. 105 : Ubi causa impediens alicujus legis adimpletionem exlrahit omittendum ab ipsa lege, sive lalis causa alias peccaminosa ait, sive non, et sive hoc sive illa intentione apponatur, sequentes omissiones, etiam si sint prævisæ aut intenta', non imputantur ut peccata neque in causa neque in seipsis. Ubi vero prsedicta causa omittentem non exlrahit a legis obligatione, et voluntarie apposita est, omissiones sequentes in eu pnevisse vel prmvideri debilæ, omnes imputantur, et sunt jormaliter piccata tam in causa quant in seipsis. Billuart semble oe pas reconnaître le cas où l’on échappe à l’obligation 'de la loi. Diss. 1, a. 4. Par ailleurs, ce théologien signale que le péché d’omission n’est pas encouru si, avant le temps où il doit avoir lieu, on s’est repenti d’en avoir posé la cause et que, cependant, l’on ne soit plus en état d'éviter l’omission. Jbid.

On peut juger maintenant de la constitution du péché d’omission. Il est affecté en tous les cas d’une malice privative, mais qui consiste cette fois en la privation non de la rectitude requise à l’acte, mais de l’acte requis lui-même. Quand il comporte un acte. il possède en outre, avec cet acte, la malice dont celuici est grevé, et qui est privative et positive, selon l’analyse que nous avons faite au paragraphe précédent : car cet acte est privé de la rectitude qui lui revient, et du fait qu’il constitue une tendance sur un objet contraire à la règle de raison. Dans le cas où le péché d’omission a été dit ne comporter aucun acte, il consiste en une pure privation, mais possédant comme un accident la double malice de l’acte qui l’a causée. Si l’omission n’avait pas lieu, l’acte propre à la causer conserve cette double malice, comme nous avons dit qu’il conserve sa culpabilité.

La grandeur du péché.

La règle de raison s’est

introduite en toutes nos analyses. Il n’y a de péché qu’en vertu de cette règle, qui a été contrariée, dont l’acte accompli ne porte point l’empreinte. Elle donne lieu au péché, comme elle commande, en général, l’ordre des mœurs. Le sens du péché dépend donc, premièrement, du sens que l’on a de la requête de raison. Tenir qu’il y a une règle des actions humaines ; qu’elles ne sont point livrées à la fantaisie : que d’aucune l’on ne peut jouer à sa guise : c’est avoir le sens moral, partant, le sens du péché. On ne saurait trop recommander aux hommes, s’ils doivent détester le péché, d'éveiller tout d’abord et d’entretenir en eux la pensée de la règle de raison s’imposant à leurs actes.

Que l’on prenne garde cependant de n’entendre point cette règle comme un précepte impérieux, tirant sa vigueur de l’autorité qui l’impose. Cette règle est une mesure. La reconnaître, c’est comprendre qu'à l’acte humain convient une forme, où il trouve sa beauté. Par la vertu de cette règle, l’acte humain retire des objets où il s’applique cette qualité singulière et cette dignité, que nous appelons la bonté morale. Que l’idée de règle évoque celle d’obligation, il ne faut point s’y méprendre mais voir en cette obligation l’exacte rigueur avec quoi s’impose la bonté morale à notre nature. Il est requis que nous mesurions sur la raison notre action en tant que le vœu de notre nature est d’obtenir la plénitude de sa perfection. Le péché s’entend bien dans une morale de la béatitude : il n’est rien de plus opposé que cet accomplissement de l’homme à la démesure, à la difformité, au mal du péché.

Saint Thomas estime qu’il y a une notion philoso

phique du péché, c’est-à-dire élaborée sur la seule considération de l’homme et sans recours à Dieu. Cette notion est légitime, et nous venons de la présenter. Mais elle n'épuise pas la réalité entière du péché, qu’il appartient au théologien de comprendre. Entendons bien qu’il ne substitue pas une notion à une autre, mais qu’il porte à son achèvement celle que le philosophe a préparée. De la règle de raison, à laquelle il apparaît d’abord que le péché est contraire, le théologien passe à la considération de la Loi éternelle, mesure souveraine et absolument première de l’action humaine. La doctrine est constante chez saint Thomas, et il l’emprunte à la pensée chrétienne, que la raison, règle immédiate de l’action, n’est aussi qu’une règle dérivée, dont le principe est la Loi éternelle. Dès lors, contrarier la raison, c’est du même coup contrarier la Loi éternelle ; être privé de la forme de raison, c’est être privé de la forme où se serait marquée l’empreinte de la Loi éternelle. L T n ordre divin des choses est atteint par le péché. On aurait cru peutêtre que l’homme seul fût compromis en cette aventure ; mais voici qu’en même temps que lui la Loi éternelle est dérangée. Bien plus, on peut dire que le péché s’oppose à la Loi éternelle davantage qu'à la raison, puisque celle-ci ne tient sa qualité de règle que de la Loi éternelle, dont elle participe. Absolument et en dernier ressort, le péché est un échec de la Loi éternelle, dont la raison gère les intérêts auprès de nous. Où l’on saisit, dans la théologie catholique du péché, ce sentiment de l’humain engagé dans l'éternel, contact de deux mondes d’où vient au péché toute sa misère, comme à l’action bonne toute sa grandeur. Rapportons un mot de saint Thomas où, par la grâce du langage scolastique, la conjonction de l'éternel et de l’humain est incomparablement marquée : Ejusdem rationis est quod vilium et pecralum ait contra ordinem rationis humanx et quod sit contra legem œlernam. l a -Il æ, q. i.xxi. a. 2, ad 4um. Et donc, quiconque veut davantage détester le péché, qu’il en demande aux théologiens, non aux philosophes, l’entier et horrible secret.

On pourrait s’informer ici s’il n’advient jamais que soit atteinte la Loi éternelle, sans que la raison y SOÎ1 intéressée : son ordre ne s'étend-il pas en effet au de la de l’ordre île raison ? La manière dont saint Thomas conçoit le rapport de la nature à la grâce interdit d’avouer ce divorce, et il faut (lire qu’il n’est aucun péché qui n’endommage la nature et la raison quand il semblerait ne léser que la grâce et l’ordre de la Loi éternelle.

La considération de la Loi éternelle prend toute sa force quand, dans la loi, on découvre le législateur. De l’idée d’un ordre compromis, on passe alors à celle d’une personne offensée. Le théologien donne naturellement cette forme à sa pensée, et il lui plaîl de tenir le péché pour une offense de Dieu. Saint Thomas Identifie sans façon le péché comme offensanl Dieu

et comme S 'opposant à la Loi éternelle. l"-II æ, q. i.xxi. a. il. ad.V 1 " 1. Jusque dans cette idée tragique « 'I formidable du péché comme offense de Dieu, où

va droit le sens populaire, mais que nous n’atteignons qu’au terme de nos analyses, se retrouve le désordre

introduit dans la sage disposition « le la Loi éternelle. Le péché offense I)ieu, et clone nous avons la liberté d’y

voir l’injure faite a une personne, partant de coaliser contre lui tous les sentiments que cette pensée éveille ; mais il n’offense pas Dieu, si l’on peut dire, arbitrairement, il l’atteint dans sa loi. < -'est -à-dire dans la sagesse de sa pensée. Loin d’ailleurs de devenir quelque peu Impersonnelle, il semble que l’offense

s’en aggrave, car elle louche dans la personne ses riec isions les plus réfléchies. Selon celle nal lire foin iere de

l’offense divine, on appréciera diverses manières de

la présenter, et qui se rapportent soit à différentes décisions de la sagesse divine, soit à différents attributs du souverain législateur. Ainsi dit-on que le péché offense Dieu comme notre bien suprême et notre fin dernière, comme notre bienfaiteur, comme le témoin de nos actes, comme notre souverain maître, comme notre juge. Bien entendu, des circonstances générales de tout péché sont désignées par là et non pas autan L d’espèces de péché. L’offense elle-même, nous entendons bien qu’elle se vérifie en toute adhésion déréglée à des biens périssables (nous dirons ci-dessous, n. VII, si on la trouve dans le péché véniel), et non pas seulement dans l’acte qui se dresse formellement contre Dieu, comme la haine ou le mépris.

Il apparaît déjà que l’offense se constitue avec le péché lui-même. Il est de la raison de péché, disent les théologiens, d'être une olfense de Dieu. Plus exactement, l’offense est comme une condition s’attachanl à la malice du péché. Le péché offense Dieu en ce qu’il est mauvais. L’offense ne désigne pas une autre réalité que la malice. La malice même est offensante. Et donc la malice de privation comme la malice de contrariété. Mais, puisque nous avons reconnu celle-ci comme étant la plus grande, il faut dire qu’elle a davantage que la malice privative raison d’offense deDieu. Les Salmanticenses, néanmoins, accordent à la privation une priorité sur ce point de l’offense divine. Disp. VII, n. 23.

On a recherché ce qui répond en Dieu à l’offense du péché, quelle olfense passive entraîne en lui l’offense active, qui est de la nature même du péché. Il faut dire que, par le péché, Dieu est intrinsèquement offensé, injurié, endommagé. Tandis que l’amour que j’ai pour Dieu ne pose rien en lui, et que la dénomination Dieu aimé est extrinsèque, le péché que je commets tend à priver Dieu de ses prérogatives divines. L’offense tend à s’introduire dans la personne olfensée à la manière d’une action transitive. Qu’elle laisse intacte la dignité de Dieu, cela tient non à sa propre nature, mais à l’immutabilité de celui qu’elle olfense. Il ne dépend pas du pécheur que Dieu ne soit en effet lésé dans sa personne. L’est pourquoi le péché a quelque chose d’infini. Nous rencontrons ainsi, en liaison avec la notion d’offense passive, l’idée d’infinité du péché. On ne peut rien dire sur Le péché <lc plus redoutable. Mais on voit aussi que cette Infinité n’est pas dans le péché lui-même : puisqu’aussi bien la privation qui s’y attache que la contrariété qui le constitue sont choses en elles-mêmes nécessairement finies. (Sur le péché, comme offense de Dieu, voir Salmanticenses. disp. VIL Nous ne nous retenons pas de signaler ici sur ce même point un texte liés heureux de saint Thomas, qui risquerait peut-être d'échapper à l’attention : Sum. theoi, ["-II", q. xi . a. 1. ad l" m.)

d" Définition du péché. — Au terme de ces analyses, nous sommes en mesure d’apprécier la définition du péché qu’avait avancée saint Augustin et qu’a retenue la théologie : Peccatum rsi dictum vel factum ncl conçupitum contra legem seternam. Contra Faustum, 1. XX II.

c. xxvii. /'. L., L xi.ii. COl. 418. Pour Augustin, lin térêt de la formule était de signaler un ordre naturel inviolable, à la différence des coutumes et des préceptes variables, par rapport auquel proprement se dit le péché. Il soustrayait ainsi aux attaques rie l’auste le Manichéen les actions des palriarches rie

l’Ancien Testament ; contraires seulement à des cou

hunes ou des préceptes contingents, elles ne sont pas

des péchés. Lf. E. Neveut. Formula augusliniennes : In définition du péché, dans Divus Thomas (Plaisance), 1930, p 817 622.

Les scolastiqucs. adoptant celle formuleBUgUStl nienne. n’ont pas manqué de l’accommoder a leurs propres préoccupations et à leur technique. Elle s’y prête fort bien. Saint Thomas l’entend proprement comme une définition du péché, ayant d’une parfaite définition toutes les qualités. Elle s’applique à tout le défini. Car elle exprime les deux éléments du péché qui est d'être un acte humain, et désordonné. Disons même, pour notre compte, qu’elle exprime le désordre d’une manière qui convient bien à la constitution que nous avons reconnue au péché. Elle contient le péché d’omission en tant que la négation se réduit au même genre que l’affirmation : dictum emporte non dictum, etc. Par ailleurs, il n’y a, dans cette définition, rien de superflu ; elle a l’avantage de manifester que le péché, conçu dans la volonté, se réalise aussi en actes extérieurs. Elle est une définition morale, se référant à cette loi, antérieurement à laquelle il n’y a pas de mal ; non une définition juridique, qui laisserait échapper le mal non prohibé par la loi positive. Elle est enfin une définition digne de la théologie puisqu’elle oppose le péché non à la règle dérivée de l’action humaine, mais à sa règle absolue et éternelle. Il n’est donc que de méditer sur la formule de saint Augustin pour découvrir, en sa concision, l’intégrale analyse que nous avons laborieusement conduite et dont le terme enfin est ici touché.