Dictionnaire de théologie catholique/MESSIANISME III. Etude synthétique 4. Comparaison entre les prophéties de l'ancien Testament et les faits du Nouveau

Dictionnaire de théologie catholique
Texte établi par Alfred Vacant, Eugène Mangenot, Émile AmannLetouzey et Ané (Tome 10.2 : MESSE - MYSTIQUEp. 135-137).

IV. Comparaison entre les prophéties de l’Ancien Testament et les faits du Nouveau. —

Étant donné que tout le messianisme est une aspiration vers l’avenir religieux d’Israël et du monde, il reste à voir comment les prédictions se sont réalisées, c’est-à-dire dans quelle mesure le christianisme correspond à l’espérance entretenue par les prophètes.

Saint Jean-Baptiste ouvrit sa prédication par cet appel : » Faites pénitence car le royaume des deux est proche », et il présenta le Christ comme l’agneau qui enlève les péchés du monde, comme celui qui a existé avant lui et dont il n’est pas digne de dénouer les sandales. Le Sauveur annonça à plusieurs reprises que le royaume de Dieu était venu. De même il releva et il prouva qu’il étail le Messie attendu, qu’en lui se réalisaient les antiques prédictions. Les apôtres ont

unanimement et continuellement prêché que Jésus-Christ avait apporté au monde le salut si souvent annoncé et si ardemment attendu : toutes les promesses s’étaient réalisées en lui, II Cor., i, 20.

D’après ces affirmations si autorisées, il ne peut y avoir de doute que le Nouveau Testamente soit l’accomplissement de l’espérance israélite. D’autre part la comparaison entre le contenu de cette espérance et la mission du Christ montre qu’il ne s’agit pas d’une concordance absolue : le salut, tel qu’il s’est réalisé, et la prédiction, telle qu’elle en avait été faite, ne coïncident pas comme les deux membres d’une équation. Il y a accord, mais il y a aussi désaccord.

Il y a accord : Comme les prophètes l’ont annoncé, le royaume de Dieu embrasse tout l’univers. Les membres non seulement d’un seul peuple mais de tous les peuples y appartiennent. Avec une rapidité miraculeuse la croyance au Dieu unique a remplacé l’idolâtrie du monde antique, et sans arrêt elle s’est répandue jusqu’aux confins de la terre. Les peuples les plus civilisés sont monothéistes ; leur civilisation remonte en dernière analyse à leur évangélisation et repose sur les principes chrétiens.

Conformément aux oracles messianiques, le culte de Dieu est devenu surtout intérieur et consiste essentiellement en l’accomplissement de sa sainte volonté : il se pratique en outre de l’Orient jusqu’à l’Occident par un sacrifice sublime et pur. En union intime avec ce culte se réalise par les moyens les plus efficaces la sanctification des âmes tant de fois prédite par les voyants de l’Ancien Testament

Toute cette religion absolue et parfaite a été communiquée au monde, comme il avait été prédit depuis Abraham, par l’intermédiaire d’Israël : les apôtres étaient des Juifs, et elle n’est autre chose que le plein développement du culte mosaïque : non veni solvere sed adimplere.

Dans le nouveau royaume de Dieu, le Christ, c’est-à-dire le Messie, occupe une place unique. En Jésus le Messie des prophètes est vraiment venu. En harmonie avec les prédictions d’Isaïe et de Michée il sortit de la souche de David, il naquit d’une vierge à Bethléem. Il posséda la nature divine dans une mesure tout autre que n’avaient pu le soupçonner David en le nommant « fils de Dieu » et Isaïe en le désignant par « Dieu fort ». Comme il avait été annoncé dans les quatre chants du Serviteur de Jahvé, il enseigna la vérité comme personne avant lui, il gagna les hommes, surtout les pécheurs, par sa bonté et sa sainteté ; il acheva sa vie pour expier les péchés du monde par le supplice le plus douloureux.

Mais il y a aussi désaccord ; d’une part, eh effet, à côté des prédictions qui se rapportent au caractère spirituel du règne messianique, il y en a un bon nombre qui visent le cadre national et le bonheur matériel de ce règne ; d’autre part, le rôle du Christ pour le salut éternel des âmes dans le monde transcendant dépasse singulièrement ce que les prophètes avaient prédit de lui.

Ce désaccord ne doit pas étonner : il est la suite inévitable de l’imperfection de l’Ancien Testament. Autant la fleur est plus développée que le bouton, autant le Nouveau Testament dépasse sous tous les rapports l’Ancien. Non seulement les institutions, mais aussi les révélations de la vieille alliance étaient accommodées à l’état primitif d’Israël et de l’humanité. Parmi ces révélations, celles qui ont trait à l’ère messianique semblent avoir été tout particulièrement revêtues de formes qui les rendaient accessibles à la mentalité juive. Plus on étudie les différents textes qui les contiennent, plus on constate combien Dieu s’y est adapté aux contingences d’Israël, et combien il a laissé aux prophètes la liberté de présenter les idées, qui leur étaient révélées sur l’état définitif de la

religion, sous des formes personnelles et aptes à frapper l’attention de leurs auditeurs. « Parce que la promesse (messianique) était énoncée par des hommes, que ces hommes appartenaient à une certaine race, et vivaient dans un certain pays, elle devait refléter leurs préoccupations, leurs angoisses, leur attente et presque jusqu’à leurs passions, comme la loi se conformait aux faiblesses du peuple d’Israël et à la dureté de son cœur », Lagrange, Pascal et les prophéties messianiques, dans Revue biblique, 1906, p. 557.

Cette adaptation à l’ambiance israélite de la révélation relative au bonheur messianique et le désaccord entre l’attente et la réalisation qui en résulte, se constatent surtout dans deux directions, savoir d’abord la multiplicité surprenante et complexe des conceptions du Sauveur et du salut, puis le caractère non seulement terrestre, mais matériel et national, de l’espérance juive.

Nous avons relevé le premier fait en essayant de faire la synthèse et de montrer le développement des idées messianiques. Elles sont si nombreuses et si différentes qu’elles nt peuvent pas être réunies dans une seule perspective. Les conceptions fondamentales reviennent toujours, mais chaque prophète leur donne des couleurs si nouvelles et surtout en fait à tel point le reflet de la situation de son époque, qu’il semble souvent plutôt transformer que compléter les vues de ses prédécesseurs.

Il s’ensuit que les détails des descriptions messianiques sont d’ordinaire accessoires. Il en est qui sont importants et, tout à l’heure, en esquissant la manière dont l’espérance juive s’est réalisée, nous en avons souligné quelques-uns. Mais, pour la plupart, ils sont secondaires et prouvent que « les prophètes étaient éclairés d’une lumière surnaturelle sur la substance des choses annoncées, rarement sur le temps et le mode de leur accomplissement… ils placent le fait prédit qui est certain, dans un milieu probable », Condamin, Prophétisme israélite, dans Dictionnaire apologétique, t. iv, col. 418 et 419. C’est pourquoi l’argument prophétique, pour démontrer le caractère surnaturel du christianisme, ne doit pas et ne peut pas consister en premier lieu en une confrontation d’une foule aussi grande que possible d’indications détaillées, ramassées dans la littérature prophétique et d’un nombre non moins considérable de traits particuliers de la vie et de l’œuvre du Christ ; il faut, au contraire, le faire valoir en fixant l’attention sur l’ensemble et en dégageant dans les oracles les grandes lignes. Alors seulement on voit le messianisme juif converger d’une façon admirable vers le christianisme, et l’Ancien Testament se réaliser pleinement dans le Nouveau. Cette nouvelle forme de l’argument prophétique imposée par l’exégèse, voir Lagrange, loc. cit. ; Condamin, loc. cit. ; Touzard, L’argument prophétique, dans Revue pratique d’apologétique, 1908, p. 81-116, 731-750, Les prophéties de l’Ancien Testament, dans Revue du Clergé français, 1908, t. lvi, p. 513-48 ; Comment utiliser l’argument prophétique ? 1911, est aussi celle qu’adoptent bien des théologiens et apologistes contemporains, par exemple, Tanquerey, Synopsis theologix dogmaticæ, 1. 1, 20e édit., p. 187 sq. ; Rivière, art. Christianisme, dans Dictionnaire pratique des connaissances religieuses, t. ii, col. 148-150 (cf. art. Prophétisme, ibid., t. v, col. 838-811). Voir déjà Mgr Mignot, Lettres sur les études ecclésiastiques, 1908, p. 284-290 ; et, parmi les anglicans conservateurs, A. B. Bruce, Apologetics, 1892, p. 246-261.

Si, jusqu’à nos jours, tant d’apologistes ont préféré l’autre manière qui argumente sur les détails, ils l’ont fait à la suite des évangélistes et de saint Paul, qui, tenant compte des méthodes et des besoins de leur temps et de leur milieu, ont voulu surtout faire ressortir que beaucoup de faits du Nouveau Testament

avaient été présagés par tel type ou tel oracle. Du temps des apôtres les rabbins attribuaient précisément aux moindres indications des textes prophétiques une valeur exagérée et en attendaient la réalisation littérale ; au surplus ils mettaient en relation avec le Sauveur futur des paroles et des épisodes de l’Ancien Testament, qui n’avaient aucune portée messianique ; c’est pourquoi il n’est pas étonnant que ces procédés d’exégèse en vigueur dans la théologie rabbinique se rencontrent également chez les apôtres. Après en avoir fait une étude détaillée dans la Revue pratique d’apologétique, M. Touzard, les résume dans le Dictionnaire apologétique, t. ir, col. 1647, de la façon suivante : « Tantôt on attribue à un détail du texte une précision qu’à l’origine il ne comportait pas (cf. Matth., xxi, 4-5, et Zach., ix, 9, à propos de l’ànesse et de l’ànon). Tantôt le texte n’est en rapport avec le fait que grâce à une leçon particulière aux Septante (cf. Matth., ni, 3, et Is., xl, 3 ; Matth., xiii, 35, et Ps., lxxviii, 2 ; Matth., xxi, 16, et Ps., viii, 3). On voit encore des textes d’une portée générale restreints à une signification très particulière (cf. Matth., iv, 6, et Ps., xci, 11, 12) ; des textes relatifs à Jahvé qui sont appliqués au Messie (cf. Matth., ni, 3, et Is., xl, 3) ; des textes relatifs à Israël qui sont interprétés du Messie (cf. Matth., ii, 13-15, et Ps., xi, 1) ; des rapprochements beaucoup plus artificiels (cf.Matth., xxvii, 9, 10, et Zach., xi, 13) ; c’est surtout dans saint Paul que de telles explications abondent. » « On doit, conclut l’auteur, col. 1648, regarder comme purement accommodatices les applications que, peut-être sous l’influence du milieu ambiant, les apôtres font à Notre-Seigneur et à son œuvre de paroles qui ne serapportent à ce sujet, ni au sens littéral ni au sens spirituel. »

Non moins frappant que la diversité des perspectives messianiques est leur caractère matériel et national, qui devient à son tour une cause d’apparent désaccord entre les prophéties et les faits du Nouveau Testament. En effet, le messianisme a comporté de tout temps presque autant d’aspirations vers la gloire d’Israël que vers la gloire de Jahvé. L’établissement du règne de Dieu est presque toujours conçu comme identique à l’établissement du royaume des Juifs. Le Messie est prévu en premier lieu comme un roi puissant qui rétablira la puissance de son peuple. Les voyants promettent non seulement des bénédictions spirituelles mais aussi des biens matériels. Ils annoncent pour la plénitude des temps tout ce que l’homme peut rêver en fait de bonheur terrestre, et ils ne parlent jamais explicitement du salut et du bonheur ultraterrestres. Toujours ils envisagent l’ère messianique comme l’état définitif de l’humanité ; ce n’est que dans les deux dernières apocalypses, toutes deux composées à l’époque chrétienne, que le temps messianique est considéré comme intermédiaire entre la vie actuelle de l’humanité et la vie transcendante.

Quel contraste entre ces vues des prophètes et la manière dont le Christ a conçu son œuvre 1 II ne s’occupe que du salut spirituel des hommes sans prendre en considération leur nationalité. Il a décliné toute aspiration politique et purement terrestre par cette déclaration : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » L’union avec lui n’assurera un bonheur immuable à l’individu que dans l’autre vie et à l’humanité qu’à la suite de son second avènement.

Pour expliquer ce contraste il ne suffit naturellement pas de dire que les promesses temporelles axaient été données à condition qu’Israël restât fidèle a son Dieu. Sans doute les Juifs par leur endurcissement ont perdu ses faveurs et le droit de voir se réaliser l’espérance en un bonheur terrestre. Cependant les prophètes avaient annoncé l’arrivée du salut matériel d’une façon aussi certaine que celle du salut spirituel.

Non moins artificielle est l’exégèse de ceux qui supposent que les prédictions d’un paradis terrestre aménagé au temps messianique ne doivent pas être prises au pied de la lettre, mais dans un sens métaphorique, c’est-à-dire que sous un langage symbolique ces promesses de bonheur matériel seraient l’annonce d’une félicité spirituelle. Ce principe d’interprétation a été récemment recommandé par Diirr, Ursprung und Ausbau der Heilandserwartung, 1925, p. 74 sq. ; N. Peters, Welt/riede und Propheten, 1917, p. 46 sq., partiellement et avec beaucoup de réserve par Touzard, Diction, apol., t. ii, col. 1641 sq. Certes les descriptions parfois si exubérantes du bonheur matériel et de la gloire nationale dont les Israélites jouiront un jour ne sont pas à prendre dans un sens strictement littéral. Si en général, comme il vient d’être dit, il faut mettre bien des phrases au compte de l’imagination poétique et du goût personnel des prophètes, il faut d’autant plus le faire en face de ces tableaux de prospérité temporelle. Mais bien qu’ils exagèrent et qu’ils emploient des locutions métaphoriques, quand par exemple ils décrivent la santé admirable et la longévité des élus, la fertilité prodigieuse du sol, la prédominance d’Israël dans le monde, etc., les voyants ne veulent promettre au total que du bonheur matériel ; car les biens spirituels sont prédits par eux, presque toujours simultanément et en des termes non moins clairs. Celui qui cherche dans ces passages uniquement un sens allégorique spirituel, méconnaît un des principes les plus élémentaires de l’interprétation philologique et exégétique. Il méconnaît surtout le cadre si terrestre de l’espérance messianique ; car, puisque le messianisme ne visait pas l’au-delà, mais une félicité accordée sur cette terre en des conditions améliorées mais analogues à celles de maintenant, quoi de plus naturel que les Juifs aient attendu un bien-être pour l’âme et pour le corps, un prestige pour la nation et pour l’individu I

Mais alors comment comprendre ces oracles au contenu matériel et terrestre en face du caractère exclusivement spirituel du Nouveau Testament ? Il n’y a qu’un seul moyen. C’est de les concevoir comme des éléments secondaires du messianisme qui devaient un jour, comme le judaïsme lui-même, devenir caducs. Ils furent longtemps indispensables comme enveloppe de l’attente du salut spirituel : ce n’est que par eux que Dieu a pu rendre cette sublime perspective accessible à l’esprit charnel et temporel des Juifs. Ils entouraient comme une gaine ce noyau précieux. Aussi longtemps que celui-ci n’était pas mûr, la gaine lui était inséparablement liée ; mais elle devait tomber au moment où les révélations du Nouveau Testament sur l’autre vie faisaient apparaître comme in lime toute aspiration nationale et matérielle. Ceci prouve une fois de plus que la relation entre les prophéties de l’Ancien Testament et les faits du Nouveau n’est pas seulement extérieure, et pour ainsi dire mécanique, mais surtout intérieure et organique. Le messianisme était la meilleure orientation de l’humanité vers le salut qui devait venir du Christ, et la religion chrétienne est l’épanouissement complet des éléments spirituels qui sont l’essentiel de l’espérance messianique. Malgré le désaccord extérieur, il y a donc, au fond, l’accord le plus parfait entre l’attente des Israélites et le salut des chrétiens : les oracles messianiques se sont réellement accomplis. I.a vraie portée du messianisme n’est saisissable qu’à la lumière

de la révélation du Christ.

E. Iliihn, Die mess. Weissagungen, t. n. Die A. T. Zitate und Remintszensen im N. T. 1900 ;.T. Richtcr, Die mess. Weissagimg und ihre Erfûllung, 1905 ; Lias, The évidence o/ fulftlled prophecg, dans Btbliotheca sacra, 1920.

L. Dennefeld.