Dictionnaire de théologie catholique/MESSE III. Le sacrifice de la messe dans l'Eglise latine du IVè siècle jusqu'à la veille de la Réforme

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 10.1 : MARONITE - MESSEp. 489-550).

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    1. MESSE DANS L’ÉGLISE LATINE##


MESSE DANS L’ÉGLISE LATINE, SAINT AMBROISE

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relevé, non point seulement pour sa valeur intrinsèque qui est grande, mais aussi pour l’importance qu’il a eue dans la formation de la croyance et de la théologie du Moyen Age et pour la place qu’il a tenue dans les controverses postérieures.

1° En Gaule. —.S’< « ’; i/ H i luire de Poitiers († 366) est un écho de l’Église d’Orient aussi bien que de celle d’Occident : à ce litre son témoignage sur le mystère eucharistique est doublement intéressant. S’il insiste surtout sur la réalité de la chair eucharistique, voir art. Eucharistie, t. v, col. 1151 et Hilaihk (Saint), t. vi, col. 2452. il n’est point satisfaire des allusions claires au caractère sacrificiel de cette chair. Indépendamment des textes où il associe les idées d’autel, de sacrifice et de prêtre, il faut citer ici ceux où il parle de la table des sacrifices, In ps. Lxvin, 19, P. L., t. ix, col. 482, du caractère et de l’effet de l’aliment que l’on y trouve.

C’est un aliment immolé, donc sacrificiel, vere paschee agni sanguine liberandus immolât, vere in azymis sinceritatis eptjlvtur… Comment l’eucharistie est-elle une immolation, saint Hilaire ne le dit point. Ce qui le préoccupe, c’est de marquer le lien d’unité non seulement moral, mais physique, qu’elle établit entre le Verbe et nous, et entre tous les fidèles. De Trin., t. VIII, c. xiii, P. L., t. x, col. 245 et 246. Plus tard saint Augustin en appellera à la doctrine d’Hilaire sur la chair du Christ contré Julien d’Éclane. Opus imp. c. Jul., VI, 33, P. L., t. xlv, col. 1587.

En Italie.

l.A Rome. — Saint Jérôme († 420).

Quoique saint Jérôme n’ait tenté nulle part dans ses écrits de donner une explication complète du mystère eucharistique, il est cependant, du fait des nombreuses allusions contenues dans ses commentaires, un témoin du réalisme sacrificiel tel que, sans doute, on le comprenait dans l’Église de Rome à son époque.

La passion du Christ est au centre de tous les sacrifices. Melchisédech est une image du Christ à la cène et l’annonce du mystère de son corps et de son sang : Melchisédech qui jam tune in lypo Christi panem etvinum obtulit, et mysterium christianum in Salvatoris sanguine et corpore dedicavit. Epist., xlvi, 2, P. L., t. xxii, col. 484 ; In Matth., t. IV, c. xxvi, 26, t. xxvi, col. 195. — Le Sauveur lui-même à la cène a présenté l’eucharistie comme une image de sa passion : quod in typum suie passionis expressif. Adu. Jov., ii, 17, t. xxiii, col. 311.

Aujourd’hui la liturgie eucharistique tire sa dignité de ce qu’elle est le culte de la passion : qum ad cullum dominical passionis pertinent non quasi inania, sed ex consortio corporis et sanguinis Domini eadem qua corpus et sanguis majestate veneranda. lbid. Ce n’est point là un mémorial vide : la victime du sacrifice quotidien de l’Église, c’est le Sauveur. Vitulus saginatus qui ad psenitentis immolatur salutem, ipse Salvator est cujus quolidie carm pascimur. Epist., xxi, 26, t. xxii, col. 388. Se miretur leclor, si idem et princeps est, et vitulus, et aries, et agnus. In Ezech., t. XIV, C. xlvi, 12, t. xxv, col. 462. C’est la vraie Pâquc qui nous fait manger la chair du véritable agneau, et nous fait passer ainsi des choses terrestres aux choses célestes. In Matth., t. IV, c. xxvi, t. xxvi, col. 195.

L’Ambrosiaster rencontre la question de l’eucharistie dans l’exposition du passage classique, I Cor., xi, 23, 29. — Il voit dans le mystère de l’autel un mémorial vivant de la passion salvifique où l’on mange et boit la chair et le sang qui ont été olferts sur la croix, où l’on participe en mémoire, in typum, du bienfait de la rédemption au calice mystique du sang pour la protection du corps et de l’âme. C’est un mémorial efficace etnon un repas ordinaire : Ostendit illis (Christus) mysterium eucharistiie inter cœnandum celebratum non ccenam esse ; medicina enim spi ritalis est… Memoria enim redemptionis nostrx est, ut redemptoris memores majora ab eo consequi mereamur. I Cor., xi, P.L., t. xvii, col. 242 et 243.

C’est surtout par la communion au corps et au sang du Christ que nous figurons le bienfait rédempteur et que nous nous l’approprions. Enfin le mémorial eucharistique doit être célébré exactement comme il a été institué par le Seigneur pour ne pas être indigne de lui. C’est dire, avec la tradition, que le mystère de l’autel est la reproduction de la cène.

2. A Milan.

Saint Ambroise († 397). — Comme saint Cyrille par ses catéchèses à Jérusalem, saint Ambroise, à Milan, se fait l’écho de la tradition catéchétique et liturgique de son Église dans le De mysteriis. Il s’y préoccupe de donner à son peuple l’intelligence des mystères chrétiens. De ce livre et des autres ouvrages de saint Ambroise se dégage une doctrine assez explicite sur le sacrifice eucharistique.

L’eucharistie y apparaît comme un mémorial delà passion dans lequel le Sauveur lui-même, par l’action miraculeuse de sa parole mise dans la bouche du prêtre, convertit le pain et le vin en son corps et en son sang pour offrir ce corps et ce sang en vue du salut des fidèles.

a) Caractère relatif du sacrifice eucharistique. — Ce caractère est insinué dans le De mysteriis, c. ix, 53, P. L., t. xvi (édit. de 1845), col. 407, où le corps eucharistique consacré par le prêtre est présenté comme le sacrement de la chair qui a été crucifiée : Vera ulique caro Christi quæ crucifixa est, vere ergo carnis illius sacramentum est. Il apparaît plus nettement dans le De fuie où saint Ambroise, comme l’Ambrosiater, nous montre dans la communion même l’annonce figurative de la mort du Seigneur. Le corps et le sang eucharistiques y sont appelés les mortis dominicæ sacramenta. En les recevant, nous annonçons la mort du Seigneur. De fide, IV, x, 124, t. xvi, col. 641.

b) Caractère réel et efficace de ce sacrifice. - — Relatif à la passion, le sacrifice eucharistique n’en est pas moins réel.

Très explicite en faveur de la réalité de ce caractère sacrificiel est le coiïlmentaire du ps. xxxviii où l’idée de l’offrande du corps du Christ à l’autel comme à la cène est si fortement mise en relief. Videmus nunc per imagincm bona, et tenemus imaginis bona. Vidimus et audivimus offerentem pro nobis sanguinem suum ; sequimur ut possumus sacerdotes. Elsi nunc Christus non videtur offerre, tamen ipse offertur in terris, quando Christi corpus offertur, imo ipsi offerre manifestatur in nobis, cujus serpio sanctificat sacrificium quod offertur. Et ipse quidem nobis apud Patrem advocatus assistit ; sed nunc eum non videmus ; tune videbimus, cum imago transierit, veritas venerit… Ascende, homo, in ceelum… Videbis œlcrnum atque perpetuum sacerdotem, cujus hic imagines videbas, Petrum, Paulum. .. In Ps. xxxviii, 25, t. xiv, col. 1051. Ainsi le sacrifice des prêtres à l’autel imite comme il peut le sacrifice du Christ offert à la cène. C’est trop peu dire ; il y a identité de victime et de prêtre à l’autel et à la cène : « Le corps du Christ est olïert : l’idée sacrificielle est ramassée en un seul mot. Ambroise insiste, le Christ offre lui-même son corps, puisque la parole du Christ sanctifie le sacrifice olïert ». P. Ratilîol, L’eucharistie, 7e édit., p. 344.

Cette offrande s’exprime clairement au dehors par la parole efficace du Christ à la cène, répétée par le prêtre au momeJit de la consécration. C’est la puissance miraculeuse de cette parole, semblable à l’efficacité de la puissance créatrice, qui convertit la nature des éléments au corps et au sang du Christ. De mysteriis, c. ix, t. xvi, col. 406. Cette offrande consiste invisiblement pour le Christ à intercéder

comme prêtre éternel pour nous auprès de son Père en lui représentant sa mort : Apud Pal rem advocatus assislit. In ps. XXXVIII ; cf. In ps. XXXIX, 8, t. xiv, col. 1060 : Quid enim lum proprium Christi quain advocatum apud Deum Patron adstare populorum modem suam ofjerrc pro cunctis ?

A l’idée d’offrande, le passage suivant ajoute l’idée d’immolation pour caractériser ce qui se passe sur l’autel. Atque utinam nobis quoque adolentibus allaria, sacrificium dejerentibus assistât angélus… Non dubites assistere angelum, quando Christo assista, quando Christus immolaiur. In Luc, t. I, 28, t. xv, col. 1545. A l’autel nous est servi l’agneau immolé sur la croix : Audi dicentem : Paseha nostrum immolatus est Christus. Et considéra.quemadmodum parentes nostri in figura diripicntes agnum manducabant, significantes Domini Jesu passioncm cujus quotidie vescimur sacramento. In ps. xliii, 36, t. xiv, col. 1107.

C’est donc par sa passion que le Sauveur est devenu une chair immolée ; on dira sans doute qu’il est immolé tous les jours, mais dans ce sens seulement que sur l’autel sa chair immolée est mise à notre disposition.

Le sacrifice de l’autel est efficace, il a pour but de remettre les péchés : Ante agnus ofjerebatur… nunc. Christus offertur, sed offertur q-uasi homo, quasi recipiens passionem, et offert se ipse quasi sacerdos, ut peccata nostra dimiltat, hic in imagine, ibi in veritate, ubi apud Patrem jus nobis quasi advocatus intervenu. De officiis, I, xlviii, 238, t. xvi, col. 94.

Dans la célébration de l’oblation, le Sauveur restaure le fidèle du festin de son corps en qui se trouve « la rémission des péchés, le gage de la protection éternelle et de la divine réconciliation ». In ps. xcvni, 48, t. xv, col. 1314. — La communion produite par l’oblation sacrée persévère au delà du tombeau ; c’est ce que signifie le dépôt fait sur les tombes de l’aliment divin : Supra sepulchra majorum quædam ponamus quæ leclor agnoscis, infidelis intelligcre non débet : non quod cibus imperctur aut polus, sed sacræ oblationis veneranda communio revcletur. In Luc, t. VII, 43, t. xv, col. 1710.

Saint Ambroise paraît bien, l’un des premiers à notre connaissance, donner à l’oblation de l’autel le nom de « messe ». On trouve ce mot dans une lettre d’Ambroise à sa sœur ; il lui raconte l’irruption des ariens dans une église où il célébrait les saints mystères. Cette expression, d’après le contexte, paraît bien désigner le service eucharistique, et non pas seulement la liturgie des fidèles en général : il s’agit en effet de la liturgie dominicale après le renvoi des catéchumènes. .. Ego tamen mansi in munere, missam faccre cœpi. Dum offero, raptum cognovi…, amarissime ftere et orare in ipsa oblatione Deum cœpi. Epist., xx, 4 et 5, t. xvi, col. 995. Missa semble bien ici interchangeable avec oblatio.

3. A Brescia.

C’est une doctrine catéchétique très proche de celle de saint Ambroise que saint Gaudenlius, ami et contemporain de l’évêque de Milan, enseigne dans une homélie à ses fidèles.

Il y expose en dehors de la présence des catéchumènes la tradition de son Église, telle que la doivent connaître les néophytes. Aux anciens sacrifices où l’on immolait plusieurs victimes en figure de la passion il oppose la vérité du sacrifice céleste institué par le Christ ; il n’y a plus maintenant qu’une victime jadis immolée qui aujourd’hui refait, vivifie et sanctifie les âmes : Ergo in hac verilate qua sumus, unus pro omnibus mortuus est ; et idem per singulas ecclesiarum domos, in myslerio panis ac vini, reficit immolatus, vivificat creditus, consecrantes sanctificat consecratus. De Exodi lectione, serm. ii, P.L., t.. xx, col. 855. Telle est, énoncée avec une précision catéchétique, la part active du Christ à l’autel. C’est sa puissance créatrice

qui fait du pain et du vin son corps et son sang. Ibidem.

Il y a dans le sacrifice eucharistique un élément figuratif et une réalité vivifiante. Le symbole sensible, c’est le pain et le vin qui représentent la passion. Le Sauveur a choisi ces éléments à raison de leur aptitude à figurer le mystère du Calvaire. A la suite de saint Cyprien, l’évêque de Brescia rappelle que le vin représente le sang de la passion, que le pain est par lui-même une figure du corps crucifié et du corps mystique du Christ. La réalité offerte sous ces symboles est un « don inénarrable » que l’on ne peut apprécier sans la foi et une préparation morale ; c’est le gage de la présence du Christ. Jusqu’à la fin du monde, le Christ a voulu que les prêtres célébrassent ces mystères, afin que prêtres et fidèles tous les jours aient sous les yeux l’image de la passion et s’en approprient les mérites : exemplar passionis Christi ante oculos habentes quotidie, et gerentes in manibus suis, ore etiam sumentes ac peclore, redemptionis noslræ indelebilem memoriam teneamus. Ibid. Ces mystères nous dispensent le viatique de notre vie terrestre.

L’auteur du De sacramentis (voir Eucharistie, col. 1157), contemporain de Gaudentius, écrit peut-être à Ravenne vers la fin du ive siècle : il se fait dans son livre l’écho et le commentateur non seulement du De mysteriis de saint Ambroise, mais encore de la tradition liturgique de Rome, cujus typum in omnibus sequimur et formam. De sacram., iii, 5, P. L., t. xvi. col. 433.

Chez lui, comme chez Ambroise, « l’accent est mis sur la consécration — le terme est destiné à devenir technique — la consecratio est opérée miraculeusement par les paroles que le Christ a le premier prononcées à la cène ». P. Batilfol, op. cit., p. 349. Mais il ne se contente point de souligner cette action miraculeuse ; les formules du canon qu’il cite, le commentaire dont il les accompagne sont l’expression de ! a foi traditionnelle en la réalité sacrificielle de l’eucharistie. Cette réalité se traduit dans l’idée d’offrande qu’il exprime soit dans le canon cité, soit dans le corps du livre. Fac nobis hanc oblationem ascriptam, offerimus tibi hanc immaculatam hostiam… Et pelimus et precamur ut hanc oblationem suscipias. L’auteur voit cette offrande sacrificielle figurée par Melchisédech, quando obtulit sacrificium. v, 1, col. 445.

Cette offrande prescrite par le Sauveur aux apôtres est destinée à perpétuer représentativement et efficacement ce qui s’est accompli sous leurs yeux. Représentativement : les éléments du pain et du vin sur l’autel, soit avant, soit après la consécration, sont une figura corporis et sanguinis Christi : Sicut enim mortis similitudinem (Rom., vi, 5) sumpsisti, ita etiam similitudinem pretiosi sanguinis bibis, ut nullus horror cruoris sit et pretium tamen opervtur redemptionis. iv, 20, col. 443 ; v, 25, col. 452. — Efficacement : Ce n’est point en effet un simple rappel du mystère, puisque sous la similitude du précieux « sang », le fidèle en communiant à la victime reçoit « le prix de la rédemption ». A la mandueatioh du corps eucharistique est attachée la rémission des péchés : Qui manducavcrit hoc corpus, fiel ei remissio peccatorum. iv, 24, 28, col. 444, 446. Manger ce corps, c’est annoncer la mort rédemptrice, mais c’est aussi participer en cet aliment à la substance divine inséparable de la chair du Christ.

En Afrique.

Saint Optât de Milève, dans son

ouvrage contre les donatistes, De schismate, VI, i, P. L., t. xi, col. 1065, 1066, ne fait que des allusions, mais combien claires, à l’autel, au sacrifice du corps du Christ, à la descente du Saint-Esprit sur lesoblats, aux fruits du sacrifice eucharistique. Le crime des donatistes est d’avoir renversé les autels, in quibus

et vos aliquando obtulistis, in quibus et vota populi et nicmbra Christi portata sunt. Ces allusions expressives témoignent nettement de la foi de l'Église d’Afrique au rve siècle au réalisme sacrificiel du mystère eucharistique.

Saint Augustin. - - Pas plus que ses prédécesseurs, l'évoque dllipponc n’eut à prendre part à une controverse eucharistique. Aussi ne consacre-t-il aucun traité ex pro/essok}a. doctrine de l'Église sur ce point. Il n’en reste pas moins que le mystère de l’autel tient une grande place dans sa pensée et ses écrits. Augustin est amené à en parler fréquemment soit pour en instruire les néophytes au lendemain de leur baptême, soit pour faire comprendre à ses fidèles le sens et la portée du sacrifice dont ils vivent, soit pour commenter les passages de l'Écriture où il en est question, soit pour rappeler la doctrine de l'Église dans ses controverses avec les pélagiens, avec les manichéens et les douât istes.

C’est sans doute surtout dans ses sermons ad infantes, dans les homélies sur saint Jean, dans la Cité de Dieu que l’on trouvera son enseignement systématique ; mais pour se faire une idée complète de sa doctrine, il ne faudra négliger ni les sermons, ni les homélies sur les psaumes, ni les écrits de controverse où il expose sa pensée sur la religion, les sacrifices et l'Église, corps du Christ.

Saint Augustin nous apparaît dans toutes ces œuvres en continuité avec le passé touchant la doctrine du sacrifice eucharistique. Il a connu et utilisé les écrits de Basile, de Grégoire de Nazianze, de Chrysostome. Par Hilaire de Poitiers qu’il loue pour sa doctrine sur la chair eucharistique du Christ, Opus imp. contra Julian., VI, 33, P. L., t. xlv, col. 1587, il reçoit l’influence d’Origène. Ambroise, Optât de Milève lui ont fait connaître une doctrine où l’idée réaliste de la chair eucharistique et celle de l’identification du sacrifice de la croix et du sacrifice eucharistique sont fortement marquées. De saint Ambroise, il ne semble pas cependant avoir connu le De mysteriis ; Grégoire de Xysse, avec sa théorie sur la conversion eucharistique, lui paraît aussi inconnu. Cf. K. Adam, Die Eucharistielehre des heil. Augustin, Paderborn, 1908, p. 37-61. — Il est surtout ! e témoin de l'Église africaine, le continuateur de Cyprien et de Tertullien. C’est par eux qu’il faut l’expliquer. Mais, s’il a hérité de leurs idées, il faut dire qu’il a enrichi grandement cette doctrine et l’a marquée de l’empreinte de son génie. Par son enseignement sur le sacrifice eucharistique comme par ses autres doctrines, il est un maître de premier plan pour les théologiens de l’Occident.

La conception augustienne du sacrifice eucharistique se dégage tout naturellement de ce qu’enseigne le docteur d’Hippone sur le sacrifice en général, sur le sacrifice absolu de la croix et les sacrifices relatifs qui s’y rapportent.

a) Le sacrifice en général. - Le sacrifice a pour but de nous unir à Dieu. Aussi, le vrai sacrifice c’est toute œuvre accomplie dans cette fin : Verum sacrificium est omne opus quod agitur ut suncta societate inhæreamus Deo. De civ. Dei, X, vi, t. xli, col. 283.

Cette union se produit par les sentiments intérieurs de la volonté. Là est l'élément principal du sacrifice. Le sacrifice visible est le sacrement, c’est-à-dire le symbole sacré du sacrifice invisible : Sacrificium ergo visibile invisibilis sacrificii sacramentum, id est sacrum signum est. lbid., X, v, col. 282. Dieu, qui repousse le sacrifice d’un animal égorgé, veut le sacrifice d’un cœur contrit, et le sacrifice qu’il veut est représenté par le sacrifice qu’il ne veut pas… Ce que tous appellent sacrifice est le symbole du vrai sacrifice. Ibidem.

De ce point de vue, la miséricorde est un vrai sacn

fice. L’homme voué à Dieu est un sacrifice en tant qu’il meurt au monde afin de vivre pour Dieu. Notre corps mortifié par la tempérance en vue de Dieu est un sacrifice… La cité rachetée dans son ensemble, c’està-dire la société des saints, est le sacrifice universel dont Jésus-Christ est le grand prêtre, et dont le sacrement de l’autel est le signe et qui est offert pour faire de nous le corps d’une tête si noble. Ibid., X, vi, col. 284.

fc) Sacrifice absolu et sacrifices relatifs. - Le sacrifice par excellence est celui qui a été offert par JésusChrist sur la croix : dans ce monde, en elîet, rien de pur à offrir pour les hommes : seule la chair innocente du Christ pouvait être une victime agréable : seipsum obtulit mundam victimam. Enarr. in Ps. exux, n. G, t. xxxvii, col. 1953.

Jésus a ainsi réconcilié et uni l’homme à Dieu de la façon la plus étroite : Idem ipse unus verusque mediator, per sacrificium pacis reconcilians nos Deo, unum cum illo maneret cui offerebat, unum in se faceret pro quibus offerebat, unus esset ipse qui offerebat, et quod offerebat. De Trin., IV, xiv, t. xlii, col. 901.

Le sacrifice du Calvaire est au centre de toute l'économie des sacrifices anciens et nouveaux. Ceux de l’Ancien Testament l’annonçaient, celui du Nouveau le commémore : « Tous ces sacrifices ont de diverses manières symbolisé le sacrifice unique dont nous célébrons la mémoire. » Contra Faustum, VI, v, t. xlii, col. 231. « Toutes les choses qui sont appelées sacrifice ont lieu à la ressemblance d’un certain vrai sacrifice… Les unes en sont des contrefaçons… les autres annoncent le seul vrai sacrifice qui devait être offert pour les péchés… Maintenant de ce sacrifice consommé les chrétiens célèbrent la mémoire par la sacrosainte offrande et participation du corps et du sang du Christ, unde jam peracti ejusdem sacrificii memoriam célébrant sacrosancta oblatione et participationc corporis et sanguinis Christi. » Ibid., XX, xviii, col. 382, voir aussi xxi, col. 385.

Qu’il n’y ait eu qu’une seule immolation réelle de la grande victime, celle du Calvaire, ceci ressort nettement de l'Épître à Boniface : « Est-ce que le Christ n’a pas été immolé une seule fois en lui-même, et pourtant est-ce qu’il n’est pas immolé tous les jours par les peuples en sacrement, en sorte que l’on ne ment pas lorsqu’on répond qu’il est immolé? Si en effet les sacrements n’avaient pas quelques rapports avec les choses dont ils sont les sacrements, ils ne seraient pas du tout des sacrements » Epist., xcvii, 9, t. xxxiir, col. 363. Ce texte se retrouvera chez presque tous les auteurs du Moyen Age ; il est classique.

Nous sommes ici dans l’ordre du signe visible : sur la croix, il y avait une immolation réelle, à l’autel nous avons la représentation commémorative de cette immolation. Le sacrifice chrétien est par rapport au sacrifice de la croix, un sacrifice relatif commémoratif.

c) Le sacrifice eucharistique : Sa réalité. — Si le sacrifice eucharistique est essentiellement un mémorial, voir De cliii, quæst., xi, 2, t. xl, col. 49, il n’est point pour cela une commémoraison purement verbale et figurée de la passion, c’est Voblation réelle et véritable du corps du Christ, tête et membres, c’est la participation réelle au corps et au sang de JésusChrist, source de vie.

a. L’eucharistie ablution réelle de la victime de la croix, tête et membres. La pensée de saint Augustin sur ce point est dominée d’une part par cette idée fondamentale que l'Église est le corps mystique de cette tête qu’est le Chris ! historique, et de l’autre par l’idée que dans tout sacrifice l’offrande visible symbolise le sacrifice invisible.

y.) Aspect symbolique de la réalité invisible. — -Le symbolisme de la messe est double : il est relatif au

corps du Christ tout entier tête et membres. Les éléments eucharistiques signifient tout d’abord l’offrande et le sacrifice du Calvaire : « Par ces objets le Seigneur a voulu nous rappeler, commendarè, son corps et son sang répandu pour nous, pour la rémission de nos péchés. » Serm., ccxxvii, t. xxxviii, col. 1099. « Sous la forme d’esclave, le Christ a mieux aimé être sacrifice que de recevoir le sacrifice : il est le prêtre puisqu’il offre, il est aussi l’oblation : Per hoc et sacerdos est ipse ofjerens, ipse et oblatio, Et il a voulu que le sacrifice quotidien de l'Église fût le signe de cette réalité. » De civ., X, xx, t. xli, col. 298.

Les éléments eucharistiques sont aussi l’expression sensible, la traduction visible de l’offrande de l'Église : « Nous sommes tous un seul corps dans le Christ : voilà le sacrifice des chrétiens. C’est ce que l'Église célèbre dans le sacrement de l’autel où il lui est enseigné qu’elle est elle-même offerte dans la chose qu’elle offre. » De civ., X, vi, t. xli, col. 284.

Le symbolisme expressif des offrandes eucharistiques est surtout expliqué par Augustin dans ses sermons Ad infantes, cclxxii, ccxxvii, ccxxix. C’est à la lumière de ce symbolisme de l’eucharistie, figure du corps mystique du Christ, que l’on comprend les expressions suivantes : « C’est votre mystère que vous recevez ; c’est ce que vous êtes que vous ratifiez en répondant : amen. » Serm., cclxxii, t. xxxviii, col. 1247 ; ccxxix, col. 1103.

(3) La réalité invisible. — Sous ce symbolisme complexe se cache la double offrande réelle du corps du Christ et de ses membres.

L’oblation de la victime jadis immolée. — A l’autel en effet comme sur la croix, Jésus-Christ est prêtre et victime. C’est là qu’il se révèle prêtre selon l’ordre de Melchisédech « Le livre de l’Ecclésiaste dit que le seul bien de l’homme est de manger et de boire. De quoi vraisemblablement parle-t-il, sinon de ce qui concerne la participation à cette table que le prêtre médiateur du Nouveau Testament nous présente, selon l’ordre de Melchisédech avec son corps et son sang. A la place de tous ces sacrifices anciens, son corps est offert et il est distribué aux participants. » De civ., XVII, xx, 2, t. xli, col. 555, 556.

Que le corps offert sur l’autel et distribué aux fidèles soit bien le corps jadis immolé, et non seulement le corps mystique, ceci ressort du contexte et d’autres passages.

C’est le corps que le Verbe s’est bâti dans le sein de la vierge Marie. Ibid. C’est le veau gras, jadis immolé par les Juifs, maintenant offert et consommé dans la célébration de l’eucharistie. Qwest, ev., II, xxxiii, t. xxxv, col. 1346. C’est l’aliment sacrificiel qui nous fut préparé par les Juifs au jour de l’immolation du Calvaire : ceux-ci, en tuant le Christ, nous préparèrent notre repas sans le savoir. Serm., cxii, 1, 4, 5, t. xxxviii, col. 643 sq. C’est le repas dans lequel les Juifs viennent boire le sang que, sous l’empire de la fureur, ils ont répandu. Serm., lxxvii, 4, ibid., col. 485.

C’est « le sacrifice de notre prix », où l’on distribue « la sainte victime ». Saint Augustin en parle à l’occasion de la mort de sa mère. Celle-ci y assistait durant sa vie tous les jours, car elle savait que là était distribuée la sainte victime. Conf., IX, 27, 32, 36, t. xxxii, col. 775-778.

C’est donc dans les textes les plus divers, empruntés à différentes époques de la vie du saint Docteur, que s’affirme sa foi traditionnelle en l’oblation réelle à l’autel de la victime jadis immolée au Calvaire.

L’oblation du corps mystique. — Mais sur l’autel Jésus n’est pas seul à s’offrir, c’est bien le corps mystique tout entier, chef et membres, qui offre et qui s’offre. La messe, en d’autres termes, n’est point seulement le sacrifice du corps et « du sang que les Juifs

dans leur fureur ont répandu, et que, convertis, ils reçoivent comme prix de leur salut », elle est l’expression sensible, mais très réelle, de l’immolation de l'Église qui sur l’autel ne fait qu’une seule et même chose avec le victime du Calvaire.

En les configurant au Christ prêtre, le baptême associe intimement les fidèles à son sacerdoce et leur donne qualité pour offrir avec lui le sacrifice de la messe ( sans préjudice d’ailleurs de l’action du prêtre qui bénit et consacre les éléments eucharistiques). Enarr. in Ps. xxvi, 2, t. xxxvi, col. 200.

C’est à l’autel que l'Église, corps du Christ, apprend du Sauveur qui est sa tête, à offrir : « Étant le corps de cette tête, l'Église apprend elle-même à s’offrir par la tête. Les sacrifices anciens des saints étaient les symboles multiples et variés de ce vrai sacrifice. » De civ., X, xx, t. xli, col. 298. Ce qu’elle offre, c’est elle-même incorporée à la victime du Calvaire. « Ici tout le corps rejoint activement son Chef dans une unique immolation » G. Gasque, L’eucharistie et le corps mystique, Paris, 1925, p. 74. « Le sacrifice le plus glorieux, le plus excellent qui puisse lui être offert, c’est nous-même, c’est-à-dire sa cité. Mystérieuse réalité que nous célébrons dans nos oblations bien connues des fidèles. » De civ., XIX, xxiii, 5, t. xli, col. 655. « Toute la Cité rachetée, c’està-dire l’assemblée des fidèles et la société des saints, est le sacrifice universel offert à Dieu par le grand prêtre qui s’est offert pour nous dans la passion pour faire de nous le corps d’une tête si noble. Tel est le sacrifice des chrétiens : être tous un seul corps en Jésus-Christ, et c’est ce mystère que l'Église célèbre dans ce sacrement de l’autel où elle apprend à s’offrir elle-même dans l’oblation qu’elle fait à Dieu. » De civ., X, vi, t. xli, col. 284.

Le corps mystique ainsi offert comprend tout d’abord les fidèles vivants : « Les choses vouées sont les choses offertes à Dieu, surtout l’offrande du saint autel, sacrement par lequel est exprimé le vœu très ardent selon lequel nous nous vouons à rester dans le Christ. C’est le sacrement de ceci que nous tous nous sommes un seul pain, un seul corps. » Epist., cxlix, 16, t. xxxiii, col. 637. Il renferme aussi les fidèles décédés dans le Christ : les martyrs lui appartiennent. « Pour ce qui est du sacrifice lui-même, c’est le corps du Christ ; il n’est pas offert à eux (les martyrs), car eux-mêmes sont ce corps. » De civ., XXII, x, t. xli, col. 772. Ainsi, c’est l'Église tout entière qui s’unit étroitement à son chef sur l’autel dans une seule et même oblation.

On comprend de ce point de vue auguslinien de l’oblation du corps mystique la merveilleuse 'unité du sacrifice chrétien et son identité avec celui du Calvaire. « L’unité de l’Eglise chrétienne ne se laisse pas partager en plusieurs hosties et en plusieurs sacrifices. Tous ces fragments d’holocaustes, si nous pouvons ainsi dire, font partie d’un seul holocauste d’une plénitude universelle. Tant de victimes ne sont que les membres d’une victime unique qui célèbre sur la.croix son oblation sanglante, et dans l’eucharistie son oblation non sanglante, et qui s’incorpore toute oblation, sanglante ou non, de ses membres comme des éléments de sa propre immolation. » Thomassin, De Verbo incarn.. I. X, xx, n. 4, édit. Vives, t. iv, p. 388.

b. L’eucharistie participation réelle au corps et au sang du Christ. — Dans sa description du sacrifice eucharistique, Augustin unit souvent l’idée de communion à celle d’offrande : Corpus efus offertur et participantibus ministratur. Vitulus offertur Patri et pascit totam domum, etc.

L’offrande étant celle du corps jadis immolé, la communion se fait à ce corps immolé. Ce n’est donc point seulement une participation subjective à un

symbole, c’est la participation à une réalité vivifiante. Qui vult vivert habet ubi vivat, habei unde virât, accédât,

credat, incorporetur ut vivi/icetur. In Joan., tr. xxvi, 13, t. xxxv, col. 1C13. Les enfants qui sont encore incapables de comprendre un symbole, de faire un acte de foi, ne peuvent avoir la vie, sans avoir participé au corps eucharistique. Serm., clxxiv, 7, t. xxxviii, col. 9-11 ; De pecc. mer.. I, 26 et 27, t. xliv, col. 124.

Ainsi, du fait de cette participation à la victime jadis immolée, se réalise l’incorporation vivifiante, ['agglutination des membres du corps du Christ à la tête qui leur infuse la vie, ainsi est atteint le but du sacrifice eucharistique. Serm., lxxi, 17, t. xxxviii, col. 453.

La participation au sacrifice de la croix dans le sacrifice eucharistique est non seulement physique, mais morale. Le texte Nisi manducaveritis ne peut nous commander une manducation capharnaïtique ; c’est une figure nous ordonnant de participer à la passion du Seigneur, de nous remémorer avec émotion et pour notre profit que sa chair a été crucifiée et blessée pour nous : Facinus vel ftagitium vidctur jubere : figura est ergo prxcipiens passioni dominicæ communicandum et suaviter atque utiliter recondendum in memoria, quod pro nobis earo ejus crucifixa est et vulneratu sit. De doet. christ., III, xvi, 24, t. xxxiv, col. 71 et 75. Ainsi s’unissent, dans l’adulte qui communie dignement, la participation subjective et la participation objective à la victime du Calvaire. L’une ne détruit pas l’autre.

a) Le sacrifice eucharistique : Ses conditions. — A quelles conditions l’offrande des éléments eucharistiques devient-elle l’oblation réelle du corps du Christ, et permet-elle la participation à ce corps ? A condition que, par le fait de la consécration, bénédiction ou sanctification qui s’opère au cours de la liturgie eucharistique, les éléments du pain et du vin deviennent le corps du Christ. Saint Augustin, d’accord avec la tradition, affirme ce devenir et l’explique par différents facteurs : une prière mystique, le signe de la croix, et l’action invisible du Saint-Esprit.

La prière mystique. — Elle est absolument requise : Xoster panis et calix non quilibet, sed certa consecratione mysticus fit nobis, non nascituk. Contra Fauslum, XX, xjii, t. xlii, col. 379 : voir aussi De Trin., III, iv, 10, t. xlii, col. 873, 874.

Elle a une certaine longueur. Saint Augustin s’en explique dans sa lettre à Paulin de N’oie, en parlant des precationes. oredioncs, postulationes. « Je préfère entendre par ces paroles ce que toute ou presque toute l'Église met en pratique, de telle sorte que nous tenions pour désignées par precationes les prières que nous faisons dans la célébration des saints mystères, avant de commencer de bénir ce qui est sur la table du Seigneur ; par orationes les prières que nous faisons lorsqu’on le bénit, le sanctifie, le fractionne pour le distribuer, ensemble de prières que toute l'Église presque termine par l’oraison dominicale. » Epist., cxlix, 16, t. xxxiii, col. 636.

Par ces orationes qui sont au cœur de la messe et par lesquelles on consacre. Augustin désigne sans doute le canon en général. Ailleurs, il précise davantage et semble bien affirmer que la force consécratoire se trouve dans une parole de Dieu », la bénédiction du Christ : Panis Me sanctificatus per verbum Dei corpus est Christi. Serm., cr.xxvii, t. xxxviii, col. 1099. Non enim omnis panis. sed accipiens benedictionem Christi fit corpus Christi. Serm., ccxxxiv, 2, col. 1116. Il semble bien que cette parole de Dieu soit la parole évangélique de l’institution : cela ressort du principe clairement établi que nous devons offrir le sacrifice uniquement selon le rite prescrit par Jésus-Christ.

Contra Faustum, XX, xxi, t. xi.ii, col. 385. Voir art. Épiclèse, t. v, col. 242.

Le signe de la croix. — Sans lui, le saint sacrifice eucharistique n’est pas accompli rite. Di Joan., tr. cxviii, 5, t. xxxv, col. 1950.

L’action de l’EspritSaint. — Les attestations d’Augustin sur la vertu des paroles du Christ ne l’empêchent point d’affirmer en même temps l’action invisible du Saint-Esprit dans la transformation opérée sur l’autel. Non sanctificatur ut sit tant magnum sacramentum, .nisi opérante invisibiliter Spiritu Dei. De Trin., III, iv, 10, t. xlii, col. 873, 874.

Cette affirmation cadre avec les principes généraux de l'évêque d’Hippone sur l’activité de l’Esprit dans toute sanctification : Sanctificatio nu.Ua divina et vera est nisi ab Spiritu Sancto. Serm., viii, 13, t. xxxviii, col. 72. Cf. Qua-st. in Ileptat., 111, 84, t. xxxiv.col. 711. Elle se retrouve équivalemment chez ses contemporains ; chez Optât, par exemple, ou Gaudence de Brescia. Voir art. Épiclèse, t.v, col. 244. Les augustiniens comme saint Fulgence et saint Isidore de Séville marqueront d’une façon plus précise encore l’importance et le sens de l’invocation au Saint-Esprit dans le sacrifice eucharistique.

De l’ensemble de ces vues sur la messe, découle tout naturellement la vérité du sacrifice chrétien. La liturgie eucharistique tout comme le sacrifice de la croix dont elle prolonge l’offrande est un sacrifice très vrai. Unde et in ipso verissimo et singulari sacrificio Domino Deo nostro agere gratias admonemur. De spir. et tilt., xi, 18, t. xliv, col. 211.

Jésus-Christ lui-même a déterminé le rite par lequel nous rendons le culte d’adoration à Dieu. « C’est un crime, dit Augustin, de sacrifier aux martyrs, mais non de sacrifier à Dieu dans les mémoires des martyrs, ce que nous faisons très fréquemment selon le seul rite avec lequel il nous a prescrit de lui sacrifier. » Contra Faustum, XX, xxi, t. xlii, col. 384.

L'Église possède vraiment un sacrifice qu’elle offre tous les jours. C’est le sacrifice unique prédit par Malachie. De civ., XIX, xxiii, 5, t. xli, col. 655. C’est le sacrifice accompli pour la première fois par Melchisédech, quand ce prêtre bénit Abraham avec du pain et du vin. De civ., XVI, xxii, col. 500. Nous le voyons aujourd’hui offert en tous lieux par le sacerdoce du Christ selon l’ordre de Melchisédech.

C’est l’unique sacrifice toujours le même dont la communion est proposée à tous : Nam unum atque idem sacrificium propter nomen Domini, quod invocatur et sanctum est et taie cuique fit, quali corde adaccipiendum accesserit. Contra epist. Parm., II, vi, 11, t. xliii, col. 57.

e) Le sacrifice eucharistique : Sa valeur et son efficacité. — Pour les vivants. — Il a pour effet de faire entrer les bons dans une communion tout intime au sacrifice du Calvaire et de leur communiquer ainsi la vie, le prix de leur rédemption, le gage du salut. De pecc. mer., i, xxiv, 34, t. xliv, col. 128 et 129 ; In ps. CXXV, 9, t. xxxvii, col. 1663. Il peut être offert pour des nécessités individuelles, même temporelles. C’est ainsi qu’un diocésain d’Augustin demande qu’un prêtre offre le sacrifice pour éloigner les démons qui tourmentaient ses bêles et ses esclaves. De civ., XXII, viii, 6, t. xli, col. 764.

Pour les morts. — On doit reconnaître, dit saint Augustin, « que les âmes des défunts sont secourues par la piété des vivants, quand le sacrifice du Médiateur est offert pour elles ». Ench., ex, t. XL, col. 283. « Il n’y a cependant à profiter de ces pratiques que les âmes qui, pendant leur vie, ont mérité d’en tirer profit. Donc, quand les sacrifices, soit de l’autel, soit des aumônes sont offerts pour les défunts, ils sont des actions de grâces pour les très bons, des propiliations

pour les médiocrement mauvais ; ils n’accordent aucun secours aux très mauvais, et sont seulement des consolations pour les vivants. Quant à ceux pour lesquels ils sont utiles, ou ils leur obtiennent une pleine rémission, ou ils font que la condamnation leur soit plus tolérable. » Ibid.

Ainsi le veut la tradition des Pères observée par l’Église universelle : on prie pour ceux qui sont morts dans la communion du corps du Christ, lorsqu’on fait leur mémoire en son lieu au cours de ce même sacrifice, et qu’il est mentionné qu’il est également offert pour eux. Serm., CLXxii.

/) Le sacrifice eucharistique : Sa place dans la oie cultuelle et morale de l’Église. — La valeur de l’aliment sacrificiel eucharistique marque la place de celui-ci dans l’ensemble de la vie de l’Église.

L’autel et la table sainte sont au centre de la vie religieuse et morale de la communauté chrétienne. L’autel est la mensa magna où nous recevons le corps du Christ, Serm., xxxi, 2, t. xxxviii, col. 193, la mensa potentis. In Joan., tr. xiii, 2, t.’xxxv, col. 1733. C’est le crime des donatistes d’avoir élevé autel contre autel. Contra epist Parm., II, v, 10, t. xliii, col. 56. — L’autel est entouré de mystère ; seuls les fidèles connaissent ce mystère ; les catéchumènes l’ignorent. De la signification du mystère de l’autel et de la table sainte, saint Augustin est amené à parler souvent ; il y consacre des homélies spéciales. Serm., ccxxvii, ccxxix, cclxxii. Il insiste sur ce fait que toute la vie morale des catéchumènes et des croyants doit être dominée par la préoccupation de ce mystère. De fide et oper., vi, 9, t. xl, col. 202 ; Epist., cuir, 3, 6, t. xxxiii, col. 655 ; Serm., lvi, 6, 10, t. xxxviii, col. 381.

Conclusion. — La doctrine de saint Augustin sur le sacrifice eucharistique est une pièce maîtresse dans sa conception d’ensemble sur la religion et le salut.

La religion étant l’ensemble des liens qui unissent l’homme à Dieu, le sacrifice est pour le grand évêque l’acte religieux par excellence qui nous fait entrer dès ici bas dans la communion divine, en attendant la communion céleste dans la vision béatifiante.

Le seul vrai sacrifice absolu qui est au centre de l’histoire religieuse de l’humanité, c’est le sacrifice de Jésus au Calvaire in forma servi. C’est par la participation à cet unique sacrifice que le fidè’.e obtient le salut.

De ce sacrifice une seule fois accompli par une immolation réelle, les chrétiens célèbrent la mémoire par l’oblation réelle de la victime jadis immolée, et par la participation à cette victime. Le sacrifice de l’autel est essentiellement relatif au sacrifice de la croix, en tant qu’il le représente réellement et nous en applique le fruit. A l’autel et sur la croix c’est le même prêtre et la même victime, sur la croix s’offrant elle-même dans une immolation sanglante, à l’autel s’offrant avec son corps mystique d’une façon non sanglante sous les traits figuratifs de l’immolation passée par l’Église.

Tel est le sacrifice des temps nouveaux, annoncé par le sacrifice de Melchisédech et par la prophétie de Malachie, institué par le Christ la veille de sa mort, célébré tous les jours pour nous communiquer la vie, le prix de la rédemption, le gage de la vie éternelle. Bref, il atteint excellement le but du sacrifice : il nous fait entrer dans une communauté de vie plus intime avec Dieu, il fait l’unité entre les fidèles et leur chef, l’unité des fidèles vivants entre eux, l’unité de l’Église d’ici-bas avec l’Église du ciel et du purgatoire. Ainsi cst-il le centre de la vie de l’Église.

Par cette doctrine, saint Augustin n’innove point ; il met en une lumière plus vive le point de vue où s’étaient déjà placés les Pères plus anciens : saint Ignace, saint Irénée, saint Cyprien.

Grâce aux formules heureuses qu’il a trouvées pour exprimer les idées traditionnelles et commenter les paroles de saint Paul sur l’unité du corps mystique réalisée par la communion à un tel pain, I Cor., x, 17 et Rom., xii, 5, se gardera dans la théologie postérieur le sens d’un des aspects et des effets les plus profonds du mystère eucharistique : l’unification du corps mystique avec son Chef.

Telle est cependant l’insistance de saint Augustin à mettre en relief cet aspect en face du schisme donatien, que certains de ses commentateurs, oublieux de la complexité de sa pensée, laisseront tomber ses affirmations réalistes sur l’oblation du vrai corps du Christ, pour ne se souvenir que de celles qui concernent le corps mystique. A raison même de sa complexité, la doctrine augustinienne offre des possibilités de développement dans des directions diverses. C’est ainsi que Paschase Radbert pourra intégrer à sa conception très réaliste de l’eucharistie des idées bien authentiquement augustiniennes, tandis que Scot Érigènc, Ratramne et Bérenger, utilisant exclusivement d’autres affirmations du saint Docteur sur le symbolisme eucharistique et l’Église corps mvstique, les feront servir à une conception ultra-spiritualiste qui méconnaît tout un aspect de sa pensée.

IL De saint Augustin a saint Grégoire. — Durant cett période, la doctrine du sacrifice de la messe n’est point au premier plan des préoccupations des Pères.

C’est plutôt dans les liturgies, dans les plus anciens éléments des sacramentaires léonien et gélasien qu’il faut aller chercher un témoignage très précis de la foi vivante de l’Église au sacrifice de l’autel. Les évêques et les Pères continuent sans doute à commenter dans leurs homélies cette liturgie pour les barbares venus du paganisme ou de l’arianisme. Mais leur pensée spéculative est tournée davantage vers la méditation des problèmes de la prédestination et de la grâce. C’est l’époque où l’on discute les doctrines augustiniennes dans le sud de la Gaule, chez les Massilienses. Si l’on expose les doctrines eucharistiques, c’est en reprenant les idées de saint Augustin et de saint Ambroise, et en reproduisant parfois leurs expressions.

En somme, la doctrine du sacrifice de la messe progresse peu ; deux écrivains cependant se distinguent par la précision qu’ils apportent dans l’exposé de cette doctrine : saint Fu’.gence qui traite du sacrifice de la messe dans un sens nettement augustinien, en insistant sur le but de ce sacrifice, l’incorporation au Christ, le pseudo-Eusèbe d’Émèse (Fauste de Riez) qui marche plutôt sur les traces de saint Ambroise, en insistant surtout sur le miracle de la conversion durant la messe.

A Rome.

Saint Léon († 461) « s’attache au

langage évangélique et au langage liturgique, interprétés littéralement ». P. Batilîol, L’eucharistie, p. 313.

A une époque sans controverse eucharistique, il ne parle de l’eucharistie que par allusion, comme d’une vérité admise de tous, pour en tirer un argument dans les controverses christologiques. Mgr Batifîol a relevé les passages des sermons et des épîtres où saint Léon fait plus spécialement allusion au sacrifice de la messe et à la communion. Voir art. Léon I er (Saint), col. 288 et 290.

On en peut tirer les conclusions suivantes : 1. C’est à la cène que le Sauveur a institué le sacrifice eucharistique en enseignant à ses apôtres qualis Deo hostia deberet offerri, en leur donnant les sacrements de la passion et de sa mort. Serm., lviii, 3 et 4, P. L., t. liv, col. 333-335. — 2. Il n’y a qu’une seule oblation, un seul sacrifice qui conduit à leur perfection tous les anciens sacrifices, et qui amène jusqu’aux croyants la

vie qui vient du Calvaire. Nunc etiam, carnalium sacrifieiorum varietale cessante, omnes differentias hostia rum, una corporis et sanguinis lui implet oblatio. Serm., ux. t. liv, col. 341. C’est toujours la même victime qui est olïerte aujourd’hui et qui le fut autrefois, et qui nous applique maintenant les fruits de l’oblation du Calvaire. Voir aussi EpisL, ix. — 3. On doit réitérer dans une même journée l’offrande du sacrifice, lorsqu'à raison d’une afflucncc trop grande on n’a pu satisfaire à la dévotion de tout le peuple par un premier sacrifice. EpisL, ix, 2, t. liv, col. 626 et 627. — 4. Saint Léon emploie dans la même épître ix. au passage cité, le mot missa pour désigner la liturgie eucharistique : sur le mot missa employé dans le même sens, voir Innocent I er, EpisL, xvii, 12, P. L., t. xx, col. 535.

A Ravenne.

Saint Pierre Chrysologue († 450)

n’offre que des allusions, mais pleines de doctrines, à l’eucharistie sacrifice. En quelques lignes sont évoquées à la fois l’identité de la victime de la croix et de la victime de l’autel, la continuité qui existe entre l’incarnation et l’eucharistie, l’efficacité de la communion à la victime de l’autel. Serrn., Lxvii, P. L., t. lii, col. 392.

Sud de la Gaule.

Jean Cassien († 435), comme

saint Pierre Chrysologue à Ravenne, affirme la foi traditionnelle à l’identité du sacrifice de la cène, de la croix et de l’autel ; il montre l’efficacité de ce vrai sacrifice qui arrache les âmes à l’enfer pour les élever au ciel. De cœnob. inst., t. III, c. iii, P. L., t. xlix, col. 124.

Gennade (2e moitié du Ve siècle) dans un parallèle entre le martyr et le communiant, fait allusion au caractère commémorât if de l’eucharistie, De eccl. dogm., c. lxxiv, P. L., t. lviii, col. 997.

Fausle de Riez († 492) est un des écrivains du v° siècle dont le langage eucharistique est le plus précis ; il a lu saint Cyprien, saint Augustin, surtout saint Ambroise. L’homélie Magnitudo qui lui est attribuée représente une tradition doctrinale qui est en partie grecque et en partie ambrosienne ; c’est « le langage ambrosien mis au point des controverses du temps de saint Cyrille ». P. Batiffol : Noiwelles éludes documentaires sur la sainte eucharistie, dans Revue du Clergé Français, t. lx, p. 540.

On a dit à l’art. Eucharistie, col 1180, combien son langage est précis en ce qui concerne le miracle de la conversion substantielle qui s’opère à la consécration. Il ne l’est pas moins touchant le sacrifice de l’autel, son caractère commémoratif, son efficacité essentiellement relative à celle du sacrifice du Calvaire, sa nature qui consiste dans l’offrande de la rédemption. El quia corpus assumptum ablaturus erat ab oculis nostris… necessarium erat ut nobis in hac die sacramentum corporis et sanguinis sui consecraret, ut coleretur vel jugitsr, jure per mgsterium, quod semel ofjerebatur in pretium ; ut quia quotidiuna et indefessa currebat pro hominum salute redemptio, perpétua essel redemptoris oblatio. el perennis illa victima viveret in memoria et præsens semper esset in gralia. Vera, unica et perjecta hoslia fide existimanda, non specie ; nec exterioris censenda visu hominis, sed interioris afjectu… Hom. Magnitudo, P. L., t. xxx, col. 272.

Ainsi, nous célébrons à l’autel, sous le voile du mystère ce qui a été offert une fois sur la croix pour notre rançon ; c’est l’offrande perpétuelle de la rédemption pour que la victime éternelle vive sans cesse dans le souvenir, et soit toujours présente avec la même efficacité. Oblation de la victime du Calvaire, la messe dans son acte central, la consécration, est l'œuvre du prêtre invisible qui opère, parles paroles efficaces de l’institution, la conversion miraculeuse des éléments en son corps et en son sang.

La fortune des idées et des formules de Lauste de Riez sera très grande au Moyen Age ; voir M. Lepin, L’idée du sacrifice de ht messe. Paris, 1926, p. 1 4-47. Les défenseurs du réalisme eucharistique utiliseront cet auteur qu’ils citeront sous le nom d’Eusôbe d'Émèse, pour exposer l’idée de conversion substantielle.

Saint Avit de Vienne († 518), dans sa lettre à Gondebaud, nous renseigne surtout sur la signification du mot missa… Missam facere veut dire d’une façon générale renvoyer ; on faisait le renvoi non seulement dans les églises mais dans les prétoires. Epist., i, P. L., t. lix, col. 199. C’est ainsi que le mot était employé depuis longtemps pour désigner le renvoi des catéchumènes du service eucharistique. S. Augustin, Serm., lxix, 8, P. L., t. xxxviii, col. 324. Voir Rottmanner, Ueber neuere und altère Deutungen des Wortes Missa, dans Tùbinger theol. Quartalschri/t, 1883, p. 531-557 ; Fortescue, La messe. Étude sur la liturgie romaine, trad. Bourlinhon, p. 526-528 ; Batiffol, Leçons sur la messe, p. 166 et 167. On le retrouve employé dans le même sens au début du vie siècle par un concile de Lérida en 524, can. 4. Mansi, Concil., t. viii, col. 613.

L'évêque de Vienne aime à se représenter le mystère chrétien comme la prise de possession par le peuple fidèle de l’héritage que le Christ lui a laissé par testament. Ce testament nous livre non pas ses biens seulement, mais sa substance, son corps et son sang. C’est à la veille de sa mort qu’il a institué l’ordre de ce libamen éternel. Ex sermone de natali calicis, P. L., t. ux, col. 321.

En comparant dans un poème la messe à la manducation pascale, il laisse entendre que l’un et l’autre repas sacrificiel supposent une immolation. De quelle nature, il ne nous le dit point :

Tu cognosce tuam salvanda in plèbe figuram. Ut quoeumque loco sanctus mactabitar Agnus, Atque cibo sanction porrexerit hostia corpus Rite sacrum, celebret vitse promissa sequentis.

Poem., v, P. L., t. lix, col. 360 D.

Mutianus le scolastique (vi° siècle). — Par la traduction des homélies de saint Jean Chrysostome qu’il exécuta à l’instigatioh de Cassiodore, cet" auteur va faire connaître aux théologiens latins la riche doctrine de l’illustre commentateur grec sur le sacrifice eucharistique. En particulier, la passage de l’hom. xvii qui aborde la question de l’unité du sacrifice chrétien va devenir classique.

D’après l'Épître aux Hébreux, nous n’avons qu’une seule hostie, et elle n’a été offerte qu’une fois. Comment cependant pouvons-nous l’offrir tous les jours ? Voici la réponse de Jean Chrysostome : l’unité de sacrifice se tire de l’unité de victime ; c’est toujours la même victime qui est offerte à l’autel et sur la croix. Il faut citer le texte :

In Christo semel ohlata est (hostia potens ad saiutem sempiternam). Quid ergo nos ? Nunc per singulos dies offerimus : offeriimis quidem, sed ad recorclationem facientes mortis ejus ; et una est liœc hostia, non moitié. Quomodo una est et non multse ? Kt quia semel oblata est illa, ohlata est in sancta sanctorum ; hnc aulrm sacrificium exemptât est illius. Idipsum semper offerimus ; nec nunc quidem alium agnum, crastina alium, sed semper idipsum. Proindeunum est hoc sacrificium… t’nus ubique est Christus, et hic plenus existens et illic plenus, iinum corpus. Sic-ut enim qui ubique offertur unum corpus est, ila etiam et iinum sacrilicium. Pontifex autein noster ille est qui hostiara mundantem nos obtulit. Ipsam offerimus et nunc, quæ tune oblata quidem consumi non potest. Hoc autem quod nos facimus, in commémorât ! >nem quidem fit ejus quod factum est. i Hoc enim facile, inquit, in meam commemorationem. Non aliud sacrificium sicut pontifex, sed idipsum semper farinais magis autem recordationem sacrifîcii operamur. Enarratio in epistolam ad Hebrseos, hom. xvii, : i, /'. '>'., t. i.xui, col. 349-350. 979

MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA FIN DU Ve SIÈCLE

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Sur la fortune de ce texte chez les théologiens postérieurs, voir Lepin, op. cit., p. 43 et 44.

En Afrique.

Saint Fulgence de Ruspe.  —

Tandis que les auteurs précédents, à la suite de saint Ambroise, s’en tiennent au réalisme liturgique et insistent sur la présence à l’autel de la victime du Calvaire, l'évêque de Ruspe, aussi fidèle disciple de saint Augustin dans sa doctrine eucharistique que dans son enseignement sur la grâce, va encore accentuer le point de vue de son maître et envisager tout particulièrement la messe comme l’oblation du corps mystique du Christ.

A travers ses écrits, le sacrifice eucharistique nous apparaît par rapport à la croix comme une commémoraison et une action de grâces, par rapport ajix fidèles comme l’acte de l’Esprit-Saint qui les incorpore au Christ.

a) La messe comfhémoraison et action de grâces de l’immolation passée. — Le sacrifice de l'Église est essentiellement commémoratif et figuratif d’une immolation passée ; c’est pourquoi il est d’abord une action de grâce pour l’immolation rédemptrice. Ideo in ipso sacrifieio corporis Christi a gratiarum actione incipimus ut Christum non dandum, sed datum in veritate monstremus, et in eo quod gratias agimus Deo in oblatione corporis et sanguinis Christi, cognoscamus non adhuc occidendum Christum pro noslris iniquilatibus, sed occisum nec redimendos nos illo sanguine, sed redemptos. Epist., xiv, 44, P. L., t. lxv, col. 432 C.

Même idée dans le De ftde, I. I, 60, col. 699 : In Mis enim carnalibus victimis, significatio carnis fuit quam… ipse fuerat oblaturus, in isto autem sacrifieio, gratiarum actio et commemoratio carnis Christi quam pro nobis obtulit.

b) L’activité de l’Esprit-Saint dans le sacrifice eucharistique en vue de l’incorporation des fidèles au Christ. — Saint Augutin avait déjà faits allusion à l’intervention de l’Esprit-Saint dans le sacrifice. Cidessus, col. 974. Son disciple fut amené à préciser le sens, la nature, les conséquences de cette intervention.

Fulgence se pose ex professa la question de savoir pourquoi l’on demande à la messe l’envoi de l’EspritSaint. Car scilicel si omni Tiinitati sacrificium offertur, ad sanctificandum oblationis nostræ munus, Sancti Spirilus tantummissio postuletur ; quasi vero ipse Pater Deus sacrificum sibi oblalum sanctificare non possit ; aut ipse Filius sanctificare nequeal sacrificium corporis sui quod offerimus nos… aut ila Spiritus Sanctus ad ronsecrandum Ecclesiw sacrificium miltendus sit, tanquam Pater aut Filius sacrificantibus desil ? Ad Monimum, II, vi, P. L., t. i.xv, col. 184.

On demande cet envoi, répond-il, pour que l’Esprit vienne mettre dans le cœur des fidèles les dons d’unité et de charité ; ainsi contribuera-t-il à édifier le corps mystique du Christ, comme il a fait naître son corps historique du sein de la vierge Marie. Ipsa ergo gratia spirilalis per unilatem pacis et caritatem corpus Christi per dies singulos œdificare non desinit, quæ in utero Virginis donum sapientiæ quod est capul hujus corporis fabricavit. Ibid., Ti, col. 189. Ainsi nous donnera-t-il d'être les membres véritables de ce corps mystique dont nous possédons l’expression sensible sur l’autel. Dono autem carilatis hoc nobis confertur ut hoc in veritate simus quod in sacrifieio mijstice celebramus. Ibid.

Bref, l’activité sacrificielle de l’Esprit-Saint à la messe est ordonnée à l'édification progressive de ce corps mystique du Christ. C’est le développement d’un des aspects de la doctrine augustinienne. Saint Fulgence, à la différence des Grecs, se tait sur l’activité de l’Esprit touchant la conversion des éléments eucharistiques. L’idée de conversion substantielle est en dehors de sa perspective, comme elle avait été en dehors de celle de saint Augustin.

Cette doctrine de l’incorporation des fidèles au corps mystique du Christ par l’Esprit entraîne pour Fulgence des conséquences touchant la portée des sacrifices qui se font en dehors de l'Église, et touchant la nécessité de l’eucharistie pour le salut. Ceux qui sont séparés du corps mystique ne peuvent avoir l’Esprit qui réside dans l'Église : leurs sacrifices sont donc privés de l’action sanctificatrice de cet Esprit divin et ne peuvent être acceptés de Dieu. Solius enim Ecclesiie Deus delettatur sacrificiis quie sacrificia Deo facit imitas spirilalis. Ad Monim., II, xi, col. 191. Pour devenir eux-mêmes un sacrifice agréable à Dieu et l’offrir, les hérétiques et schismatiques doivent revenir à l’unité catholique. II, xii col. 192.

Saint Fulgence semble bien étranger ici à l’idée qu’un schismatique, en prononçant les paroles sacramentelles, puisse consacrer validement le corps du Christ. Il se tait tout au moins sur cette question précise. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est l’incorporation mystique au Christ qui lui apparaît impossible en dehors de l’unité catholique.

En tout ceci, n’est-il point dans la tradition de l'Église africaine, d’un saint Cyprien en particulier pour qui il n’y avait point de baptême valide en dehors de l'Église catholique ? Il faudra les analyses de la théologie classique au xi c et au xiie siècle, touchant les distinctions à faire entre validité et efficacité du sacrifice, entre corps historique et corps mystique du Christ, pour faire la lumière complète sur la question de la valeur des sacrifices en dehors de l'Église. Voir M. de la Taille, Mijsterium fidei, c. vi, p. 395-430.

Une autre conséquence de la doctrine de Fulgence sur l’incorporation mystique par l’Esprit, c’est la façon dont il comprend la nécessité de l’eucharistie. — L’Esprit-Saint a déjà commencé son œuvre d’incorporation du fidèle au Christ par le baptême ; aussi point n’est absolument besoin du sacrifice eucharistique pour obtenir le salut d’une âme déjà unie au Christ par ce sacrement. Le baptême en effet nous fait déjà membres du Christ, non seulement participant, mais hosties de son sacrifice. Notre incorporation est commencée de ce fait. Le baptisé par la régénération devient ce qu’il vient chercher à l’autel : fit quod est de sacrifieio sumpturus altaris. Epist., xii, 24-26, col. 390-392. Nous avons ici un écho de la doctrine augustinienne dans les sermons Ad infantes. L'évêque de Ruspe, de fait, cite ici tout un de ces sermons, col. 391 et 392.

Ainsi, dans le pratique, le fidèle mourant avec le seul baptême ne se trouve point privé de la participation du sacrement eucharistique, quand il se trouve être lui-même déjà par le baptême ce que se sacrement signifie, un membre du corps du Christ. Quando ipse hoc quod illudsæramentumsignificatinvenitur, col. 392.

L’insistance de saint Fulgence à mettre en relief l’idée de l’oblation du corps mystique, et à voir dans l’incorporation au Christ le but principal de l’eucharistie, l’amène à laisser dans l’ombre l’aspect réaliste de la pensée augustinienne touchant l’oblation du corps du Christ jadis immolé. Il ne méconnaît pas pour autant cet aspect ; il sait affirmer à l’occasion la portée salutaire du sacrifice de l’autel : Sacramentum corporis sui et sanguinis dédit quod ad salulem fidelium oportebal inslilui. Epist., xiv, 43, col. 431. Il distingue dans l’eucharistie comme deux réalités dont l’une normalement produit l’autre : la participation objective au corps et au sang du Christ, et la commémoraison subjective de la passien. Nam et ipsa participatio corporis et sanguinis Domini, cum ejus panem manducamus et calicem bibimus, hoc utique nobis insinuât ut moriamur mundo et vitam nostram habcamus cum Christo in Deo… Sic fit ut omnes fidèles qui Deum et proximum diligunt, etiamsi non bibant calicem corporeie 98 1

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passtoais, bibant tamen calicem dominicæ caritalis. Contra Fabinn.. fragin. xxviii, col. 789-790.

III. De saint Grégoire a l'époque de Charlemagne. — Parmi les écrivains ecclésiastiques dont le témoignage sur le sacrifice de la messe mérite d'être relevé à cette époque soit pour sa valeur propre, soit pour l’autorité qu’il a exercée sur les âges suivants, il faut citer tout d’abord saint Grégoire le Grand, puis saint Isidore de Séville, le vénérable Bède et le pseudoGermain. On ne peut méconnaître non plus l’inlluence de la piété populaire sur le mouvement théologique à cette époque.

1° Saint Grégoire le Grand († 604). — Moraliste plus que théologien spéculatif, plus soucieux de transmettre au peuple chrétien dans ses Homélies et Dialogues les vérités substantielles qu’il a recueillies ; > l'école d’un Augustin ou d’un Ambroise, que de pousser encore l’analyse de ces doctrines, Grégoire excelle à les envisager sous leur aspect pratique. C’est ainsi qu’admirablement adapté au caractère du peuple et du clergé de l'époque, il fait ressortir avant tout devant eux l’efficacité de la messe pour obtenir les grâces les plus diverses, et en particulier la délivrance des âmes du purgatoire. Par les enseignements, les récits ou légendes de ses Dialogues et de ses Lettres, il ouvre une nouvelle voie qui sera fréquentée par tout le Moyen Age. Enseignements et Técits, si souvent cités, contribueront beaucoup à faire l'éducation eucharistique des générations suivantes. Sur leur influence, voir Ad. Franz, Die Messe im deutschen Mittelalter, p. 1-10, et Lepin, op. cit., p. 40. 41.

1. Signification du mot « messe ». — Le mot de messe, que nous avons vu employé par Avit au sens de congé et de renvoi, reçoit au temps de saint Grégoire et même avant ce pape l’acception que nous lui connaissons aujourd’hui. C’est alors qu’il commence à devenir l’expression technique du sacrifice eucharistique. Grégoire l’emploie sous sa forme plurielle : missarum solemnia. Voir P. Batiffol, Leçons sur la messe, p. 107. La forme plurielle missæ, missarum solemnia, se maintint au Moyen Age. pense Fortescue, peut-être comme un souvenir des deux anciennes missæ, celle des catéchumènes et celle des fidèles. La messe, p. 527.

Plus éclairantes sur le caractère sacrificiel de l’eucharistie sont les expressions suivantes que l’on retrouve souvent sous la plume de Grégoire : immolatio sacrée oblationis, hosiiam salutarem immolare, offerre sacrificium victimæ salutaris, hostiam sacrse oblationis immolare, oblatio sacramenti, offerre sacra mysteria. Voir Dialogues, passim. surtout IV, lv, lvii, lviii, lix, P. L., t. lxxvii, col. 416 sq.

2. Xalure et efficacité de la messe.

On trouve à la fin des Dialogues un passage classique qui dit clairement la nature et l’efficacité du sacrifice eucharistique : « Il nous faut donc à fond mépriser le siècle présent, et offrir à Dieu chaque jour un sacrifice de larmes, chaque jour l’hostie de sa chair et de son sang. Car voilà la victime unique qui sauve l'âme de la mort éternelle, qui renouvelle mystérieusement la mort de ce Fils unique, qui, bien que ne pouvant plus subir la mort depuis sa résurrection, et quoique vivant d’une vie immortelle et incorruptible, est cependant immolé de nouveau pour nous dans ce mystère de l’oblation sacrée. C’est bien en effet son corps que l’on y reçoit, sa chair qui est partagée pour le salut du peuple, son sang qui est répandu, non plus par les mains des infidèles, mais dans la bouche des croyants. Songeons donc à ce qu’est pour nous ce sacrifice qui pour notre pardon reproduit sans cesse en l’imitant la passion du Fils unique. Car, qui donc parmi les fidèles pourrait en douter'? A l’heure de l’immolation, les cieux s’ouvrent à la voix du prêtre, les chœurs des anges sont présents à ce mystère de Jésus-Christ.

Le ciel et la terre sont associés ; c’est l’union entre ici-bas et lù-haut, l’unité entre le monde visible et l’invisible. Mais il est nécessaire qu’en accomplissant ces choses nous nous immolions nous-mêmes dans la contrition du cœur : car nous qui célébrons les mystères de la passion du Seigneur, nous avons le devoir d’imiter ce que nous accomplissons. Alors vraiment l’hostie sera offerte à Dieu pour nous, lorsque nous nous serons faits nous-mêmes l’hostie » Dial., t. IV, c. lviii, lix, P. L., t. lxxvii, col. 425, traduction Lepin, op. cit., p. 40 et 81. Même idée sur l’efficacité toute spéciale du sacrifice de l’autel. Homil. in Ev., t. II, xxxvii, 7, t. lxxvi, col. 1278 D : Mactemus in ara ejus hostias placationis… Singulariter namque ad absolutionem nostram oblata cum lacrymis… hostia suffragatur, quia is qui in se resurgens a morluis, jam non moritur, adhuc per hanc in suo mysterio pro nobis iterum patitur. Nam quoties ci hostiam suæ passionis offerimus, toties ad absolutionem nostram passionem illius reparamus.

Ces deux textes vont à montrer l’efficacité du sacrifice de la messe pour les vivants. C’est en partant du principe qu’il vaut mieux se libérer à l'égard de la justice divine soi-même de son vivant que d’attendre d’autres sa libération après sa mort, que saint Grégoire est amené à dire comment le sacrifice de l’autel peut servir à cette libération.

La raison de son efficacité se tire de sa nature qui comporte une double immolation sacrificielle : celle de la victime du Calvaire, et celle des fidèles qui doivent imiter la passion. Ce n’e§t point à dire que la messe renouvelle effectivement l’immolation sanglante du Calvaire, le Christ ne meurt plus, il ne subit aucune modification réelle, il est incorruptible, mais elle imite, elle reproduit par mystère, c’est-à-dire par manière de symbole expressif, la passion du Seigneur, elle comporte sur l’autel au moment de l’immolation quotidienne la présence de la victime jadis immolée en vue d’unir le ciel à la terre.

Le caractère représentatif de l’immolation eucharistique consiste en ce fait que le corps du Christ est pris et partagé pour le salut du peuple, que son sang est répandu dans la bouche des fidèles : « C’est donc à la communion que le saint docteur voit réalisé le rappel sensible de la passion. » Lepin, op. cit., p. 87. Saint Grégoire aime à illustrer cette doctrine de l’utilité du sacrifice pour les vivants par des exemples : entre autres celui de cette femme qui faisait offrir le sacrifice pour son mari captif et obtenait que les liens du prisonnier tombassent tous les jours à cette heure. Dial., IV, lvii, t. lxxvii, col. 424.

A la suite de saint Augustin, le grand pape montre aussi l’efficacité de la messe, pour les défunts. Il le fait avec d’autant plus d’insistance que s'épanouit alors davantage dans la conscience chrétienne, la croyance à la communion des saints et au dogme du purgatoire. « Le dogme du purgatoire, en se dégageant complètement à l'époque que nous étudions, entraîne comme conséquence une estime de plus en plus grande de la messe comme sacrifice expiatoire et propitiatoire, et comme moyen de soulager les défunts. Saint Grégoire a sur ce point donné, surtout par ses Dialogues, une impulsion décisive. A l’interrogation de Pierre : Quidnam ergo esse polerit quod mortuorum valeat animabus prodesse ? le pape répond :.S7 culpse posl morlem insolubiles non sint, mullum solet animas eliam post mortem sacra oblatio hostile salutaris adjuvare, ita ut hanc nonnunquam ipsse defunctorum animie expeterc oideantur, et il raconte immédiatement à l’appui (le son assertion deux traits dont le second est l’origine de la dévotion du trentain grégorien. Dial., IV, lv. Cette indication de saint Grégoire a été suivie et elle a dû contribuer pour sa part à introduire os :  ;

MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT ISIDORE

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l’usage des messes basses ou privées qui font leur apparition vers son époque. » fixeront, Histoire des dogmes, 3° édit., t. iii, p. 386.

3. La misse apostolique.

Nous n’avons pas à nous occuper ici de l’activité liturgique du grand pape ; mais il faut souligner du point de vue théologique ce qu’il dit dans sa lettre à Jean de Syracuse sur la place du Pater à la messe, aux origines et à son époque. Epist., IX, 12, t. lxxvii, col. 957. « Nous disons la prière du Seigneur immédiatement après le canon, inox post precem, parce que c'était la pratique des apôtres de consacrer l’offrande du sacrifice, oblalionis hostiam, par cette seule prière, ad ipsam solummodo orationem ; aussi il me paraissait bien regrettable que nous dussions, dire la prière, preeem, que quelque savant a composée sur l’oblation sans avoir à dire la prière transmise par notre Rédempteur, sur son corps et son sang, et ipsam tradilionem quant Redemptor noster composuit super ejus corpus et sanguinem non diceremus. »

Il nous paraît clair que saint Grégoire oppose ici la propre prière du Seigneur, le Pater, à la prière, le canon, composée par un savant, scholasticus. On peut en conclure qu’aux yeux de Grégoire cette prière — le canon — composée par un scholasticus n’a pu être employée par les apôtres, puisqu’elle n’existait pas alors. Saint Grégoire n’a point ici la pensée que le texte du canon est d’origine apostolique.

Il semble clair aussi qu'à Rome au temps de saint Grégoire on ne disait pas le Pater sur l’hostie consacrée, quoiqu’au temps de saint Augustin on le disait déjà en Afrique. C’est le pape Grégoire qui a inauguré à Rome l’usage de le dire aussitôt après le canon. Pour quelle raison a-t-il fait ce changement ? Il semble nous le dire en déclarant que les apôtres consacraient en récitant seulement l’oraison dominicale, qu’il oppose nettement à la prière liturgique courante. Amalaire, sur la foi de cette lettre, n’hésitera pas à admettre le pouvoir consécrateur du Pater. Liber officialis, IV, xxvi, Ribl. nat., cod. lat. 9421, d’après M. Andrieu, Immixtio et consecratio, p. 34 et 35. On se souviendra encore longtemps de cette prétendue consécration apostolique par la seule récitation du Pater chez les liturgistes postérieurs : ainsi Honorius d’Autun, Gemma animas, III, xevi, P. L., t. clxxii, col. 667 et 668 ; un missel du xii° siècle de Colmar cité dans Andrieu, p. 34 et 35, n. 4 ; ainsi encore Bernon de Reichenau, P. L., t. clxii, col. 1055 à 1057. On pourrait aisément multiplier ces exemples, qui se retrouveraient jusqu’au xve siècle.

Aussi de nombreux savants, Bona, De la liturgie, trad. Lobry, Paris, Vives, 1874, 1. 1, p. 147-149, L. Duchesne, Origines du culte chrétien, 4e édit., p. 187, n. 2, Vacant, Histoire de la conception du sacrifice de la messe, p. 25, Fortescue, La messe, p. 478, J. Brinktrine, Der MessopferbegrifJ, admettent-ils l’interprétation proposée par les liturgistes anciens et voient dans cette assertion de saint Grégoire une méprise du grand pape. Probst cependant est d’un avis différent ; il voit dans ipsa oratio une allusion au canon ; parce que, dit-il, lorsque saint Grégoire veut parler du Pater il ajoute toujours l'épithète dominicale. Voir Fortescue p. 478. Mgr Batiffol adopte cette manière de voir. L’eucharistie, 7° éd., p. 353 ; de même Casel, dans Jahrbuch fur Lilurgiemvissenschaft, Murster-en-W., 1924, p. 176.

Quoi qu’il en soit de cette opinion sur la messe apostolique, il reste que le grand pape est à l’aurore du Moyen Age le théologien de l’efficacité du sacrifice eucharistique : il est l’initiateur du mouvement qui va pousser le clergé et les fidèles à envisager spéeulativement la messe surtout dans ses effets, et à chercher pratiquement à mieux s’en approprier les fruits.

2° Saint Isidore de Sêuille († 636). — A côté de saint Grégoire, l'évêque de Séville est un des maîtres les plus écoulés du haut Moyen Age sur la théologie de la messe.

On doit chercher chez lui moins un système personnel d’idées bien liées sur l’eucharistie sacrifice qu’un écho autorisé des témoignages des Pères, et particulièrement de saint Augustin touchant cette question. Il procède à ce sujet, selon sa méthode habituelle, par voie d’analyse d'étymologies ou de définitions. C’est ainsi qu’on trouvera sa pensée sur la messe dans une explication des notions connexes de sacrifice, d’oblation, de sacrement. Isidore connaît encore le mot missa dans le sens de renvoi : Missa, tempore sacriflcii, est quando cedechumeni feras mittuntur. Etym., l, xix, 4, P. L., t. lxxxii, col. 252. La messe est pour lui le vrai sacrifice des chrétiens. Jubilamus in illo scilicet vero sacrificio, cujus sanguine salvatus est mundus. De eccl. ofj., i, xiv, t. lxxxiii, col. 752.

Ce sacrifice institué par Jésus-Christ à la cène consiste pour nous à faire ce que le Maître a fait. Ibid., i, xviii, col. 754. L’eucharistie est un sacrifice parce qu’elle comporte une sanctification, une sacrification, une consécration des éléments offerts. Le sacrifice, en effet, fait passer une chose de l'état profane à l'état sacré.

Le sacrifice est ainsi appelé, en tant que chose faite sacrée (quasi sacrum factum) parce que, par le moyen d’une prière mystique, il est consacré en mémoire de la passion du Seigneur pour nous. Nous appelons donc sur son ordre corps et sang du Christ ce qui, étant pris des fruits de la terre, se trouve sanctifié et devient sacrement par l’opération invisible de l’Esprit de Dieu. Ce sacrement du pain et du calice, les Grecs l’appellent eucharistie, ce qui signifie en latin bonne grâce. Et qu’y a-t-il de meilleur que le corps et le sang du Christ ? Etym., VI, xix, 38, t. lxxxii, col. 255.

Ainsi la messe comme sacrifice supposera d’abord une oblation du pain et du vin que l’on apporte sur l’autel en vue de les sacrifier c’est-à-dire de les rendre sacrés : Fertum enim dicitur oblatio quæ altari ofjertur et sacrificatur a pontifteibus, a quo ofjertorium nominatur. Ibid., 24, col. 254.

Ce n’est point ici une oblation quelconque, mais une oblation sacrificielle. On peut offrir en effet des dons d’argent ou proprement un sacrifice. Il s’agit ici d’un sacrifice, sacrificium autem est viclima, et quæcumque cremantur in ara, seu ponuntur. A la messe, il s’agit d’une consécration du pain et du vin qui peut être dite immolation : Immolatio ab antiquis dicta eo quod in mole altaris posita victima cœderetur, unde et maclalio post immolationem est. Nunc autem immolatio pani et calici convenit, libatio autem tantummodo calicis oblatio est. Ibid, 31.

Comment se fait cette consécration ? Par la vertu de l’Esprit-Saint qui opère, durant la sexta oratio, entre le Sanctus et le Pater, la « conformation » de l’oblation au corps et au sang du Christ. De eccl. ofjic, I, xv, t. lxxxiii, col. 752-753. Saint Isidore n'écarte point par là l’utilité et la nécessité des paroles de l’institution. De substantia sacramenti sunt verba a sacerdote in sacro prolata mgsterio scilicet : Hoc est corpus meum. Epist., vii, ad Redemptum, t. lxxxiii, col. 905. Au terme de la consécration des éléments, il y a le sacrement du corps du Christ : Sanctipcata tamen per Spiritum Sanctum in sacramentum divini corporis transeunt. De eccl. offic, I, lviii, t. lxxxiii, 4, col. 755 ; cf. Etym., VI, xix, 38, t. Lxxxii, col. 255. Dans la communion, les fidèles recevront la réalité invisible, la virlus divina qui se cache sous les apparences visibles du pain et du vin : Cette réalité, qu’Isidore nomme « conformation du sacrement avec le corps du Christ », c’est le corps du Christ, manifestum est enim eos viverc qui corpus ejus attingunt. De ceci. o)J., I, xviii, 8, t.Lxxxiii col. 750. Isidore regarde le sacrifice de la messe non seulement comme utile aux vivants dans la communion, mais comme utile aux fidèles défunts pour la rémission de certains de leurs péchés : il en appelle pour l’établir aux paroles du Maître. Mat th..xii, 32, à la coutume apostolique et à saint Augustin, De civitate Dei, XXI, xxiv, et De cura pro mortuis, c. i et xxviii.

Dans l’ensemble de sa doctrine, il s’inspire surtout du Docteur d’Hippone. Avec lui, il insiste sur le rôle de l’Esprit-Saint d’une part, de la prière mystique d’autre part, dans la consécration des éléments. Plus nettement que lui il met en relation l’idée de consécration avec l’idée foncière du sacrifice.

En résumé, d’après Isidore de Séville, la messe est un sacrifice en tant qu’elle est « la sanctification », la « consécration », « la sacrification » des éléments eucharistiques ofïerts sur l’autel, par la vertu du Saint-Esprit au moment de la prière mystique. Cette consécration a pour effet d’élever les éléments à la dignité de sacrement du corps du Christ, de donner aux fidèles la réalité et la vertu de ce corps, de remettre les péchés des fidèles qui sont en purgatoire. Elle est faite en mémoire de la passion. Cette définition est anthropocentrique, elle va à nous dire beaucoup plus ce qu’est pour nous le sacrifice dans ses effets, qu’à expliquer ce qu’il est par rapport à Dieu.

Bède le Vénérable († 735). —

Esprit encyclopédique comme Isidore de Séville, comme lui disciple de saint Augustin, il est avec lui l’une des voix écoutées qui font connaître aux théologiens de l’époque carolingienne d’abord, aux écrivains du Moyen Age ensuite, les vérités traditionnelles sur la messe. Dans ses Homélies et Commentaires, il tend surtout à montrer dans la messe la perpétuelle commémoraison qui rappelle symboliquement et efficacement la passion et la mort du Christ.

1. La messe commémoraison symbolique de la passion.

Le symbolisme des éléments consacrés est développé dans le sens augustinien et isidorien ; Bède insiste comme ses prédécesseurs sur la nécessité de mêler l’eau au vin pour que le tout symbolise l’offrande du corps mystique. In Luc., t. VI, P. L., t. xcii, col. 597 ; voir aussi De tabern., t. II, c. ii, t. xci, col. 428 ; Exp. in Lev., vii, t. xci, col. 343.

Geiselmann, Die Eucharistielehre der Vorscholastik, Paderborn, 1926, p. 48, cite une série de textes où Bède pousserait très loin ce symbolisme et présenterait les sacrements, et particulièrement l’eucharistie comme une « compensation » de la présence personnelle du Sauveur. « Pour Bède, écrit-il, les sacrements sont un remplacement (Ersatz) de la présence personnelle. Ils sont le manteau laissé sur terre par Élie. En montant au ciel le Maître a laissé à l’Église les sacrements, les signes de l’humanité qu’il avait prise (Homil., t. II, ix, P. L., t. xciv, col. 180). L’eucharistie, elle aussi, est un remplacement (Ersatz) de la présence personnelle. Le mystère eucharistique est aussi le tombeau vide du matin de Pâques. Les anges qui entourent le mystère du Corps du Christ sont les consolateurs de notre regret de ne pas trouver le corps du Seigneur (Homil., t. II, iv, ibid., col. 151, 152). » Nous expérimentons, d’ailleurs, positivement la présence de la divinité du Sauveur dans l’eucharistie. Si au lendemain de sa résurrection il n’est plus présent par son humanité qui est au ciel, il est présent divinitus, par sa divinité qui remplit le ciel et la terre, à tous ceux qui le désirent. Il nous sera ainsi présent particulièrement dans la fraction du pain, cum sacramentum ejus corporis, casta ac simplici conscientia sumimus. Homil., t. II, iii, t. xciv, col. 148. — Si les saintes femmes cherchaient avec tant d’ardeur le corps mort de Notre-Seigneur, combien plus convientil que nous, qui le savons ressuscité des morts, monté aux cieux, partout présent par la présence de sa divinité, qui potentia diuinæ majestatis ubique prwsenlem cognovimus, nous nous tenions avec révérence sous ses regards et célébrions ainsi ses mystères ! Ibid., ]. II, iv, col. 150.

Dans ces passages, Bède évidemment ne parle point de multilocation d’un même corps, mais d’ubiquité de la divinité du Sauveur ; il semble qu’il oppose ici l’habitation localisée du corps du Christ au ciel, à l’omniprésence de sa divinité sur la terre : il s’orienterait ainsi, du moins dans ces textes, vers « un spiritualisme excessif ». Geiselmann, op. cit., p. 49.

Mais il ne faut pas que ces textes, qui semblent faire abstraction de la présence de la victime du Calvaire à l’autel, fassent oublier d’autres textes très clairs, où Bède affirme qu’à l’autel nous offrons le corps et le précieux sang qui nous a rachetés, corpus sacrosanctum et preliosum Agni sanguinem quo a pecc(dis redempti sumus, denuo Deo in profectum nostræ salutis immolamus. Ibid., t. II, i, col. 139.

2. La messe comme mémorial efficace de la passion.

La messe est un sacrifice dont celui de Melchisédech était la figure, « que Jésus-Christ a offert le premier, et qu’il a confié à l’Eglise pour qu’elle l’offrît perpétuellement en rémission des péchés ». Hexæm., t. III, t. xci, col. 151.

Comme à la cène et au Calvaire, le Christ est offert sur l’autel in remissionem peccatorum. Sans doute, le baptême remet aussi les péchés, Homil., t. I, xiv, t. xciv, col. 75, mais l’efficacité spéciale du sacrifice de la messe pour effacer les péchés lui vient de ce qu’il contient, et de ce que l’on y reçoit le corps et le sang rédempteurs. Cum panis et vini creatura in sacramentum carnis et sanguinis ejus incfjabili Spiritus sanctifteatione trans/ertur, sicque corpus et sanguis illius non infidelium manibus ad perniciem ipsorum junditur et occiditur sed fidelium orc sumitur ad salutem. Ibid.

Pour conférer aux éléments sacrificiels cette efficacité, il faut une double action divine : celle de l’EspritSaint qui les sanctifie, relie du Christ présent surl’autel qui les consacre. Jésus… altaribus sacrosanctis inter immolandum, utpote proposita consecralurus adesse non dubitatur. In Luc, t. VI, t. xcii, col. 597 D. Rien d’étonnant qu’au terme de cette action, il y ait sur l’autel comme aliment offert aux fidèles la chair de la victime jadis immolée au Calvaire, convivium, caro et sanguis. In Gen., iv, xxxi, t. xci, col. 217 D et 259 B ; In Samuel, t. I, c. ii, t. xci, col. 506 C ; Homil., t. II, xxiii, t. xciv, col. 261. Cette participation au corps et au sang du Christ est d’une si haute valeur que, sans elle, il n’y a pas de vie éternelle. Hexæm., t. III, t. xci, col. 151 C.

Il n’y a donc point de doute, Bède est un témoin de la doctrine du réalisme sacrificiel de la commémoraison eucharistique. On peut souligner chez lui le souci augustinien de distinguer entre le sacramentum et la virtus sacramenti, d’établir un étroit parallèle entre le baptême et l’eucharistie, de concevoir le contenu du sacrement de l’eucharistie comme une vertu ; le fait aussi de parler avec insistance de l’absence du corps du Christ ici-bas d’une part, et de l’omniprésence active de sa divinité surtout dans la fraction du pain d’autre part ; tout cela dénote sans doute une tendance à voir surtout dans l’eucharistie Paspecl spiritualiste et dynamique.

Mais ne voir que cet aspect serait méconnaître ce réalisme traditionnel qu’il reçoit de ses prédécesseurs, et particulièrement de la liturgie : il utilise en même temps qu’Augustin, Ambroise, Grégoire, Isidore de Séville et d’autres ; dans son milieu il trouve la liturgie

romaine, le sacramentaire grégorien, les Ordines romani, des livres du type gélasien. Il est ainsi à la fois l'écho vivant de ce réalisme liturgique et traditionnel, et des tendances spiritualistes dynamiques de l’augustinisme.

La messe est pour lui le sacrifice dans lequel l'Église, instrument de l’action divine du Fils et de l’EspritSaint, offre ce que Jésus-Christ a offert à la cène : le pain et le vin destinés à devenir le corps et le sang du Christ. Ces éléments consacrés deviennent le sacrement du corps du Christ pour la rémission des péchés, le salut des vivants et des fidèles défunts. Non seulement ce sacrifice rappelle la passion, mais il en communique les fruits. C’est un mémorial efficace : la sacrosainte oblation du corps du Christ, une participation réelle à la victime du Calvaire ; ce n’est point un reiiouvellemerft de l’immolation réelle de la croix, mais un rappel figuratif de cette immolation.

4° Le pseudoGermain (fin du vii c siècle). — Les deux lettres liturgiques qui passent pour être l'œuvre de saint Germain de Paris (milieu du vie sièc’e) ne sauraient être de ce personnage.

Dom Wilmart a relevé la dépendance de ces lettres à l'égard du De ecelesiaslicis officiis d’Isidore, voir art. Germain de Paris, dans le Diction, d’archéol. chrét., t. vi, col. 1101 et 1102. — De plus ces lettres citent les Dialogues de saint Grégoire, t. IV, c. lviii, P. L., t. lxxvii, col. 427. Comparer ces mots de Grégoire, Summis ima sociari, terrena cœlestibus jungi, ad sacerdotis voeem cselos aperiri, avec ces expressions du pseudo-Germain : quia tune cœlestia terrenis miscentur et ad orationem sacerdotis cceli aperiuntur. Epist., i, P. L., t. lxxii, col. 91 B. Ce n’est pas saint Grégoire qui est le plagiaire : le passage cité de lui est trop cohérent pour être fait de pièces rapportées. Il reste que la dépendance soit du côté de notre auteur : celui-ci est donc postérieur à saint Grégoire qui écrit ses Dialogues vers 593. Il ne peut être saint Germain mort en 576. Les lettres du pseudo-Germain, postérieures aussi à Isidore de Séville, seraient de la fin du vii c siècle : quelle que soit d’ailleurs leur date exacte, elles reflètent probablement une liturgie traditionnelle dans le milieu de Bourgogne et nous en donnent l’interprétation. « Les lettres ont pour dessein premier, voire unique, de révéler les mystères, mysteria, carismala, de déclarer le sens spirituel, les raisons profondes des rites et des usages qu’elles retracent. » A. Wilmart, art. cité, col. 1065. Premières manifestations d’un courant allégorique dans l’interprétation de la messe qui se retrouvera dans Amalaire.

La messe nous y apparaît dès les premières lignes comme la somme des charismes, comme l’oblation faite en commémoraison de la mort du Christ pour le salut des vivants et le repos des défunts, col. 89 A. Il faut relever ici du point de vue théologique l’influence isidorienne, et la conception originale de l’auteur sur la contraction envisagée comme une immolation réelle faite par un ange.

1. Influence isidorienne.

La partie de la messe qui va du Sanclus au Pater est centrale : c’est l’heure de l’oblation. Les paroles du Christ y opèrent « la transformation » du pain en son corps et du vin en son sang, panis vero in corpore, et vinum trans/ormatur in sanguine, dicenle Domino, col. 93 A.

2. La messe comme immolation réelle, œuvre d’un ange. — A propos de la messe pascale, l’auteur parle d’un ange qui vient bénir la matière du sacrifice, tout de même que la résurrection du Christ eut un ange pour témoin : Angélus Dei ad sécréta super altare tanquam super monumentum descendit, et ipsam hostiam benedicit instar illius angeli qui Christi resurrectionem evangelizavit. Epist., ii, col. 96 D.

C’est de même à l’activité de cet ange que se ratta che ce qui se passe durant le rite de la conjractio et de la commixtio. Ce rite complète la consécration et a pour l’auteur une importance considérable : Conjractio vero et commixtio corporis Domini tantis mysteriis declarata antiquitus sanctis Patribus fuit, ut dum sacerdos oblationem con/rangerel, videbatur quasi angélus Dei membra fulgentis pueri cultro concidere et sanguinem ejus excipiendo colligere, ut vivucius crederent. Epist., i, col. 94 A. « La contraction de l’espèce du pain faite par le célébrant n’est pas pour notre liturgiste simplement un rappel du geste du Sauveur rompant le pain à la cène afin de le distribuer aux apôtres : la contraction lui suggère que le corps du Christ est coupé comme avec un couteau pour que le sang en soit recueilli dans le calice. Il attribue ce symbolisme à des saints Pères qu’il dit anciens. » P. Batiffol, Études de liturgie, p. 270. Nous avons ici une conception ultra-réaliste de l’immolation de l’autel : elle est loin de la conception symbolique d’un saint Augustin et d’un saint Grégoire ; elle est en dehors du grand courant traditionnel qui voit dans le sacrifice de l’autel non une immolation réelle, mais le rappel symbolique de l’immolation du Calvaire. Pour justifier cette interprétation, l’auteur déclare qu’elle a été expliquée anciennement aux saints Pères par des miracles. Il en appelle au témoignage de la version latine des apophtegmata Patrum faites par les Bomains Pelage et Jean autour de l’année 560. Voir Revue bénédictine, 1922, t. xxxiv, p. 185, et Verba seniorum, dans les Vite Patrum, t. V, sect. xvin, 3, P. L., t. lxxiii, col. 978-979. Il y est question d’un vieil anachorète qui ne croyait pas à la présence réelle. Ses frères lui démontrèrent que telle n’est pas la foi catholique. L’anachorète ne se rendit pas et demanda un miracle qui fût une révélation du mystère eucharistique. Le dimanche, quand les pains furent posés sur l’autel, les assistants virent comme un enfant gisant sur l’autel. Et comme le prêtre étendait les mains pour rompre le pain, un ange du ciel descendit et, ayant un couteau à la main, il coupa cet enfant et il recevait son sang dans le calice. Le vieil ermite s’approcha pour communier et il reçut lui seul de la chair ensanglantée et il crut. Ses frères lui dirent : « Dieu connaît la nature de l’homme et quelle ne peut se nourrir de chair crue : c’est pourquoi il transforme son corps en pain et son sang en vin pour ceux qui le reçoivent avec foi. » Cette explication, matérielle, massive, plutôt imaginative trouvera sans doute quelques échos dans la suite. On retrouvera le récit des Vitee Patrum à côté d’autres récits dans Paschase ; mais Paschase n’en tirera point les conclusions que tire pseudo-Germain. Plus tard, la conception de particules de chair du Christ correspondant aux parties du pain rompu sur l’autel attirera les sarcasmes de Bérenger. Les théologiens antibérengariens se garderont bien de défendre cette vue matérialiste, contraire à la meilleure tradition. L’interprétation de pseudo-Germain qui conçoit la messe comme une immolation réelle opérée par un ange, n’est donc fondée que sur un récit légendaire et s'écarte des conceptions communes des Pères latins touchant l’immolation figurative de l’autel.

5° Doctrine et piété : leur influence respective dans la multiplication des messes, l’apparition des messes votives, la spécification des intentions. — On n’aurait qu’une idée incomplète de l’importance du développement de la doctrine de l’efficacité de la messe à la fin de l'âge patristique, si l’on ne tenait compte de l’influence de la piété chrétienne comme facteur de ce développement. « Les premiers évêques tenaient, semble-t-il, à présenter à Dieu tous les fidèles et tous leurs vœux réunis sur le même autel. Aussi, à l'époque des Pères, celé989 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA EIN DE L’AGE PATRISTIQUE 990

brait-on un petit nombre dé messes. Le synode d’Auxerre. teniien 578. défendait encore dédire deux messes le même jour au même autel… Jusqu’au xii° siècle on recommandait ensemble à la messe toutes les intentions des assistants et des bienfaiteurs de l'Église. Voir concile de Lérida en Espagne tenu en (>i>0, canon 19. i Vacant, Histoire de la conception du sacrifice de la messe, p. 26.

Si la messe publique, présidée par l'évêque entouré de la communauté chrétienne, offerte pour les besoins spirituels et temporels de toute l'Égiisc, de la cité et particulièrement des offrants, restait en quelque sorte la règle idéale, rendue vivante et expressive par les prières même de la liturgie, il fallait cependant pour la pratique multiplier les messes, pour donner aux populations la facilité d’y assister ; il fallait aussi répondre aux besoins légitimes des fidèles qui voulaient qu’on célébrât des messes à leurs intentions. Plus le peuple connut et apprécia la valeur de la messe, plus il voulut s’en approprier personnellement les fruits De là, à côté des messes stationales, les messes privées. Nous les voyons apparaître à l’occasion de l’anniversaire d’un défunt dès le temps de Tertullien. Saint Augustin y fait allusion, et recommande cet usage. Enchiridion, ex. « La messe célébrée dans les cimetières sur la tombe d’un défunt à l’anniversaire de la mort est le type de la messe privée, par contraste avec la messe stationale. Des messes privées peuvent être célébrées ailleurs que dans les cimetières et à d’autres intentions que les défunts » P. Batilïol, Leçons sur la messe, p. 44.

C’est ainsi, nous l’avons vii, qu’un fidèle demande à Augustin de lui envoyer un prêtre pour offrir la messe à ses intentions particulières. Vers le milieu du ve siècle, l’auteur du De promissionibus et prædictionibus, parle d’une messe d’action de grâces pour la délivrance d’une possédée. IV, x, P. L., t. li, col. 842. Noir aussi l’allusion à une messe pro liberatione populi, dans Grégoire de Tours, De gloria marlyrum, xin, P. L., t. lxxi, col. 718. Ainsi était-on amené tout naturellement à une spécialisation des intentions, et plus tard à l'établissement des messes votives pour exprimer ces intentions particulières.

Il n’est pas difficile de déduire des prières de la messe dans les Constitutions apostoliques, où elles se trouvent réunies dans une même demande, toutes les différentes intentions qui s’exprimeront ensuite séparément dans des messes votives spéciales. D’après la liturgie des Constitutions, on prie pro pace, pro familia, pro episcopo, pro infirmis, pro dœmoniaco, pro serenilate aeris, pro frugibus, pro vivis, pro defunctis, pro picnilenlibus, pro rege. Voir Franz, Die Messe im deulschen Mittelalter, p. 166.

Cette création des messes votives pour exprimer les intentions particulières du peuple commence avant que ne soit réunie la collection du sacramentaire léonien, lequel en effet en contient déjà un certain nombre.

Le gélasien marque un riche développement du nombre de ces messes : il en contient soixante. Que ces messes soient à rattacher au fond primitif du gélasien ou datent des vie et vu » siècles, elles manifestent les besoins de la vie des cloîtres et de la piété populaire en face des calamités publiques ou des misères individuelles. La liturgie gallicane et le sacramentaire grégorien connaissent aussi ces messes. Sur les messes votives, voir Franz, op. cit., p. 114 à 154.

La spécification des intentions devait entraîner la multiplication des messes. Celle-ci dut se faire plus grande encore du fait de l’importance croissante accordée par la piété chrétienne aux fruits de la messe. Tout contribuait, au début du Moyen Age, à mettre en relief cette importance, et le développement de la foi

au purgatoire, et la croyance bien vivante au dogme de la communion des saints, et la doctrine ainsi que les récits de saint Grégoire.

C’est alors, du vi° au ixe siècle, que s’exercent les influences décisives qui amènent à généraliser l’usage qui s’est perpétué jusqu'à nous : celui d’offrir chaque messe pour une intention spéciale. Les fidèles, convaincus que chaque messe étant un sacrifice propitiatoire et impétratoire a une valeur déterminée aux yeux de Dieu, auront à cœur de faire oITrir autant de messes qu’ils ont d’intentions spéciales. Dans leur piété pour les âmes du purgatoire, ils aiment à faire offrir une série de messes pour leurs défunts. D’où la pratique de multiplier la célébration privée. D’autre part, la dévotion, le pieux désir d’accomplir aussi souvent que possible une action si sainte stimuleront aussi les prêtres à la célébration privée. L’acceptation enfin d’un honoraire pour cette célébration devait naturellement agir dans le même sens. On connaît des cas de célébration quotidienne dès le vie siècle. Dans les siècles suivants, la pratique se répandit largement. Voir Fortescue, op. cit., p. 245.

C’est ainsi que, sous la pression de la logique vivante de la piété populaire, guidée d’ailleurs par la doctrine des théologiens, s’accomplissait une évolution qui a produit des effets très importants pour la liturgie, le droit canonique et même l’architecture religieuse. « L’antique système de l’assistance de tout le clergé avec communion ou même concélébration fut remplacé depuis le haut Moyen Age par la messe séparée dite par chaque prêtre isolément. » Fortescue, op. cit., p. 244.

6° Conclusions : L’idée du sacrifice de la messe d’après les Pères latins du IV' au IXe siècle. — Les Pères dont nous venons d’analyser les textes eucharistiques, sauf saint Augustin, chacun pris à part, ne révèlent qu’un aspect de la doctrine sacrificielle : celui qu’ils exposent à l’occasion d’un commentaire, d’une homélie ; aucun ne songe à donner ex pro/esso un exposé synthétique de la doctrine complète de l'Église sur le sacrifice eucharistique. Cependant, leurs textes éclairés les uns par les autres, envisagés dans leur ensemble, représentent comme le grand courant de la tradition patristique latine sur le sacrifice de la messe. Ils vont prendre, du moins les principaux, un relief exceptionnel dans la théologie des trois siècles suivants. Théologiens et prédicateurs y trouveront l’expression concrète de la foi de l'Église et la norme pratique de leur enseignement. C’est dire qu’il y a tout intérêt à en essayer la synthèse après en avoir présenté l’analyse. De ce point de vue, on peut dégager les conclusions suivantes :

1. L’eucharistie contient un sacrifice. C’est une idée que l’on ne discute pas ; les Pères la reçoivent de la tradition.

2. Le sacrifice eucharistique est essentiellement un mémorial du sacrifice de la croix ; il inaugure, comme dit saint Jérôme, le culte de la passion ; il est, d’après tous les Pères, essentiellement relatif au sacrifice de la croix.

3. A ce titre de mémorial, il suppose dans le passé l’immolation rédemptrice qui est unique ; son rôle est de la représenter symboliquement, d’en continuer l’oblation, d’y faire participer les fidèles, d’en communiquer les effets, d’en perpétuer ainsi efficacement le souvenir.

a) La messe immolation purement mystique ou représentative de l’immolation réelle du Calvaire. - - Tous les Pères, aussi bien saint Augustin que saint Ambroisc, aussi bien saint Isidore de Séville que saint Grégoire le Grand, parlent d’une immolation à l’autel.

Mais quelle idée faut-il se faire de cette immolation ? Ils ne connaissent qu’une immolation réelle rédemp991 MESSE DANS L ÉGLISE LATINE, LA FIN DE L’AGE PATRISTIQUE 992

tricc, suffisante pour nous mériter le salut, c’est celle qui fut consommée au Calvaire. Le Christ désormais ne meurt plus : il est incorruptible. « Ce n’est pas seulement l’idée d’immolation sanglante, ou de mise à mort effective qui doit être écartée nettement de l’eucharistie ; c’est toute idée d’une modification quelconque qui affecterait réellement le corps du Christ, à raison de son immolation sur l’autel. Qu’on prenne l’un après l’autre les témoignages que nous avons cités, aucun Père ne paraît soupçonner qu’il faille chercher dans l'état du Christ eucharistique un amoindrissement ou un changement quelconque qui pourrait équivaloir, d’aussi loin qu’on voudra, à une réalité d’immolation. » Lepin, op. cit., p. 85.

Il ne peut être question dans l’action accomplie à l’autel que d’une commémoraison de l’immolation sanglante réalisée sur la croix. Cette action comporte une simple image ou "figure d’immolation. Saint Augustin parle de l’immolation « en sacrement », c’est-à-dire en similitude ; saint Grégoire dira que l’immolation de l’autel se fait per myslerium, c’est-à-dire par manière de mystère, de symbole expressif, qu’elle comporte une imitation de la passion du Sauveur. Saint Ambroise avait parlé, lui aussi, de l’immolation du Christ prêtre à la cène. Or le Christ, à la cène, ne s’immolait point réellement, mais offrait la victime qui devait être immolée.

Seul le pseudo-Germain se représente imaginativement, dans le rite de la contraction, l’action de l’ange comme un acte d’immolation réelle.

En quoi le sacrifice eucharistique est-il une commémoraison figurative du sacrifice de la croix ? Certainement d’abord par le symbolisme du pain et du vin qui représentent le corps du Christ rompu et son sang répandu. La plupart des Pères ont insisté sur ce symbolisme.

Saint Ambroise, saint Grégoire et ceux qui l’ont suivi semblent placer aussi le rapport de l’eucharistie à l’immolation sanglante du Calvaire dans la communion. Encore fautil reconnaître que saint Grégoire parle de la consécration comme de « l’heure de l’immolation ».

Saint Isidore rattache l’idée de commémoraison de la Passion à la consécration : « Il est consacré en mémoire de la passion pour nous », dit-il dans sa définition du sacrifice. De même Bède dans son homélie xiv, P. L., t. xciv, col. 75 A : « A l’autel est reproduit un mémorial de la passion. » Mais comment ? Par la consécration sans doute dont il est parlé dans le contexte, mais aussi par la communion dont notre auteur parle dans les mêmes termes que saint Grégoire.

Si ces Pères ont une tendance à faire état de la consécration pour y trouver une représentation sensible de la Passion, il faut reconnaître, avec M. Lepin, qu’ils n’indiquent aucunement la manière dont la consécration réaliserait cette figure. Du symbolisme de la double consécration qui semble poser d’abord le corps, puis le sang à part comme tiré du corps, les Pères latins ne se sont pas préoccupés.

b) La messe oblation de la victime jadis immolée au Calvaire et présente sur l’autel. — Plus importante dans la perspective des Pères est l’idée d’offrande pour expliquer le caractère sacrificiel du mémorial de l’autel.

La parole de saint Augustin contre Fauste, Unde jam christiani peracli ejusdem sacrificii memoriam célébrant sacrosancta oblatione corporis et sanguinis Christi, cf. col. 971, ne résume pas seulement sa pensée et celle de ses disciples, elle exprime une vérité traditionnelle. Saint Ambroise, comme son disciple, met l’essentiel du sacrifice dans l’offrande. Pour les deux grands docteurs, à l’autel c’est l’oblation de la même victime qui a été offerte à la cène et sur la croix.

Nous offrons à la messe le corps immolé et le sang versé dans la forme où le Christ l’offrit à fa cène, et nous a donné le pouvoir de l’offrir. Nous l’avons vu et entendu à la cène offrant son sang, dit saint Ambroise, et nous l’imitons comme nous pouvons dans l’offrande de son corps.

Nous faisons ce que le Christ a fait à la cène, dit saint Isidore, hoc fit a nobis quod Dominus jecit. Et Bède déclare que Jésus-Christ a le premier offert le sacrifice de son corps à la cène, et nous laisse l’ordre de l’offrir. A la cène, l’oblation était faite de la victime qui allait être immolée ; à l’autel, l’oblation est faite de la victime qui a été immolée.

Il y a une différence cependant : le Christ a offert lui-même à la cène : à l’autel il offre, par l'Église. Encore faut-il affirmer de sa part un certain rôle sacerdotal à l’autel comme à la cène et au Calvaire.

Le Christ est à la fois prêtre et victime de notre sacrifice quotidien, « celui qui offre et ce qui est offert », dit saint Augustin. Comment est-il prêtre à l’autel ? Sans aucun doute parce qu’il a donné aux prêtres le pouvoir de l’offrir, mais aussi, selon certains Pères, parce qu’il « s’offre lui-même ». Saint Ambroise, le pseudo-Eusèbe d'Émèse ont insisté spécialement sur son activité sacerdotale à l’autel -et l’ont considérée comme actuelle. Cette activité paraît liée à la consécration, car, d’après saint Ambroise, le Christ se révèle offrant quand la parole sanctifie le sacrifice offert : Ipse ofjerre manifestatur in nobis, cujus sermo sanctificat sacrificium quod ofjertur. Elle s’exerce particulièrement dans l’intercession du ciel. « A prendre à la lettre les expressions de l'évêque de Milan, ce qui se passe sur notre autel terrestre serait l’image de ce qui se réalise sans voile dans la vérité du ciel. » Lepin, op. cit., p. 94.

Fauste de Riez et Bède le Vénérable attribuent au Christ « prêtre invisible » l'œuvre de la consécration, et paraissent de ce fait présenter cette consécration comme l’acte sacrificiel par excellence. Saint Augustin, tout en attribuant comme saint Ambroise la consécration à la reproduction sur le pain et le vin des paro’es et des gestes de la cène, Cont. litter. Petit., ii, 69, envisage surtout la part très active de l'Église dans l’oblation du sacrifice de l’autel. Le rôle sacerdotal du Christ s’exerce surtout dans la volonté du Sauveur manifestée par l’institution de l’eucharistie jamais rétractée et toujours persévérante, de faire offrir par l'Église son corps et son sang, et dans la collation du pouvoir de l’offrir. Sous cette impulsion divine l'Église est prêtre et victime à l’autel, Lepin, op. cit., p. 95.

Dans cette perspective patristique du sacrifice oblation, quel est le rôle de la consécration ? Elle est tout au moins l’acte surnaturel voulu par le Christ qui rend présente la victime offerte sur l’autel : elle conditionne logiquement l’oblation de cette victime. Pour les Pères qui voient dans la consécration un acte sacerdotal du Christ elle est plus. L’idée de sacerdoce étant corrélative à celle de sacrifice, on en conclura que le sacrifice eucharistique est réalisé par le fait même de la consécration. Isidore de Séville en expliquant la notion de sacrifice par l’idée de consécration conduit aussi à voir dans l’acte proprement consécrateur la raison fondamentale du sacrifice. De même les Pères qui insistent sur les rapports d’identité de l’oblation de la messe et de l’oblation de la cène, sur la nécessité d’offrir avec les paroles de l’institution comme le Christ a offert, nous induisent à la même conclusion.

Comment ont-ils conçu « le rapport entre la consécration qui rend le Christ présent, l’immolation mystique qui affecte sa présence, et l’oblation qui se fait de lui : sont-ce trois actes réellement distincts, 993 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE 994

ou sont-ils réunis en un seul pour ne se distinguer que formellement ? » Lepin, p. 94. Ils ne se sont pas posé ce problème ; ils ont vu l’importance centrale de la consécration au sacrifice de l’autel, puisqu’ils l’ont attribuée à l’activité divine du Christ et de l’EspritSaint, mais ils n’ont pas eu la préoccupation de définir ce sacrifice.

c) La messe participation au corps du Christ. — Mémorial du sacrifice du Calvaire, le sacrifice de l’autel ne l’est pas seulement par l’oblation de la victime de la croix, il l’est aussi par la participation réelle à cette victime dans la communion.

La communion est en effet, à côté de la consécration, un des sommets de la messe. Comme l’oblation de la cène, celle de la messe est orientée naturellement vers une communion à la victime offerte. Ce n’est pas à dire cependant que, pour les Pères, le sacrifice de la messe ne soit constitué avant la communion. Ce que saint Augustin dit de la valeur du sacrifice de la messe pour les défunts, les possédés, ce que saint Grégoire rapporte de cette valeur pour les prisonniers, pour les absents, montre que le sacrifice de la messe possède du fait de sa seule oblation, indépendamment de la communion de ceux qui y sont intéressés, sa valeur propitiatoire et impétratoire. La communion ne constitue pas mais complète le sacrifice de la messe.

d) La messe communication de la vertu rédemptrice de la croix. — Tous les Pères s’entendent à distinguer entre l’oblation rédemptrice qui mérite une fois pour toutes le salut, et l’oblation de la messe qui applique aux vivants et aux défunts le prix de la rédemption. La réflexion théologique et la piété populaire prenant de plus en plus conscience de cette valeur dérivée de la croix et reconnue au sacrifice de l’autel, les messes se multiplient.

e) La messe participation subjective au mystère de la passion. — Les Pères aiment enfin à insister sur la nécessité d’ajouter, au cours de la messe, à la participation objective au sacrifice du Calvaire par l’offrande et la communion, la participation subjective des fidèles par le souvenir du mystère de la croix et la pratique de la charité chrétienne.

Le fidèle apprend du Christ sur l’autel à s’offrir lui-même. « Puisque nous célébrons les mystères de la passion, il nous faut imiter ce que nous faisons, donc nous immoler nous-mêmes dans la contrition du cœur. Alors l’hostie sera vraiment offerte à Dieu, quand nous serons faits nous-mêmes cette hostie. » Ces paroles de saint Grégoire résument bien la pensée de la tradition et particulièrement de saint Augustin sur la nécessité de cette participation subjective au mystère de la passion.

IV. Les débuts de la Renaissance carolingienne. — Le mouvement théologique de cette époque reçoit son orientation de la réforme carolingienne : celle-ci se fait sur le terrain liturgique et patristique. C’est dire qu’elle n’est point ordonnée à la spéculation, mais demeure, comme la pensée de la liturgie et des Pères, d’inspiration surtout pratique. Ce n’est point tout pour Charlemagne d’introduire en son empire la liturgie romaine ; il veut en faire donner l’intelligence au clergé et au peuple.

De là naît ou du moins se développe sous son inspiration, un nouveau genre d'écrits théologiques : VExpositio missse. On s’efforce d’y saisir le sens des mots et des cérémonies de la messe. A cette enquête, les théologiens apportent des états d’esprit différents : méthode allégorique avec Amalaire qui traite chaque mot, chaque cérémonie de la messe comme un mystère à expliquer, méthode plus sobre, plus objective avec Florus qui interprète davantage la messe à la lumière des Pères. C’est dans les différentes Exposiliones missæ de la première moitié du ixe siècle

qu’il faut chercher l’expression de la théologie courante d’après laquelle étaient alors formés les prêtres.

Plus important encore que l’influence liturgique est le retour à la tradition patristique. La théologie de l'époque est essentiellement positive. Il lui sullit d’abord d'être un écho ; elle répète dans ses compilations ce qu’ont dit les anciens, sans songera mettre de l’unité dans l’exposé varié de leurs doctrines. Mais bientôt va se poser le problème de leur harmonisation ; dans le cercle érudit de Charles le Chauve, la question sera de savoir quelle est la part de figure et de vérité qu’il faut reconnaître dans le mystère de l’autel, d’après l’enseignement des Pères. Pour répondre à cette question, les textes de saint Augustin et de saint Ambroise surtout, d’autres textes patristiques aussi vont être étudiés, confrontés bien des fois. L’un des fruits principaux de la controverse inaugurée au milieu du ixe siècle, et terminée seulement par la condamnation de Bérenger au xie siècle, sera de mettre en meilleur relief l’accord des Pères dans l’affirmation du réalisme sacrificiel de l’autel.

Il faut noter enfin une troisième influence qui s’exerce aussi dans un même sens réaliste et pratique : c’est celle de la piété chrétienne. Tout imprégnée qu’elle est de la pensée reçue de la tradition, à savoir que l’eucharistie est le moyen par excellence d’incorporation au Christ et de propitiation pour les vivants et les morts, elle est pénétrée de plus en plus d’un vif désir de s’assurer les fruits de la messe : elle multiplie les oblations et par le fait les messes privées.

Or ce mouvement qui se développe surtout au ixe siècle a sa répercusion chez les théologiens. L’importance accordée aux fruits de la messe s’accuse dans leurs écrits, on y envisage la messe surtout dans ses fins et ses effets. On parlera souvent du sacrifice eucharistique comme d’un mémorial, comme d’une figure, mais dans cette atmosphère vivante de la piété de l'époque, il ne pourra être question d’un mémorial vide. A l’autel, on reconnaît sans doute qu’il y a bien la commémoraison d’une immolation passée, la figure de ce corps céleste qui se révélera un jour dans la gloire, la figure aussi du corps mystique qu’est l'Église, mais l’on n’oublie point que, sous ce mémorial figuratif, il y a la réalité du corps du Christ qui vient s’offrir pour son Église et se donner aux âmes pour se les incorporer. Aussi longtemps que la réflexion théologique se développera sans perdre contact avec la piété qui véhicule le réalisme traditionnel, aussi longtemps les théologiens seront unanimes à défendre ce réalisme. Ce n’est qu’en dehors de cette atmosphère, en contradiction avec la piété du vulgaire, comme dira Bérenger, que la vérité du sacrifice eucharistique sera mise en discussion et deviendra un problème.

Il n’y a pas lieu de dresser ici une nomenclature complète des travaux de cette époque qui ont rapport au sacrifice eucharistique ; ce serait pour une bonne part répéter ce qui a été dit à l’art. Eucharistie, col. 1209-1221 et 1232. Il suffira d’analyser les principaux témoignages concernant le sacrifice que l’on trouve dans les traités liturgiques, recueils canoniques et travaux De corpore et sanguine Christi.

Charlemagne et son entourage.

1. Charlemagne

ne s’est point contenté seulement de donner un élan nouveau à la réforme liturgique inaugurée sous Pépin le Bref ; lui-même, à l’occasion, a exposé sa propre pensée sur la messe ; il s’est préoccupé surtout do promouvoir chez les prêtres et le peuple une intelligence plus profonde du mystère de l’autel.

Dans les Livres carclins écrits sous son inspiration, on le voit s'élever incidemment contre des expressions qui tendraient à compromettre le réalisme sacrificiel : « Le Christ, dit-il, a placé le mémorial de sa très sainte passion non dans une image ou œuvre

DUT. DE THEOL. CATHOL.

X. — 32 995 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA RENAISSANCE CAROLINGIENNE

996

d’art quelconque, mais dans la consécration de son corps et de son sang. » II, xxvii, P. L., t. xcviii, col. 1094, et IV, xiv, col. 1214.

Les questionnaires qu’adresse l’empereur aux évêques, les enquêtes qu’il fait auprès d’eux suscitent des réponses qui sont de véritables traités de théologie. Parmi elles, l’une des plus remarquables, celle de Théodulphe d’Orléans, touche à la question du sacrifice de la messe : Hoc mysterium sacrificii Ecclesia célébrât offerens panem, propter panem verum qui de cœlo descendit, vinum pro eo qui dixit : Ego sum vilis vera, ni per visibilem sacerdotum oblationcm et invisibilem Sancti Spiritus consecralionem panis et vinum in corporis et sanguinis Domini transeant dignilalem. De ordine baptismi, xviii, P. L., t. cv, col. 240.

Ainsi le sacrifice de l’autel emporte autre chose qu’une visibilis oblatio : il est une invisibilis Sancti Spiritus consccratio, qui aboutit à faire passer le pain et le vin en la dignité du corps et du sang du Christ, et à faire de ce corps l’aliment de nos âmes, le moyen d’incorporation physique au Christ, ut in corpore Christi trajecto et Me in Christo maneal, et Christus in eo. C’est sous des expressions originales la doctrine traditionnelle ramassée en quelques mots.

2. Alcuin, n’fst point seulement aux côtés de Charlemagne le meilleur ouvrier de la réforme, le premier liturgiste de son temps ; il se révèle aussi, dans ses commentaires et dans ses lettres, exégète et théologien curieux de posséder une juste idée doctrinale de la messe.

Esprit profondément traditionnel, préoccupé de ne point s'égarer dans les profondeurs des questions, il se contente de reproduire les sentences des Pères. Epist., clxv, P. L., t. c, col. 431 D, cf. Epist., ad Gislam et Rich trudam, col. 744 B. Ses autorités sont saint Augustin d’abord, puis saint Grégoire, saint Jérôme, Bède son compatriote, saint Jean Chrysostome dont il utilise largement le commentaire de i'Épître aux Hébreux. Dans le sien, il insiste surtout sur les rapports de la messe avec le sacrifice de la croix, et les explique à la lumière de l’homélie xvii de saint Jean Chrysostome.

Le sacrifice de la croix v apparaît comme le sacrifice absolu, unique et perpétuel, parce que parfait. Il est parfait, parce que l’oblation sanglante faite une fois pour toutes par le Christ souverain prêtre, est suffisante pour nous sauver à jamais. In Hebr., t. c, col. 1067, 1068, 1077, 1054, 1078, 1081 ; Epist., clxv, col. 434.

La messe n’est pas moins un sacrifice, identique à celui de la croix, mais relatif cependant. Elle comporte l’oblation de la victime unique du Calvaire ; de là l’unité et l’identité du sacrifice chrétien sur la croix et sur tous les autels :

Elle est relative à l’immolation de la croix qu’elle commémore et dont elle applique les fruits ; il ne peut être question pour le Christ d'être de nouveau immolé. Ofjerimus quidem sed ad recordidionein faciendam mortis ejus… Hoc autem sacrificium [crucis] exemplar est illius… Non aliud sacrificium sicut ponti/ex, sed idipsum semper facimus ; ma gis autem rscordationem sacrificii operamur. In Hebr., x, 1, t. c, col. 1077 BC.

Ce n’est point cependant une nuda commemoratio, puisque la messe comporte la présence de la victime jadis immolée et possède de ce chef une valeur de propitiation et d’intercession. Epist., xli, t. c, col. 203 A ; In Joan., t. V, c. xxxi, col. 915, etc. Confiant dans cette valeur, Alcuin (simple diacre) demande dans presque toutes ses lettres à ses amis prêtres de ne point l’oublier dans leurs intercessions au mémento.

Notons enfin qu' Alcuin a l’occasion de rappeler à certains qui voulaient offrir du sel à l’autel, que seuls

le pain, le vin et l’eau sont la matière du sacrifice eucharistique. Epist., xc, t. c, col. 289.

3. Les plus anciennes expositions de la messe. — Écrites sous l’impulsion de Charlemagne qui voulait faire donner au clergé des paroisses une meilleure intelligence des prières du sacrifice, ces compositions offrent un spécimen curieux des connaissances théologiques et liturgiques que l’on estimait indispensables au prêtre ; elles sont ainsi des témoins de la conception que se faisaient de la messe les prêtres et les fidèles au début du ixe siècle.

Ces expositions anonymes s’inspirent toutes plus ou moins des idées théologiques d’Isidore de Séville.

a) L’exposition Primum in ordine, P. L., t. cxxxviii, col. 1173-1187, la plus ancienne sans doute des compositions de ce genre, parue vraisemblablement avant 819, voir Geiselmann, Die Eucharistielehre der Vorscholastik, p. 74 et 75, s’inspire incontestablement en son exorde des chapitres correspondants du traité de saint Isidore sur les offices ecclésiastiques. A. Wilmart, art. Expositio missæ du Diction, d’arch., t. v, col. 1021. La glose elle-même du canon est aussi de même inspiration. Même notion du sacrifice : Sacrificiel, id est sacra (acta, quia prece mystica consecrantur in memoriampro nobis dominiese passionis. Loc. cit., col. 1178 D. Même affirmation de l’intervention de l’Esprit dans cette consécration ; même caractéristique du sacrifice comme mystère de grâce divine ; même conception augustinienne du corps mystique du Christ. En commentaire de ces mots du canon : ut nobis corpus et sanguis fiât dilectissimi Filii, nous lisons : id est ut nos efficiamur corpus ejus et nobis divinilus tradat in myslerio divinæ gratiæ panem qui de cœlo descendit, ut sicut visibili pane et polu reficitur corpus, et invisibili animas noster recreetur ac potetur. Col. 1180 D. La consécration y apparaît comme l’acte central du sacrifice, elle est le fait des prêtres seuls. Col. 1182 A. Le Supplices demande l’acceptation du sacrifice et en retour l’effusion de grâces dans la réception du corps et du sang du Christ, « car c’est le Christ notre paix que nous recevons ». Col. 1185 B.

b) L’exposition Dominus vobiscum, P. L., t. cxlvii, col. 191-200, renferme comme la précédente une glose littérale du canon : elle offre avec celle-ci des coïncidences frappantes tenant à une dépendance directe ou indirecte. Cf. Wilmart, art. cité, col. 1021.

Elle définit à peu près de la même façon le sacrifice : sacrificia sunt quæ cum oralionibus consecrantur. Col. 194 D. A la différence de la première exposition elle met en relief dans son commentaire de la consécration l’idée de conversion miraculeuse. Col. 196 B. Tandis que l’oblation nous appartient, la consécration est l'œuvre divine, le fait du Père : Nos rationabililer ofjerimus, Pater omnipotens sanctificat. Ipse voluit per nos panem et vinum ofjerri sibi et ipsa divinilus consecrari. Col. 196 A. Enfin le commentaire du Nobis quoque peccatoribus indique en termes précis le but propitiatoire du sacrifice. Col. 197 D.

c) L’exposition Quotiens contra se, P. L., t. xevi, col. 1481-1502, est antérieure à Amalaire. L’auteur, pour donner une idée du mystère eucharistique, cite longuement le beau texte du saint Grégoire : Hœc namque singulariter viclima…, Dialog., t. IV, c. lviii, P. L., t. lxxvii, col. 425. Il complète son commentaire en faisant appel à l’idée isidorienne de mystère. Derrière le prêtre visible qui commence la consécration après le Sanctus, il y a l’action invisible et secrète de l’Esprit qui consacre et opère l’effet, du sacrifice : quam consecralionem corporis et sanguinis dominici semper in silenlio célébrât quia Sanctus in eis manens Spiritus eumdem sacramentorum lalenler operatur efjectum. Col. 1496 B.

Ainsi s’accordent ces différentes expositions à mettre en relief l'œuvre divine de la consécration comme le point central de la messe.

Amalaire de Metz et l’iorus de Lyon.

Il faut

considérer ensemble ces deux auteurs qui ont été amenés à s’opposer l’un à l’autre.

1. Amalaire († 837). — Tandis que les anciens auteurs d’Expositions de la messe s’attachaient à faire du canon une glose littérale à la lumière des Pères, Amalaire inaugure une interprétation nouvelle, selon la méthode allégorique et symholique ; sur son rôle liturgique, voir Diction, d’arch., t. i, col. 1323-1333, et ici, 1. 1, col. 933. Nous avons à marquer sa place dans le mouvement théologique du ixe siècle.

On se méprendrait sur son rôle, si l’on ne voyait dans le prêtre de Metz que le créateur d’un courant relativement nouveau dans l’interprétation des prières de la messe, que le propagateur de vues assez originales touchant certains modes extraordinaires de consécration ; il est aussi et d’ahord un témoin érudit de la tradition patristique touchant le sacrifice eucharistique.

On cherchera surtout l’expression de sa pensée dans le De ecclesiasticis officiis, t. III, c. v-xxxvii, P. L., t. cv, col. 1108-1157. Cet ouvrage fut écrit vers 827, puis retouché vers 832 après un second voyage à Rome et un assez long séjour à Corbie. — Les Eclogæ de officio missse, ibid, col. 1315 sq., écrites postérieurement et quelques lettres : Epist. ad Rantgarium, col. 1333, ad Gunlradum, col. 1336, complètent nos renseignements sur la doctrine. Sur la valeur des Eclogæ comme sources de sa pensée, voir Ephemerides lilurgicee, 1927, t. xli, fasc. 1.

a) Aspect traditionnel de son témoignage sur le sacrifice de la messe. — Disciple d’Alcuin, Amalaire est comme lui très attaché aux Pères et particulièrement à saint Augustin. Il l’affirme lui-même, De eccl. off., Præfatio altcra, col. 988. Ses autorités sont, à côté de saint Augustin, saint Isidore de Séville, Bède, saint Grégoire et surtout saint Cyprien.

Suivant leur doctrine, la messe consiste essentiellement pour lui dans la reproduction de la cène, selon l’ordre du Christ, et dans ce sens il cite saint Cyprien. De eccl.of}., t. III, c. xxiv, col. 1140 C.

Aussi regarde-t-il comme la partie essentielle de la messe la consécration, faite en vue de mettre sur l’autel l’aliment des fidèles, chants et lectures n’ayant qu’une importance secondaire. Ibid., III, præf., col. 1101. Dans cette perspective, les cérémonies de la messe ne sont que le vêtement du corps du sacrifice : elles reproduisent successivement ce que le Seigneur a ordonné de faire en peu de mots. Ainsi l’action de grâce se fait au Yere dignum et justum est, la consécration par le récit même de la cène, la fraction avant la communion.

Reproduction de la cène, la messe comporte des liens très intimes avec la croix. Pour les décrire, Amalaire trouve des expressions pleines et heureuses : elle est la continuation, dans son identité, du sacrifice de la croix : Quoniam una hostia Christns oblalus est pro justis et injustis, idem sacrificium permanct in altari quod ante positum est. 7è ; d., IV, xxiv, col. 1140. Elle n’en est pas moins la commémoraison figurative de la passion, In sacramento… passio Christi in promptu est. III, xxv, col. 1141 B. Yoiraussi Præfatio altéra, col. 989 AB. Le prêtre à l’autel est le représentant du Christ. A lui seul comme tel d’offrir le sacrifice. Col. 1132 B.

Ce n’est point qu’Amalaire méconnaisse la part active que doivent prendre les fidèles au sacrifice. Disciple de saint Augustin, il ne se contente point, à la suite du maître, de marquer l’union des fidèles au Christ dans une même oblation ; dans cette ohlation sacrificielle qui se déroule au cours de la messe, il

détermine la part active de l'Église et celle du Christ. De l’offertoire jusqu'à la consécration, c’est l’oblation de ceux qui sous la figure du pain et du viii, qu’ils apportent à l’autel, s’immolent mystiquement ; c’est le sacrifice, des parfaits, car, détachés de toute alïection terrestre, les fidèles offrent à Dieu avec les anges un sacrifice du cœur. De cccles. off., t. III, c. xix, xxi, xxiii, col. 1126-1138. Après l’oblation des fidèles, celle du Christ, le sacrifice universel qui rend présente sur l’autel la victime du Calvaire : Hic credimus naturam simplicem punis et vini mixli, verli in naiuram ralionabilem, scilicel corporis et sanguinis Christi. III, xxiv, col. 1141 B. — La fin de la messe du Nobisquoque peccatoribus jusqu'à la communion prépare par le sacrifice intérieur du repentir sacrificium pœnitentium, et consacre par la communion l’incorporation des fidèles au Christ.

Par la messe, nous forçons le Seigneur en quelque sorte à se souvenir du prix infini de son sang et à nous l’appliquer. Le sacrifice de l’autel, comme ses prières l’indiquent, possède une efficacité divine en faveur de l'Église, des offrants, du célébrant. III, xxiii, col. 1138 D. L’Ancien Testament lui-même nous renseigne, d’après Amalaire, sur les causes en vue desquelles nous devons offrir le sacrifice ; pro volis, pro sponlaneis, pro peccato, pro regno, pro sanctuario, pro Juda… III, xix, col. 1127 C.

b) Vues nouvelles sur le caractère figuratif de la messe ; oppositions qu’elles rencontrent. Leur succès au Moyen Age. — D’un principe fondé en tradition à savoir que la messe commémore et représente la passion, Amalaire fut amené à faire des applications nouvelles, ingénieuses parfois, très souvent contestables.

Dès que l’on regardait les paroles de saint Paul, quoliescumque manducabitis… mortem Domini annuntiabitis, comme un précepte de se souvenir de la passion, « il était naturel de penser que l'Église avait établi les cérémonies qui précédent et qui suivent la consécration, pour l’aider (le prêtre) à l’accomplir. On se trouvait ainsi amené à chercher dans les cérémonies de la messe un tableau destiné à rappeler la mort et même la vie de Jésus-Christ. » Vacant, op. cit., p. 30.

Tout y poussait Amalaire, et le goût des fidèles pour un symbolisme naïf, et les inspirations de son imagination ardente, et la curiosité de pénétrer à fond le sens mystérieux des cérémonies, sans le frein d’une raison critique qui sût confesser ses ignorances. Cf. la fin de la préface, col. 992 D. Ainsi, sans tenir compte de l’origine des diverses prières liturgiques, vit-il dans la messe une image de toute la vie de Jésus-Christ depuis sa naissance jusqu'à son ascension. L’entrée de l'évêque dans l'Église lui rappelle la venue du Christ sur cette terre, III, v, col. 1108. L’introït et le Kyrie lui font penser même à la préparation de la venue du Messie par les prophètes. Il rattache au Gloria in excelsis la naissance du Sauveur, à l'épître la prédication de saint Jean-Baptiste, à l'évangile la prédication du Sauveur lui-même, col. 1113.

Avec l’offertoire commence l’interprétation d’une autre période de la vie du Christ : la passion et les événements qui la préparent. Le Dominus vobiscum par lequel s’ouvre cette partie rappelle l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem, col. 1128 ; la déposition des oblats, la visite au temple où le Sauveur se présente à son Père pour son immolation future, col. 1128, la préface, l’hymne d’action de grâces après la cène avant la passion, col. 1133. Les trois premières oraisons du canon rappellent les trois prières du Christ au Jardin des oliviers.

On s’attendrait à ce que l’auteur continuât son interprétation allégorique pour le récit de l’institu

tion, à ce qu’il regardai la double consécration séparée du pain et du viii, comme une image expressive de la séparation réelle du corps et du sang sur la croix. Il n’en est rien. Amalaire explique cette partie de la messe comme l’imitation, la répétition littérale des paroles et des gestes du Christ à la cène, en vue de la conversion du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ.

La partie suivante est interprétée au point de vue du symbolisme de la passion : à l' Unde et memores, le Christ rendu présent avec son corps et son sang paraît monter en croix, au Supplices te rogamus, l’inclination profonde du prêtre représente le Christ penchant la tête pour rendre le dernier soupir, col. 1142. Le Nobis quoque peccatoribus prononcé à haute voix au milieu du silence du canon, exprime le cri et le dernier soupir du Sauveur mourant ; les demandes du Pater marquent le repos de sa sépulture. La fraction de l’hostie rappelle l’incident du Christ ressuscité rompant le pain avec les disciples d’Emmaùs, en même temps qu’elle désigne les trois états de son corps sacré, col. 1153 et 1154, et Eclogæ col. 1328. Voir Vacant, op. cit., p. 30, 31 ; Lepin, op. cit., p. 118 et 119.

On sait que le symbolisme attribué à la fraction de l’hostie fut particulièrement contesté. Amalaire expliquait la signification des trois fragments dans lesquels le prêtre partage l’hostie, en disant que le corps du Christ a une triple forme : triforme est corpus, col. 1154 D : le corps né de la vierge Marie et ressuscité représenté par le fragment mêlé au calice, le corps qui est sur la terre, représenté par le fragment qui sert à la communion, enfin le corps qui gît dans les sépultures représenté par le troisième fragment qu’on laissait sur l’autel. « A bien l’entendre, sa pensée n’est point théologiquement erronée. Le corps du Christ en tant que semblable à nos corps mortels, envisagé à trois instants différents de son existence, avait eu réellement un triple aspect, une triple apparence. Mais il n’eût pas fallu en faire un corps triforme. L’expression était équivoque ; elle devait froisser des susceptibilités et provoquer des polémiques. » Heurtevent, Durand de Troarn, Paris, 1912, p. 174. Pour la fortune de la phrase d’Amalaire sur le corpus triforme, voir art. Eucharistie, col. 1211 à 1213.

Amalaire fut attaqué par Florus dans trois lettres, P. L., t. exix, col. 71-96, et par Agobard, évêque de Lyon, Liber contra libros quatuor Amalarii abbalis, P. L., t. civ, col. 339-350. Ses adversaires lui reprochaient d’avoir attribué trois corps différents à JésusChrist, d’avoir admis le stercorianisme, et d’avoir expliqué la messe d’une façon ridicule : il fut condamné pour ses expressions malheureuses sur le corpus triforme et son stercorianisme au synode de Quierzysur-Oise en 838.

Florus cependant n’avait pu faire censurer la méthode allégorique comme telle avec l’ensemble des explications qu’elle inspirait à Amalaire. Aussi le mouvement qui avait poussé le liturgiste de Metz à chercher le signe sensible de la vie et surtout de la passion dans le canon de la messe, allait se développer à travers le Moyen Age. Bernold de Constance dans le Micrologue, Honoré d’Autun, Rupert de Deutz, Guillaume de Saint-Thierry, Pierre le Vénérable développeront un symbolisme analogue. On retrouvera de même une partie des explications d’Amalaire dans René d’Auxerre, Othlon de Saint-Emmeran, Odon de Cambrai, Hildebert du Mans, dans les ouvrages sur le sacrifice de la messe d’Innocent III, d’Albert le Grand, de saint Bonaventure, dans le commentaire du Livre des sentences et la Somme théologique de saint Thomas, IIP, q. lxxxiii, a. 4, et dans beaucoup d’explications de la messe jusqu'à nos jours. Cf. Lepin,

op. cit., p. 118-121 ; Vacant, op. cit., p. 34, 35. Sans doute, le courant secondaire que représentent les liturgistes symbolistes à la suite d’Amalaire n’a point enrichi le dogme, ni fait progresser la connaissance objective du sens littéral des prières de la messe ; il faut du moins lui reconnaître le mérite d’avoir maintenu bien vivante devant l'âme imaginative des fidèles du Moyen Age cette idée vraiment traditionnelle qu’il a diffusée : la messe commémore en le représentant le sacrifice de la croix.

Amalaire a lui-même reconnu les déficits et le côté subjectif de la méthode quand, interrogé au synode de Quierzy sur l’origine de certaines de ses vues nouvelles, il répondit qu’il les avait tirées de son propre fonds et non des saints Pères, in suo spirilu se legisse respondil. Florus, Opusculum de causa fidei, P. L., t. exix, col. 82 A.

c) Explication théologique de la liturgie des présanctifiés. — Sur cette question, voir l’excellent ouvrage de M. Andrieu : Immixtio et Consecratio, que nous résumons.

La liturgie des présanctifiés est un service de communion avec l’eucharistie réservée d’une précédente célébration. C’est en somme la fin de la messe ; à partir du Pater inclusivement, voir Fortescue, op. cit., p. 249. Importée d’Orient, cette liturgie fut d’abord adoptée à Rome, puis incorporée au sacramentaire gélasien ; elle pénétra avec lui dans le royaume des Francs. « L’office des présanctifiés répondait à un désir de piété : il permettait de communier au jour anniversaire de la passion, tout en respectant l’antique tradition qui interdisait d’offrir le sacrifice pendant les deux derniers jours de la grande semaine. » Andrieu, op. cit., p. 21 ; Innocent I er, Epist., xxv, 7, P. L., t. xx, col. 555. En vue de la communion sous les deux espèces, on réservait tout d’abord le pain et le vin consacrés. Dès le début du ixe siècle, la liturgie des présanctifiés ne comporte plus que la préconsécration du pain. Le vendredi saint le calice apporté sur l’autel ne contient que du vin ordinaire. Avant la communion un fragment de pain consacré est plongé dans le calice. C’est cette forme de la liturgie qu’Amalaire avait sous les yeux et qu’il entreprit de commenter dans le De ecclesiasticis officiis en expliquant VOrdo-romanus de la semaine sainte. Il donne de cette liturgie des interprétations diverses dans les éditions successives de son livre :

Première explication : Théorie de la consécration par contact. — Dans la 1e édition on lit, t. I, c. xv, après une courte description de la cérémonie : Sanctificatur enim vinum non consecratum per sanctificatum panem, et postea communicant omnes, d’après Hittorp, De divinis catholicis officiis, Paris, 1610, col. 1445, cité dans Andrieu, p. 34.

Amalaire témoigne ici qu’il croit à la consécration du vin par le contact du pain « sanctifié ». Il n’y a pas de doute : suivant la tradition ancienne le verbe sanctificare désigne ici la consécration eucharistique. Voir les textes du iiie au xii c siècle rassemblés par Andrieu, p. 38-41.

Deuxième explication : Théorie de la consécration par le Pater. — Amalaire ayant découvert la lettre de saint Grégoire le Grand à Jean de Syracuse, voir ci-dessus col. 983, y trouva l’idée de la consécration par la seule récitation du Pater qui aurait été pratiquée par les apôtres.

Dès lors « Amalaire n’hésite pas à admettre le pouvoir consécrateur de l’oraison dominicale. Et comme VOrdo romanus prescrit de la réciter le -vendredi saint à l’office des présanctifiés, notre liturgiste en conclut qu’il ne serait pas nécessaire de réserver le corps du Sauveur à la messe du jeudi saint. La récitation du Pater suffirait à consacrer le pain, comme elle suffit

à consacrer le vin. Pour ce dernier, Amalaire ne paraît plus songer au rôle sanctificateur du rite de l’immixtio : Si militer et dubitatio au/ertur de die l’arasceves de qua aliqui dubitant utrum in ea corpus Domini consecretur an non. In eadem die apostolica consecralio rccolitur quæ tantum dominicain orationem super corpus et sanguinem Domini dicebat. lgitur nisi esset admonitum ex Romano ordine ut reservaretur corpus Domini a quinta feria usque in sextam, non esset necessarium reservari, quoniam suffïceret sola oratio dominica ad consecrandum corpus, sicut sufficil ad consecrandum vinum et aquam. IV, xxvi, dans le Codex M. 9421 de la Bibl. nationale. Andrieu, p. 35.

Troisième explication : hiterdiction par la tradition romaine de « célébrer les sacrements » pendant les deux jours qui précèdent Pâques. — A la suite d’un voyage à Rome où il put s’instruire directement de la bouche même de l’archidiacre, Amalaire fut amené à modifier considérablement ses premières vues sur la liturgie des présanctifiés. Le vendredi saint ni le pape, ni les assistants ne communiaient ; dès lors les deux premières explications devenaient inutiles, si l’on voulait s’en tenir à la tradition romaine.

Aussi écrivit-il dans l'édition définitive de I, xv : In superius memorato libro [ordine Romano] inveni scriplum ut duo presbyleri afferant post salulalionem crucis corpus Domini quod pridie reservalum fuit, et calicem cum vino non consecralo quod tune consecretur et inde communicet populum. De qua observalione inlerrogavi romanum arehidiaconum et ille respondit : In ea slalione ubi aposlolicus salutat crucem nemo ibi communicat. Qui juxta ordinem libelli per commixtionem panis et vini consecral vinum, non observât traditionem Ecclesiæ, de qua dicit Innocentius isto biduo sachamenta penitus non celebrari. P. L., t. cv, col. 1032. Ainsi ce serait aller contre la tradition de l'Église que de continuer désormais à consacrer le vin par l’immixtion de l’hostie, non pas que, sur l’efficacité consécratoire du rite du mélange, la pensée d’Amalaire fût changée, mais parce que ce serait, « célébrer les sacrements », malgré la défense d’Innocent I er. — Semblablement l'édition définitive se tait, pour la même raison, sur la consécration par le Pater.

Ceci n’empêche pas que l’on se souviendra encore longtemps de la « messe apostolique » c’est-à-dire de l’idée de la prétendue consécration par la seule récitation du Pater que la lettre de saint Grégoire avait inspirée à Amalaire.

La théorie amalarienne de la consécration par contact est de toute évidence injustifiable, n’ayant point de racine dans la spéculation théologique antérieure. Exprime-t-elle cependant une idée propre à Amalaire ? De ce que nous trouvons sous la plume de ce liturgiste la plus ancienne expression de cette théorie, il ne s’en suit pas qu’il en soit l’inventeur. Et du fait que cette théorie ne lui fut jamais reprochée, on peut conclure qu’elle ne choquait point, et devait être une donnée du milieu. Si elle n’a pu naître de la spéculation désintéressée des théologiens au courant des vues patristiques, elle a pu être suggérée par des besoins pratiques à une époque où l’on avait des idées fort imprécises au sujet de la théologie sacramentaire, peut-être au vrae siècle. Depuis longtemps, en vue de la distribution de la communion sous les deux espèces, on mélangeait le précieux sang au vin ordinaire dans les églises de Rome ; depuis le jour où avait cessé la réserve du viii, on « sanctifiait » le calice à la messe des présanctifiés par l’immixtion d’une parcelle d’hostie, de même pour faire communier en viatique pratiquaiton l’usage de l’hostie trempée dans du vin. Voir M. Andrieu, p. 5-152. On devait réfléchir sur ces usages et en chercher une explication plausible. Amalaire, à la suite d’autres sans doute, crut la trouver

dans la théorie de la consécration par contact. Grâce à l’influence de ses ouvrages, cette théorie fut vite popularisée, on la rencontre chez le pseudo-Alcuin. Liber de divinis ofjiciis, P. L., t. ci, col. 1211 ; chez Bernold, Micrologus, c. xix, P. L., t. eu, col. 989 ; chez Rupert de Deutz, De divinis ofjiciis, t. VI, c. xxiii, P. L., t. clxx, col. 167 sq.

Ce ne sera qu’au xiie siècle, quand les théologiens auront énoncé avec netteté les conditions essentielles de la consécration eucharistique, que la théorie sera l’objet d’une protestation formelle et d’une condamnation définitive. Cette théorie d’ailleurs ne fut jamais universellement admise. « Une multitude de livres du haut Moyen Age, tels que ceux de Paris, de Cluny, sont entièrement muets sur les effets consécratoires de l’immixtion. » M. Andrieu, p. 245, cf. p. 153-184, les livres liturgiques contraires à la théorie de la consécration par contact.

2. Florus († 860). — En face de l’interprétation souvent subjective, allégorique, d’Amalaire, le savant diacre de Lyon ne se contente point d’une critique purement négative ; il propose, à son tour, une interprétation plus objective, plus réaliste, plus strictement traditionnelle des prières de la messe, tout d’abord dans son Exposilio missæ, écrite vers 835, P. L., t.cxix, col. 15-72, puis un peu plus tard dans ses trois Opuscula adversus Amalarium, ibid., col. 71-95.

Il caractérise très heureusement sa méthode dès le début de son exposition, col. 15 et 16. Son œuvre ne sera pas seulement une compilation, mais une utilisation judicieuse des écrits des Pères et des anciennes liturgies en vue non plus d’une exposition purement littérale, mais d’un commentaire du sens profond et de l’esprit du texte. C’est la transition entre l’ancienne Exposilio missæ et les traités De corpore et sanguine Domini. La pensée de l’auteur s’y meut surtout dans le cadre de la tradition augustinienne sur le sacrifice chrétien ; Florus y insiste particulièrement sur l’excellence, le caractère commémoratif, les conditions de réalisation et l’efficacité du sacrifice eucharistique.

a) Excellence du sacrifice nouveau. — Son introduction au commentaire du canon établit cette excel lence par rapport au sacrifice d’Aaron.

Elle ressort de la qualité du prêtre et de la victime de ce sacrifice nouveau : c’est Jésus-Christ, le Verbe anéanti dans l’incarnation et obéissant jusqu'à la mort pour devenir dans son humanité notre sacrifice et notre nourriture. Expos., 3, col. 17. C’est donc par lui que l'Église offre à Dieu ses demandes et ses louanges. 22, col. 33. Comme prêtre, il continue éternellement son interpellation médiatrice en présentant devant son Père son humanité. 4, col. 18-20 ; 23, col. 34. L’activité sacerdotale du prêtre du Nouveau Testament ne se perpétue pas seulement au ciel, mais sur terre dans le sacrifice commémoratif de la messe.

b) Caractère commémoratif du sacrifice chrétien. — Florus ne se contente point de. souligner fortement dans les termes de saint Fulgence, le caractère central du sacrifice de la croix et le caractère commémoratif du mystère de l’autel, 4, col. 20 ; 17, col. 30 j il cherche à déterminer comment se fait cette commémoraison de la croix à la messe. Elle ne consiste point comme le pense Amalaire en une représentation symbolique de la vie et de la passion du Christ ; elle ne se fait point en raison des paroles prononcées, mais en raison des mystères qui s’accomplissent sur l’autel : Illius ergo panis et calicis oblatio morlis Clirisli est commsmoratio et annuntialio quæ non tain verbis quam mysteriis ipsis agitur, per quæ noslris menlibus mors illa pretiosa allius et forlius commendatur. 63, col. 54. Ces mystères non seulement évoquent, représentent le sacrifice

passé, mais le renouvellent en quelque sorte, et nous en appliquent la vertu.

Ils l'évoquent par le pain, et le mélange de vin et d’eau qui représentent la passion, ils le rappellent en remettant devant notre esprit la charité divine qui a inspiré le sacrifice de la croix, 62 et 63, col. 54 et 55 ; ils le représentent surtout d’une façon réaliste en mettant à la disposition des fidèles sa force vivifiante par l’oblation qui se fait à l’autel du corps du Christ, et par la participation à ce corps jadis immolé : quia in participatione corporis et sanguinis sui, vivificam suam morlem nos annuntiare voluit. 64, col. 55.

Sur l’autel se trouve la véritable oblation en laquelle le Christ est offert, 58, col. 51, le calice dans lequel le sang immmaculé est contenu. 60, col. 53. Là, on reçoit l’hostie vraie et perpétuelle qui communique la vertu salutaire de la passion. 59, col. 51.

L’oblation commémorative de l’autel ne comporte point évidemment d’immolation réelle. In oblatione… cognoscamus non adhuc occidendum Christum… sed occisum. 17, col. 30.

c) Conditions de réalisation du sacrifice chrétien. — Florus les résume dans son 1 er opuscule contre Amalaire : Simplexe frugibus panis conficitur, simplexe botris vinum liquatur : accedit ad hase ofjsrentis Ecclesiee fides, accedit mysticee précis consecratio, accedit divinæ virtutis infusio ; sicque miro et ineffabili modo quod est naturaliter ex germine terreno panis et vinum e/ficitur spiritualiter corpus Christi, id est vitse et salutis nostras mysterium… Corpus igitur Christi, ut prædictum est, non est in specie visibili, sed in virtute spiritali. Opusc, i, 9, col. 77 D.

a. Rôle de l'Église (accedit ad hœc ofjerentis Ecclesiee fides). — L'Église tient un grand rôle dans l’action sacrificielle : c’est elle tout entière qui offre, en raison de sa participation au sacerdoce du Christ. "Voir l’explication des mots qui tibi offerunt hoc sacrificium laudis. Expos, missse, 52, col. 48. A côté de l’oblation de la passion et en union avec elle, l'Église par les prêtres s’offre elle-même avec ses adorations, sa dévotion, car tous élus et mortels sont le sacrifice de l’image agréable à Dieu. Ibid., 58, col. 50. Dans un riche commentaire du Supplices te rogamus, à la lumière de saint Augustin, Florus montre comment le sacrifice de la terre se raccorde à celui du ciel. L’autel sublime invisible, d’où Dieu reçoit un sacrifice éternel de louanges, c’est l’ensemble des élus, anges et hommes, qui aident les fidèles de la terre à offrir leur oblation ; à cet autel unique nous sommes unis ici-bas par la foi, en attendant l’union dans la contemplation, car toute la cité rachetée, c’est-à-dire l’immense assemblée des saints est offerte à Dieu en sacrifice universel par le grand prêtre du ciel. Ibid., 66, col. 58 et 59 ; Opusc, ii, 16, col. 91.

Telle est aux yeux de Florus la nécessité de l’union avec l'Église pour l’offrande sacrificielle, qu’en dehors de cette union, il n’y a pas de vraie sacrifice : quia veri sacrificii extra catholicam Ecclesiam locus non, est… Expos., 53, col. 49 B.

b. Rôle de la prière consécratoire (accedit mysticee précis consecratio). - — Certaines expressions de Florus semblent être un écho de l’idée isidorienna d’après laquelle la prière consécratoire va du Sanctus au Pater. Voir l’explication des premiers et des derniers mots du canon, Expos., 42, col. 43 ; 73, col. 64. Il reconnaît pourtant une importance capitale aux paroles du Christ dans la consécration, et marque en des formules très claires la part principale du divin prêtre, et la part subordonnée des prêtres humains et de l'Église dans l’action consécratoire et l’oblation. Sans les paroles et la vertu du Christ pas de consécration : Sine quibus… nulla pars Ecclesiee conficere potest…

Christi ergo virtute et verbis consecratur et consecrabitur. 60, col. 52 C.

Le Père consacre et accepte l’oblation sanctifiée par le Fils. Celui-ci la lui transmet, interpelle pour nous dans son humanité, et se fait propice à nous dans sa divinité. 43, col. 44. Il est le médiateur unique par qui l’oblation de l'Église peut arriver au Père : Quod ergo offert Ecclesia. offert per illum. 50, col. 47 A.

Le Supplices semble être un moment solennel de la prière consécratoire : Fit… aliquod incomprehensibile… ut per angeliea minisleria et supplicationes tanquam de sublimi altari divinæ majestatis conspectibus offerantur, cum adstantibus sibi minisiris cœlestibus, Christus, ut proposita consecret adesse credendus est. 66, col. 60. Ainsi l’action sacerdotale du Christ s’exerce à l’autel dans la consécration comme telle ; d’une oblation actuelle du Fils de Dieu par lui-même à la messe, notre auteur ne dit rien.

A l’autel le prêtre humain offre et supplie en imitant ce qu’a fait le Christ : Ille sacerdos vice Christi vere fungitur, quidquid Christus fecit imitatur et sacrificium verum et plénum tune offert in Ecclesia Deo Patri si sic incipit offerre quomodo ipsum Christum videt obtulisse. Opusc, ii, 16, col. 91 ; cf. Expos., 43, col. 44.

c. Rôle de l’Esprit-Saint (accedit divinæ virtutis infusio). — L’Esprit-Saint met dans le sacrifice sa vertu divine : Petimus ut hoc Spiritu tuo sanctifiées, ut quod nostrse humilitatis geritur officio tune virtutis impleatur effectu. Expos., 44, col. 44.

Ainsi au terme de cette action harmonieuse de l'Église, du Christ et de l’Esprit-Saint se trouve sur l’autel la victime en qui le sacrifice de la croix non seulement est représenté, mais renouvelé, répété, imité, de nouveau mystiquement immolé, sans que pour cela la victime jadis immolée connaisse une mort nouvelle. Expos., 63, col. 55 ; 59, col. 62.

C’est le très vrai et unique sacrifice des chrétiens, 16, col. 30, où l’on boit le sang qui a coulé du côté du Christ, 63, col. 55, où l’on reçoit le Christ lui-même en nourriture… præparavit cibum seipsum, 59, col. 52 ; Opusc, ii, 7, col. 85, et 8, col. 88.

Il.n’y faut point voir en effet le corps du Christ selon le mode d'être matériel qu’il avait ici-bas, il faut le concevoir comme une puissance vivifiante de l’ordre spirituel : Prorsus panis ille sacrosanctæ oblationis corpus est Christi, non malerie vel specie visibili, sed virtute et potentia spiriluali… Opusc, i, 9, col. 77. Cette terminologie prépare celle de Ratramne.

d. Efficacité du sacrifice chrétien. — Ce sacrifice a une valeur salutaire qui s'étend à tous ceux qui appartiennent au corps du Christ, vivants et défunts. Expos., 68, col. 61. Le commentaire du mémento des vivants est encore fait dans la perspective des messes à intention collective. Ibid., 51, col. 47.

Conclusion. — De cette analyse on peut conclure que l'œuvre de Florus constitue un des témoignages les plus solides et les plus riches qui aient été rendus à la doctrine du sacrifice eucharistique au ixe siècle. Par ses qualités de méthode et de fond, il méritait de s’imposer à la méditation des théologiens et liturgistes du Moyen Age. En fait, nous le retrouverons utilisé dans la suite par plusieurs auteurs. Les ouvrages publiés aux xe et xie siècles ne furent guère que des compilations de Florus et d’Amalaire. Encore faut-il constater que l’aire d’influence du diacre lyonnais est moins grande que celle d’Amalaire ; peut-être faut-il l’attribuer à ce que, par son élévation doctrinale et sa méthode sévère, Florus parlait moins à l'âme Imaginative des fidèles de son temps que, le symboliste Amalaire.

3° Raban Maur avant la controverse paschasienne. — Abbé de Fulda, puis archevêque de Mayence, le disciple d’Alcuin travailla toute sa vie à mettre ses vastes 100c

MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, RABAN MAUR

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connaissances au service de l'éducation du clergé d’Allemagne. C’est le but qu’il poursuit tout particulièrement dans le De instilationne clericorum, P. L.,

t. cvii, col. 293-420. et dans le Liber de sacris ordinibus, t. cxii, col. 1166-1192. Il est amené à y traiter ex professo de la messe : De inst., t. I, c. xxxi, xxxii et xxxiii (iadditio de missa, col. 321 est tirée d’Amalaire, De sacris ordinibus, c. xix) : il le fait suivant sa manière habituelle en compilateur à la science vaste, mais d’emprunt. Dom Yilmart a montré, art. Exposilio missadu Diction, d’arch., col. 1029, comment Raban est tributaire des deux anciennes Expositions anonymes : Primum in ordine et Dominus vobiscum, ci-dessus, col. 996.

De cette compilation on peut tenter de dégager la pensée propre de Raban en s’aidant des homélies, commentaires et lettres du même auteur. Voir Geisclmann, Die Eucharistielchre, p. 105-122 ; Renz, op. cit., p. 671-073 ; Franz, op. cit., p. 399-401.

Après avoir rappelé le sens étymologique, De inst., I. xxxii. t. cvii, col. 322, et la définition isidorienne du sacrifice de la messe, ibidem, col. 321, l’abbé de Fulda se plaît à mettre en relief l’aspect commémoratif et dynamique du sacrifice eucharistique.

1. Aspect commémoratif de la messe. - — La messe est essentiellement le mémorial du sacrifice de la croix, memoria redemptionis nostra-, In 7 am ad Cor., xi, t. cxii, col. 103 B ; elle l’est à la façon d’un sacrement qui est à la fois signe et application d’une vertu dérivée de la rédemption. Signe évocateur d’un fait passé, elle remplit par rapport à l’immolation du Calvaire le rôle que remplissait la Pâque juive par rapport à l’immolation de l’agneau pascal à la sortie d’Egvpte. In Matth., t. VIII, t. cvii, col. 1105-1106.

Comme la cène, elle évoque le mystère de la croix qu’elle célèbre : De inst., i, xxxi, t. cvii, col. 316 ; cf. In Levit., I. VI, c. xxi, t. cviii, col. 502. Si le mélange d’eau et de vin signifie le sang et l’eau qui sont sortis du côté du Christ, De inst., i, xxxi, t. cvii, col. 316, la fraction du pain rappelle le brisement de son corps, In Matth., t. VIII, t. cvii, col. 1106 A, le calice et la patène l’ensevelissement du Seigneur. De sacris ord., xix, t. cxii, col. 1179 B. Le pain, fait de plusieurs grains, et le viii, fruit de plusieurs grappes, font penser à l’unité des fidèles, tandis que le mélange d’eau et de vin figure l’incorporation des fidèles au Christ. De inst., i, xxxi, t. cvii, col. 320 C.

Là pourtant n’est point le sens profond de la messe ; il faut dépasser l’aspect sensible, évocateur du passé, pour atteindre la réalité salutaire qui se cache sur l’autel, et qui établit les relations profondes entre le sacrifice eucharistique et celui du Calvaire. In Lev., t. II, c. xi, t. cviii, col. 334 ; t. VI, c. xviii, col. 493.

A l’autel et sur la croix, il y a identité de victime ; l’autel est la demeure du corps du Christ. In Lev., t. VI, c. xvii, co !. 488. C’est là que sont offerts et distribués la chair et le sang du Christ. In Josue, t. III, c. xvii, t. cviii, co !. 1108, et In I Cor., xi, t. cxii, col. 105. De là l’unité du sacrifice de la croix fondée sur l’unité de victime. Raban Maur l’affirme en des termes empruntés à Jean Chrysostome. In Hebr., t. XXVIII, c. x, t. cxii, col. 780.

A la suite d’Augustin et de Cyprien, il marque l’intimité du lien qui existe entre la messe, 1 incarnation et la rédemption : Ad hoc enim incarnatus est ut immolaretur ; carnem autem ejus quæ inepla erat ad comedendum ante passionem, aptam cibo post passionem fecit. Si enim non fuisset crucifixus, sacrificium corporis ejus minime comederemus, comedimus mine cibum, sumentes ejus memoriam passionis. In Lev., t. I, c. ii, t. cviii, col. 259. Ici. comme dans un autre texte emprunté à saint Ambroise, le caractère commémoratif

de la messe est rattaché surtout à la communion. Cf. In I Cor., xi, t. cxii, col. 103.

Ce n’est point qu’il confonde messe et communion. Communier n’est point célébrer le sacrifice ; ainsi le vendredi saint l’on communie sans célébrer pour cela le sacrifice de la messe : De inst., t. II, c. xxxvii, t. cvii, col. 349. En résumé, célébrer la messe, c’est offrir et accomplir exactement ce que le Seigneur a fait à la cène en mémoire de sa passion. De inst., I, xxxii, t. cvii, col. 322 B.

2. Aspect dynamique de la messe.

Malgré le réalisme sacrificiel immanent aux textes qui viennent d'être cités, malgré l’affirmation d’une conversion miraculeuse du pain et du vin au corps et au sang du Christ empruntée à l’ancienre Exposilio missæ, Dominus vobiscum, De sacris ordin., xix, t. cxii, col. 1184 et 1185, la pensée de Raban resterait orientée en un certain nombre de textes vers une conception symboliste dynamiste du sacrifice de la messe. Voir Geiselmann, op. cit., p. 113-122. Dans cette perspective, la conversion opérée par la consécration impliquerait plutôt une élévation du pain et du vin consacrés à une plus haute dignité et fonction qu’une transformation radicale de leur être : Hœc dona sunt visibilia, sanctificata per Spiritum Sanctum, in sacramentum divini corporis iranseunt. De inst., i, xxxi, t. cvii, col. 319 A ; In Eccli., t. VII, c. viii, t. cix, col. 992 B.

Par analogie avec l’incarnation, Raban concevrait l’eucharistie comme une sanctification et pénétration par la grâce des éléments qui persistent : Quia tu sanctificasti corpus tuum, quando homincm in Deum assumpsisti et nunc sanctifica hune panem, ut corpus tuum fiât. De sacris ord., xix, t. cxii, col. 1186 D ; quem videlicet panem certi queque gratia sacramenti, priusquam frangeret, benedixit, quia naturam humanam quum passurus assumpsit ipse… gratia divinse virtutis implevit. In Matth., t. VIII, t. cvii, col. 1106 A. Par analogie avec les autres sacrements, baptême et confirmation, il verrait dans l’eucharistie un double élément : la réalité sensible symbolique et la grâce attachée à cette réalité, la créature corporelle et la vertu spirituelle, Valimentum corporis et la virtus qui produit l’incorporation au Christ. De inst., i, xxxi, t. cvii, col. 316-318.

En raison de cette série de textes, Geiselmann pense que Raban n’est point arrivé à harmoniser deux conceptions du mystère eucharistique qui tendent logiquement à s’opposer : l’une réaliste, impliquant la conversion substantielle, ne serait chez l’abbé de Fulda que superficielle, l’autre symboliste et dynamiste représenterait mieux la tendance profonde de sa pensée. Il reste que Raban dans de nombreux textes, empruntés à ses ouvrages les plus divers, professe le réalisme le plus net, au point que le sang rédempteur et le vin consacré sont regardés par lui comme identiques et produisent les mêmes effets : Lavavit in vino stolam suam sive carnem suam in sanguine passionis, sive sanctam Ecclesiam illo vino qui pro multis effunditur in remissionem pcccalorum. In Gen., t. VI, c. xv, t. cvii, col. 660 C. Cependant, lorsque la question se posera nettement de savoir si le corps qui est sur l’autel est identique au corps historique, il la résoudra plutôt dans le sens du symbolisme dynamiste, et qualifiera d’erreur l’opinion « de quelquesuns qui ne pensent pas sainement du corps et du sang du Seigneur », d’après laquelle le corps eucharistique serait identique au corps qui est né de Marie : Cui errori quantum potuimus ad Egilum abbatem scribentes, de corpore ipso quid vere credendum sit aperuimus. Pœnitent., xxxiii, t. ex, col. 493. Sa conception d’ensemble sur l’eucharistie le classera parmi les adversaires de Paschase.

4° Walafrid Slrabon († 849), disciple de Rabari, s’inspire comme son maître dans sa doctrine sur la messe surtout de saint Augustin : avec Raban, il aime à envisager la messe comme mémorial salutaire de la rédemption. De rébus eccl., xvt, P. L., t.'cxiv, col. 936 ; In Luc, xxii, 19, col. 338 ; In I Cor., xi, 23, col. 539. Voir Geiselmann, op. cit., p. 122-126.

Il faut souligner ici le souci et le sens de l’histoire vraiment extraordinaire pour son époque qu’apporte Walafrid dans l'étude du sacrifice chrétien. Sa réflexion théologique porte d’une part sur la messe primitive et son évolution, d’autre part sur la messe telle qu’on la célèbre au milieu du ixe siècle.

1. La messe primitive. — La reproduction de la cène, telle est la partie essentielle de la messe. De rébus eccl., xvi, t. cxiv, col. 639.

Aussi les apôtres et ceux qui les suivent offraient-ils la messe sans toutes les cérémonies extérieures et prières que nous avons aujourd’hui. D’après la tradition des anciens, cette messe ressemblait à ce que nous voyons aujourd’hui le jour du vendredi saint avec cependant en plus le commémoraison de la passion : elle comprenait ainsi i ette commémoraison, l’oraison dominicale, la fraction et la communion. Ibid., xxi, col. 944 AB. A ces prièreset cérémonies essentielles les Grecs et les Latins ajoutèrent ensuite ce qu’ils jugèrent convenable.

Après l’assertion de Walafrid concernant le noyau central de la liturgie primitive, on ne peut voir dans l’intervention d’Alexandre I er au sujet du canon, telle qu’il la comprend, qu’une prescription spéciale pour mieux ordonner la partie de la messe qui commémore la passion et non une insertion absolument nouvelle de cette commémoraison dans le canon. Ibid., xxii, col. 949.

2. La messe contemporaine.

Walafrid décrit au c. xxii de son œuvre la messe telle qu’il l’a sous ses yeux. C’est la messe romaine. L’action ou canon en est la partie essentielle. On appelle cette partie action, parce qu’on y fait les sacrements du Seigneur, canon, parce qu’on y trouve la norme régulière de la confection de ces sacrements, xxii, col. 950 A. La messe légitime est celle où assistent le prêtre, le répondant, l’offrant, le communiant : la composition des prières de la messe l’implique et le démontre. Notre auteur connaît cependant des messes dites par le prêtre seul, sans servant, sans assistant ; on peut penser, dit-il, que dans ces messes, que l’on appellera plus tard solitaires, il y a comme coopérateurs ceux pour qui le sacrifice est offert, ou les fidèles censés présents dont le prêtre tient la place lorsqu’il dit certaines réponses, xxii, col. 951.

Mais la réflexion théologique de l’auteur se concentre sur deux problèmes que pose la pratique de l'époque : la multiplication des oblations et des messes.

Multiplication des oblations. — - Le mouvement de piété qui entraînait depuis longtemps les fidèles à demander qu’on célébrât des messes à leur intention spéciale paraît s'être amplifié encore à l'époque de Walafrid Strabon. Celui-ci nous apprend, en effet, que de son temps certains fidèles plus attentifs au nombre des oblations qu'à leur valeur salutaire, passaient d’une messe à l’autre pour présenter autant d’offrandes qu’ils voulaient recommander d’intentions, xxii, col. 948. Il blâme ceux qui font ainsi leurs oblations inordinate, et rappelle qu’il vaut mieux assister à la messe tout entière que d’y faire une offrande et partir sans attendre la fin : agir ainsi, c’est laisser son offrande inachevée.

Multiplication des messes. — La multiplication des oblations entraînait la multiplication des messes ; plusieurs prêtres se mirent, en effet, à dire deux ou trois messes par jour pour satisfaire aux demandes

des fidèles et à leur propre dévotion. Tous cependant n’agissaient point ainsi et certains s’en tenaient à une seule messe par jour. Cette pratique variée impliquait des appréciations théologiques différentes sur la valeur de la messe. Walafrid les analyse fort bien « Certains, dit-il, ne célèbrent la messe qu’une fois par jour, pensant que ce seul souvenir de la passion suffit à toutes les nécessités ; d’autres jugent plus convenable de réitérer, deux, trois et même autant de fois qu’ils le peuvent dans ce même jour, croyant fléchir la miséricorde de Dieu d’une manière d’autant plus efficace qu’ils célèbrent plus souvent ce mémorial de la passion du Sauveur. Ces derniers s’appuient probablement sur l’usage de l'Église romaine qui dit deux ou trois messesdans une même solennité, comme cela a lieu dans le jour de la Nativité du Seigneur et aux fêtes de quelques saints. En quoi, je ne vois rien d’absurde. » xxi, col. 943. A cette occasion, il rappelle d’une part l’exemple du pape Léon III († 816) qui disait quelquefois sept ou neuf messes par jour, et d’autre part celui de saint Boniface († 755) qui ne disait qu’une messe par jour : c'étaient deux hommes également recommandables. Aussi Walafrid reconnaîtil à chacun la liberté d’agir suivant sa conscience. xxi, col. 943.

Même jugement large et nuancé sur la croyance à la nécessité d’une intention spéciale exclusive pour obtenir les grâces spéciales demandées. Ce serait, pense-t-il, une erreur assez grave de croire que l’on ne peut recommander ensemble à la messe toutes les intentions de ceux pour qui on offre le sacrifice, comme si, pour obtenir les grâces demandées, on devait nécessairement offrir une oblation particulière pour une intention spéciale, prier uniquement pour les vivants ou pour les morts, car nous savons, dit-il, la valeur universelle du sacrifice de la messe, xxii, col. 948. Affirmer le contraire eût été condamner la pratique de l’intention collective des offrants reçue dans l’ancienne Église. Les commentaires des Expositio missse, y compris celui de Florus, ne connaissent encore que celle-là.

Mis en présence du courant de piété qui pousse de plus en plus les fidèles à se persuader qu’on obtient plus sûrement les grâces pour lesquelles une messe est offerte exclusivement, Walafrid ne le condamne pas, mais le comprend, pourvu qu’il s’inspire de la dévotion, et non d’une méconnaissance de la valeur universelle du sacrifice. Quod si cui placet pro singulis singulatim offcrre, pro solius devotionis amplitudine et orationum augendarum devotione id faciat, non autem pro stulta opinione qua putet unum Dei sacramentum non esse générale medicamentum. xxii, col. 948. La même conscience de la portée générale de la messe lui fait rappeler que le sacrifice de l’autel n’est point seulement utile à ceux qui offrent et communient, mais à leurs amis qui partagent leur foi et leur dévotion, xxii, col. 951.

Ainsi, au moment où se multipliaient de plus en plus les oblations et la célébration des messes privées, où l’on avait tendance à ramener la piété eucharistique à des vues trop individualistes, Walafrid sut-il opportunément rappeler le principe de la portée générale du sacrifice chrétien, mettre en garde la piété des fidèles contre les déviations faciles, et marquer l’accord essentiel du nouveau courant avec les principes traditionnels qui inspiraient l’usage reçu communément jusqu’alors des intentions collectives.

Nous verrons comment l’usage de dire plusieurs messes par jour, afin de satisfaire aux demandes des fidèles, entraînera des abus à l’avenir et sera combattu alors par l'Église. Mais un usage déjà pratiqué au temps de Walafrid se perpétuera et sera de plus en plus accrédité dans l'Église : celui d’offrir chaque messe 1009 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA CONTROVERSE DU IX* SIÈCLE 1010

pour une intention spéciale, et de recevoir pour cette intention une offrande en nature ou en argent.

V. La controverse eucharistique du ixe siècle. — Le traité De corpore et sanguine Domini de Paschase Radbert, abbé de Corbie en Picardie († 851 ou 860) marque une date importante dans l’histoire du développement théologique de la doctrine eucharistique.

A l’art. Eucharistie on a souligné cette importance pour l’histoire du dogme dans son ensemble ; il reste à en montrer la portée pour la théologie du sacrifice de la messe. Sans doute, la question qui se pose au milieu du ixe siècle ne vise pas directement le saint sacrifice : il s’agit de marquer la part de vérité et de figure qui se trouve dans le mystère chrétien, de savoir si le corps eucharistique est identique au corps historique du Christ. Mais qui ne voit que, plus on insistera sur l’aspect vérité de ce mystère, plus aussi l’on mettra en valeur le réalisme sacrificiel du mystère, plus au contraire on insistera sur son aspect figuratif, sur la distinction entre le corps eucharistique et le corps historique, sur la présence in virtute ou in potentia verbi, plus aussi l’on glissera vers une conception symboliste dynamiste de la messe ?

Tandis que Paschase avec Hincmar, en utilisant largement l’héritage du passé, en complet accord avec la liturgie et la piété de tous, vont préciser et développer la conception réaliste du sacrifice de l’autel, d’autres auteurs, Ratramne, Raban Maur, l’auteur anonyme des Dicta cujusdam sapientis, P. L., t. cxii, col. 1510-1518, Jean Scot Érigène, Druthmar, vont s’opposer aux idées proposées par Paschase et défendre une conception du sacrifice de la messe plus ou moins apparentée à un symbolisme dynamiste. Cette controverse n’aura de conclusion dogmatique qu’au xie siècle avec la condamnation de Rérenger. Nous en suivrons la répercussion jusque-là. Nous marquerons aussi les réactions réciproques de la doctrine et de la piété à cette époque.

Début de la controverse.

1. Paschase Radbert ;

sa doctrine surtout d’après le De corpore. — L’abbé de Corbie est à la fois un continuateur et un initiateur.

Comme ses prédécesseurs, Alcuin, Amalaire et Florus, il ne veut point faire œuvre personnelle ; comme eux il utilise l'œuvre du passé. A son disciple Placide, en exposant sa méthode, il énumère les docteurs catholiques dont il a reproduit la lettre ou l’esprit, utilisé l’enseignement : Cyprien, Ambroise, Hilaire, Augustin, Jean Chrysostome, Jérôme, Grégoire (le Grand), Hésichius. Bède, De corp., prol., P. L., t. cxx, col. 1268.

Il ne se contente point cependant de récapituler le passé, il inaugure un nouveau genre littéraire qui donne plus à la réflexion théologique et à la synthèse que les anciennes expositions de la messe. Le De corpore est le premier d’une longue série d’ouvrages qui cherchent à donner l’intelligence du mystère non plus en glosant plus ou moins littéralement les prières de la messe, mais en synthétisant la pensée des Pères autour des problèmes qui sont alors agités.

Deux questions visent directement le sacrifice : Quid sil inler immolationes velerum figurasque legalium et inter sacramentum corporis et sanguinis ? v, col. 1280, 1281. Quid necesse fuerit quod semel geslum est in re, Christum quolidie immolari, vel quid boni tribuant hsec mysteria digne accipienlibus ? îx, col. 1293-1294. — Si l’on ne trouve point chez Paschase la question du sacrifice traitée dans son ensemble, il est facile cependant de dégager sa conception sacrificielle tant du De corpore que de ses œuvres postérieures : Expos, in Matth., t. XII, c. xxvi, ibid., col. 875 sq. ; Epist. ad Erudegardum, ibid, col. 13511366. Pour y réussir il faut d’abord rappeler les principes directeurs de sa théologie de la messe,

envisager ensuite à leur lumière le mystère de l’autel comme une œuvre divine, et comme une réalité complexe à double aspect.

a) Principes directeurs de sa théologie de la messe. — La théologie de Paschase sur ce point est dominée par sa conception d’ensemble sur la théodicée et les réalités sacramentelles.

Le principe générateur de sa doctrine, mis en relief dès la première page de son traité, c’est le dogme de la toute-puissance divine. De corp., i, 1, col. 1268. La messe est une œuvre de cette toute-puissance.

Tout sacrement par ailleurs est une réalité à double aspect : l’un extérieur qui tombe sous les sens, c’est la figure, l’autre invisible qui se cache sous cet extérieur symbolique c’est la vérité. Illud fidei sacramentum… jure simul veritas et figura dicitur, ut sil figura vel character verilalis quod exterius sentitur ; veritas vero quidquid de hoc mysterio interius recte intelligitur aut creditur. iv, 2, col. 1278. Dans cette perspective, la messe est l'œuvre divine dans laquelle sous la figure de ce qui se passe à l’autel se cache et se révèle à la fois la vérité de l’oblation actuelle de la victime du Calvaire.

b) La messe œuvre divine. — En tant qu'œuvre de la toute-puissance divine, elle réclame notre foi comme les miracles de l’Ancien Testament. Dieu l’a voulu et il l’a dit : il n’y a sur l’autel après la consécration, sous la figure du pain et du vin que la chair et le sang du Christ, identique à la chair qui est née de la vierge Marie, i, 2, col. 1269.

C’est l'œuvre de la Trinité tout entière, xiii, 1, col. 1315. Pour la comprendre, il faut l’envisager dans la lumière des œuvres divines : passage de la mer Rouge, conception virginale, multiplication des pains, création. Pour la saisir, il faut la voir à travers la figure qui la signifie, i, 3 ; iv, 3.

c) La messe réalité complexe sous son double aspect : figura et veritas. — a. Son aspect figuratif. — Tout ce que l’on voit à l’autel, matière du sacrifice, action du prêtre, tout a une fonction figurative.

Le double symbolisme des éléments constitutifs du sacrifice, soit par rapport au corps et au sang du Christ, soit par rapport au peuple fidèle est exposé d’après les Pères au c. x : Cur in pane et in vino hoc myslerium celebratur ? Quant au mélange de vin et d’eau, c’est pour nous figurer la passion, l’eau et le sang sortis du corps du Christ que les Apôtres ont institué ce rite, xi, 1, col. 1307.

L’action du prêtre à l’autel est, elle aussi, figure de ce qui s’est passé sur la croix et de ce que fait encore aujourd’hui le souverain prêtre à l’autel. Sans doute c’est le prêtre visible qui bénit, fait action de grâces, immole, rompt le pain consacré, le distribue aux fidèles, mais son action n’est que figurative et secondaire ; derrière lui, il faut voir l’action divine du souverain prêtre dont il est l’instrument. Ainsi, dans la consécration, n’est-il qu’un interprète : Sacerdos non ex se dixit quod ipse creator corporis et sanguinis esse possit, quia si hoc possel, quod absurdum est, creator creatoris fierel.xii, 2, col. 1312. Ainsi dans la distribution de la communion n’est-il qu’un figurant derrière lequel le vrai prêtre agit et discerne les bons et les mauvais communiants, viii, 3, col. 1288.

C’est encore l’aspect figuratif qui est mis en relief lorsque Paschase parle d’immolation mystique : Christus myslice immolatur. ix, 1, col. 1294. Cette immolation mystique s’oppose à l’immolation en soi qu’elle commémore. « Lorsque nous confessons, dit-il, que le Christ est immolé chaque jour en mystère, cette affirmation se rapporte à ce qui est célébré sous forme de sacrement, et qui n’a été réalisé qu’une seule fois, savoir lorsqu’il a été immolé en personne pour le salut du monde. La mort du Christ n’est pas réitérée 1C11

    1. MESSE DANS L’EGLISE LATINE##


MESSE DANS L’EGLISE LATINE, PASCHASE RADBERT

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en fait, mais il est immolé chaque jour en mystère afin que nous recevions dans le pain ce qui a été suspendu à la croix, et dans le calice ce qui a coulé du côté du Christ. » Epist. ad Frudeg., col. 1353. Voir aussi De corp., ix, 1, 6, col. 1293, 1297. Par quelle partie de la messe est figurée à l’autel l’immolation du Calvaire ? Il ne paraît pas que Paschase se soit posé la question. Tout au plus peut-on conclure d’un passage du De corpore, xix, 3, col. 1328, qu’il met en rapport la consécration avec l’idée de production du Christ à l'état de victime apparemment immolée. Mais ici sa pensée va plutôt à la figuration de la passion par le calice dont le contenu fait penser au sang répandu : sanguinis vero in calice ac si in passione fusus est. Il n'établit point de rapport entre le calice du sang et le corps juxtaposé. Aussi faut-il conclure, avec M. Lepin, que l’idée d’une immolation figurée par l’acte de séparation du corps et du sang est loin de l’esprit de Paschase.

b. Son aspect réel et divin. — Derrière le prêtre visible et l’ensemble des rites extérieurs, il faut voir par la foi la vérité qui se cache, iii, 2, col. 1275. Cette vérité c’est le corps et le sang du Christ identiques avec son corps historique, c’est la personne du Verbe incarné, prêtre, victime, autel du sacrifice eucharistique.

Le Christ est le prêtre véritable du sacrifice chrétien dans la vertu de l’Esprit. C’est le souverain prêtre selon l’ordre de Melchisédech qui consacre, crée, offre, distribue la victime à l’autel et interpelle pour nous. Ce rôle se manifeste surtout à la consécration : celle-ci est le point culminant de la messe ; elle s’opère in sacerdotio Christi.xii, 1, col. 1311.

Vue par rapport au Christ qui l’opère par sa parole dans la vertu de l’Esprit, elle est une création : in verbo et virtute Spiritus Sancii nova fil creatura in corpore creatoris ad nostræ reparationis salulem.xii, 3, col. 1312 ; cf. iv, 1, col. 1277. Efficace comme la parole : crescile et multiplicamini, la parole divine accompagnée de la bénédiction et de la fraction produit une nouvelle créature, xv, 1, 2, col. 1322, 1323, et Exp. in Matth., t. XII, c. xxvi, col. 892.

C’est dans la vertu de l’Esprit que s’opère cette œuvre semblable à l’incarnation : Voluit in mysterio hune pancm et vinum vere carnem suam et sanguinem consecratione Spiritus Sancti potentialiter creari, creandos vero quolidic immolari, ut sicut de Virgine per Spiritum vera caro sine coïtu creatur, ita per eumdem ex substantia panis ac vini mijstice idem corpus et sanguis consecretur. iv, 1, col. 1277. Du point de vue des éléments qui reçoivent l’action divine, cette opération est une conversion radicale du pain et du vin au corps et au sang du Christ, xx, 2 ; xv, 1, col. 1330, 1322 et passim.

Le rôle du Christ prêtre s’affirme aussi dans la communion. On ne peut recevoir la chair du Christ que de sa main, la prendre que là où elle est, sur l’autel de son corps, viii, 1, 3 ; xiii, 1, col. 1280, 1288, 1311. Comme prêtre enfin Jésus-Christ s’offre actuellement à l’autel et interpelle pour nous : Se Patri offerendo, idoneus exorator intervenit. viii, 8 col. 1293.

Le Christ victime. — Au terme de l’action sacerdotale du souverain prêtre à la messe, il y a le vrai corps et le vrai sang du Christ identique à son corps historique, produit sur l’autel pour y être offert et vraiment immolé quoiqu’en mystère. C’est la thèse centrale de Paschase. Voir ii, iv, v, vu et x.

La messe est la répétition de l’oblation du Calvaire, quoique celle-ci seule soit rédemptrice, ix, 1, col. 1293. Quoiqu’il n’y ait pas d’immolation suivie de mort à l’autel, il y a cependant une véritable immolation in mysterio : non enim jam moritur, sed tamen in mysterio veraciter immolatus in ablutionem delictorum comeditur. ii, 3, col. 1274.

Le mystère eucharistique ne mérite proprement ce nom qu'à condition qu’il y ait à la messe une mise en état de victime de la chose offerte. En fait, on dit que le prêtre immole à l’autel, parce que le Christ est mis à l'état de victime, viclimatur, soit comme une hostie pour le péché, soit comme un aliment sacrificiel de salut. Non enim immolatio recte dicitur juxla proprietalem nominis et verbi, nisi et mactatio victimse consequatur. Attamen in pane islo et vino sacerdos recte immolare dicitur quoniam in eo Christus ut ita falcar, Deo Patri in hac oblatione, ac si hoslia pro peccalis nostris seu in cibo salulis viclimatur. Exp. in Matth, , xxvi, col. 894 D. Voir aussi Epist. ad Frudeg., col. 1358 C. L’identité de victime à la Croix et sur l’autel crée l’unité d’immolation. Exposilum, col. 1358 CD.

En quoi consiste cette immolation réelle quoique mystérieuse qui n’aboutit point à la mort de la victime, mais à sa mise en état de nourriture ? On peut le déduire de quelques expressions de Paschase. Elles sont d’un réalisme qui tranche sur la tendance des théologiens antérieurs à chercher dans l’eucharistie un rite seulement figuratif de l’immolation sanglante du Calvaire. Ainsi la phrase suivante : Is qui jam non moritur, adhuc per hanc (hostiam) in suo mysterio pro nobis iterum patitur. Nam quolies ei hostiam suse passionis ofjerimus, toties nobis ad absolutionem nostram passionem illius reparamus. De corp., ix, 11, col. 1302 B. A la prendre à la lettre, elle impliquerait que le Christ dans le mystère eucharistique endure de nouveau sa passion, palitur.

Ainsi encore les récits de miracles eucharistiques que Paschase présente comme révélateurs du mystère. Tel le prodige où saint Basile est montré au moment de la communion tenant un enfant entre ses mains et le partageant aux fidèles, xiv, 2, col. 1317. Telle l’histoire racontée par l’abbé Arsénius, citée déjà par le pseudo-Germain, d’après laquelle l’ange au moment de la fraction immole le Christ enfant et reçoit son sang dans le calice, xiv, col. 1318-1319.

Toutes ces expressions et images témoignent par elles-mêmes d’un ultra-réalisme. Il faut les corriger sans doute par celles où notre auteur déclare que le Christ a une seule fois souffert dans sa chair, ix, 5, col. 1297 B, que ce qui se passe à l’autel est spirituel, Epist. ad Frudeg., col. 1356 B, qu’il réprouve enfin l’idée d’un partage du Christ en morceaux : Unus idemque Christus consumi non potest denlibus, nec dividi per parles. Ibid., col. 1358 A.

De tout cet ensemble de textes il résulte cependant que l’immolation du Christ à l’autel pour Paschase n’est pas seulement figurative, elle est réelle : elle implique une mactatio, une mise en état de victime « qui est instituée à ses yeux par le fait que le Christ est rendu présent à l'état de nourriture. Cette façon de concevoir les choses, il faut en convenir, diffère de tout ce que nous avons vu jusqu'à présent. Elle tranche sur la pensée générale des Pères, telle qu’elle nous est clairement apparue. Elle s'écarte de la tendance qu’ont montré jusqu’ici tous les théologiens, et Paschase lui-même, à chercher dans l’eucharistie un rite proprement figuratif de l’immolation sanglante. » Lepin, op. cit., p. 124.

Le Christ autel du sacrifice. — Prêtre et victime du sacrifice de la messe, le Christ en est aussi l’autel d’où l’on reçoit le corps eucharistique. Pas n’est besoin pour comprendre le sens de la prière, Jubé hsec perferri in sublime allare luum, de songer à un mouvement local qui transporterait le pain-consacré sur un autel lointain en face de la majesté divine. Dieu et ses mystères sont en dehors de l’espace. De corp., vin, 2, col. 1287 C. Après la consécration, le corps et le sang du Christ, pain descendu du ciel, sont là sur 1013 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES ADVERSAIRES DE PASCHASE 1014

l’autel. L’autel céleste n’est rien autre chose que le corps du Christ sur lequel sont offerts les vœux de fidèles et d’où l’on reçoit la chair eucharistique. Ibid.

Ainsi le corps glorifié du Christ apparaît-il à Paschase comme la source d’où « pullule » par un miracle semblable a celui de la multiplication des pains, de l’huile et de la farine, à celui de la multiplication des individus dans la nature, la chair du Christ à travers les siècles et l’espace. Pullulât ergo Ma ubcrlas carnis Christi, et manet integer Christus, quia natura manente intégra etiam in creaturis, ad jussum ejus cuncta exubérant, xii, 1, col. 13Il B. Ainsi du corps céleste devenu notre autel, recevons-nous la chair eucharistique qui nourrit tous ceux qui sont dans le corps mystique du Christ. Un tel sacrifice ne peut qu'être éminemment utile aux vivants et aux morts : Hac enim hoslia animæ purganliir, peccata solvuntur, vitia pelluntur, dœmones fugantur, virtutes aequiruntur, salus animarum et corporum possidetur, totus mundus salvatur. ix, 11, col. 1302 B. Il a pour fin de remettre les fautes quotidiennes, ix, 2, col. 1294 C, de placer dans l'Église un arbre de vie, ix, 3, col. 1295, de nous incorporer au Christ et de faire ainsi l’unité de son corps mystique, ix, 4, col. 1296, de rappeler au monde la mort du Christ et la charité qui est à la base de ce bienfait. Ibid., col. 1297.

Paschase va même jusqu'à parler d’expiation perpétuelle, cujus sacerdos Christus… expiât et offert se ipsum pro nobis quotidie ante conspeclum divinæ majestalis.xii, 4, col. 1315. Ces expressions ont besoin d'être lues à la lumière de celles où il affirme le caractère exclusivement rédempteur et suffisant rie la passion : Per unam eamdemque mortis passionem semel salvaverit mundum. ix, 1, col. 1293.

De cette analyse on conclura tout naturellement que Paschase, aussi bien pour la théologie du sacrifice que pour celle du sacrement eucharistique, marque une date très importante dans l’histoire de la doctrine catholique. Aussi s'étonne-t-on de trouver chez A. Harnarck, ce jugement sommaire : « Rabdert n’est pas le théologien de la messe catholique. » Lehrbuch der Dogmengeseh., 3e édit., t. iii, p. 293. Sans doute, il s’est plu à marquer particulièrement les rapports entre l’incarnation et l’eucharistie, comme d’ailleurs saint Ambroise et d’autres l’avaient fait avant lui, mais il a su mettre en non moindre relief les rapports qui unissent la messe à la passion. Par sa thèse centrale sur l’identité du corps eucharistique avec la corps né de la vierge Marie et crucifié, il a été amené à préciser et à développer le réalisme traditionnel, en soulignant l’identité de prêtre et de victime sur la croix et à l’autel.

2. Courant opposé au réalisme de Paschase : Le symbolisme dynamisle de Ratramne ; Raban Maur ; l’auteur anonyme des Dicta cujusdam sapientis ; Jean Scot Érigène ; le moine Druthmar. — Le réalisme de Paschase n'était pas nouveau : il ne faisait que développer des points de vue traditionnels, affirmés depuis longtemps d’une façon explicite, soit en Orient avec saint Cyrille de Jérusalem, saint Jean Chrysostome, saint Cyrille d’Alexandrie, soit en Occident avec saint Ambroise, le pseudo-Eusèbe d'Émèse ; il se faisait l’interprète de la liturgie et de la piété populaire.

Ses idées pourtant ne devaient point trouver un accueil favorable chez certains auteurs qui, impressionnés par une série de textes de saint Augustin où le symbolisme de la messe est fortement affirmé, interprétaient faussement ou inadéquatement la doctrine eucharistique du grand docteur. Ceux-ci s’orientaient dès lors vers une conception purement figurative de la messe.

a) Ratramne († 868). — Consulté par Charles le

Chauve sur la question qui divisait alors les esprits, le moine de Corbie écrivit vers 859 son traité De corpore et sanguine Domini, P. L., t. cxxi, col. 125-170.

a. Définitions. — Pour résoudre le problème, il recherche si l’eucharistie se fait in mysterio an in veritate, si elle contient quelque chose de secret soustrait aux yeux du corps, ou si tout s’y passe en pleine évidence, si le corps qui est né de la vierge Marie, qui est ressuscité et qui est assis à la droite du Père, est identique au corps eucharistique ou différent de lui. 4, 5, col. 129-130. Pour répondre à cette question, il définit préalablement les concepts de figura, de veritas et de mysterium.

La figura est une chose qui, d’une façon voilée, fait entendre une autre chose plus élevée. 7, col. 130. Ainsi, voulant parler du Verbe nous l’appellerons le pain vivant, la véritable vigne. Figura a le sens de signe, similitude ou symbole. — Le concept de veritas implique celui d'évidence, de chose manifeste et sans mystère ; ainsi cette affirmation : le Christ est né et a souffert, est veritas, nuda et aperta significatio. 8, col. 130. — Tout mystère exclut l’idée d'évidence, de veritas. Si le mystère eucharistique ne se fait point sub figura, ce n’est plus un mystère. 9, col. 131.

Tout le traité va à montrer que le mystère eucharistique est figura et non veritas, et à déterminer ce que ce mystère implique comme élément caché, soustrait à la perception des sens. Ratramne le conçoit sur le type de tout sacrement. Or un sacrement comprend une réalité corporelle et une vertu divine qui se cache derrière cette réalité, pour opérer le salut. 48, col. 147. Ainsi l’eucharistie sera-t-elle composés de deux choses : un élément visible qui sera un symbole et une figure, un élément invisible qui sera une puissance du Verbe, une vertu de la substance divine. 49, col. 147.

Dans cette perspective, l’acte central de la messe, la consécration, demeure encore un acte de la puissance de l’Esprit-Saint, mais semblable à celui qui s’exerce à l'égard de tout autre sacrement : il laisse inchangé dans leur substance le pain et le vin ; il en fait seulement un sacrement, c’est-à-dire un symbole auquel est attachée une vertu divine ; il ne met pas sur l’autel la chair et le sang dû Christ, une victime identique à celle du Calvaire, mais il fait de la messe une pure commémoraison de sacrifice passé de la croix, une action de grâces pour ce sacrifice. Te’le est bien.semble-t-il, la conclusion qui se dégage des textes où Ratramne parle des effets de la consécration et du caractère sacrificiel de la messe.

b. Conception de la consécration. — Ratramne emploie des expressions paschasiennes pour marquer l’effet de la consécration, mais il les vide de leur sens réaliste. Il déclare sans doute qu’il n’est pas permis de dire, même de penser, que les éléments consacrés ne sont pas le corps du Christ. 15, col. 134 ; cꝟ. 10, col. 131 ; 25, col. 138. Mais ailleurs il rejette nettement la notion de conversion et de présence substantielle. Pas plus que l’eau versée dans le calice, le vin n’est changé par la consécration : Si vinum illud sanctifiralum… in Christi sanguincm corporalitcr convertitur, aqua quoque… in sanguin ?m populi credentis necesse est corporaliter convertetur… At videmus in aqua secundum corpus nihil esse conversum, consequenter ergo et in vino nihil corporaliter ostensum. 75, col. 160 ; cꝟ. 19, 90, 12, 14, 15, 16. La relation du pain et du vin sur l’autel au corps et au sang du Christ est la même que celle de l’eau par rapport aux croyants : c’est une relation symbolique de signe à chose signifiée : Hoc autem quod supra mensam dominicam positum est mysUrium continct illius (Christi) sicut etiam identidem mysterium conlinet populi credentis. 96, col. 168.

Mais si la consécration laisse inchangés, d’après lui le pain et le viii, elle opère cependant un changement 1015 MESSE DANS L ÉGLISE LATINE, LES ADVERSAIRES DE PASCHASE 1016

spirituel. Au terme de ce changement, il n’y a pas qu’un signe nu, mais un sacramentum, c’est-à-dire un signe salutaire. C’est un corps et sang spirituel : Sub velamento corporci partis, corporel vini, spirilalc corpus, spiritalisque sanyuis existit. 16, col. 135. C’est quelque chose d’invisible, d’impalpable, d’incorruptible, 63, col. 153 ; c’est une puissance du Verbe : Patenter osiendit secundum quod habeatur corpus Christi, videlicet secundum quod sit in eo spiritus Christi, id est divini potentia Verbi quæ non solum animam pascit, verum etiam purgat. 64, col. 153. Ce ne peut-être le corps historique ; car nous n’avons pas dans l’eucharistie la Veritas carnis, mais le sacramentum carnis ; ce sacramentum contient une similitude de la véritable chair ; c’est en réalité du pain ; en symbole, c’est -le corps du Christ : Hœc vero caro quæ nunc simililudinem illius in mysterio continet, non est specie caro, sed sacramento ; siquidem in specie panis est, in sacramento verum Christi corpus. 57, col. 151. Sur le sens de species dans Ratramne, voir Geiselmann, op. cit., p. 2Il sq. La chair qui a été crucifiée et qui est née de la vierge Marie était étendue, faite d’os et de nerfs, unie à une âme raisonnable ; la chair spirituelle qui est sur l’autel selon son aspect extérieur n’est point étendue, n’a pas d'âme, nulla rationali substantia vegetat’a ; selon qu’elle e ; -t source de vie, elle est une vertu, spiritualis est potentiæ, et invisibilis effictentiæ, divtnœque virtutis. 72, col. 159.

La chair eucharistique n’est point la chair ressuscitée : celle-ci était palpable, visible, celle-ci ne l’est pas. 89, col. 165. D’ailleurs le corps eucharistique n’est qu’un gage, qu’une image, annonciatrice de la vérité future. 87, col. 164. Les Juifs au désert ont mangé la même nourriture spirituelle que les fidèles ; ils ont été rassassiés de la même chair, mais qu’ont-ils reçue : une vertu du Verbe, spiritualis Verbi potestas. 22, col. 137. Dans l’un et l’autre cas, c’est le Christ qui nourrit les croyants par la vertu du Verbe : Non corporis gustu, nec corporali sagina, sed spiritualis virtute Verbi. 26, col. 139, D’où la différence totale entre le corps du Christ glorifié et le corps eucharistique : Apparet ttaque quod multa differentia separentur quantum est tnter ptgnus et eam rem pro qua pignus tradttur, et quantum tnter imagtnem et rem cujus est Imago, et quantum tnter speciem et verilatem. 89, col. 165.

Radbert n’a point mal compris son compagnon de cloître, ainsi que ses partisans, quand il leur a reproché leur symbolisme dynamiste : Volunt exlenuare hoc verbum corporis quod non sit vera caro Christi quæ nunc in sacremento celebratur. Nescio quid volenles plaudere ac fingere quasi quædam vtrlus stt carnis et sangutnis tn sacramento et non sit vera caro… Exp. in Matth., xxvi, P. L., t. cxx, col. 1356. Ce sera d’ailleurs pour cette erreur que le livre de Ratramne sera, deux siècles plus tard, brûlé à Verceil ; c’est dans ce sens que Bércmger se réclamera de lui. Sur l’interprétation de Ratramne, voir Schwane, Dogmengeschichte der miltleren Zelt, 1882, p. 633 ; Vacant, op. cit., p. 32 et 33, n. 2 ; Geiselmann, op. cit., p. 176 à 218. Dans un sens plus favorable à l’orthodoxie de Ratramne, voir Vernet, art. Eucharistie, col. 1222 sq. ; Lepin, op. cit., p. 112, 125 et 141 ; A. Nâgle, Ratramnus und die heilige Eucharistie, Vienne, 1903.

c. Conception du sacrifice. — Elle résulte des vues générales de Ratramne sur la consécration et l’eucharistie sacrement. Il ne peut y avoir qu’une conception symboliste et dynamiste du sacrifice de la messe.

Pas plus que le peuple croyant, la victime du Calvaire n’est substantiellement sur l’autel ; nous n’avons là qu’une pure similitude de la passion. Ratramne prétend l'établir par deux textes de saint Augustin : celui du De doctrina christlana et la Lettre à Bonlface Le premier écrit, en commentant l’ordre de manger I

la chair du Fils de l’homme, avait dit : Figura est prœcipiens passioni Domini communicandum et fideliter recondendum in memoria quod pro nobis ejus caro (Tucifixa et vulnerata sit. Ratramne en conclut que les mystères du corps du Christ sont une commémoraison purement figurative de la passion. 33, 34, col. 141. Il tire la même conclusion de la Lettre à Boni/ace. 3', col. 143. Ces paroles interprétées à la lumière du contexte montrent que seul le corps dans lequel le Christ a souffert est vérité ; le corps eucharistique n’est que symbole ou image. 36, 37, col. 143

Ainsi, vide de la présence corporelle du Christ qui a souffert, image salutaire, pleine seulement de la vertu du Verbe et non de la substance de son corps, le sacrifice de pain et de vin qu’offre l'Église ne peut être qu’une action de grâces, une commémoraison du sacrifice passé, un rappel de l’unique oblation du Calvaire. Cꝟ. 39, col. 144 ; 90, col. 166. Les sacrifices anciens étaient la figure du sacrifice à venir de la croix, celui de l’autel est la figure de ce sacrifice passé. 91, col. 166. Ce sacrifice de l’autel a pour but de nous rappeler à la mémoire ce qui a eu lieu au Calvaire, et dans ce souvenir de nous faire participer à la grâce rédemptrice méritée par la passion : In figuram sive memoriam dominicæ morlis ponantur, ut quod gestum est in præterito, præsenti revocet memoriæ ; ut illius passtonts memores efjectt per eam effîctamur divini muneris consortes, per quam sumus a morte llberatl. 100, col. 170. Par cette conception symboliste-dynamiste du sacrifice de l’autel, Ratramne s'écarte nettement du réalisme traditionnel exposé par Paschase.

b) Raban Maur. — Hériger de Lobbes classe l’abbé de Fulda parmi les adversaires de la thèse paschasienne de l’identité de la chair historique du Christ et de celle qui est aujourd’hui offerte sur l’autel. De corpore et sanguine Domini, P. L., t. cxxxix, col. 179 D.

C’est à bon droit puisque Raban Maur rejette dans le Pœnitentiale ad Hertbaldum la thèse centrale de Paschase, et renvoie à sa propre lettre à Égil pour l’expQsé de sa doctrine. Possédons-nous encore cette lettre ? Mabillon l’avait conjecturé et avait cru pouvoir l’identifier avec l’opuscule trouvé sans suscription dans un ms. de Gembloux sous ce titre : Dicta cujusdam sapientis de corpore et sanguine Domini adversus Radbertum. Toutefois Mabillon ne présentait cette identification que comme une conjecture. C’est sur la foi de cette identification problématique que cet opuscule figure parmi les œuvres de Raban, P. L., t. cxii, col. 1510-1518. Déjà A. Vacant avait rejeté d’un mot cette identifidation : « Cette lettre a été attribuée à Raban Maur, mais ce dernier n’a émis aucune théorie semblable dans la partie authentique du traité de la messe qu’il nous a laissé. » Op. cit., p. 32, n. 1. Geiselmann, par une analyse serrée du style, de la doctrine prédestinatienne de l’auteur opposée à celle de Raban, du caractère spéculatif de l’ouvrage, différent de la manière impersonnelle et toute positive de l’abbé de Fulda, semble bien avoir établi l’inauthenticité de cette œuvre. Op. cit., p. 223-240. Il n’y faut donc plus chercher la doctrine positive que Raban opposait à Paschase dans sa lettre à Égil et se contenter de reconnaître notre ignorance sur ce point.

c) L’auteur anonyme des Dicta cujusdam sapientis

DE CORPORE ET SANGUINE DOMINI ADVERSUS RAD pertum. — Cet opuscule anonyme contient une critique de la doctrine paschasienne et, un exposé positif de la pensée de l’auteur sur le sacrifice de la messe. P. L., t. cxii, col. 1510-1518.

a. Critique de Paschase. — L’auteur commence par rendre un hommage éclatant à la foi traditionnelle : 1017 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES ADVERSAIRES DE PASCHASE 1018

tout fidèle doit croire Indubitablement que le corps du Christ placé sur l’autel est la vraie chair du Christ ; il le fait eu ternies empruntés à Paschase et attribués à saint Augustin. Op. cit., 1, col. 1511-1512. Sur ce problème des extraits de Paschase, voir Lepin, op. cit., p. 759-783.

Sa pensée profonde est cependant loin de celle de Paschase : Il repousse d’abord la thèse chère à Paschase de l’identité du corps du Christ à l’autel et au Calvaire ; il le fait en s’appuyant sur saint Ambroise et saint Augustin. Il s'étonne de voir mise la thèse paschasienne sous le nom de saint Ambroise. 2, col. 1513. Elle serait d’ailleurs opposée à saint Augustin : celui-ci distingue trois corps du Christ, l'Église, le corps eucharistique et le corps assis à la droite de Dieu. Ce faisant, le grand docteur discute comme si la pensée d’Ambroise ne lui agréait point, ita disputât beatus Augustinus quasi non ci placuerit quod sanctus dixit Ambrosius. 3, col. 1513. Ces paroles révèlent chez l’anonyme, pour la première fois à notre connaissance, le sentiment d’une diversité de doctrine entre Ambroise et Augustin.

Il critique ensuite, comme étant d’un réalisme exagéré, les passages où Paschase semble affirmer l’existence d’une réelle souffrance dans la victime de l’autel : Quoties missarum solemnia celebrantur, toties Dominum pâli prædicat. 6, col. 1516 et 1517. Il rejette cette thèse comme inviaisemblable : de nouvelles souffrances du Christ ne pourraient venir en effet que du prêtre qui sacrifie, du Père qui sanctifie les choses consacrées, du Fils qui vivifie les communiants, de l’Esprit par lequel Dieu crée et consacre, du peuple ou de l'Église, toutes choses inadmissibles. 6, col. 1516, 1517. De telles souffrances d’ailleurs seraient inutiles : une seule passion suffit pour détruire tous les péchés des élus. Point n’est besoin d’imaginer de nouvelles passions pour sauver les réprouvés : le Christ n’est pas mort pour eux. 6, col. 1516. La célébration de la messe ne comporte pas plus de souffrances que la cène. 6, col. 1517. Bien moins encore qu’alors elles sont possibles aujourd’hui : le Christ est impassible. Il n’a soutTert vraiment qu’une fois ; bref, notre auteur rejette avec ironie l’idée d’un renouvellement de la passion à l’autel, chaque fois que ! e sacrement du corps du Christ y est offert. G, col. 1517.

b. Conception positive de la messe. — Toute la conception sacrificielle de notre auteur repose sur la distinction qu’il croit augustinienne du triple corps du Christ, corps eucharistique, corps né de Marie et corps mystique à savoir l'Église. 3, col. 1513.

Le corps eucharistique est l'œuvre du Christ glorifié, souverain prêtre. Par les paroles : « Ceci est mon corps », les éléments eucharistiques deviennent le corps du Christ, 4, col. 1514, sont divinement consacrés.

3, col. 514. Le Christ, s’il ne souffre pas sur l’autel, veut exercer néanmoins son activité dans la consécration, consecrando venil verterc, 7, col. 1517, verum corpus creare, consecrare. 6, col. 1517. Au terme de cette activité divine se trouve sur l’autel le corps eucharistique sumplibile, qui entre au moment de la prière Jubé hœc perjerri en relation très intime avec le corps glorifié inconsumplibile : Ad illa verba Hoc est corpus meum fil corpus Domini, et supplicante sacerdole, corpus Domini sumplibile transjertur in corpus Domini nalum de Virgine quod est penitus inconsumplibile.

4, col. 1514.

Par le fait de cette relation, une vertu du corps du Christ qui vit au ciel est communiquée à son corps qui est sur l’autel pour sanctifier les fidèles qui forment son corps mystique. Voir Vacant, p. 32. Ce n’est point le corps céleste qui nous est donné, mais ce qui est en lui, ce qui vient de lui, tout en le laissant dans son intégrité absolue. 4, col. 1514. C’est, en

d’autres termes, un fruit qui vient de lui et qui est réservé aux seuls élus : Dat electis tantummodo suis fructum suum. 3, 4, 5.

Aussi la messe est-elle au centre d’un grand organisme surnaturel : au ciel, le corps glorifié, source de grâces, sur l’autel, le corps eucharistique, moyen et canal de grâces, dans l'Église, le corps mystique, nourri et fortifié par la chair vivifiante ; en haut, la chair inconsumptibilis, dans, invescibilis, sur l’autel, la chair sumplibilis, data, vescenda, sumenda, dans l'Église, la chair corruptibilis, accipiens, vescens, sumens. Ces trois chairs forment une naturelle unité. 7, col. 1518. Mais cette unité organique est semblable à celle des deux natures dans la personne du Christ, à celle de l’homme et de la femme, qui dans le mariage ne forment qu’une seule chair. C’est dire qu’elle laisse subsister une grande différence entre le corps glorifié du Christ, et le corps eucharistique. Celui-ci n’est pas homme : Istud non est homo, tandis que le Christ glorifié est Dieu et homme. Nous aurions ainsi deux grandeurs différentes au ciel et à l’autel : Aliud specialiter corpus Christi quod sedet ad dexteram Dei, et aliud spccialiter istud quod diuinitus creatur. Ces deux choses cependant formeraient une unité dont le principe serait dans la divinité du Verbe qui pénètre à la fois le corps glorifié et le corps eucharistique : Ob id, non duo sont corpora sed unum, licet aliud specialiter illud, aliud istud ; quia prorsus adeps Me jrumenti id est divinilas Verbi facit ut unum sit corpus agni. 7, col. 1517. Cf. Geiselmann, op. cit., p. 222-239. Ainsi donc, malgré ses formules réalistes du début, l’anonyme est bien, comme Ratramne, un adversaire de Paschase et de son réalisme sacrificiel. Comme Ratramne, il aboutit, en prétendant s’autoriser de saint Augustin, à une conception symboliste-dynamiste qui vkle le sacrifice de la messe de la présence substantielle du corps glorifié, et ne laisse sur l’autel qu’un sacramentum pénétré de la vertu du Verbe.

d) Jean Scot Érigène. — Le grand spéculatif, disciple du pseudo-Denys, néoplatonicien de tendance, appelé en France par Charles le Chauve pour être mis à la tête de l'École du palais, a certainement écrit sur l’eucharistie de façon 'à donner prise à là critique. Voir art. Érigène, t. v, col. 402-434, spécialement, 405, 406 ; art. Eucharistie, col. 1213.

Hincmar, vers 860, lui reproche entre autres choses sa conception purement figurative de la messe. De prsedestinatione, xxxi, P.L., t. cxxv, col. 296 1). Un autre contemporain, Adrewald de Fleury, écrit un traité De corpore contre ses « inepties ». P. L., t. cxxiv, col. 947-954.

Point n’est besoin pour expliquer ces jugements que Scot ait écrit un traité spécial De corpore et sanguine Domini. L’opinion au xie siècle, sans doute, lui en attribuait un. Mais « le livre qui circule sous son nom au xie siècle est certainement le traité de Ratramne ». Voir la preuve de cette identification dans Heurtevent, Durand de Troarn, appendice, p. 253-285. Ce que nous lisons dans les œuvres existantes de l'Érigène, particulièrement dans ses commentaires sur l’Exposition de la hiérarchie céleste et sur l’Exposition de la hiérarchie ecclésiastique, ce que nous savons de l’orientation générale de sa pensée, ce que nous trouvons dans ses passages eucharistiques suffit à légitimer le jugement d’Hincmar. Sa conception générale de la religion et du salut, une sorte de monophysisiiK' dont il a trouvé le germe dans pseudo-Denys, le porte à minimiser l’importance de l’humanité et par conséquent de la chair du Christ dans l'œuvre rédemptrice, à faire évanouir en quelque sorte l’humanité glorifiée dans la divinité. In cœlest. hier., c. iii, P. L., t. cxxii, col. 175 D. Cf. : Carnem Christi versam jam in spirilum, jam in ipsum Deum, De divis. naturse, 1019 MESSE DANS L'ÉGLISE LAT1NK, LES DÉFENSEURS DE PASCHASE

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t. V, c. xxxviii, t. r.xxii, col. 993 13 ; humanitus Christi iinum cum dcilule jacta nullo loco conlinetur, nullo lempore movetur, nulla forma seu sexii circumscribitur. lbid., c. xx, col. 891 B.

D’autre part sa conception sacramentaire l’oriente vers le symbolisme. C’est une erreur, à ses yeux, que de penser que les sacrements ne signifient rien de plus élevé en dehors d’eux. In cœlest. hier., c. ii, col. 171. C’est au nom de ce principe qu’il attaque probablement Paschase dans le passage suivant : Quid ergo ad hanc magni theologi Dionysii præclarissimam tubam respondenl, qui visibilem cucharistiam nihil aliud signifleare præter se ipsam volunt asserere, dum clarissime prœfata tuba clamet non Ma sacramenta visibilia colenda, neque pro veritate amplexanda, quia significaliva veritatis sunt. In cœlest. hier., c. i, col. 140 C.

Dans le même passage, il semble bien se rattacher à une conception symboliste de l’eucharistie. Quelle est, en effet, selon lui la signification de l’eucharistie visible que les prêtres célèbrent tous les jours ? Elle est typica similitudo spiritualis participationis Jesu, quem fideliter solo intellectu gustamus, hoc est, intelligimus. Ibid. Elle est donc, continue-t-il, le type de la participation de Jésus par la foi, en attendant la participation dans la contemplation.

La messe ainsi comprise est bien, comme Hincmar l’a remarqué, un pur mémorial du Christ, moyen de participation salutaire à Jésus par la foi comme le baptême, mais vide de la présence du vrai corps du Christ. Voir Gciselmann, op. cit., p. 134142. Par son spiritualisme néoplatonicien et son symbolisme, Scot Érigène mérite d'être compté parmi les adversaires les plus avancés du réalisme traditionnel exposé alors par Paschase.

e) Druthmar, moine tout d’abord de l’abbaye de Corbie, puis de Stavelot après 840, écrivit dans ce dernier couvent son Expositio in Matthœum. Le commentaire de l’institution de l’eucharistie y est « d’un symbolisme aigu » selon la juste expression de F. Vernet, art. Eucharistie, col. 1215 ; il suppose chez l’ancien moine de Corbie la même inspiration que chez Ratramne.

La cène y apparaît comme la consommation de l’ancienne alliance, le commencement d’une économie de grâces nouvelles, et d’un nouveau sacrifice. Exp. in Matth., P. L., t. evi, col. 1476. Ce sacrement est un acte symbolique, évocateur du don du Christ sur la croix et de son amour rédempteur, c’est le lien d’amour qui relie ceux qui restent à l’ami absent : Deus præcepit agi a nobis transferens spiritualiter corpus in panem, vinum in sanguinem, ut per hsec duo memoremus quee fecit pro nobis de corpore et sanguine suo, et non simus ingrati tam amanlissimæ charilali, col. 1476 et 1477. Ce qui s’est fait une fois doit être rappelé tous les jours en figure.

En quoi consiste cette figuration de la passion ? En ce que, d’abord, par leur nature le pain et le vin sont aptes à signifier les effets de la messe. Le viii, source de joie et de force, figure admirablement l’action divine du sang du Christ. Le pain, réconfort du cœur de l’homme, est bien fait pour être le symbole de l’amour divin, pour mettre sous nos yeux surtout ce pain spirituel de la divinité, source de vie et de mouvement pour tout homme, col. 1476. L’auteur pense ici non au corps du Christ, mais à la divinité omniprésente à toute créature.

Les éléments du pain et du vin remplissent leur fonction sacramentelle, dès qu’ils sont entrés sur l’autel en relation avec le corps et le sang du Christ : ceci se fait par un acte spirituel qui transfère le pain au corps et le vin au sang du Christ. S’agit-il de conversion substantielle ? Il ne paraît pas ; il s’agit plutôt d’une relation très intime établie entre le pain

et le corps du Christ ; hoc est corpus meum id est in sacramento. Ainsi Druthmar ne parlera-t-il pas d’une manducation du corps du Christ, mais d’une participation toute spirituelle qui établit une inhabitation mystique du fidèle dans le Christ-Dieu : Qui manducat carnem… hoc est qui manet in me et ego in eo. Cum

    1. VIDEBITIS FILIUM HOMINIS ASCENDENTEM UBI ERAT##


VIDEBITIS FILIUM HOMINIS ASCENDENTEM UBI ERAT,

lune intelligetis non de carne corporis dixisse, quia caro homini ad manducandum nihil prodest. Munet quis in Deo cujus membrum est, manet Ipse in nobis cum sumus templum ejus. Qui perseveruveril hic saluus erit. Exp. in Joan., P. L., t. evi, col. 1517 C. C’est ainsi, sans doute, par cette communion mystique à la divinité, que le nouveau sacrifice n’est point une ligure vide, mais une réalité pleine de grâce.

Cette conception du nouveau sacrifice institué par le Christ est certes loin du réalisme traditionnel ; son spiritualisme exagéré éclate lorsque le moine de Stavelot, se taisant sur la présence du corps du Christ à l’autel, parle du pain spirituel comme de la divinité dans laquelle hommes et créatures se meuvent et vivent, ou de la communion comme d’une inhabitation de la divinité (et non du corps du Christ) en nous.

Une telle conception a des airs de parenté avec celle de Ratramne et s’explique sans doute par le même milieu, les mêmes influences, le même scrupule exagéré de ne point matérialiser l’eucharistie.

2° Réplique de Paschase, Hincmar, Adrevald, Haijmon d’Alberstadt. — On se divisait donc vers le milieu du ix c siècle sur la question de l’identité du corps eucharistique avec le corps historique, et cette division entraînait deux conceptions différentes de la messe.

En face de la déviation symboliste-dynamiste, Paschase, Hincmar et Adrevald de Fleury vont défendre la tradition intégrale.

1. Paschase, dans YExposilum in Matthœum xxti, avait déjà devant les yeux ses adversaires : Audiant qui volunt extenuare hoc verbum corporis quod non sii vera caro Christi, volentes plaudere quasi quædam virlus sit carnis. P. L., t. cxx, col. 1356.

Sur la fin de sa vie, il reprenait sa thèse pour la préciser et la défendre dans sa lettre à Frudegarde, qui était hésitant. La raison de ce trouble, c'était, pour Frudegarde du moins, l’autorité de saint Augustin et particulièrement le texte du De doctrina christiana que l’on objectait à la thèse de Paschase.

L’abbé de Corbie, sans rien abandonner de sa doctrine, la formula plus nettement encore et l’appuya sur l'Écriture, sur l’autorité des Pères aussi bien d’Augustin que d’Ambroise, enfin sur la raison.

La thèse est formulée en fonction de l’erreur : Le Christ est sur l’autel, non in figura, sed in re et in proprietale atque in natura, quæ vita naturaliter ut Deus exislit, et ideo non virlus tantum, sed proprielas naiuræ jure creditur. Episl., col. 1362 AB.

Il la fonde sur l'Écriture qu’il ne permet point que l’on minimise. Le Maître n’a pas dit : Hoc est vel in hoc mysterio est quædam virtus vel figura corporis mei, sed non ficte : Hoc est corpus meum. Col. 1357 A. Pour fortifier Frudegarde, il demande à saint Augustin des textes qui éclaireront les expressions plus ou moins obscures échappées à la plume du grand évêque. Si Paschase ne fut pas toujours heureux dans son choix, et s’il lui arriva de citer comme texte de saint Augustin des extraits d’un auteur inconnu du viiie ou ixe siècle, il faut reconnaître qu’il employa légitimement dans son argumentation un texte très réaliste que l’on trouve dans plusieurs commentaires de.psaumes de saint Augustin : Hoc, inquit, postea biberunt in calice credenles, quod fuderunt in cruce sœvienles. Col. 1354 Be. A la lumière de ces textes il fit de la Lettre à Boni face et du De doctrina christiana, une exégèse conforme au 1021 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES DÉFENSEURS DE PASCHASE 1027

réalisme, et montra que la doctrine de ces écrits s’harmonisait avec celle de saint Ambroise. Il cita enfin de nouveaux témoignages patristiques bien choisis de Cyprien. Eusèbe d'Émèse, Grégoire, Cyrille d’Alexandrie. De ces témoignages négligés par Ratrainne se dégageait une impression puissante de réalisme sacrificiel. Ils seront repris souvent plus tard par les auteurs soucieux de défendre l’idée traditionnelle de l’eucharistie et du sacrifice de la messe. Voir I.epin, op. cit., p. 37-47.

En face de ce mystère de l’autel, Paschase rappelle aussi la part de la foi et de la raison : celle de la foi, recevoir comme les apôtres le mystère jadis institué : col. 1359 A ; celle de la raison : confesser sa faiblesse devant le mystère de l’autel comme devant celui de l’incarnation, col. 1358 B.

Paschase mourut vers 860 sans avoir vu le triomphe de ses idées : mais ses efforts ne furent pas vains ; en luttant pour la thèse de l’identité du corps historique et du corps eucharistique, il luttait pour la défense du caractère essentiel du mystère de l’autel : l’identité du prêtre et de la victime à la messe et sur la croix. Sans doute, longtemps encore les esprits vont rester partagés sur la thèse de l’identité : chez les uns les deux tendances réaliste et dynamiste coexisteront ; chez d’autres, l’opposition au réalisme persistera ; d’autres se rallieront de plus en plus au réalisme de Paschase : sa position n’avait-elle point pour elle la piété traditionnelle et l’ensemble des témoignages patristiques ? La lutte contre Bérenger sera surtout menée d’après la méthode et les arguments de Paschase, et la condamnation de l’archidiacre de Tours sera la conclusion dogmatique toute naturelle de la lutte engagée sous Charles le Chauve par Paschase en faveur du réalisme du mystère eucharistique.

2. Hincmar (j 882) ne se contenta point de rejeter comme une nouveauté la conception de Scot sur la messe, pur mémorial de la croix ; à la suite de Paschase et comme lui, il sut faire la synthèse des points de vue d’Ambroise et d’Augustin, et en s’inspirant, non seulement de ces deux autorités, mais surtout de Florus et de Bède, il exposa la doctrine du sacrifice chrétien. Pour lui comme pour Paschase, le Christ est à la fois prêtre, victime et autel du sacrifice chrétien.

Le prêtre éternel identique à la cène, à l’autel et au ciel. — Jésus-Christ dans son incarnation est devenu notre prêtre. Prêtre éternel, il a institué lui-même le mystère de notre foi : De cavendis viliis, c. viii, P. L., t. cxxv, col. 913 AB. A l’autel, il continue d’exercer son activité sacerdotale par la puissance miraculeuse de sa parole dans la consécration : Jésus qui altaribus sacrosanctis inter immolandum, utpote proposita consecraturus, adesse non dubitatur. Id., c. ix, col. 915 B. C’est Dieu qui consacre par les paroles évangéliques : Deus enim adest verbis suis evangelicis sine quibus sacramentum non consccratur, et ipse sanctificat sacramentum suum et (acit seipsum. Id., c. x, col. 924 15.

La parole, jadis créatrice, puis source de miracles chez les prophètes et dans l'Évangile, garde le pouvoir de changer la nature du pain et du vin au corps et au sang du Christ. Col. 917, 927. Aussi, quel que soit le prêtre visible, fût-il schismatique, hérétique ou immoral, s’il respecte la tradition dans la forme du sacrifice, la messe demeure valide, car elle est toujours l'œuvre du prêtre éternel. Col. 924 D. C’est un point de vue opposé à celui de Florus.

Enfin, ce qui se passe à l’autel se raccorde avec ce qui se passe au ciel : là, le Christ prêtre s’offre perpétuellement pour nous. On dirait que le sacrifice terrestre n’est que l’aspect visible du sacrifice céleste où le Christ offre pour nous un holocauste ininterrompu, par le fait qu’il montre sans cesse au Père la chair qu’il a

prise pour nous dans son incarnation. Tous les mots sont à peser dans la formule pleine qui suit : Non ergo in /lelibus, non in actibus nostris, sed in aduoeati nostri allegatione confidamus, qui pro nobis sine inlerrnissione liolocauslum Redemplor piissimus immolât, quia sine cessalione Patri suam pro nobis incarnationem demonstrat. Ipsa quippe incarnatio noslræ est emundationis oblatio. Cumque se Iwminem oslendit, delicla hominis interveniens diluit, et humanitatis suse mi/sterio perenne sacri/icium immolât, quia hsec sunt quæ mundal sacerdos pro nobis factus et sacrificium et allure. Id., c. viii, col. 913. L’idée de sacrifice paraît bien être ici rattachée surtout à l’incarnation.

La victime identique à la cène, sur la croix et à l’autel. — Notre Pâque éternelle, c’est le Christ immolé, id., c. ix, çol. 917, que le prêtre éternel consacre sur l’autel. Hincmar proclame en termes très réalistes la vérité du sacrifice de l’autel qui renouvelle l’offrande et l’immolation de la passion. Prædicate occisum et offerte in suo mysterio immolandum, et quotidie pro vobis id est pro peccatoribus mortuum crédite. C. x, col. 922 B.

Ainsi le fidèle vient-il chercher à l’autel le corps tout chaud du crucifié et boire son sang vermeil, corpus crucifixi in ara crucis torridum sumens, una cum ejus cruore roseo de latere crucifixi profuso. Ibid., col. 928 A. De là cette conclusion naturelle : dans l'Église pas de vrai sacerdoce, pas de vrai sacrifice en dehors du sacerdoce et du sacrifice propitiatoire du Christ prêtre et victime. Ibid.

L’autel du sacrifice chrétien. — C’est l’humanité du Christ : Altare enim de terra Deo facere, est incarnationem mediatoris adorare. C. viii, col. 912.

3. Adrei’ald moine de Fleury (| vers 878), défendit aussi la vérité du sacrifice eucharistique contre les « inepties » de Jean Scot, dans un traité dont une partie a été. publiée par d’Achéry, Spicilegium, t. i, p. 150 : De corpore et sanguine Christi, reproduit dans P. L., t. cxxiv, col. 947-954. Ce recueil se compose de sentences de Pères, en particulier, de saint Jérôme, de saint Augustin et de saint Grégoire.

4. Haymon d' Alberstadt († 853), dans quelques-unes des homélies qui lui -sont attribuées, Homil., lxiii, lxiv, lxvi, lxxii, se montre comme Paschase un témoin du réalisme sacrificiel. Voir surtout Hom., lxiv, P. L., t. cxviii, col. 363 C : Mcrito idem panis in carnem Domini mutatur, non per figuram neque per umbram, sed per verilatem. Credimus enim quod in veritate caro est Christi.

Suites de la controverse paschasienne.

 Les impulsions variées données aux études du mystère eucharistique durant la première moitié du ix c siècle vont

demeurer agissantes après la controverse paschasienne. C’est ainsi que l’ancienne Exposilio missse : Dominus vobiscum sera rééditée au xe siècle et corrigée, de façon à marquer les paroles de l’institution comme moment de la consécration, suivant les données de la liturgie romaine. Voir Geiselmann, Sludien zu fruhmitlelalterlichen Abendmahlschriften, p. 88, et Die Eucharistie lehre der Vorscholastik, p. 81. C’est ainsi que l’influence d’Amalaire se perpétuera par VExpositio missæ : Pro mullis. Voir Wihnart, art. Expositio missæ du Diction, d’arch., t. v, col. 1022. Celle de Florus va se continuer par Rémi d’Auxerre.

Tandis que les idées de Paschase vont avoir un large écho chez les moines de Cluny, et grâce aux œuvres de Gézon de Tortone, Liber de corpore et sanguine Domini, P. L., t. cxxxvii, col. 376-106, et de Ratifier de Vérone : Excerptum ex dialogo confessionali, c. xv, P. L., t. cxxxvi, col, 403-401, et c inclusion, col. 444, la tradition de Ratramne va trouver un disciple et un propagateur dans Aelfrik († 1020). La tendance à expliquer la constitution et l’unité du 1023 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES AUTEURS DU X* SIÈCLE 1C24

sacrifice eucharistique non par l’identité de la victime de l’autel et de la croix, mais par l’unité du Verbe omniprésent à toutes les hosties, va se retrouver chez le pseudo-Primasius, Rémi d’Auxerre et Hériger de Lobbes. Au seuil du xi » siècle, Gérard de Cambrai utilisera les pensées d’Augustin, de Bède et de Paschase pour défendre la vérité du sacrement et du sacrifice eucharistique contre les cathares. Ces auteurs ne font guère progresser la théologie du sacrifice de la messe ; aussi suffira-t-il de signaler ce qu’ils peuvent avoir d’original.

1. Explication de l’identité du sacrifice de la croix et du sacrifice de l’autel par l’unité du Verbe omniprésent. — On la trouve dans le pseudo-Primasius, dans un commentaire de l'Épître aux Corinthiens, P..L., t. cxvii, col. 567-577, et dans Rémi d’Auxerre.

Ces différents auteurs, à la suite de l’anonyme de la lettre à Égil.ne se" contentent point d’aflirmer l’unité du sacrifice chrétien, l’identité du sacrifice de l’autel et de celui du Calvaire, de démontrer cette identité par l’unité de la victime toujours la même ; ils en cherchent l’explication dans l’unité du Verbe omniprésent : c’est cette unité du Verbe, possédant partout le même corps qui fonde l’unité de sacrifice. Voir Geiselmann, Die Eucharistielehre, c. ni ; §2, p. 171-176.

Telle est la pensée exprimée par l’auteur inconnu d’un commentaire publié sous le nom de Primasius : In Episiolam ad Hebrœos, P. L., t. lxviii, col. 685 sq. Aptissime ergo animadvsrtendum est, quia divinilas Verbi Dei, quæ una est, et omnia replet et iota ubique est ipsa facit ut non sint plura sacrificia, sed unum, licet a mullis ofjeratur, et sit unum corpus Christi cum illo quod suscepit in utero virginali, non multa corpora ; … proinde unum est hoc sacrificium Christi non diversa, sicut illorum erant. Nam, si aliter esset, multi essent Christi, quod absit. Llnus ergo ubiqu ; est, et hic plenus existais et illic ; plénum unum corpus ubique habens. Et sicut qui ubique offertur unum corpus est, non multa corpora, ita etiam et unum sacrificium. Col. 748 B. L’auteur semble déduire ici l’identité du sacrifice chrétien, et son unité, ainsi que l’omniprésence du même corps sur tous les autels de l’ubiquité du Verbe ; il n’est pas nécessaire de souligner ce qu’a de défectueux une telle déduction, puisqu’elle implique la confusion entre une propriété particulière à la divinité du Verbe, et le fait miraculeux de la multiplication du corps du Christ.

On retrouve la même idée chez Rémi d’Auxerre († 908). Son Expositio misses « vaut surtout par sa dépendance de celle de Florus dans la seconde partie. De plus, elle eut la fortune d'être comprise dans le De divinis officiis de pseudo-Alcuin dont elle forme le chapitre xl, et grâce à ce contexte, elle servit assez longtemps à défendre des idées qui perdaient la faveur. » Vv’ilmart, art. cit., col. 1206. La plupart du temps, cet auteur se contente de transcrire le texte de Florus ; c’est dans une de ses rares additions à ce texte, qu’il introduit sa théorie des rapports entre le corps eucharistique et le corps historique, même l’explication de ceux-ci par l’ubiquité du Verbe : Quia sicut divinitas Verbi Dei una est, quæ totum implet mundum, ita licet multis locis et innumerabilibus diebus illud corpus consecretur, non sunt tamen multa corpora Christi, neque multi calices, sed unum corpus Christi et unus sanguis cum eo quod sumpsit in utero Virginis et quod dédit apostolis. Divinilas enim Verbi replet illud quod ubique est et conjungit ac facit ut, sicut ipsa una est, ita conjungatur corpori Christi et unum corpus ejus sit in veritaie.De celebratione missæ, P. L., t. ci, col. 1260.

On retrouve des idées semblables dans le commentaire de la première aux Corinthiens, P. L., t. cxvii, col. 567-575, qui figure dans P. L., sous le nom d’Haymon d’Alberstadt, mais pourrait être de Rémi.

Même souci en effet de mettre en relief la vérité du corps qui est offert sur l’autel, Cum jam licet panis videatur, in veritate corpus Christi est, col. 572 D ; même conception, mais plus explicitement affirmée, de la constitution du corps eucharistique fait de pain et d’une vertu divine : Panis quem quotidie consecrant sacerdotes in Ecclesia, cum virtute divinitatis quæ illum replet panem, verum corpus Christi est, col. 572 C ; même conception de la divinité omniprésente comme principe d’unité entre le corps eucharistique et le corps historique : Divinitatis enim plenitudo quæ fuit in illo, replet et istum panem, et ipsa divinilas quæ implet cœlum et terram, ipsa replet corpus Christi quod a multis sacerdolibus per universum orbem sanctificatur, et facit unum corpus esse, col. 564 C ; même conception enfin de l’unité du corps mystique, fruit de la communion au corps eucharistique. Ibid.

Cette théorie, loin d’expliquer comme la tradition le faisait, l’unité du sacrifice chrétien par l’identité absolue de la victime présente sur l’autel avec la victime du Calvaire, présuppose la différence du corps eucharistique et du corps historique, se fonde sur une théorie dynamiste qui supprime en fait la présence du vrai corps du Christ à l’autel, pour n’admettre comme victime du sacrifice chrétien qu’un pain pénétré d’une vertu divine : c’est la divinité même du Verbe qui, immanente par son ubiquité jadis à la victime du Calvaire et maintenant à tous les pains consacrés, unifie par sa vertu omniprésente toutes les hosties du sacrifice chrétien.

2. Explication de l’unité du sacrifice chrétien par l’identité du corps du Christ offert sur la croix et à l’autel. — Cette théorie est surtout présentée par Rathier, évêque de Vérone († 974), à la fin de son ouvrage : Excerptum ex dialogo confessionali. Rathier y recommande et y transcrit quædam excerpla ex opusculis cujusdam Paschasii Radberti. P. L., t. cxxxvi, col. 444 A.

C’est bien, en effet, la doctrine paschasienne de l’identité du corps du Christ à l’autel et à la cène qui se dégage de l’ensemble de ses écrits. Præloquiorum, t. III, 16, P. L., t. cxxxvi, col. 231 ; Synodica ad presb., iv, ibid., col. 557A : Qui ergo panis, ipse est agnus, qui agnus, ipse Christus, qui Christus, ipse est Pascha, qui Pascha, ipse pro nobis immolatus. Il faut noter cependant les hésitations de sa pensée sur l’objectivité du sacrilice des indignes. Touchant l’objectivité du sacrifice dignement offert, point de doute : Nam de digno oblato sacrificio, quod caro sit nihil hœsito. Sur l’objectivité du sacrifice des indignes, il avoue sa perplexité. Cependant, appuyé sur les témoignages de saint Jean Chrysostome et de saint Augustin, il conclut dans le sens traditionnel à une objectivité identique dans les deux cas : Hoc itaque sensu mihi videtur idem esse hoc sacrificium bono quod malo, digno quod indigno, sed non idem præstare. De contemptu canonum, i, 21, P. L., t. cxxxvi, col. 510.

On retrouve chez l'évêque de Vérone un écho de la pensée amalarienne sur l’importance du Pater, dans la consécration eucharistique : Cum vero illa specialissime oratione censeretur oblatio populo porrigenda, ubi Deo dicitur : Pater noster. Ibid., col. 5Il A.

Quoi qu’il en soit de ces deux derniers points, il reste que Rathier est un excellent témoin du réalisme sacrificiel de la messe au xe siècle. Voir dans le même sens Gézon de Tortone, dans le traité cité plus haut.

3. Explication ultra spirilualisle des rapports du sacrifice de la croix et de celui de l’autel : Thèse de la distinction entre le corps historique du Christ et le corps eucharistique. — Comme représentant de cette idée, il faut citer Aelfric (t vers 1020).

Cet auteur se fait l'écho, à la fin du x° siècle, de la pensée de Ratramne sur la non-identité du corps 1025 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES AUTEURS DU X « SIÈCLE 1026

eucharistique et du corps historique du Christ. S’il parle de conversion du pain et du vin in corpus spirituelle, in sanguinem spiritualem, Epist. ad Wulfslanum, dans J. M. Routh, Scriptorum ecclesias.opuscula, 3e édit., Oxford. 1858, t. ii, p. 107-168, il la conçoit a la façon de Katramme et voit sur l’autel un corps tout différent de celui qui était sur la croix : Xon est idem corpus quo passus est, dit-il clairement. Son est corpus Christi corporaliter, sed spiritualiter, non corpus illud quo passus est, sed corpus illud de quo locutus est : Hoc est corpus mf.u.m. Ces phrases et d’autres qui équipaient l’eucharistie avec la nourriture spirituelle du désert révèlent en Aelfric un héritier de la pensée de Ratramne, un théologien qui compromet comme lui la vérité du sacrifice de la messe et son identité avec celui de la croix.

On pourrait relever des tendances semblables dans un traité anonyme du ixe ou du x » siècle : Responsio cujusdam de corpore et sanguine Domini, publié par L. d’Achéry, Spicilegium, Paris, 1723, p. 149 sq., et dans les écrits d’Atton de Verceil, In Epist. I, ad Corinth., xi, P. L., t. cxxxiv, col. 379. Voir Geiselmann. Die Eucharistielehre, p. 2(53-267.

4. Essai de synthèse des explications précédentes par Hériger († 1007). — L’abbé de Lobbes est un esprit conciliateur qui connaît fort bien la controverse suscitée au temps de Paschase, et continuée sous ses yeux touchant la question de l’identité du corps eucharistique avec le corps historique du Christ. Il en voit la portée chez ses contemporains. De corpore et sanguine Domini, i, P. L., t. cxxxix, col. 180 B. Il en sait la complexité à raison de la diversité des opinions des Pères, mais il estime que ces diversités doivent se réduire à l’unité. Ibid., col. 179 et 180. Il en fait connaître objectivement les partenaires principaux, d’un côté Paschase avec l’appui de nombreux Pères et particulièrement de saint Ambroise, de l’autre Raban dans la lettre à Égil et Ratramne avec l’appui de saint Jérôme, et l’autorité de saint Augustin. En faveur de la thèse de l’identité, il cite Ambroise, le pape Léon, Basile (en réalité saint Jean Chrysostome), le pape Grégoire (le Grand) ; en faveur d’une certaine diversité il apporte le témoignage de Jérôme, de Fulgence et d’Eusèbe d'Émèse (en réalité Fauste de Riez). Loin d’en conclure comme certains de ses contemporains à une opposition de ces autorités, il affirme au contraire qu’elles se complètent. Hoc dici figurate, et tamen corpus Christi esse in veritatc. Ibid., iv, col. 182 B.

Il ne lui suffit point de marquer l'état de la question, il en propose une solution qui aboutit à un essai d’explication de l’unité de sacrifice de la messe. Cette solution s’inspire tout à la fois de la pensée de Paschase en ce qu’elle affirme l’identité de la chair eucharistique et de fa chair née de la vierge Marie, de celle de Ratramne en ce qu’elle ne néglige point l’aspect symbolique du mystère de l’autel, de celle de la lettre à Égil, et de pseudo-P.rimasius, en ce qu’elle leur emprunte leur formule pour expliquer l’unité complexe et organique des trois corps du Christ. Hériger défend le réalisme traditionnel de Paschase contre les exagérations du symbolisme de Ratramne, Exaggcralio, Codex gandav. 900, fol. 35 : O Ratramne, hic prælermisisli : Liqucl, inquit Ambrosius, quod prœler naturæ ordinem Virgo generauit, et hoc quod con/icimus ex virgine est. Voir aussi fol. 40, Dummler, -> nés Archiv, t. xxvi, p. 755.

Il n’a pas de peine à montrer que les expressions symboliques des Pères ne vont pas contre ce réalisme eucharistique, mais font connaître un autre aspect vrai du mystère : figura est, dum punis et vinum extra videtur, veritas autem dum corpus et sanguis Christi in veritute intérim creditur. De corp., iv, P. L., t. cxxxix, col. 182 C.

DICT. DE TIIÉ0L. CATH.

Il reconnaît cependant que la thèse de l’identité absolue chère à Paschase a besoin d'ôtre expliquée. Il la commente en empruntant les termes de la lettre à Égil (voir ci-dessus, col. 1016) qui insiste à la fois sur l’unité organique des trois corps historique, eucharistique et mystique et sur leurs aspects divers. Ibid., vii, col. 186. Il insiste encore plus loin sur cette distinctio sacrifteii dans un schéma figuratif, dont il donne L’explication suivante : Christus inconsumptibilis, invescibilis, dal ab ipso eucharistiam sumendam, vescendam, datam ex ipso ; Ecclesia corpus ejus sumens, vescens, accipit ab ipso datam. Ibid., viii, col. 186.

Ainsi au sommet et à la source de l’organisme unique de la vie surnaturelle, il y a le vrai corps ressuscité, inséparable de la divinité, au centre le corps eucharistique qui, par le contact mystérieux opéré au Jubé hœc perferri entre l’hostie et le Christ glorifié, pontife, hostie et autel de sacrifice, devient « connaturel et conforme à celui-ci », puis le corps mystique des fidèles qui, par la communion du corps eucharistique, est établi en connaturalité avec le corps ressuscité. Que la conformité, la connaturalité ou unité du corps eucharistique soit à entendre dans le sens d’une identité mystérieuse de ce corps avec le corps historique du Christ, cela résulte de l’ensemble de la doctrine d’Hériger. Cette identité de la victime de l’autel avec le corps historique du Christ fonde l’unité du sacrifice de la messe.

Pour établir cette unité, Hériger en appelle au témoignage d’un sage : Sed, ut ait quidam sapiens, non ob hoc plures carnes vel corpora, sicut nec milita sacrificia sed unum, licet a multis offeratur, per loca diversa et tempora. Quia divinitas Verbi Dei, quæ una est et omnia replet et tota ubique est, ipsa facit, ut non plura sint sacrificia, sed unum, licet a multis ofjeratur, et sit unum corpus Christi cum illo quod suscepit in utero virginali. Vere enim credendum est in ipsa immolationis hora, cselos aperiri et illud angelico ministerio in sublime deportari altare quod est ipse Christus, qui et pontifex et hostia, contactuque illius unum fieri. Ibid., viii, col. 187. « Toutes mes recherches pour identifier cette citation sont demeurées jusqu'à présent sans résultat », écrivait dom G. Morin, au sujet de ce texte, Revue bénéd., 1908, t. xxv, p. 11. Geiselmann y voit une citation libre de Rémi d’Auxerre. Die Eucharistielehre, p. 275. Cette citation nous paraît mieux encore s’identifier pour la plus grande partie avec le passage du pseudo-Primasius cité plus haut, col. 1023. Hériger, comme ce dernier, fait reposer son argumentation, en faveur de l’unité du sacrifice chrétien, sur l’ubiquité du Verbe, existant tout entier partout le même, inséparablement uni à un seul corps qui est identique à celui que le Christ a pris dans le sein de la vierge Marie. Par cet appel au principe de l’ubiquité du Verbe, Hériger se rapproche de ceux qui soulignent par ailleurs la diversité entre le corps eucharistique et le corps historique ; il reste que, malgré ces explications assez obscures, il est au début du xi 6 siècle un témoin de la doctrine traditionnelle défendue par Paschase touchant l’identité du corps historique et du corps eucharistique.

Il se fait aussi le défenseur direct de la doctrine de ce théologien touchant la nature du sacrifice de l’autel ; il montre qu’elle n’implique point de nouvelles souffrances et une nouvelle passion du Christ, comme le prétend à tort l’anonyme de la lettre à Égil. Ibid., ix, col. 187.

5. Défense de la doctrine sur le caractère sacrificiel de la messe contre les cathares : Gérard d ? Cambrai et le synode d’Arras. — fin dehors des questions d'écoles qui portent sur l’unité et la nature du sacrifice eucharistique, l’activité théologique s’exerce au cours du

X. — 33 1027 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, .LA CONTROVERSE BÉRENGARIENNE 1028

xie siècle, contre des erreurs radicales qui vont jusqu'à rejeter le sacerdoce, la présence réelle et le sacrifice de la messe, jusqu'à demander la destruction des églises et des autels. Raoul Glaner († 1050) nous fait connaître quelques-uns de ces hérétiques exécutés à Orléans en 1022. Hislor., t. III, c. vii, P. L., t. cxlii, col. 659.

En 1025, Gérard, évêque de Cambrai, tient contre eux un synode à Arras. Les Actes de ce synode exposent la doctrine de l'Église en face de l’erreur opposée. Les hérétiques prétendent ne reconnaître dans le sacrement de l’autel que ce que les sens nous y révèlent : nisi quod corporis oculis intuetur, et hoc tanquam vile negotium respicit. Acta synodi Atreb., P. L., t. cxlii, col. 13Il D. En face de cette erreur, évêques et fidèles professent que le sacrement du corps et du sang du Christ est le gage de notre rédemption, qu’il contient la même chair que celle qui est née et qui a souffert, que le mystère eucharistique ne peut être consacré que sur un autel saint. Ibid., col. 1312 B.

Les Actes insistent sur le caractère sacrificiel de ce mystère en définissant la messe selon la formule isidorienne. La messe est à la fois le mémorial d’une chose passée et une réalité présente : Quod quidem sacrifteium de pane et vino cum aqua ; ineffabili sanctificatione, cruce et verbis illius in altari consecratur dumque passionis et resurrectionis atque in eselum ascensionis ibidem salutifera memoria agitur, verum ac proprium corpus ipsius Domini et sanguis verus ac proprius efficitur quamvis aliud esse videatur. Ibid., col. 1278 D. Voir aussi, col. 1281 B, le commentaire des mots : Hoc facile in meam commemorationem.

L’autel est sacré ; c’est l’image du sépulcre du Christ sur lequel le sang du véritable agneau est offert. Ibid., col. 1287 C. Sans doute il y a un mystère en ce que le même agneau, partout offert et consommé, reste intact et vivant ; il faut s’y soumettre en croyant fidèle. Les âmes plus sensibles aux choses isibles qu’aux réalités invisibles en trouveront d’ailleurs la révélation dans les miracles eucharistiques. Ibid., col. 1281 sq.

VI. La controverse bérengarienne du xi c siècle. — L’activité théologique est excitée au xie siècle et au commencement du xiie siècle par la controverse de Bérenger. La doctrine de l’archidiacre de Tours tend à ruiner la conception réaliste du mystère eucharistique ; aussi donne-t-elle lieu à de nombreuses réfutations qui vont mettre en un meilleur relief l’idée traditionnelle de la vérité du sacrifice chrétien. Voir art. Eucharistie, col. 1217-1216, et art. Bérenger, t. ii, col. 722.

Bérenger.

1. Origine de sa doctrine. — « La

controverse provoquée par Bérenger n’est que la reprise de la discussion ouverte jadis devant Charles le Chauve. » Batilïol, L’eucharistie, p. 380.

Bérenger systématise et accentue, en effet, les idées de Batramne qu’il connaît sous le nom de Jean Scot ; tandis que Lanfranc son adversaire est le défenseur des idées de Paschase. « Ingelram de Chartres m’a appris, écrit-il à Lanfranc, un bruit qui court. Il paraîtrait que tu vois avec déplaisir, bien plus, que tu as qualifié d’hérésie les idées de Jean Scot sur le sacrement de l’autel, idées par lesquelles il s'écarte

de la manière de voir de Paschase que tu as adoptée

Examine sans mépris ce que je dis. Si Jean Scot dont nous approuvons les idées eucharistiques te paraît hérétique tu dois également faire des hérétiques d’Ambroise, de Jérôme, d’Augustin, sans parler de tous les autres. » P. L., t. cl, col. 63. Traduction d’après Heurtevent, Durand de Troarn, p. 130. Ainsi, dès le début de la controverse, Bérenger établit ses positions sur la ligne de Ratramne et en appelle aux mêmes autorités que lui.

2..S’a conception symbolisle-dynamisle de l’eucharistie. — Quoi qu’il en soit des idées précises qu’il soutient alors, il fait l’impression à ses contemporains d’avoir une conception symboliste-dynamiste du mystère eucharistique.

Adelmann de Liège († 1062), dans une lettre De eucharistiæ sacrumento publiée en entier dans Heurtevent, op. cit., p. 287-303, lui reproche son symbolisme : !)< corpore et sanguine Domini sentire uidearis… non esse vzrum corpus Christi… sed figuram quamdum et similitudinem. P. 288.

Même reproche chez le moine Anastase († 1086) dans une lettre à l’abbé Gérald, De verilate corporis et sanguinis Domini : post consecrationem panem esse materialiter, et corpus Domini figuraliler tuntum et non vsraciter. P. L., t. cxlix, col. 433 C. De même Wolphelme abbé de Brunwiller († 1091), dans une lettre à Méginhard. De sacrum, eucharistiæ, P. L., t. cliv, col. 413.

Aux yeux de Hugues de Langres († 1051), l’un des premiers adversaires de Bérenger, celui-ci soutient qu’il n’y a sur l’autel qu’une vertu salutaire du corps du Christ, et non identiquement ce corps : le sacrement de l’autel n’est le corps du Christ que ob solam s(dutis potentiam, per potentiam simile. De corp. et sang. Christi, P. L., t. cxlii, col. 1327 et 1328. Voir aussi Durand de Troarn dans son De corp. et sang. Christi, vers 1058, t. I, P. L., t. cxlix, col. 1377.

D’ailleurs les définitions que donne alors Bérenger du sacrement et du sacrifice dans sa réponse à Adelmann sont toutes orientées vers le symbolisme, par exemple celle-ci : Sacrificia visibilia signa sunt invisibilium sicut verba sonantia signa sunt rerum.

3. Conséquences de cette conception touchant le sacrifice de la messe. — a) La messe n’implique point la présence sur l’autel de la victime jadis immolée.

Entre le symbole qui est le sacrifice visible et la réalité invisible qu’il signifie, Bérenger met toute la distance du ciel à la terre. En effet, le corps du Christ dans sa réalité n’est nulle part ici-bas, mais seulement au ciel jusqu’au jour du jugement ; dire le contraire c’est aller contre les prophéties de David, contre les saints apôtres Pierre et Paul, contre les Écritures authentiques. De sacra ccena, éd. Vischer, 1834, p. 157 et 149, etc.

On conçoit que, dans cette perspective, la conception traditionnelle qui voit dans la messe une œuvre miraculeuse de transsubstantiation soit ruinée. Bérenger s’insurge contre cette conception défendue par Lanfranc, au nom même de la justice divine. Il est incompatible avec la religion chrétienne d’admettre la disparition du pain et du vin sur l’autel et l’apparition du corps du Christ. P. 91.

Le sacrifice de l'Église, loin de comporter une disparition des éléments par la consécration, entraîne de ce fait une élévation de ces éléments à une dignité nouvelle, celle de sacrement ou symbole salutaire du vrai corps du Christ qui est au ciel ; Omne quod sacretur necessario in melius proi> ; hi, minime absumi per corruptioncm subjecti. P. 146 et 248. Le canon de la messe témoignerait dans ce sens, p. 277 ; si le sacrifice de l’autel comportait à un moment donné la disparition du pain et du viii, le Christ ne serait plus le prêtre selon l’ordre de Melchisédech ; il n’offrirait plus vraiment le pain et le vin. P. 125.

Ainsi, les éléments du sacrifice, par le fait de leur consécration, deviennent des objets sacrosaints, porteurs d’une vertu divine, p. 127, 230, significatifs par leur similitude d’un objet qu’ils ne contiennent pas, le corps historique du Christ. Le pain de l’autel est la chair du Christ, comme le Christ est la pierre angulaire : Panis altaris est corpus Christi, eo locutionis dicitur génère, quo dicitur : Christus est summus angularis lapis. P. 145, 194. Aussi Bérenger défend-il 1H2 ! » MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA CONTROVERSE lSÉRENCxARIENNE 1030

coniiiu' l’expression de la vérité les mois de Ratramne condamnés à Verceil : quæ in <illuri consecrantur esse figurant, signum, pignus corporis et sanguinis Domini. P. 37 et 43.

b) Il n’y a qu’une seule ablution au sens absolu. — Le Christ ne s’est offert véritablement qu’une fois ; le sacrifice de l'Église ne peut être qu’un mémorial par rapport au sacrifice passé : l’na est Ecclesiæ hostia et non multa'… quia semel oblatus est Christus, sacrificium vero Ecclesiæ exemption est sacrificii Christi. Entendre ces expressions d’un renouvellement par l'Église de l’offrande de la victime présente sur l’autel, jadis immolée au Calvaire, ce serait multiplier le Christ. P. 131 et 191.

Entre les sacrifices de l’Ancien Testament et celui de l'Église, il n’y a d’autre distinction que celle de signes différents ; les anciens étaient le symbole d’une chose à venir ; l’immolation du Calvaire, le sacrifice de l'Église est la commémoraison de cette chose. P. 4.3. Bref le sacrifice de l'Église est un pur mémorial. « Le pain et le vin subsistent après la consécration comme ils existaient avant. Ils sont appelés chair et sang du Seigneur, parce que, célébrés dans l'Église en mémoire de la chair crucifiée et du sang répandu, ils nous rappellent le souvenir de la passion du Seigneur, et en le rappelant nous invitent à crucifier incessamment notre propre chair avec ses vices et ses convoitises. » C’est en ces termes que la théorie est résumée par Lanfranc, De corp., xxii, P. L., t. cl, col. 440.

Dans la logique de cette conception, il n’y a point de place pour une communion réelle au corps et au sang du Christ. Bérenger rejette celle-ci comme un flagitium : le sang du Christ nous est proposé dans la communion de la même façon que dans le baptême, non sensualiter. P. 222. La communion consiste à se reposer, à se complaire par la foi, par le souvenir dans l’incarnation et la passion du Verbe, acquiescendo sibi in incarnatione et passione Verbi. P. 254, 255 ; p. 223, et aussi p. 71, 248. Il y a dans ces textes non seulement toutes les apparences, comme le dit Heurtevent, mais l’affirmation nette et d’ailleurs cohérente avec l’ensemble du système, d’une communion purement spirituelle, à l’occasion de la manducation du pain consacré qui ne contient point, mais symbolise le corps du Christ. Par cette communion, le fidèle reçoit veræ naturee Christi virtutem, mais non le corps du Sauveur. P. 250. Voir Heurtevent, op. cit., p. 213.

Ainsi Bérenger, tout en conservant certaines manières traditionnelles de parler de la messe, les vide de leur contenu. Il fait du mystère de l’autel un pur mémorial salutaire ; par sa conception symboliste, dynamiste, il compromet, bien plus, il détruit la notion traditionnelle de la vérité du sacrifice eucharistique, de l’unité et de l’identité de celui-ci avec le sacrifice du Calvaire.

Réponse des théologiens et du magistère ecclésiastique.

En face de Bérenger qui prétend s’autoriser de la dialectique, de l’exégèse et de la tradition

des Pères pour rejeter ce qu’il appelle l’erreur de Paschase et du vulgaire, l'Église va réagir par la voix des théologiens et le magistère des conciles.

En dehors des auteurs cités plus haut qui firent entendre la réfutation de la première heure, il faut nommer surtout Durand de Troarn, Lanfranc, Guitmond d’Aversa, Alger de Liège, voir Eucharistie, col. 1218, 1228, 1230 ; Lepin, op. cit., p. 17-20.

Ces auteurs ne se contenteront point d’affirmer la doctrine de la transsubstantiation ; à l’erreur de Bérenger qui fait du pain et du vin le seul objet du sacrifice de la messe, ils opposeront l’affirmation traditionnelle de la présence du Christ sur l’autel comme victime du sacrifice eucharistique, et mettront ainsi en meilleur relief la vérité de ce sacrifice. Ils se préoccuperont

aussi de déterminer la part qu’il faut faire à l'élément figuratif et commémorât if dans sa célébration.

1. La vérité du sacrifice eucharistique : Son unité et son identité avec celui de lu cène et du Calvaire. — Dès 1048, Hugues de Langres insistait contre Bérenger sur la valeur religieuse de la vérité de la présence personnelle du Christ à l’autel : là se trouve, par un miracle de transformation rapide et invisible, Celui en qui sont toute choses. Il y est comme prêtre, victime, autel et tabernacle. De corpore et sanguine Christi, P. L, t. cxlii, col. 1329 et 1332.

Durand de Troarn, comme l'évêque de Langres, est préoccupé de sauvegarder la même doctrine centrale. Dès le début de son De corpore, il dénonce le symbolisme de son adversaire. P. L., t. cxlix, col. 1377. Il lui oppose la doctrine réaliste des Pères, Ambroise, Eusèbe, Bède, non aliqua phanlasmalis vacua imagine, c. xix, col. 1405, non per cassam veritatis figuram, c. iii, col. 1382 D.

Par la parole du Christ, le sang qui nous a rachetés est rendu présent sur l’autel, col. 1397 D. L’oblation de la victime du Calvaire peut être répétée sans préjudice pour l’unité et la vérité du sacrifice rédempteur. La chair du Christ n’a-t-elle pas été deux fois offerte par le Christ lui-même, à la cène et sur la croix, la première fois in sacramento, la seconde fois in pretio ? iii, col. 1381.

Par les paroles Hoc facite, le Christ n’a-t-il point ordonné de reproduire sur l’autel son oblation : ut me videre spiritualiter, sentire præsentialiter, habere valeatis indubitanter ? iii, col. 1381. Ainsi a-t-il institué l’unique sacrifice chrétien en vue de la propitiation des péchés : unicum ac spéciale instituit sacrificium quo et Deus mundo propitietur et mortalis infirmitas quotidianis eum sceleribus ostendens reconciliationem. ii, col.. 1381.

Lanfranc, dans son traité De corpore et sanguine Domini, écrit vers 1070, discute avec vigueur les assertions de Bérenger sur le sacrifice eucharistique. Celui-ci avait ainsi décrit la messe : Sacrificium Ecclesiæ duobus constat, duobus conficitur, visibili et invisibili, sacramento et re sacramenti ; quæ tamen res, id est Christi corpus, si esset præ oculis, visibilis esset sed eievata in cœlum sedensque ad dexteram Patris usque in tempora restitulionis omnium cœlo devocari non poterit, cité par Lanfranc, De corp., x, P. L., t. cl, col. 421.

L’abbé du Bec retient la première partie de la définition de Bérenger et en tire une conclusion opposée : la res sacramenti sur l’autel est inséparable du sacramentum. L’objet du sacrifice eucharistique c’est le corps et le sang du Christ présents à la fois au ciel et sur l’autel. Ibid., xii, xix, col. 422, 435. Penser autrement ce serait aller contre le témoignage de l'Église entière qui atteste la présence du vrai corps du Christ à l’autel et son identité avec celui du Christ au Calvaire, xxii, xxiii, col. 440, 442. L’unité du sacrifice chrétien vient de l’unité de la victime offerte tous les jours et jadis réellement immolée.

Guilmond se fait l'écho des mêmes doctrines dans son De corporis et sanguinis Jesu Christi veritate in eucharislia libri très, P. L., t. cxlix, col. 1427-1494, surtout t. I, col. 1433 et 1434 ; t. II, col. 1455, 1459-60 ; t. III, col. 1473-1474, 1500.

Alger de Liège († 1130) composa son beau traité De sacramentis corporis et sanguinis dominici, vers 1120. P. L., t. clxxx, col. 739-856. On y trouve envisagées et examinées avec beaucoup de finesse les différentes questions qui préoccupent alors les esprits sur le sacrement et le sacrifice de l’eucharistie.

a. Vérité du sacrifice de la messe. — Cette question est étudiée au t. II, c. m : « Pourquoi le sacrifice de l'Église ne consiste-il point dans le seul sacrement 1031 MESSE DANS L’EGLISE LATINE, LA CONTROVERSE RERENGARIENNE 1032

figuratif, ni dans la seule présence réelle du corps et du sang du Christ et pourquoi dans les deux réunis ? » Col. 815-821.

La célébration du corps du Christ, répond Alger, n’est point seulement un mémorial vide et une figure. Autrement, la Nouvelle Alliance ne serait point supérieure à l’Ancienne. Le Christ nous apporte la réalité. Col. 816.

b. Identité de victime et de prêtre à la messe et au Calvaire. — Notre sacrifice quotidien est le mîm3 que celui par lequel Jésus-Christ s’est offert sur la croix, à raison de l’identité de victime olïerte, quantum ad eamdem veram hic et ibi corporis substanliam. I, xvi, col. 786. Cette victime à l’autel ce n’est pas seulement le corps naturel du Christ immolé sar la croix, c’est aussi très véritablement son corps mystique. Alger « traduit cette vérité par une formule remarquable : In altari, Ecclesia concorporalis et consacramentalis est Christo. L'Église forme avec le Christ sur l’autel un seul corps et un seul sacremjnt, et par conséquent une seule oblation. » Lepin, op. cit., p. 143 ; Alger, ibid., i, xvi, col. 789.

Victime du sacrifice, le Christ universel et éternel est aussi le vrai prêtre du sacrifice eucharistique. III, vm, col. 840, 841. De là l’efficacité de ce sacrifice, même offert par des prêtres indignes.

c. Efficacité des oblations eucharistiques. — Le problème se pose de concilier la vérité, l’efficacité, la multiplicité des oblations quotidiennes avec l’unité, la vérité, la suffisance de l’oblation rédemptrice du Christ. Alger le résout en déduisant la similitude d’effets produits à l’autel et au Calvaire de la présence de la même victime : prorsus eadem hic et ibi nostree salutis est gratia ; hic et ibi vera, sufficiens et semper necessaria, quia hic et ibi idem verus Christus potens est ad omnia. I, xvi, col. 787 C. Cette phrase veut être lue à la lumière, de celle où il affirme la pleine suffisance du sacrifice de la croix : Licet enim ejus oblatio in cruce semel suffecerit ad omnium salulem et redemptionem. Col. 787 B.

Autre problème : celui de la valeur des messes offertes par des prêtres in digues. Peu importe pour la validité du sacrifice que le ministre soit bon ou mauvais, catholique ou hérétique et schismatique ; l’essentiel est qu’il opère selon les rites le sacrifice que le prêtre invisible consacre. III, ix, col. 842. Comment alors justifier l’affirmation (alors courante) d’après laquelle le schismatique ne consacre pas le corps du Christ ? Cette parole, dit Alger, ne se rapporte pas au corps naturel du Sauveur qui est réellement consacré, mais à son corps mystique intégral, tête et membre, dont le schismatique ne peut produire l’unité. Hors de l'Église, il ne peut s’unir lui-même au Christ et à l'Église, universum corpus Christi, caput scilicel cum membris, non conficit. III, xii, col. 847B.

2. Le caractère commémoratif et figuratif de la messe. — La vérité du sacrifice eucharistique n’exclut point en lui le caractère de commémoraison et de figure que la tradition lui assigne.

Durand de Troarn reconnaît ce caractère à la cène et au sacrifice quotidien qui la renouvelle : véritable oblation de la chair du Seigneur pour la vie du monde, la cène préfigurait sous un signe sensible, in sacramento, l’immolation réelle et efficace, in pretio, du Calvaire. De corp., ni, P. L., t. cxlix, col. 1381. « Reproduction de la cène, notre sacrifice quotidien consiste donc lui-même en une figuration rétrospective de l’immolation réelle de la croix. Et qui pourrait nier, accorde-t-il à Bérenger, qu’on appelle à bon droit similitude ou figure ce qui représente, représentât, la passion du Fils unique, réalisée une fois pour toutes précédemment ? L’auteur en vient à cette formule très remarquable : « Parce que le Christ

ressuscité d’entre les morts ne meurt plus, nous proclamons chaque jour sa mort passée, afin d’obtenir par elle plus promptement la miséricorde du Père. Ainsi ce mystère de salut est à la fois significatif de la mort du Seigneur et productif de. la réconciliation humaine, mortis dominiese significativam, reconciliationis humanx effectivam. » Lepin, op. cit., p. 105 ; Durand de Troarn, xi, col. 1392 ; xvi, col. 1401.

On retrouve chez Lanfranc la même idée d’immolation figurative dans des passages où il commente la lettre à Boniface : « Ainsi lorsqu’est brisée l’hostie, lorsque le sang est versé du calice dans la bouche des fidèles, quelle autre chose est-elle signifiée que l’immolation du corps du Seigneur en croix ? » Lanfranc, De corp., xiii, P. L., t. cl, col. 422-423. « De même que l’immolation de sa chair qui est accomplie par les mains du prêtre est appelée passion, mort, crucifieniiiit du Christ, non pour la réalité de la chose, mais pour la signification du mystère, rei verilate, sed signifiante mysterio, ainsi le sacrement de la foi est la foi. » Id., xiv, col. 423-425.

A l’idée d’immolation figurative Lanfranc joint celle de commémoraison : « Cette mort est proclamée dans le sacrement du corps du Christ en ce qu’elle est célébrée chaque jour par les fidèles en mémoire de sa imrt. » In Epist. I ad Cor., col. 194 B.

De l’ensemble des textes de l’abbé du Bec, il résulte que la représentation de l’immolation sanglante se fait à la communion par la fraction de l’hostie et l’effusion du sang répandu dans la bouche des fidèles. C’est l’idée des Pères, ibid., col. 424. Lanfranc semble y ajouter un symbolisme nouveau tiré du fait que la communion a lieu au corps et au sang pris séparément : Sumitur quidem caro per se, et sanguis per se, non sine certi mysterii ratione. Ibid., col. 425.

Guitmond en face des mêmes problèmes et des mêmes objections donne des réponses semblables. La fraction du pain, comme l’immolation du Christ à l’autel, sont des images. De corp.. t. I, PL-, t. clxix, col. 1434. L’idée de signe et de figure trouve son application dans la célébration de l’eucharistie, elle est en connexion avec celle de commémoraison de la passion. Ce que saint Augustin appelle signe ou figure, ce n’est pas la nourriture de l’autel, mais la célébration du corps du Seigneur. C’est ce que nous croyons, « car toutes les fois que se fait la célébration du corps du Seigneur, nous ne réitérons pas la mise à mort du Christ, non iterum occidimus, mais nous rappelons sa mort dans cette célébration et par cette célébration. La célébration elle-même est une sorte de commémoraison de la passion du Christ. La commémoraison de la passion signifie la passion elle-même. En conséquence, la célébration du corps et du sang du Christ est un signe de la passion du Christ. La célébration de la messe n’est pas la passion même du Seigneur. Elle est par rapport à celle-ci une simple commémoraison significative, significativa commémorai io. » Ibid. t. II, col. 1455-1456. Ces derniers mots traduisent bien l’idée de Guitmond : celle d’immmolation figurative et commémorative.

Alger reprend la même idée et l’expose avec beaucoup de force. Non seulement il la fait valoir « en mettant en opposition vérité et figure, immolation réelle et immolation imaginaire ou représentative », Lepin, p. 107, mais il ébauche la raison profonde du caractère figuratif du sacrifice eucharistique. Tout d’abord, il explique le fait : « que si notre sacrifice est appelé une copie, exemplum, c’est-à-dire une figure ou une image, figura vel forma, de celui qui a été offert une fois, ce n’est pas que le Christ soit ici essentiellement autre qu’il était là, mais pour montrer que, sur la croix une fois, et sur l’autel chaque jour, il est offert et immolé d’une façon différente, là dans la vérité de 'i

la passion qui l’a mis à mort pour nous, ici sous une figure et une image de cette passion, figure et image telles que le Christ ne souffre plus en réalité, mais seule la mémoire de sa passion est véritablement renouvelée pour nous chaque jour. » De sacr., i, xvi, P. I… t. clxxx, col. 786. La passion à l’autel est simplement représentée : quasi pati reprivsentatus, col. 787 D, non vero, sed imaginario actu, col. 788 C, ipso mysterio significante. t. xviii, col. 793 B.

Où se trouve à la messe cette image expressive de la passion ? Dans la fraction du pain, redit Alger de I.iége après Rcmi d’Auxerrc. Florus et d’autres. I, i.. col. 795. Mais il va plus loin et pense la trouver aussi dans le broiement du pain, comme dans l’effusion du vin. « Pourquoi, se demande-t-il, la consécration et la communion sous les espèces séparées ? — C’est que le Christ lui-même a introduit ce rite dans l'Église, il a consacré et donné à part son corps et son sang pour la division non de sa propre substance, mais du symbole qui devait la représenter ; le pain broyé par les dents devant signifier sa chair broyée dans la passion, et le vin répandu dans la bouche des fidèles le sang tiré de son côté. » II, viii, col. 826A.

De ce caractère figuratif, il recherche la raison : Cur visibile sacrificium invisibili Deo fiât ? II, h. Cur sacrificium Ecclesiæ non constet solo sacramento, vel corpore et sanguine sine sacramento, cur utrcqiie ? II, ni. Alger n’en appelle point ici à une notion générale du sacrifice qui impliquerait à titre d'élément essentiel une figure d’immolation ; pas plus pour lui que pour ses contemporains le problème de l’essence du sacrifice n’est posé. Il cherche ailleurs sa réponse. L’homme, être corporel et spirituel à la fois, a toujours besoin d’extérioriser son offrande intérieure : le sacrifice visible ne fait qu’exprimer le sacrifice invisible que nous sommes. II, ii, col. 815. La célébration du corps du Christ a besoin de figures, autant pour cacher à nos regards le corps et le sang du Seigneur que pour soustraire à ceux des infidèles nos mystères. Les merveilles qui s’accomplissent sous ces signes exercent notre foi comme les miracles qui parfois les découvrent nous la confirment. Car le sacrifice n’a pas pour fin de nous rendre oisifs, mais de nous faire porter des fruits. II. m. col. 819. Nous devons d’ailleurs pour participer à cette immolation, figurative de l’immolation passée du Christ, reproduire en nous la passion du Sauveur, par le crucifiement actuel de notre chair. I, xx, col. 797.

Cette conception traditionnelle du sacrifice eucharistique, fait de vérité et de figures, Alger de Liège, comme les autres antagonistes de Bérenger, la défend au nom des Pères et des théologiens ; il faut souligner ici avec Lepin, op. cit., p. 20, la « valeur intrinsèque et la partie considérable de l’information fournie par l'écolàtre de Liège sur l’idée du sacrifice eucharistique ». La synthèse qu’il propose est sans doute la plus riche et la plus harmonieuse qui ait été faite alors des divers éléments de la tradition patristique. Elle intègre aussi bien les idées d’Ambroise sur la conversion substantielle, que celles d’Augustin sur le caractère symbolique de la célébration eucharistique et sur l’oblation du corps mystique. Alger fournit ainsi le meilleur commentaire aux décisions prises contre Bérenger en 1079. De ces décisions, comme de ce commentaire, ressort bien nette la même doctrine : par le mystère de la prière sacrée et des paroles du Sauveur, la messe implique une conversion substantielle qui met sur l’autel, pour y être offert sous les signes de son Immolation passée, le corps du Christ identique à la victime du Calvaire et cela, non lantum per siynum et uirlulem sacramenti, sed in propriztute nuturæ et veritate substantiee. Profession de (oi imposée ù Bérenger, Denzinger-Ban., n. 355.

VIL RÉSULTATS ACQUIS A LA FIN DU XIe SIÈCLK.

Les analyses un peu longues qui précèdent nous permettent de résumer brièvement le mouvement doctrinal qui s’est fait du ix° siècle au début du xiie et d’en marquer les résultats.

Existence du sacrifice de la messe.

Il va de soi,

pour les premiers théologiens comme pour les Pères, que la messe est le sacrifice de l'Église. Le jour où certains hérétiques cathares rejetteront l’idée de sacerdoce, d’autel et de sacrifice chrétien, ils se verront immédiatement condamnés au synode d’Arras.

Si Bérenger professe de fausses idées sur la messe, il ne rejette point cependant le caractère sacrificiel de celle-ci : elle est pour lui, comme pour l’ensemblede la tradition, le sacrifice de l'Église.

2° Efficacité du sacrifice de la messe. — Que la messe contienne la vertu du sacrifice de la croix, nous communique l’efficacité de la rédemption, c’est aussi une vérité qui est admise et soutenue par tous les théologiens de l'époque, même par Bérenger.

3° Vérité ou réalité du sacrifice de la messe, son unité et son identité avec celui de la cène et de la croix. — Les premiers théologiens ont reçu de la tradition antérieure l’affirmation de la réalité du sacrifice eucharistique ; ils la proclament, nous l’avons vii, dans leurs ouvrages.

Mais cette vérité va subir une éclipse dans certaines âmes, du jour où sera posée la question de la part de vérité et de figure à reconnaître dans le mystère eucharistique. Batramne, tout d’abord, en faisant de la célébration du corps du Christ un simp’e mémorial, vide de la présence substantielle du Sauveur, Bérenger en reprenant cette thèse et en attaquant directement la transsubstantiation et la présence réelle, tendent par le fait à ruiner du même coup la vérité du sacrifice de la messe. De même ceux qui, rejetant l’identité du corps eucharistique et du corps historique du Christ cherchent à expliquer l’unité du sacrifice chrétien par l’unité du Verbe omniprésent à toutes les hosties, compromettent à leur tour cette vérité.

En face de ces erreurs ou de ces obscurcissements, Pasehase Badbert et Hincmarauixe siècle, les antagonistes de Bérenger au’xie siècle, établissent ! a thèse de l’identité du corps eucharistique et du corps historique du Sauveur et vont, par le fait même, préciser et développer la doctrine de la vérité du sacrifice eucharistique. Ils le feront en insistant sur l’identité du prêtre et de la victime à l’autel, à la cène et au Calvaire.

1. Le prêtre du sacrifice eucharistique.

La messe est pour les théologiens de cette époque une œuvre miraculeuse et divine, semblable à celle de l’incarnation et de la création, aux miracles des prophètes, et de l'Évangile : l’action seule du prêtre visible ne peut l’expliquer.

L’auteur de la Confessio fulei résume bien la pensée commune en ces mots : « Des yeux du corps, je vois à l’autel un prêtre qui offre du pain et du viii, cependant par le regard de la foi, dans la pure lumière du cœur, j’aperçois le prêtre souverain, le vrai pontife, Notre-Seigneur Jésus-Christ s’offrant lui-même. » Confessio fidei, IV, i, P. L., t. ci, col. 1087.

Mais comment faut-il concevoir l’action sacerdotale que le Christ exerce au cours de la messe ? — Certains théologiens, comme Florus, voient surtout cette action du prêtre invisible dans la consécration comme telle, en tant qu’elle est un acte transsubstantiateur, accompli par les divines paroles dans la puissance de l’Esprit-Saint. D’autres, comme Pasehase, Iliiieinar, l’auteur île la Confessio fidei, Rémi d’Auxerre, aiment à la considérer dans l’oblation actuelle proprement dite du sacrifice parle Christ lui-même. D’autres, enfin. rapportent plutôt l’oblation eucharistique à l’activité

de l’Église tout entière, qui par ses prêtres offre, sur l’ordre du Christ et avec son pouvoir, le sacrifice du corps et du sang jadis immolés sur la croix. Ainsi Amalaire, Alcuin, Florus, Alger.

Aux yeux des théologiens qui insistent sur l’oblation actuelle du Christ, son activité sacerdotale s’exerce particulièrement au ciel : le sacrifice de la messe leur apparaît comme une réalité divine à double face, l’une symbolique, mystérieuse, celle que nous avons sous les yeux, où le prêtre visible semble avoir la part principale, l’autre où se découvre dans le ciel la réalité du sacrifice chrétien dans l’oblation perpétuelle de la victime du Calvaire. Dans ce sens les premiers théologiens « parlent volontiers de « l’interpellation » toute-puissante du Christ eucharistique, s’offrant à son Père sous le voile du sacrement, comme il le fait à découvert dans le ciel… Au témoignage de l’apôtre, le Christ" a été fait à jamais pontife selon l’ordre de Melchisédech, afin d’intercéder pour nous, en s’offrant lui-même à Dieu le Père. Cet accord de notre oblation terrestre à l’oblation du Christ est si essentiel que Paschase s’exprime comme si le sacrifice commençait véritablement d’être offert au Jubé hœc perferri. » Lepin, p. 132-133.

Hincmar en parlant de cette oblation dira que le Christ céleste offre pour nous un holocauste ininterrompu par le fait qu’il présente au Père la chair qu’il a prise pour nous.

Alger verra signifié, dans la prière Jubé hœc perferri, le Fils qui dans le ciel olîre lui-même le sacrifice au Père, « prêtre, hostie et autel de son oblation ». Même idée dans Adelmann de Brescia, De euch. sacr. ad Berengarium, P. L., t. cxliii, col. 1293.

De la précision ainsi apportée aux textes antérieurs, il résulterait, selon ces théologiens, « que notre sacrifice tient sa valeur propre de l’oblation que le Christ fait au Père de : on humanité sainte, marqué d’un certain signe de l’immolation qu’il a voulu subir pour nous ». Lepin, p. 135.

De ces conceptions découlent des conclusions toutes naturelles sur le rôle du prêtre visible. Celui-ci est l’instrument, le représentant visible du souverain prêtre : dès lors la valeur du sacrifice eucharistique est indépendante du mérite personnel du ministre. Le prêtre visible est aussi dans l’oblation même le représentant de l’Église tout entière qui offre par lui et en lui son sacrifice. Cette thèse est plus particulièrement chère aux théologiens d’inspiration augustinienne.

2. La victime du sacrifice eucharistique.

Le Christ rendu présent sur l’autel est la victime de l’oblation eucharistique, il n’est produit sur l’autel que pour être offert, immolé à la gloire de Dieu le Père et partagé aux fidèles pour se les incorporer.

Les premiers théologiens du ix c siècle, Alcuin, Amalaire, Florus, l’affirment à l’occasion ; l’identité de victime et l’unité d’hostie à la cène, à la croix et à l’autel est pour eux la raison qui fonde l’identité et l’unité du sacrifice chrétien avec celui de la croix.

Cette thèse deviendra centrale chez Paschase ; elle sera de nouveau mise en relief par les adversaires de Bérenger. Les paroles suivantes de Lanfranc la résument : His testimoniis innolescil quod vera Chrisii caro verusque ejus sanguis in mensa dominica immolctur, comedatur, bibatur corporaliter. spirilualiter, incomprehensibiliter. De corp., xix, P. L., t. cl, col. 435. Ainsi, grâce à la double controverse du ixe et du milieu du XIe siècle, la thèse traditionnelle de la vérité, de l’unité et de l’identité de la victime de l’autel avec celle de la cène et du Calvaire est proclamée et démontrée avec plus de force que jamais. Elle triomphe facilement de l’erreur de Bérenger, qui voudrait réduire le sacrifice de l’autel à n’être qu’un sacrifice de pain

et de viii, pure commémoraison de celui de la croix ; elle finit par éliminer l’opinion de ces théologiens qui cherchaient une explication à l’unité du sacrifice chrétien dans l’unité du Verbe omniprésent à toutes les oblations eucharistiques.

Selon la doctrine commune, le corps et le sang du Christ ne sont pas seulement présents sur l’autel ; ils y sont réellement offerts. Le mot d’oblation revient sans cesse sous la plume des théologiens pour caractériser le sacrifice chrétien.

Le corps et le sang du Christ y sont aussi immolés, mais d’une façon figurative. La victime de l’oblation eucharistique, c’est le Christ mystique tête et membre, c’est-à-dire la société des saints, l’Église faite hostie une avec son Sauveur. Cette thèse augustinienne est chère à Alcuin, Amalaire, Florus ; elle est développée surtout par Alger. Paschase ne la méconnaît point ; il l’indique sans y insister. On pourrait la retrouver chez la plupart des auteurs étudiés, elle est traditionnelle.

4° Caractère figurutij et commémoratif du sacrifice de la mess ?. — Tout en admettant la vérité du sacrifice de la messe, les premiers théologiens du ixe au xiie siècle ont tous reconnu le caractère figuratif et commémoratif de la célébration du corps du Christ. Batramue et Bérenger n’ont dévié que pour avoir exclusivement mis en relief cet aspect figuratif de la messe.

Si les théologiens de cette époque parlent d’immolation à l’autel, c’est dans le sens d’oblation commémorative et figurative de l’unique immolation réelle du Calvaire. "Voir Lepin, p. 98. Les controverses du IXe au xi c siècle donneront seulement l’occasion de préciser cet aspect figuratif de la messe : « Tous déclarent hautement qu’il ne saurait être question d’immolation réelle. Tous unanimement, à la suite des Pères, rangent l’immolation de l’autel dans la catégorie des figures ou des signes, les uns la présentent de préférence comme immolation commémorative, c’est-à-dire figure d’immolation passée, les autres comme immolation mystique : c’est-à-dire figure d’immolation simplement réelle ; le plus grand nombre mêlant les deux points de vue d’ailleurs similaires. » Lepin, p. 99. Paschase, nous l’avons vii, ferait exception : il semble bien admettre, comme correspondant à l’immolation figurative qui se voit, une immolation réelle, invisible qui met mystérieurcment le Christ sur l’autel à l’état de victime en le faisant notre nourriture.

Quant à savoir en quoi consiste l’asp et figuratif de la messe, nos auteurs répondent à cette question, soit en développant le symbolisme des Pères, en insistant surtout sur la fraction et la communion comme figures d’immolation réelle, soit en suivant le courant créé par Amalaire d’après lequel le canon entier, voire même la messe dans son ensemble, figurent et commémorent la passion du Seigneur.

Les traits essentiels du sacrifice de la messe.


La question de l’essence du sacrifice de la messe ne s’est pas posée pour elle-même devant les théologiens que nous étudions. On ne les voit point ranger dans une synthèse bien unifiée les sacrifices de la cène, de la croix et du Calvaire en partant d’une définition générale du sacrifice. Ils ont utilisé cependant de préférence la définition transmise par Isidore de Séville et, dans la perspective de cette définition, ils ont regardé comme point central de la messe la consécration, car de la chose profane qu’est le pain et le vin celle-ci fait une chose sacrée le corps et le sang du Christ à offrir en commémoraison de la passion.

L’idée d’oblation est prépondérante chez tous ces écrivains ; c’est un trait commun qu’ils reconnaissent à la cène, à la croix et à l’autel. La réalité du sacrifice eucharistique n’est pas seulement liée à la présence du corps et du sang du Christ sur l’autel, mais aussi à L037

MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, DÉBUT DE LA SCOLASTIQUE

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l’oblation en vue de laquelle est produite cette présence. Cette oblation est essentiellement relative à l’oblation centrale du Calvaire. 1. 'immolation réelle ou niist à mort du Christ, n’est aucunement requise pour l’ensemble de ces théologiens afin que la messe soit un vrai sacrifice. Nous en conclurons qu’elle n’est point pour eux essentielle à un vrai sacrifice. En revanche, ta commémoraison sensible de l’immolation réelle du Calvaire est bien un trait essentiel qu’ils reconnaissent unanimement dans la messe telle que le Christ l’a instituée. S’ensuil-il que tout sacrifice pour être un vrai sacrifice doive impliquer soit une immolation réelle, soit au moins une immolation figurative ? Ils ne le disent point. Ils constatent seulement le fait : au centre de l'économie sacrificielle, il y a l’oblation sanglante du Calvaire : à la cène, il y a oblation de la victime à immoler sur la croix ; dans l'Église, il y a oblation de la victime jadis immolée.

Est-il essentiel à la messe que la commémoraison sensible de l’immolation passée soit liée à un acte symbolique précis, censé représentatif de cette immolation ? Les théologiens de cette époque ne se posent pas la question ex professo. A leurs yeux, si la commémoraison de l’immolation passée est essentielle au sacrifice de la messe, « elle peut être quelque chose de plus large, de plus général qu’une rite particulier, figurant l’acte proprement dit d’immolation ». Lepin, p. 132. Les uns à la suite d’Amalaire la rattachent à l’ensemble du canon, les autres la voient soit dans la fraction, soit dans la communion. Aucun ne semble incliné à chercher cette commémoraison dans la double consécration séparée du Corps et du sang du Christ.

En somme les précurseurs de la théologie scolastique ne se sont pas préoccupés de. définir les traits essentiels de la messe ; ils les ont plutôt décrits, et dans cette description se trouvent enveloppés les éléments d’une définition postérieure.

Dans cette perspective, la messe apparaît essentiellement comme l'œuvre divine du prêtre invisible opérée dans la puissance de l’Esprit par la prêtre visible, organe du Christ et de l'Église. En vertu de l’action efficace des paroles divines, par une merveilleuse conversion du pain et du viii, le corps et le sang jadis offerts en sacrement à la cène, offerts en oblation sanglante et rédemptrice au Calvaire, sont produits sur l’autel pour y être offerts jusqu'à la fin des temps en union avec l'Église, cela en commémoraison figurative de l’immolation réelle du Calvaire. Tel est le vrai sacrifice des chrétiens qui est à la fois, par rapport à Dieu, louange, action de grâces, impétration et propitiation pour les vivants et les morts, par rapport à la cène, reproduction du geste du Christ, par rapport au Calvaire, commémoraison vivante qui représente, continue et applique chaque jour l’oblation rédemptrice en vue de l’incorporation de tous les fidèles au Christ mystique.

VII f. Les débuts de la scolasttque : le xii° siècle. — Au point de vue de la théologie de la messe aussi bien qu'à d’autres points de vue, cette période que nous pouvons arrêter au IVe concile du Latran (1215) constitue une époque de transition ; les influences antérieures, liturgiques et patristiques, continuent tout naturellement à se faire sentir ; mais à ces influences du passé s’ajoute un effort nouveau dans le sens d’une élaboration rationnelle de la matière traditionnelle.

Liturgistes, canonistes, théologiens polémistes ou didactiques donnent suivant des méthodes diverses leur concours à cet effort dogmatique.

Sans reprendre ici une étude ex professo des principales sources d’information qui a été faite à l’art. Eucharistie, col. 1233-1267, on s’efforcera de déga ger la doctrine qu’elles contiennent en la considérant avant Pierre Lombard, dans l'œuvre du Maître des Sentences, après l’apparition de cette œuvre jusqu’au concile du Latran.

1° Avant Pierre Lombard. -- 1. La messe dans 1rs commentaires liturgiques. - Au début du xiie siècle se fait sentir un renouveau liturgique « Deux ouvrages marquent la reprise de ce mouvement : le Mierologus, écrit demeuré longtemps anonyme, attribué généralement aujourd’hui à Bernolddc Constance († 1100), et le De divinis officiis de Rupert († 1135) abbé de Dcutz, près de Cologne, l’un et l’autre traitant d’abord de l’ordinaire de la messe, puis des offices de l’année, tous deux dans la ligne tracée par Amalaire. Du traité de Rupert dérive, semble-t-il, l’ouvrage analogue qu’Honoré d’Autun publia quelques années après sous le titre Gemma animæ. » Lepin, op. cit., p. 23.

Comme études spécialement consacrées à une explication liturgique et dogmatique de la messe, il faut citer encore la paraphrase remarquable d’Odon de Cambrai († 1113), Expositio in canonem missæ, P. L., t. clx, col. 1053-1070 ; le De sacrificio missæ attribué à Alger de Liège († 1130), P. L., t. clxxx, col. 853856 ; la paraphrase en vers de Hildebert du Mans († 1133), Versus de mysterio missæ, P. L., t. clxxi, col. 1177-1196 ; lç Liber de expositione missæ, mis sous le même nom, col. 1153-1176 ; le bel ouvrage d’Etienne de Beaugé († 1136), Traclalus de sacramento altaris, P. L., t. clxxii, col. 1273-1308 ; enfin le De officia missæ, P. L., t. cxciv, col. 1889-1896. Dans l’ensemble de ces commentaires la messe apparaît surtout comme l’oblation du Christ avec ses membres dans l’unité d’un même corps, en vue de commémorer en le représentant par tout ce qui se passe sur l’autel le. sacrifice de la passion. Les commentateurs aiment à envisager cette oblation sous ses différents aspects : ils disent ce qu’est la chose offerte, qui sont les offrants, par quel acte se fait l’oblation sacrificielle, quel en est le but commémoratif et figuratif, et aussi l’utilité.

a) L’objet de l’oblation. — a. Le Christ, tête du corps mystique. — Tous les liturgistes, en expliquant le canon, affirment que, par une conversion merveilleuse, la chose offerte sur l’autel est non pas le pain et le vin, mais le Christ lui-même. Ils le font cependant avec des expressions différentes qui cachent des conceptions parfois assez diverses.

Odon de Cambrai trouve, pour exprimer la foi traditionnelle, des mots d’une clarté parfaite : Solum Christi corpus et sanguis est hostia in omnibus benedicla… hostia quæ Deus est… P. L., t. clx, col. 1061 et 1062. De même Etienne de Beaugé : (Christus)quolidie sine vulnere sacrificatur. lpse sacrifex est et sacrificium hostia et sacerdos, quia Deus est et homo. P. L., t. clxxii, col/ 1280 D.

Rupert de Deutz, au premier abord, semble affirmer la même chose lorsqu’il dit : Non ergo solum panem et vinum quæ corporaliler videntur, sed et… Verbum Dei Filium Dei offert sancta Ecclesia. De div. off., t. II, c. ii, P. L., t. clxx, col. 34. Sa conception du sacrifice eucharistique et de son unité à travers le temps et l’espace, est loin d'être cependant la conception traditionnelle ; elle se rattache à celle de l’anonyme auteur de la lettre à Égil, à celle aussi de Rémi d’Auxerre. La matière ou substance du sacrifice est pour lui double : faite d’une, matière terrestre et d’une matière céleste, d’un côté le pain, de l’autre le Verbe, c’est le pain déifère, panis deifer. Col. 35 C, 40 C.

Ce qui fait l’unité du corps eucharistique et du corps né de la vierge Marie, ce qui constitue ensuite l’unité du sacrifice chrétien, c’est le même Verbe qui autrefois a pris un corps dans le sein de la Vierge, et qui en prend un aujourd’hui sur l’autel en assumant le pain.

.S’f> Yerbum Palris carni et sanguini, quem de utero Virginis assumpseral, et pani et vino quod de allari assumpsit, médium interveniens, iinuni sacriflcium cfficit. II, ix, col. 40 ; cf. II, ii, col. 35.

Quoi qu’il en soit de la multiplicité des hosties, il y a unité de sacrifice : Unilas Verbi unilatem efflcit sacrificii. Ibid. Mais, objectera-t-on, le prêtre qui sacrifie ne participe-t-il pas lui-même à une grâce du V.erbe ? Entre cette participation partielle et la plénitude qui se répand dans le pain il y a, déclare Rupert, une grande différence. Ibid. De cette conception toute dynamique de l’objet du sacrifice découle une conception très spéciale de la communion ; elle est comme une irradiation sur nous, à travers le pain et le vin de la vraie divinité et de la vraie humanité du Fils de Dieu : Vivo flumine super panem et vinum c’onfluenle tant veram divinitatem, veramque humanilatem Christi in cash sedentis et regnantis excipimus, quam veram substantiam ignis a sole, supposila cryslalli sphæra exigua, fere quotidie mutuare possumus. II, v, col. 38.

On s'étonne de rencontrer après la controverse bérengarienne une conception aussi équivoque sur l’objet du sacrifice eucharistique. Elle ne pouvait que mériter les critiques de théologiens.soucieux de la vérité traditionnelle. Aussi Guillaume, abbé de SaintThierry de Reims, releva-t-il justement ce qu’il y avait d’erroné dans cette conception du eorpus sacrificii, il rappela le fait de la transsubstantiation méconnu par Rupert, dénonça l’impanation qu’impliquait sa théorie, et formula en une lettre, aussi charitable que ferme, la vérité oubliée de l’identité du corps céleste et du corps sacrifié à l’autel. Epist. ad quemdam mon., P. L., t. clxxx, col. 341-345. Ce n’est donc point sans raison que Baronius, Bellarmin, Vasquez et Suarez ont fait écho à ces critiques d’un contemporain de Rupert.

b. Le corps mystique, du Christ uni à son chef. — Nos liturgistes interprètent le texte de la messe à la lumière de la tradition augustinienne, et aiment à montrer sur l’autel, à côté de l’oblation du Christ, celle de ses membres. La messe comprend comme élément essentiel la propre et totale oblation du corps mystique.

Honoré d’Autun l’affirme en un langage un peu subtil qui illustre les vues d’Amalaire. Dans le sacrifice grandiose de la société des saints, il distingue différentes sortes d’oblations ou sacrifices : celui des anges et des esprits bienheureux signifié par la préface, celui des innocents, des apôtres, des martyrs, des confesseurs qu’il trouve commémoré dans le canon : c’est sous une forme originale, l’affirmation du caractère universel de l’oblation eucharistique qui a pour but l’union de tous à la tête du corps mystique. Gemma animas, I, lviii, P. L., t. clxxii, col. 561.

De même Isaac de Stella « ramasse dans une vaste synthèse où entrent des éléments assurément fort discutables, mais qui ne laisse pas d’ouvrir sur la messe une perspective grandiose, les divers aspects de ce grand mystère de l'Église, prêtre et victime avec le Christ dans une même oblation qui commence sur l’autel eucharistique et se consomme sur l’autel du ciel ». Lepin, op. cit., p. 144. Isaac de Stella, Epistola de officio missas, P. L., t. cxciv, col. 1890.

b) Les offrants : le prêtre et les cooperateurs de l’oblation. Les messes solitaires. — a. Rôle principal du Christ et de l'Église. — Les liturgistes aiment à rappeler à l’occasion la doctrine du sacerdoce universel du Christ : c’est au Christ mystique uni à la société des saints que revient à l’autel le principal rôle dans l’oblation. De là le rôle secondaire du prêtre visible : il n’est que le mandataire du Christ et de l'Église.

b. Rôle secondaire du prêtre visible et des fidèles. — Puisque le Christ est le vrai prêtre de la messe, peu importe, au point de vue de la validité du sacrifice, la qualité morale de l’instrument qu’il emploie. Tout prêtre catholique, bon ou mauvais, consacre valideinent. Les simoniaques, à raison de leur foi intégrale catholique, consacrent validement eux aussi. Honoré d’Autun, Eucharislion, vi, P. L., t. clxxii, col. 1253.

Comme l'Église aussi a sa part essentielle dans l’oblation, ceux qui sont séparés d’elle ou en dehors d’elle, les hérétiques, les schismatiques, les gentils ne peuvent faire le sacrement eucharistique. Ainsi Honoré d’Autun, loc. cil. Cf. Odon de Cambrai : Non est locus veri sacrificii extra catholicam Ecclesiam. Exposilio in canonem, P. L., t. clx, col. 1061 ; Etienne de Beaugé, De sacr. ait., P. L., t. cLXxii, col. 1200.

Ces vues qui exigent l’adhésion au corps mystique du Christ pour offrir le corps eucharistique ne cadrent point complètement avec la doctrine plus nuancée de Paschase et d’Alger de Liège. Elles seront éliminées plus tard.

Mandataire de l'Église à l’autel, le prêtre a normalement des cooperateurs actifs qui offrent avec lui le corps du Christ : Offerimus vinum et oblatam, ipsi offerunt mentem sanctam et devotam, dit Etienne de Beaugé, ibid., col. 1288 D.

Le mode de cette coopération a pu varier au cours des siècles. Jadis les fidèles participaient à l’oblation en offrant la farine pour le sacrifice. Lorsqu’on communia moins, le peuple prit l’habitude d’offrir des deniers au lieu de farine et de pain : Qui tamen denarii in usum pauperum qui membra sunt Christi cédèrent, vel in aliquid quod ad hoc sacriflcium pertineret. Honoré d’Autun, Gemma animas, I, lxv, P. L., t. clxxii, col. 565. Selon la pratique et l’esprit de l'Église primitive, on ne célébrait point ordinairement la messe sans l’assemblée des fidèles. Pour des causes diverses, le nombre des assistants diminua dans la suite. L’auteur du Micrologus rappelle qu’il est extrêmement convenable pour que les prières de la messe gardent un sens, que le prêtre célèbre toujours la messe au moins devant deux assistants. Il appuie cette déclaration d’un décret attribué par lui aux papes Anaclet et Soter. Micrologus, ii, P. L., t. eu, col. 979.

Cependant, en se fondant sur le principe que le prêtre à l’autel agit comme représentant de toute l'Église, certains liturgistes de l'époque, comme Pierre Damien, Odon de Cambrai, Etienne de Beaugé, montrèrent que la pratique des messes solitaires n’avait rien d’absurde. Odon commente ainsi les paroles du canon : El omnium circumstcinlium. « A l’origine on ne célébrait point de messes sans l’assemblée des fidèles ; mais dans la suite s'établit dans l'Église et surtout dans les monastères l’usage des messes solitaires. Comme il n’y a pas d’assemblée que l’on puisse saluer au pluriel, et comme aussi il n’est pas permis de changer les salutations faites au pluriel, les célébrants se tournent vers l'Église et disent que, dans l'Église, ils saluent les fidèles qui composent l'Église », et peu après, il ajoute : « Selon ce sens, ici par le mot circumstantes, on entend tous les fidèles de n’importe quel pays, qui, unis entre eux et au chef suprême, forment un seul et même corps. » Exposil., P. L., t. clx, col. 1057. Etienne de Beaugé dit très sensiblement la même chose, De sacr. ait., P. L., t. clxxii, col. 1289.

De ces paroles, résulte clairement que, dans les monastères, on disait parfois la messe sans que personne y assistât, sans même de ministre pour répondre : d’où le nom de « messes solitaires » données à ces offices. Que ce ne fût là qu’une tolérance, « c’est ce que démontrent les décrets canoniques qui, abolissant tout privilège de ce genre, défendent absolument qu’aucun

prêtre dise la messe étant seul et sans quelqu’un qui lui réponde. » Cardinal Bona, De la liturgie, t. i, p. 151-155, Paris. 1874.

c) L’acte essentiel de l’oblation eucharistique. — Le moment de la consécration est comme l'âme du sacrifice : Cum ad summi sacramenti verticem, cum ad ipsam perventum est sancti sacrifiai mentern, disparet sermo. Rupert, De div. off., II, viii, P. L., t. clxx, col. 39.

La prière Supplices te rogamus a pour les liturgistes de cette époque, comme pour leurs prédécesseurs, une importance toute spéciale : elle marque l’acceptation de l’oblation : Hic oblala. ibi accepta, non mutatione loci…, sed quia Deus est ubique non fit loci mutatione, ut (onjungatur Deo de pane jacta caro… Hostiam perferri in sublime altare quod est nisi oblationem nostram conjungi Yerbo, uniri Yerbo, fieri Deum, et per eam nos in Deum assumi et vota nostra acceptari. Odon, Expos, in canonem, P. L., t. clx, col. 1067 A.

En dehors de la consécration normale par les paroles de Xotre-Seigneur, le Micrologus, à la suite d’Amalaire, reconnaît pour le vendredi saint la consécration par contact : Xam ordo romanus in Parasceve vinum non consecratum cum dominica oratione et Dominici corporis immissione jubet consecrare, ut populus possit plene communicare. xix, P. L., t. cli, col. 989. En rappelant les prières prononcées le vendredi saint sur le corps du Christ, Honoré déclare qu’autrefois était ainsi célébrée la messe apostolique. Gemma, III, xcvi. P. L., t. clxxii, col. 668.

d) Le but commémoralif et figuratif de l’oblation eucharistique. — Les liturgistes développent les vues d’Amalaire sur le but commémoratif de la messe. Rupert, De div. op., II, x, P. L., t. clxx, col. 42.

Le canon entier, d’après le Micrologus, commémore la passion du Seigneur. Le prêtre y tient les mains étendues moins pour marquer la dévotion de son âme élancée vers Dieu que pour y signifier l’extension du corps du Christ sur la croix. Les cinq conclusions identiques per Dominum font penser aux cinq blessures, et l’inclination profonde du prêtre pendant le Supplices rappelle le Christ inclinant sa tête pour mourir, xvi, P. L., t. eu, col. 987. On retrouve le même symbolisme chez Honoré d’Autun, Gemma, I, xlvi, P. L., t. clxxii, col. 558. De même Rupert, De div. ofj., ILxii, xv, xvi, t. clxx, col. 43, 45, 46. Celui-ci insiste surtout sur le caractère représentatif des signes de croix.

Le symbolisme exposé par Rupert est repris d’un bout à l’autre par Etienne de Beaugé qui se contente de le condenser en formules plus nerveuses et plus pieuses. C’est sans doute sous l’influence de ce symbolisme mystique appliqué à la liturgie, que Guillaume de Saint-Thierry allègue comme signes représentatifs de la passion, non seulement la fraction de l’hostie, mais encore l’ensemble des gestes par lesquels le prêtre prend le corps du Sauveur, l'élève, l’abaisse, f radio, depositio, et elsvatio ejus et ceelera. » Lepin, op. cil., p. 120. Cf. Etienne de Beaugé, loc. cit., xiii-xvii, P. L., t. clxxii, col. 1287-1301 ; Guillaume, De sacramento allaris, ix, P. L., t. clxxx, col. 356.

2. La messe d’après les canonisles.

Les grands recueils canoniques de la première moitié du xii c siècle coordonnent les témoignages les plus autorisés et les plus significatifs de l'époque patristique et de la première époque théologique.

En distribuant ces témoignages en un certain nombre de chapitres pourvus de titres saillants qui guident les recherches et stimulent la réflexion, non seulement les décrétistes constituent une mine très riche

« d’autorités » qui sera exploitée par les théologiens,

mais ils fixent en quelque sorte les questions qui seront de préférence traitées dans les écoles.

Tandis que les théologiens de l'âge précédent puisaient leurs documents soit dans les manuscrits des Pères, soit dans des chaînes ou des florilèges, soit déjà dans les recueils de Réginon de Pri’im et de Burchard de Worms, ceux de l'âge suivant iront chercher dans les œuvres d’Yves de Chartreset deGratlen une documentation de première importance sur l’eucharistie en général, et le "sacrifice de la messe en particulier.

Yves de Chartres († 1116), traite de la messe dans le Decretum et la Panormia.

La deuxième partie du Decretum a pour objet le sacrement du corps du Christ et la messe : De missa et aliorum sacramentorum sanctilale. Quelques titres de chapitre ont directement rapport à l’idée de sacrifice ; ainsi le c. vi : Non mentiri eum qui dicit Christian impassibilem et immortalem quolidie in sacramento immolari. On y montre, surtout d’après l'Épître à Boniface de saint Augustin, qu’il ne peut être question à l’autel que d’une immolation figurative. Decretum, II, iv, P. L., t. clxi, col. 136-140. Ainsi le c. ix, qui définit le sacrifice d’après Lanfranc : Sacrificium Ecclesiæ duobus confici, duobus conslare : id est visibili elementorum specie, et invisibili Domini noslri Jesu Christi carne et sanguine. Ibid., col. 152-160. Ainsi les c. xixv qui traitent de la matière du sacrifice. De même le c. xv qui marque la raison d'être de la commémoraison de la passion à la messe.

Plus riche encore, au point de vue de la messe, est la Panormia. Les titres suivants mettent bien en relief les questions qui préoccupaient alors les écoles. Ils sont tirés du t. I, De sacramento eucharisties et de celebratione missarum : c. cxxxvii, Sacramentum et res sacramenti sacrificium perficiunt ; c. cxxxix, Quid significat f radio hostise et sanguinis polalio, (var. Dum hostia frangitur, passio Christi ad memoriam reducitur) ; c. cxli, Carnis et sanguinis comestio et potatio dominiez mortis est commemoralio ; c. cxlii et cxLin, Quomodo intelligendum est Semel immolatus est Chris TUS ET QUOTIDIE IMMOLATUR ? C. CXLIV, Hostia qiUV

semel immolata est, in recordatione suée mortis quolidie ofjertur, col. 1075-1077. Il s’agit surtout dans ces chapitres de mettre en relief le caractère commémoratif et figuratif de la messe. « Quant à la doctrine des Pères, alléguée sur divers points, elle est censée empruntée tout particulièrement à saint Ambroise et à saint Augustin. Mais, sous le nom de saint Ambroise, on trouve cité, c. cxliv, le célèbre passage du commentaire de l'Épître aux Hébreux que nous savons être de saint Jean Chrysostome. Sous le nom de saint Augustin et avec référence à la lettre de l'évêque d’Hippone à Boniface, on voit reproduit, c. cxliii, non plus le texte de cette lettre, mais le commentaire qu’en a donné Lanfranc. Comme extrait du livre des Sentences d’Augustin publié par Prosper se trouve allégué, c. cxxxix, un morceau du même Lanfranc. » Lepin, op. cit., p. 29.

Gratien († 1158), dans sa Concordia discordanlium canonum, traite lui aussi, part. III, dist. II, du sacrifice eucharistique et en expose les sources principales.

Ce sont à peu près les mêmes cadres, les mêmes questions que chez Yves de Chartres. Dist. II, De cons., c. xxxii, P. L., t. cLxxxvii, col. 1745 : Quid 'sit sacrificium ? c. xxxvii, col. 1748 ; Dum hostia frangitur, passio Christi ad memoriam redit ; c. li. col. 1755 : Quomodo Christus sit immola/us semel, et quomodo quolidie immoletur ? c. lui, col. 1756 : Hostia quiv semel oblala est, in rcconlutioncm suæ mortis quolidie offertur ; c. i.xxii, col. 1767 : Quotidianum sacrificium non est reileratio passionis, sed commemoralio.

Comme à Yves de Chartres, il arrive à Gratien de citer des extraits de Paschase et de Lanfranc sous le nom d’Augustin. Quoi qu’il en soit de l’imperfection de sa critique, sa collection de textes sera < comme

le grenier d’abondance auquel viendront s’approvisionner les siècles suivants ». Lepin, op. cit., p. 70.

3. La messe chez les théologiens.

a) Théologie polémique contre les cathares, vaudois et autres sectes hérétiques : Pierre le Vénérable. — Tandis que Bérenger s'était contenté de nier la vérité du corps eucharistique du Christ, et avait maintenu, quoiqu’en le déformant, le caractère sacrificiel de l’eucharistie, les partisans de Pierre de Bruys dans la première moitié du xiie siècle, en arrivèrent à formuler une erreur plus radicale.

Ils niaient la légitimité de l’oblation eucharistique, en affirmaient l’inanité et l’inefficacité pour les défunts. Sur l’histoire de cette erreur voir art. Bruys, t. ii, col. 1151-1156 et art. Eucharistie, t. v, col. 1239-1243. En les réfutant dans son Traclalus contra Petrobrusianos, P. L., t. clxxxix, col. 719-850, Pierre leVénérable fut amené à apporter des précisions touchant la définition et la nécessité du sacrifice en général, sa permanence, le caractère relatif et cornmémoratif du sacrifice eucharistique, son efficacité pour les défunts.

a. Définition du sacrifice. — Pierre le "Vénérable décrit le sacrifice comme le signe caractéristique de l’attitude religieuse de l’humanité en. face de Dieu, principe et fin de toutes choses. Cum signo sacrificiorum semper suos Deus ab alienis secreveril, cum divinam servitulem ab humanis obsequiis hoc signo discreverit… Col. 790 B.

Le sacrifice, en effet, est l’acte par excellence du culte dû proprement et uniquement à Dieu. « Par cet acte, dit Pierre, se trouve signifié que l’homme est le sujet de Dieu seul, qu’au-dessus de lui il ne reconnaît, suivant sa condition originelle, que Dieu comme son seul principe et sa fin suprême, qu’il veut se soumettre à lui et lui obéir, comme à son auteur, à son maître, et à son rémunérateur. L’hommage extérieur sert de signe à la disposition intérieure de l'âme qui ne peut être reconnue que par des signes extérieurs. Ainsi se trouve représentée la sujétion totale de l’homme, corps et âme, à Dieu. » Col. 791 D

Nous avons ici un développement authentique de l’idée augustinienne du sacrifice. Comme le note M. Lepin, « cette définition met à la base du sacrifice la disposition intérieure de soumission et d’hommage, non un acte extérieur et proprement dit d’immolation. Le sacrifice du Christ lui-même ne consiste pas précisément dans l’acte qui a immolé le Sauveur, mais bien dans sa libre offrande à la mort par obéissance, à son Père. » Lepin, op. cit., p. 137. C’est le sens de cette phrase de Pierre : « On dit que le Christ s’est offert lui-même, parce qu’il a donné librement et spontanément sa vie. » Col. 797 A.

b. Perpétuité de l’hommage sacrificiel sous la variété des sacrifices. — En fait, les âmes religieuses de tous les temps ont offert à Dieu l’hommage sacrificiel.

Une peut en être autrement, le culte divin, dans ce qu’il a de fondamental, ne peut jamais être périmé dans le monde. Col. 790-795. Seule a varié la forme sacrificielle. Col. 796. L'Église offre sur ses autels pour la rémission des péchés une victime qui l’emporte en excellence sur les victimes de l’Ancien Testament. A la pluralité de ces victimes impuissantes a succédé la victime unique qui suffit à racheter tous ceux qui l’offrent. Bos, vilulus, aries, agnus… implent altaria Judœorum ; solus agnus Dei altari superponitur christianorum. Col. 796 B.

c. Relation du sacrifice de l'Église à celui de la croix. — Le sacrifice de l'Église est identique à celui de la croix. Les pétrobrusiens, qui reconnaissent la réalité sacrificielle de la passion, devraient confesser la réalité du sacrifice de l'Église : c’est le même sacrifice offert une seule l’ois sur la croix par le Christ lui-même, offert

sur l’ordre du Sauveur, chaque jour à l’autel par son peuple. Col. 798. L'Église offre pour elle-même celui qui s’est offert pour elle : et ce que le Christ a fait une fois en mourant, elle le fait toujours elle-même en offrant. Col. 789.

d. Le but de l’institution de la messe. — C’est la commémoraison du Christ. Col. 8Il D. Aucun homme ne saurait être sauvé qu’en aimant le sacrifice qui le sauve. Le Christ le savait. Aussi a-t-il institué le sacrifice eucharistique qui à la fois signifie son corps et son sang et contient la réalité de ce qu’il signifie : lia signum est ut sil (amen idem quod signal, col. 812 D, tout cela afin « de rappeler plus vivement sa mort, d’exciter plus complètement notre amour, de nous appliquer plus pleinement la rémission des péchés ». Col. 814 B.

Cette commémoraison est figurative. Sans doute elle comporte à l’autel la présence du corps et du sang jadis immolé sur la croix et rappelle ainsi plus vivement que tous les discours le drame du Calvaire, col. 813 ; mais elle n’implique nullement le renouvellement de l’immolation passée, « car, bien que l’on dise du Christ qu’il est immolé dans l’eucharistie, il n’y souffre ni douleur, ni mort comme autrefois. On dit qu’il est immolé, lorsque, demeurant inviolable en lui-même, il est brisé, partagé, mangé à l’autel, car par ces divers signes et d’autres semblables la mort du Seigneur est aussi pleinement que possible représentée, maxime reprsesenlatur ». Col. 812 D. Comment se fait cette représentation ? En quelque sorte naturellement, à raison des signes employés. Pour Pierre, disciple de Lanfranc, « la fraction et la communion sont les signes naturels de la passion. Mais cette représentation lui paraît aussi fondée sur une volonté positive de l’apôtre. Si Paul en effet n’a point parlé à l’occasion du sacrifice eucharistique du souvenir de l’incarnation, de la circoncision, du baptême, de la résurrection et de l’ascension, c’est parce qu’il voulait par là montrer dans la mort du Seigneur la plus grande de ses œuvres, celle à laquelle le monde doit la vie et le salut. » Col. 813 A.

e. Utilité de la messe pour les défunts. — Aux négations hérétiques touchant l’efficacité de la messe pour les défunts, Pierre oppose la pensée et la pratique de l'Église. Il fonde la foi chrétienne sur la croyance à la communion des saints, sur le fait que l'Écriture parle de fautes remises dans l’autre vie ; il en appelle au témoignage des Pères, Ambroise, Augustin, Grégoire, Jérôme. Il construit ainsi un traité théologique complet sur la valeur de la messe pour les défunts. Col. 819-847.

b) Premiers essais de théologie scolastique. — L’application de la méthode dialectique aux données de la tradition se développe de plus en plus au xiie siècle, et se révèle soit dans les monographies consacrées à l'étude de l’eucharistie, soit dans les premiers essais de Sommes théologiques.

a. Monographies. — Parmi celles qui s’intéressent dans une certaine mesure à la question du sacrifice, il faut citer le beau traité de Guillaume de SaintThierry, De sacramento altaris liber, P. L., t. clxxx, col. 341-366.

L’auteur y défend la présence du corps du Christ à l’autel contre les tendances ultra-spiritualistes de Bupert de Deutz, voir col. 1038, et marque nettement la différence qu’il faut faire entre l’ubiquité naturelle au Verbe et la multilocation miraculeuse du corps du Christ qui se fait là seulement où il y a la rédemption à appliquer. Sicut enim exigit nécessitas salulis humame ut adsit ubi opus est, sic eliam exigit ut sic adsit corpus ejus sicut opus est. ii, col. 348 sq. Il insiste, au c. x, sur le caractère mystique et figuratif de l’immolation de l’autel : Non enim a

nobis impie occiditur, sed sacrificaiur, et hoc modo mortem Domini annunciamiis. Col. 358 ; cꝟ. 362.

On retrouver ;  ! lu même idée sur le caractère figuratif de la messe dans le fragment de traité attribué à saint Anselme. Epist.. IV.c.vn, P. L., X. clix, col. 257.

Sur les autres écrits de circonstance de l'époque qui peuvent fournir quelques indications sur la messe, voir Lepin, op. cit., p. 24-26.

b. Premières synthèses. — On s’attendrait à voir les auteurs des premières Sommes donner à la question du sacrifice eucharistique une belle place dans leur vaste plan d’ensemble. En fait, cette question n’est guère qu’effleurée. Dans l’eucharistie, ils considéraient surtout le point de vue du sacrement.

Ainsi Hugues de SaintVictor († 1141), dans le De sacramentis. ne consacre qu’une chapitre très court à la célébration de la messe ; c’est un résumé des définitions traditionnelles. De sacramentis christianæ fidei, t. II, part. VIII. c. xiv, P. L., t. clxxvi, col. 472. Un des disciples de Hugues de Saint-Victor et d’Abélard, peut être Hugues de Mortagne (voir M. Chossat, La Somme des Sentences, œuvre de Hugues de Mortagne, Louvain, 1924), dans sa Summa sententiarum, étudie l’eucharistie surtout comme sacrement. A noter cependant quelques indications relatives au sacrifice de la messe. Après avoir insisté sur la présence de la victime du Calvaire à l’autel, il met en relief le caractère figuratif de la fraction et de la communion par rapport à l’immolation de la croix : Cum igitur fran{jitur hostia, dum sanguis de calice in ora fideliurr Junditur, quid aliud quam Domini corporis in cruce immolatio ejusque sanguinis de latere efjusio désignais ? Tract. VI, c. viii, P. L., t. clxxvi, col. 145. En vertu du principe d’après lequel le prêtre à l’autel agit au nom de toute l'Église, l’auteur se rallie à l’opinion de ceux qui affirment l’invalidité des messes célébrées par les excommuniés et les hérétiques manifestes. Ibid., c. ix, col. 146.

Robert Pullus, dans ses Sentences, fournit aussi quelques indications sur le sacrifice. Il y traite de la matière du sacrifice, t. VIII, c. h ; du caractère figuratif du mélange d’eau et de viii, c. m ; de la représentation de la passion à la messe, c.iv. Il prouve c. vi, que l’eucharistie est validement consacrée par des prêtres indignes. P. L., t. clxxxvi, col. 961, 963, 964, 968. « Le peu de place donné à l'étude du sacrifice de la messe dans ces premiers essais de théologie scolastique montre clairement que l’attention des écoles n’est pas portée sur ce point… Le dogme du sacrifice n’ayant pas subi d’attaque directe, n’est l’objet d’aucune investigation particulièrement approfondie. » Lepin, op. cit., p. 26.

2° Pierre Lombard († 1164). — L’enseignement du Maître des Sentences sur la messe mérite un examen attentif, d’abord parce qu’il est un approfondissement de la pensée traditionnelle, mais surtout parce qu’il se trouve être, un écho assez riche de cette pensée et que son influence se fera sentir jusqu’au concile de Trente et au delà.

Comme ses devanciers immédiats, Pierre Lombard donne surtout son attention à l’eucharistie comme sacrement : il n’aborde ex professo la question du sacrifice qu'à la dernière page de la dist. XII du livre IV. Il pose ainsi le problème : On demande si ce que fait le prêtre est appelé au sens propre sacrifice ou immolation, et si le sacrifice est immolé chaque jour ou bien s’il n’a été immolé qu’une fois ? La question est complexe et ne va pas sans laisser dans l’esprit une équivoque. Faut-il prendre les deux termes sacrifice et immolation pour synonymes'? De l’emploi de ces deux mots distincts et plus encore de l’ensemble de la réponse qui va suivre, il résulte qu’ils ne sont poinl complètement équivalents.

A la question ainsi posée le Maître répond en montrant qu’il y a dans la messe un sacrifice parce que il y a sur l’autel représentation de L’immolation du Calvaire, et oblation de la victime jadis immolée.

1. La messe comme représentation du sacrifice du Calvaire. — « Ce qui est offert et consacré par le prêtre est appelé sacrifice et oblation, parce que c’est la mémoire et la représentation du vrai sacrifice et de la sainte immolation accomplie sur l’autel de la croix. Une seule fois le Christ est mort en croix et y a été immolé en lui-même, mais chaque jour il est immolé dans le sacrement, parce dans le sacrement il est fait mémoire de ce qui a été accompli une fois. » L. IV, dist. XII, n. 7, P. L., t. cxcii, col. 866. C’est dire que l’immolation réelle du Calvaire est le sacrifice par excellence, que la messe n’est sacrifice que par sa relation essentielle « au vrai sacrifice » accompli une seule fois sur la croix. Elle est un sacrifice relatif, souvenir et image du véritable sacrifice constitué par la mort rédemptrice de la croix. La représentation sensible de l’immolation passée ne consiste point dans une modification sensible qui affecterait le Christ impassible, soit au moment de la consécration, soit au moment de la fraction et de la communion. Ibid., n. 5, col. 865. Pierre Lombard ne voit point encore dans la double consécration l’image expressive de la séparation du corps et du sang qui eut lieu au Calvaire. Si la séparation des espèces l’intéresse, c’est au point de vue de la communion et de l’effet rédempteur signifié. Jésus-Christ, en choisissant le pain et le vin comme éléments du sacrifice, a voulu montrer qu’il a pris la nature humaine tout entière, corps et âme, afin de la racheter tout entière. Dist. XI, n. 6, col. 863.

Il place surtout la représentation sensible de l’immolation du Calvaire dans la fraction et la communion. Dist. XII, n. 6, col. 866.

2. La messe comme oblation de l'Église. — Mémorial et représentation sensible de l’unique immolation réelle du Calvaire, la messe n’est point seulement une image de sacrifice. D’accord avec l’ensemble de la tradition, le Lombard reconnaît en elle un sacrifice réel.

Sous l’aspect commémorât if et représentatif de la messe se cache une réalité sacrificielle : l’offrande de la victime duCalvaire. « Le passage si remarquable de saint Jean Chrysostome, reproduit par le Maître des Sentences ne contient pas seulement l’idée d’un rappel de la mort soufferte sur la croix, recordatio ; il y est aussi question d’une « offrande » de la victime autrefois immolée, ofjerimus, ofjertur. L’immolation, semble-t-on nous dire, est passée ; mais la victime est présente, et son oblation actuelle. Or cette double réalité de la présence de la victime et de son actuelle oblation paraît bien être ce qui constitue hic et nunc un vrai et réel sacrifice, malgré qu’on ait une simple image commémorative de l’immolation. » Ces paroles de M. Lepin, op. cit., p. 153, expriment bien la conclusion du Maîtredes Sentences lui-même : « De là il ressort que ce qui se passe à l’autel est un sacrifice et est appelé ainsi à juste titre. Le Christ a été offert une fois, et il est offert chaque jour, mais d’un manière différente autrefois et aujourd’hui. » Dist. XII, n. 7, col. 866. Le concile de Trente adoptera la même formule. L’identité d’oblation fonde l’identité de sacrifice ; de part et d’autre, c’est toujours la même victime offerte. La différence entre le sacrifice de l’autel et celui de la croix réside dans le mode de l’oblation. Sur la croix, le Christ s’est offert lui-même une fois en hostie efficace de rédemption d’une façon sanglante : sur l’autel, nous l’offrons et nous nous offrons conjointement avec lui, victimes d’un seul et même sacrifice non sanglant, dans le but de faire dériver

jusqu'à nous la vertu de la croix. Dist. VIII, ii, 4, col. 857 ; dist. XI, n. 7, col. 864' ; dist. XII, n. 7, col. 8li(i.

Pierre Lombard, comme Pierre le Vénérable, comme les augustiniens, souligne le rôle actif de l'Église à l’autel : il en tire des conclusions sur la validité de la messe. Au sein de l'Église catholique, quelle que soit la qualité morale du ministre, le sacrifice s’accomplit… quia Spirilus Sanctus vivificat. En dehors de TÉglise, pour les excommuniés et les hérétiques notoires il ne peut être question de célébrer validement : ceux-ci nt peuvent parler au nom de l'Église. Autre raison : La messe, dit le Lombard, suppose au Jubé heec perferri l’intervention des anges ; l’hérétique et le schismatique ne peuvent escompter cet.te intervention : Éx his colligitur quod heereticus a catholica Ecclesia præcisus niqueat hoc sacramentum conficcre, quia sancti an’geli… lune non adsunt quando hæreticus vel schismaticus hoc mysterium temere celebrare prwsumit. Dist. XIII, n. 1, col. 868. Cette conclusion erronée sera rejetée par la théologie postérieure.

Tandis que le Maître des Sentences met surtout en évidence le rôle du prêtre comme mandataire de l'Église dans l’oblation eucharistique, il se tait sur les rapports de celui-ci avec le prêtre invisible. Le Christ dans cette perspective apparaît prêtre du sacrifice chrétien, surtout en ce qu’il fait offrir, sur son ordre, par l'Église l’oblation de son corps et de son sang rendus présents sur l’autel par la vertu de ses paroles. L’ensemble de la doctrine est d’inspiration augustinienne.

Conclusion. — La vérité du sacrifice eucharistique est tout à fait indépendante d’une immolation actuelle de la victime offerte. Dépend-elle, du moins, d’une représentation sensible de l’immolation passée ? M. Lepin pense que non : l’essence du sacrifice eucharistique, d’après lui, est constituée par autre chose qu’une immolation réelle ou figurative, savoir par l’oblation réelle du Christ réellement présent dans le sacrement. Op. cit., p. 156.

C’est, semble-t-il, ne point tenir assez de compte du premier aspect de la pensée du Lombard, selon laquelle la messe est appelée sacrifice, parce qu’elle est la représentation du sacrifice de la croix. Cet aspect n’exclut point le second : celui-ci le complète. Pour notre auteur, comme pour ses prédécesseurs, la messe est une réalité complexe à double aspect, l’un extérieur et visible, l’autre intérieur et invisible, tous deux essentiels. Par son extérieur, pain et viii, fraction et communion, elle est surtout rappel et représentation de la passion ; par sa réalité profonde, elle est. oblation actuelle ; substantiellement identique à celle du Calvaire. L’idée de la messe, telle que l’a décrite le Maître des Sentences, pourrait ainsi se définir : L’oblation par l'Église sur l’ordre du Christ, du corps et du sang du Seigneur, présents sur l’autel sous les signes commémoratifs de l’immolation passée, en vue d’appliquer aux fidèles la vertu de cette immolation rédemptrice.

Les successeurs immédiats de Pierre Lombard.


1. Les liturgistes. — Durant la seconde moitié du xiie siècle, plusieurs auteurs traitent de la messe au point de vue liturgique : Jean Beleth vers 1160 dans le Rationale divinorum officiorum, c. xxxiv-lii, P. L., t. coi, col. 43-58 ; Robert Paululus († 1178), De aeremoniis, sacramentis, officiis et observationibus ecclesiasticis, t. II, c. xi-xli, P. L., t. clxxvii, col. 416438 ; Pierre le Peintre, vers 1170, Traclalus de sacrosanctis venerabilis sacramenti eucharistiæ mysteriis, P. L., t. cevn, col. 1135-1154 ; Sicard de Crémone († 1215), Mitrale seu de officiis ecclesiasticis summa, 1. III passim, P. L., t. ccxiii, col. 89-148. On pour rait citer ici Lothaire de Segni, le futur Innocent III, De sacrofancto altari myslerio, P. L., t. ccxvii, col. 774-916. Comme son livre est aussi spéculatif que liturgique, nous l'étudierons plus loin comme un écho de l’enseignement à la fois scolastique et liturgique sur la messe à la veille du IVe concile du Latran.

a) Conception de la messe. — Tous ces auteurs mettent en relation le sacrifice de l’autel avec l’immolation sanglante de la croix, mais c’est pour affirmer, à la suite de Pierre Lombard et de la tradition, que l’immolation de l’autel n’est que sacramentelle, représentative, figurative de celle du Calvaire. Hoslia dicta est immolalio quod isthic Christus sacramentaliler immoletur, quod in verilute semel pro peccalis nostris in cruce est immolatus. Jean Beleth, Rationale, c. xlii, P. L., t. ccii, col. 51 : Sicard, Mitrale, t. VI, c. xiii, t. ccxiii, col. 320.

Robert Paululus, il est vrai, semble faire appel à l’idée de destruction pour éclairer la notion de sacrifice eucharistique. Il divise la messe en trois parties qui représentent comme trois actions ou trois formes du sacrifice. La première va de l’offertoire au Qui pridie, c’est l’oblation du serviteur. Elle consiste pour le serviteur qui est l’homme à renoncer au pain et au vin pour l’offrir à Dieu. En offrant ainsi les principaux aliments de sa vie, l’homme semble détruire cette vie, s’immoler, puisqu’il renonce à ce qui la soutient et ne veut désormais tenir que de Dieu ce qui lui est strictement nécessaire. Par cette union personnelle à l’immolation du corps et de l'âme du Christ, il devient participant de la passion. La victime secondaire qui est l’homme s’associe ainsi mystiquement, par l’immolation intérieure que figure le renoncement au pain et au viii, à l’immolation de la victime principale jadis réalisée au Calvaire et figurée maintenant sur l’autel. Ce que l’auteur veut inculquer ici, c’est l’union étroite du peuple chrétien à l’oblation du Sauveur : panem et vinum ofjerendo quæ in victu vitse animalis principalia sunt , seipsos et sua omnia, id est totum suum victum ofjerre dicantur. De ofj. eccl., II, xxix, P. L., t. clxxvii, col. 430. Cf. aussi col. 428.

Après l’oblation du serviteur, vient l’oblation du corps et du sang du Christ, du vrai et parfait sacrifice que le prêtre terrestre offre dans la vertu d’en haut. C. xxxii et xxxiii, col. 431 et 432. Cette seconde partie du sacrifice trouve son couronnement dans une troisième action qui se fait par la coopération du monde invisible : Rogat sacerdos per manus angeli sui, videlicet custodis, secum eo sacrificium perferri, ut virtuti sacramenti ipsius communicet, ut per corpus Christi quod in cselo est et de altari visibili in terra suscipitur, ad summam propitiationem Dei perveniat et ei uniri mersalur…, c. xxxiv, col. 433.

Sicard de Crémone s’inspire d’Amalaire dans son explication symbolique de la messe, et de Rupert dans sa conception de la victime du sacrifice eucharistique. A l’exemple de ce dernier, il distingue une double substance du sacrifice, l’une matérielle et terrestre, Mitrale, t. III, c. vi, P. L., t. ccxiii, col. 116. La substance divine, c’est le Verbe. Ad prolationem istorum verborum hoc est corpus meum, panis divinitus transsubstantiatur in carnem ; divina enim mater ialis substantiel hujus sacrificii est Verbum quod ad elementum accedens perficil sacramentum ; sic Verbum carni unitum efficit hominem Christum. Ibid., col. 129 B.

b) Critique de la consécration par contact ; messe des présanctifiés et messe apostolique. — L’attention que les théologiens de l'époque donnaient de plus en plus à la question du moment précis ou de la forme de la consécration, leur conviction de plus en plus raisonnée que cette forme consiste uniquement dans les paroles : « Ceci est mon corps » devaient amener les liturgistes, à 1049 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LES SUCCESSEURS DU LOMBARD

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leur suite. à reviser la vieille concept ion de la consécration par contact, et à se faire une idée plus théologique de la messe des présanctifiés et de la messe apostolique.

C’est ainsi que, d’après Robert Paululus, les apôtres, De consacraient pas uniquement par l’oraison dominicale, mais prononçaient auparavant la formule transmise par le Sauveur. De o/J. eccl., II, xi, t. clxxvii, col. 416. Jean Beleth rejette expressément la croyance à la consécration par contact. Il accepte la phrase sanctificatur…. Mais il l’interprète en faisant une distinction que les progrès de la terminologie vont rendre classique. Sanctifier, explique-t-il, n’est pas synonyme de consacrer. Il faut donc renoncer à croire, quoi qu’en disent certains auteurs, que le vin du calice à la messe des présanctifiés soit changé au sang du Christ : Est enim difjerentia inter consecratum et sanctificatum. Consecratum dicitur quod in consecrationc, ut ita dicam, transsiibslantiatur. Sanctificatum vero est quod per l’erborum significationem efjicitur sanction sine aliqua Iranssubstantiatione. Ration., c. xcix, P. L., t. ccii, col. 104 A. Voir Andrieu, op. cit., p. 47 sq.

Jean Beleth sera désormais suivi par ceux qui connaîtront la théologie de l'École. Toutefois pendant longtemps encore la théorie amalarienne subsistera dans des milieux moins éclairés. Mais cette doctrine ne pourra que disparaître avec une meilleure connaissance de la tradition, incompatible qu’elle est avec les principes formulés par les théologiens catholiques sur la forme unique et nécessaire de la consécration eucharistique. Andrieu, p. 54.

c) Témoignage et jugement sur la pratique des messes sèches et bifaciales. — Jean Beleth témoigne de la pratique des messes sèches à son époque ; il ne la condamne pas : Neminem debere uno eodemque die duas celebrare missas cum uno sacrificio, vel cum duobus, sed unam cum sacrificio, et aliam siccam. Ration., c. li, P. L., t. ccii, col. 58.

La messe sèche était une messe sans offertoire, ni consécration, ni communion. Elle s'était introduite sans doute pour donner satisfaction à la piété des fidèles qui réclamaient un nombre de messes de plus en plus grand. L'Église, pour empêcher les abus qui se glissaient dans l’usage de la pluralité des messes, avait bien fait des lois restrictives, voir art. Binage, t. ii, col. 893 et 894. Mais la dévotion indiscrète des fidèles et des prêtres cherchait une compensation à ces restrictions dans la pratique de messes qui contenaient les prières ordinaires de l’office sauf le canon. Plus tard Durand de Mende († 1296) dans son Rational décrira ainsi cette sorte de messe : « Personne ne peut célébrer deux messes avec un seul sacrifice, ou une seule messe avec deux sacrifices… Le prêtre peut aussi célébrer une seule messe avec le sacrifice, et une autre sèche. On dit messe sèche, parce que, si le prêtre ne peut pas consacrer parce qu’il a peut-être déjà célébré, ou pour une autre cause, il peut, après avoir pris l'étole lire l'épître et lvangile, dire l’oraison dominicale et donner la bénédiction ; de plus, si par dévotion et non par superstition, il veut dire tout l’office de la messe sans offrir le sacrifice, qu’il prenne tous les vêtements sacerdotaux et qu’il célèbre la messe dans son ordre jusqu'à la fin de l’offrande, passant outre la secrète qui appartient au sacrifice. Mais il peut dire la préface. Cependant, qu’il ne dise rien du canon, qu’il n’ait ni calice ni hostie, et qu’il ne dise, ni ne fasse rien de ce qui se dit ou se fait sur le calice ou sur l’eucharistie. » Rational, traduction Barthélémꝟ. t. VI, c. i, n. 23, t. ii, p. 12 et 13.

On peut deviner à quels abus pouvait prêter cette pratique utilisée par des prêtres cupides. Pierre le Chantre met en garde ses contemporains contre elle ; il montre le vide des messes sèches : Missa sicca quæ

est sine gratia et humore confectionis eucharistie non celebratur pro fidelibus. Verbum abbreviatum, c. xxix, P. L., t. cev, col. 106.

La messe sèche fut usitée sur la mer (missa nautica) lorsque le mouvement du bateau rendait la célébration de la véritable messe dangereuse ou impossible.

A condition que l’on ne voie dans cette messe qu’une prière et non un sacrifice, la chose en soi n'était point absolument condamnable. D’après Fortescue « les chartreux ont encore un nudum officium qui est tout simplement une messe sèche » et, d’après le traducteur de cet auteur, « la bénédiction des Rameaux au missel romain est un exemple classique de messe sèche. Mais la première partie de l’office du vendredi saint n’est-elle pas une messe sèche y compris la prière des fidèles ? » Fortescue, La messe, p. 252.

Les messes biou trifaciales. — C’est par contre un détestable abus que Pierre le Chantre dénonce avec force dans l’usage des messes doubles ou triples, missse bifaciativ, trifaciatæ. Elles consistaient en ce que le célébrant disait d’abord deux ou plusieurs fois la messe jusqu'à la préface, et ajoutait une seule fois le canon pour compléter le tout. « Pierre assigne pour principe à cet abus l’avarice de certains prêtres qui, sachant bien qu’il ne leur était point permis de célébrer plusieurs fois dans un jour, imaginèrent cette insertion de plusieurs messes afin de satisfaire à la dévotion de plusieurs personnes qui demandaient qu’on célébrât pour elles, et de toucher ainsi plusieurs honoraires. » Cardinal Bona, De la liturgie, t. i, p. 176. Pierre condamne cette pratique comme monstrueuse et contraire à l’institution et à la pratique de l'Église. Verb. abbrev., c. xxix, col.. 104. Voir aussi Ad. Franz, Die Messe im deutschen Mittelalter, p. 73-86.

2. Les théologiens.

a) Les premiers disciples de Pierre Lombard, Bandinus et Pierre de Poitiers envisagent la messe sous le même angle que le maître, et insistent comme lui sur le caractère représentatif et symbolique de l’immolation de l’autel. « De même qu’une peinture représente ce dont elle est l’image, et de même que l’image reçoit le nom de la chose qu’elle signifie, … ainsi l’immolation eucharistique porte le nom de l’immolation vraie qui n’a eu lieu qu’une fois. » Pierre de Poitiers, Sentent., t. V, c. xiii, P. L., t. ccxi, col. 1256 D.

b) Beaudoin de Cantorbéry († 1190), dens son Liber de sacramento altaris est plus original. En recherchant la signification des sacrifices de l’ancienne Alliance, « il donne une interprétation que nous retrouverons plus tard chez un bon nombre de théologiens, et que plusieurs prétendront appliquer au sacrifice en général, au sacrifice de l’eucharistie en particulier ». M. L-epin, p. 160. Cette généralisation, toutefois, est loin de sa pensée.

a. Les sacrifices anciens. — D’après lui, ceux-ci signifiaient trois choses : la faute de l’homme, le châtiment de l’homme, la grâce du pardon. Ils avaient donc surtout un sens expiatoire. L’homme par sa faute était coupable de mort ; la loi ne lui demandait point cependant de s’immoler, mais d’offrir le prix de sa rédemption. Par la mort des victimes que l’on immolait en quelque sorte à la place de l’homme, celui-ci se proclamait coupable et digne de mort pour sa faute. De sacr. ait., 1'. L., t. c< : iv. col. 647. L’immolation sanglante des victimes symbolisait ainsi l’idée d’expiation.

b. Le sacrifice du Christ ne tire point cependant sa valeur de la crucifixion elle-même comme destruction ; il vaut comme œuvre d’amour : In illa c/Jusione sanguinis non solum operuta est persequentium iniqnitas, sed operata est et Salualoris chewitas… Noii iniquitas, sedehuritas operata est salutem… Htec Christi char i las in morte Christi fuit violenlior quum Judieo

um iniquitas, … Tradidit et se Filius, et hoc ex churitule. lbid., col. 608. Saint Thomas s’inspirera de la môme pensée dans sa théologie du sacrifice rédempteur.

c. Le sacrifice eucharistique ne comporte point, enfin, pour lui, de destruction : Baudouin insiste, en se recommandant de saint Augustin commenté par Lanfranc, sur le caractère figuratif de l’immolation de l’autel : Immolatio hœc non est occisionis, sed significations et reprœsenlationis. Ibid., col. 772 B. Cet auteur se tient donc, en définitive, comme le remarque M. Lepin, op. cit., p. 161, sur la position très simple de Pierre Lombard et de ses disciples.

c) Innocent III. — Le traité De sacro altaris n.ijslcrio libri sex, P. L., t. cc.xvii, col. 773-916, de Lothaire de Segni (Innocent III, f 1213) est à la fois, par rapport à la théologie du xiie siècle, un écho et un reflet, et par rapport à la théologie de l'âge suivant une source souvent consultée. Plusieurs chapitres de cet ouvrage ont un rapport direct au sacrifice de la messe.

L’auteur y insiste sur la part active de l'Église. A la suite de Pierre Lombard, il rappelle que le prêtre offre le sacrifice, non point en son nom propre, mais au nom de toute l'Église. L. III, c. vet vi, col. 843 et 845. « Hors de l'Église, dit-il, on n’offre point validement le sacrifice de la messe. Extra unitatem Ecclesiæ non est locus offerendi sacrificium unitatis. C. ix, col. 848 D. Il met aussi en relief cette vérité traditionnelle que le sacrifice rentre dans le culte de latrie et qu’il n’est offert qu'à Dieu seul. C. v, col. 843. Acte d’adoration, il s’adresse également aux trois personnes de la Trinité. C. viii, col. 847. Il est offert pour tous les fidèles, vivants et défunts, appartenant au corps de l'Église, en vue de leurs biens spirituels et temporels, le tout pour le salut éternel. III, v, vi et vii, col. 843-846.

La consécration en est le cœur et le point culminant, cor divini sacrificii. IV, i, col. 851. Innocent III ne songe point d’ailleurs à présenter la double consécration comme une image de la séparation du corps et du sang de Jésus-Christ. Il voit cette image dans les cérémonies liturgiques instituées par l'Église. C’est pour mettre devant nos yeux cette image que l'Église a joint aux paroles de la messe des signes nombreux. Dans le canon les paroles ont surtout trait à la consécration, les signes à l’histoire de la passion. Ainsi les signes qui sont faits après la consécration sur le corps divin du Sauveur, représentent ce qui s’est passé durant la semaine sainte jusqu'à la mort du Seigneur. V, ii, col. 888.

Bref, la messe est le mémorial salutaire qui figure, représente, rappelle le sacrifice sanglant du Calvaire, non seulement parce qu’elle est dans ses cérémonies l’image physique de la passion, mais parce qu’elle contient la victime de cette passion et nous en applique les mérites. III, iv, col. 842 et 843 ; IV, xliii, col. 883 et 884.

d) Les conciles et les professions de foi du XIIe siècle. — L'Église sans doute n’a point au xiie siècle à intervenir comme au xie par une série de réunions conciliaires contre une erreur eucharistique semblable à celle de Bérenger ; elle a cependant occasion de toucher à la question du sacrifice de la messe dans les décrets ou professions de foi qu’elle édicté surtout contre les cathares.

Ainsi, au concile de Lombers près d’Albi, en 1176, on rappelle en face de l’hérésie que seul le prêtre a pouvoir de consacrer le corps du Christ, on affirme la vertu toute-puissante des paroles consécratoires, malgré l’indignité du ministre, on déclare que le corps du Christ ne peut être consacré que dans les églises. Mansi, Concil., t. xxii, col. 162, 163.

En 1210, le concile de la province de Sens tenu à Paris condamne les amauriciens : ceux-ci, en vertu d’une erreur connexe à leur panthéisme, affirmaient

la présence du Christ sous les accidents du pain et du vin avant les paroles de la consécration, qui ne produiraient pas, mais constateraient seulement la présence réelle. Ibid., col. 809.

l’n décret synodal d’Odon de Paris implique une décision ferme sur le moment de la consécration et de l'élévation : l’rxcipitur presbyleris ut, cum in canone missse incœpcrinl qui pridie lenentes hosliam, ne élèvent eam statim nimis aile, ita quod possit ab omnibus uideri a populo, sed quasi unie pectus detineant donec dixerinl : iioc est corpus meum, et tune élèvent eam ut possit ab omnibus videri. Ibid., col. 682.

En 1208, Innocent III, dans une lettre à l'évêque de Tarragone, mentionne une profession de foi imposée aux Vaudois. Elle vise à la fois l’objet, le prêtre et les conditions de validité du sacrifice de la messe, quelles que soient les dispositions morales du célébrant. Mais celui-ci doit être prêtre, et prononcer avec une intention « fidèle » les paroles traditionnelles. Epist., cxc.vi, P. L., t. ccxv, col. 1511.

Enfin la définition portée par le IVe concile du Latran formule et résume nettement la doctrine précisée et défendue par les théologiens de l'époque contre les erreurs bérengariennes et vaudoises, soit au point de vue de la transsubstantiation, soit au point de vue du sacrifice. Una vero est fidelium universalis Ecclesia, in qua idem ipse sacerdos et sacrificium Jésus Christus… Et hoc utique sacramentum nemo potest conficere nisi sacerdos qui fuerit rite ordinalus. Mansi, Concil., t. xxii, col. 982. Nous avons là, rappelé dans une incidente, comme en passant, l’essentiel de la doctrine traditionnelle sur la vérité du sacrifice de la messe. La messe est une œuvre divine, potestate divina, où le Christ est prêtre et victime tout à la fois. Le ministre humain de ce sacrifice est le pr ; tre ordonné selon la volonté du Christ.

IX. Les grands théologiens du xme siècle. — La longue période qui va du IVe concile du Latran à l’apparition de l’erreur protestante ne connaît point de controverse qui intéresse directement le sacrifice eucharistique.

A Ja fin du xive siècle et au commencement du xve, Wiclef et Jean Huss propageront sans doute des erreurs eucharistiques : mais celles-ci viseront surtout la transsubstantiation et n’attaqueront pas directement la messe. Aussi les questions de vérité et d’essence du sacrifice eucharistique ne sont-elles point traitées ex professo par les théologiens de cette époque, comme elles le seront plus tard au moment de la controverse protestante. L’attention et l’effort rationnel se portent vers l’exposé précis de la doctrine sacramentelle de l’eucharistie et vers l’interprétation rationnelle de la transsubstantiation ; ils ne vont point à établir une synthèse achevée, définitive, qui, à la lumière d’une théorie générale sur la religion et le sacrifice, donnerait une définition précise de la messe.

Les meilleurs théologiens de cette époque se contentent, soit à l’occasion de l'étude des sacrifices anciens, soit dans leur analyse du sacrifice de la croix et de celui de l’autel, de résumer et d’approfondir l’enseignement de leurs prédécesseurs ; ils ramassent ainsi les matériaux, posent les bases, tracent les lignes de l'édifice futur beaucoup plus qu’ils ne l’achèvent et ne le couronnent. Parmi les principaux ouvriers de cette œuvre lente d'élaboration théologique, on peut distinguer des précurseurs, puis des chefs d'école.

Les précurseurs.

Dans ce commencement du

xin c siècle, si fécond en commentaires des Sentences et en œuvres synthétiques encore inédites, on. peut signaler quatre précurseurs immédiats de l’Ange de l'École : Alexandre de Halès († 1245). Guillaume d’Auvergne († 1249), saint Bonaventure († 1274), et le bienheureux Albert le Grand (tl280). Voir leurs articles et Lepin,

op. cit., p. 164 et 165. Ils font progresser l’analyse théologique de la messe, soit en approfondissant la notion du sacrifiée, soit en précisant l’idée d’oblation et d’immolation eucharistique.

1. La notion générale de sacrifice.

Alexandre de

Halès s’inspire à la fois de saint Augustin et de saint Isidore de Séville dans sa théorie du sacrifice.

De l'évêque d’Hippone il cite cette définition : Sacrificium ergo visibile invisibilis sacri ficii sacramentum seu sacrum signum est. Summa, III 11, q. lv, membr. 4, a. 1. A sa suite, il insiste sur le sacrifice intérieur ; de là cette belle formule tirée de saint Augustin : « L’homme consacré au nom de Dieu, en tant qu’il meurt au monde pour vivre à Dieu, est un sacrifice », p. IV", q. i, membr. G, a. 2 ; de là cette distinction d’un double sacrifice dans le mystère de la croix : Sacri ficium Christi ad nostram redemptionem duplex fuit spiriluale et corporale. Spiriluale fuit sacri ficium devotionis et amoris scdutis humani generis, quod sacri ficium obiulit in mente. Corporale fuit sacri ficium mortis quam sustinuit in cruce vel quæ rcprœsentatur in sacramento. P. II I a, q. lv, membr. 4, a. 8, ad 2um. Il reprend aussi la définition d’Isidore de Séville, mais pour la compléter. « Le sacrifice est une oblation qui à la fois devient sacrée par l’offrande et qui consacre ou sanctifie l’offrant pourvu qu’il soit bien disposé. » P. IID, q. lv, membr. 1, a 1.

Guillaume, évêque de Paris, dira à peu près dans les mêmes termes : sacrifier, c’est offrir pour rendre saint et le don offert, et celui qui offre, et celui pour qui on offre. De legibus, c. xxiv, Opéra, Paris, 1674, t. i, p. 72. « C’est donc l’offrande qui est la raison essentielle du sacrifice ; de la chose offerte, elle fait une chose sacrée, en la transférant au domaine de Dieu. » Lepin, op. cit., p. 174. L’idée n’est pas nouvelle ; nous l’avons trouvée chez saint Ambroise, saint Augustin et ses disciples ; mais elle va prendre, à partir du xiu 8 siècle, un relief nouveau dans la théologie de la messe et s’adjoindre plus intimement la considération de sanctification de l’offrant. Cette idée d’offrande va dominer de plus en plus jusqu'à Vasquez. Vacant, op. cit., p. 39.

Alexandre de Halès et Guillaume nous révèlent le sens qu’ils attachent à l’oblation sacrificielle surtout par leur interprétation des sacrifices anciens : « Ceux-ci ont été institués en premier lieu pour le culte et l’fconneur à rendre à la divine majesté. En second lieu, parce qu’ils signifient le véritable sacrifice, savoir le sacrifice universel du Rédempteur et le sacrifice spécial de l'âme fidèle. Troisièmement pour donner aux hommes une forte impression de la justice divine, car par cela même qu’ils offraient et égorgeaient des animaux, iis se reconnaissaient dignes de mort. Enfin, ces sacrifices étaient agréables à Dieu, parce qu’ils inspiraient confiance en la miséricorde divine par l’amour de la bonté. Les sacrifices faisaient pour ainsi dire des hommes les commensaux de Dieu, et la commensalité est bien la plus étroite des unions, le plus efficace moyen d’intimité. Aussi, comme Dieu ne pouvait communier à ceux qui lui offraient le sacrifice, envoyait-il parfois le feu du cie ; et celui-ci consumait et mangeait en quelque sorte, à sa place, la part qui lui était offerte. » P. III a, q. lv, membr. 4, a. 2. Guillaume de Paris expose les mêmes idées en des termes à peu près identique. De legibus, c. xxiv. t. i, p. 72. Il insiste sur le sens de l’immolation des victimes comme significatrice de la justice et de la miséricorde divine. « De même que cet animal est entre mes mains et que je peux, à volonté, le tuer ou l'épargner, ainsi nous sommes entre vos mains et par justice vous pouvez nous mettre à mort pour nos péchés, ou nous faire mis rico de. »

Plusieurs théologiens, après le concile de Trente, fonderont sur cette considération toute une théorie du

sacrifice-destruction. II faut remarquer, avec M. Lepin, que Guillaume de Paris, tout comme Alexandre de Halès, « énumère quatre fins du sacrifice : l’adoration, l’action de grâces, l’union. La réparation ou satisfaction à la justice n’en est qu’un élément partiel, non le principal, encore moins l’essentiel ». Lepin, p. 176. Le fait est que l'évêque de Paris ne fait point entrer cette considération dans la définition générale du sacrifice ; l'élément essentiel qui constitue d’après lui cette définition, c’est l’offrande.

2. L’oblation eucharistique.

a) Son objet. Le

sacrifice eucharistique, pour nos auteurs, consiste essentiellement dans une oblation, l’oblation du Christ jadis immolé, et offert actuellement en union avec son corps mystique sur l’autel. C’est là ce qui le constitue différent de tous les autres symboles salutaires, c’est là ce qui en fait l’efficacité.

a. Elle est l’offrande de Jésus lui-même. — Collatio gratiæ majoris effwaciæ vel minoris non est causa quare corpus Christi est præsentialiter in hoc sacramento, sed repreesentatio divinæ passionis cum iteratione oblalionis qua ipse præsens corporalitcr Palri offerebatur ; quoniam non posset oblatio iterari, nisi præsens esset in sacramento cujus oblatio in ipso iteratur. Alexandre de Halès, Summa, p. IV a, q. x, membr. 7, a. 3.

Guillaume, de son côté, établit qu’une âme exempte de péché, pleine de vertu, serait un sacrifice parfait, parce qu’elle serait comme un parfum d’agréable odeur, et un brasier de charité offert à Dieu. De legibus, c. xxviii, p. 100. Telle fut l'âme de Jésus sur la croix. Ibid., p. 101. Or, c’est cette même victims jadis immolée qui est offerte par le prêtre à l’autel pour la sanctification du peuple : « De tous les sacrifices que le prêtre peut offrir, Jésus-Christ, prêtre souverain, est lui-même le plus digne d'être agréé de Dieu et de l’apaiser : le Christ est en effet tout consumé des feux de sa charité et pour l’excellence de sa sainteté même très agréable à la majesté divine. » De sacrum, ewhir., c. ii, p. 435. Selon la définition générale du sacrifice, l’oblation du Christ faite à la messe sanctifie tout le peuple chrétien. « L’oblation de la victime jadis immolée sur la croix reste la seule oblation convenable de la Loi nouvelle », dit saint Bonaventure, Breviloquium, art. VI, c. ix, édit. de Quaracchi, t. v, p. 274 a. En tant que la messe contient cette oblation, elle est un mémorial vivant. Comm. in Lucam, c. xxii, n. 27, t. vii, p. 547.

Albert le Grand insiste lui aussi sur l’offrande eucharistique de Jésus-Christ à Dieu, mais surtout en la distinguant de l'état d’immolation où Jésus a été constitué sur la croix par l’iniquité des Juifs. Il le fait en répondant à la question classique : Est-ce que le Christ est immolé en chaque sacrifice ? « Le Christ, dit-il, est très véritablement immolé chaque jour en ce sens qu’il est offert en sacrifice. Car l’immolation signifie l’acte d’oblation du côté de la chose offerte, et le sacrifice signifie le même acte du côté de l’effet produit. D’où, comme du côté de la chosa offerte, l’oblation jadis faite demeure toujours capable d'être renouvelée, en renouvelant l’acte de cette oblation nous immolons et sacrifions toujours. Il n’en va pas de même de la crucifixion. Celle-ci ne signifie point l’acte d’oblation du côté de la chose offerte, mais plutôt l’horrible forfait des Juifs, et il n’y a pas lieu de le renouveler. On comprend dès lors dans quel sens notre immolation n’est pas purement représentative, mais réelle. L’immolation vraie implique deux choses : une chose immolée et son oblation. L’oblation n’est pas purement représentative, mais renouvelée en toute vérité ; pour la mise à mort et la crucifixion il n’en va pas de même ; elle n’est que rappelée, que figurée, i /n IV 11 '", dist. XIII, a. 23, édit. Vives, Paris, 1894, t. xxix, p. 369.

Le sacrifice de la messe ne consacre pas seulement l’offrande mais sanctifie ceux pour lesquels il est offert. Par rapport aux sacrifices anciens, Albert appelle la messe « le seul sacrifice de vérité, parce que seule elle produit et contient en elle-même par la grâce du corps et du sang de.Jésus-Christ ce qu’elle signifie, et parce que seule elle renferme la source d’une abondante sanctification. » De sacrant, euchar., dist. V, iv, t. xxi, p. 350.

b. Le sacrifice eucharistique est aussi l’offrande du corps mystique du Christ. — C’est la pensée de tous nos auteurs.

Albert le Grand la fait valoir tout spécialement. « C’est encore la merveille du plan divin, dit-il que l’iiostie de no.tre sacrifice ne fasse qu’un avec ceux pour qui elle est offerte, car en s’offrant à son Père, le Christ offre tous ceux dont il a pris la nature, qu’il a purifiés de son sang et qu’il s’est incorporés. » De sacram. euchar., dist. V, iii, t. xxi, p. 90.

A la suite de Cyprien et de ses successeurs, avec ses contemporains, Albert rappelle dans ce sens le symbolisme du pain et du vin : c’est cette idée mère de l’union de l’Eglise à l’oblation du Christ qu’il montre impliquée dans les prières de la messe. Ainsi voit-il dans les trois prières du début du canon ce qu’il appelle une triple communion de l'Église à la victime offerte, dans l'élévation non seulement l’offrande du corps du Christ, mais aussi l’offrande de tous ceux qui lui sont unis, dans la prière Jubé hœc perferri, cette demande « que l'Église militante, corps mystique du Christ, étant unie à ce vrai corps qui est contenu dans le sacrement, monte vers l’autel de la majesté divine pour lui être offerte dans la gloire, comme elle est offerte ici dans la grâce du sacrement. » Id., dist. VI, i, n. 6, p. 103 ; voir Lepin, op. cit., p. 181 et 182.

On comprend que, dans cette perspective, la communion joue un rôle très important dans le sacrifice puisqu’elle réalise parfaitement l’incorporation de l'Église à son chef. Elle est, selon Alexandre de Halès, « le complément du sacrifice ». Summa, p. IV a, q. i, membr. 2, a. 4. Telle est l’oblation sacrificielle qui sera offerte ici-bas aussi longtemps que durera le monde ; d’ailleurs, selon la doctrine augustinienne, Alexandre ajoute : « Ce sacrifice demeurera au ciel, là où ne cessera pas l’action de grâces ; là se perpétuera l’universel sacrifice qu’est l’assemblée des saints, offerte par le grand prêtre à Dieu le Père. » P. IV a, q. i, membr. G, a. 2.

c. Le prêtre. — Le prêtre principal de la messe c’est le Christ. Mais, tandis que Guillaume et Albert le Grand aiment à voir à la messe principalement l’office du Christ, Alexandre de Halès préfère, à l’exemple de Pierre Lombard, montrer le Christ « offert » par l'Église, c’est-à-dire par le prêtre au nom de l'Église. Tel est aussi le langage habituel de saint Bonaventure. Lepin, op. cit., p. 180.

Le prêtre visible a un rôle dépendant et subordonné à l’autel. De sa dépendance à l'égard de l'Église Guillaume d’Auvergne tire une conclusion contestable : les apostats et les hérétiques ne consacrent pas validement, nihil agunt ex parte Ecclesiee catholicæ cujus ncque mintios, neque ministros se gerunt, neque ex parte perfida' factionis. De sacram. ordinis, c. vi. En quoi il ne fait que rester fidèle à une opinion depuis longtemps reçue. Voir M. de la Taille, Alysteriam fidei, c. vi, p. 395-425. Albert le Grand au contraire, In IV am, dist. XIII, q. xi, a. 30, et saint Bonaventure, In IV nm, dist. XIII, a. 1, q. i, vont faire prévaloir le principe que tout prêtre consacre validement s’il en a l’intention et observe la forme de l'Église.

d. La râleur. — L’oblation eucharistique n’a qu’une valeur dérivée de l’oblation du Calvaire ; mais elle

possède toute l’efficacité de celle-ci. Du premier point de vue, Alexandre de Halès dira : « L’immolation de la passion a été plus excellente que celle de l’autel » : du second, il ajoutera : « L’oblation de l’autel doit avoir une efficacité aussi grande que celle de la croix, puisqu’elle tire son efficacité de celle-ci. » Sum., p. IV a, q. x, membr. 7, a. 3.

Guillaume de Paris voit dans l’immolation du Calvaire le paiement du prix du rachat du monde entier, dans l’oblation quotidienne de l’hostie qui nous a rachetés l’application de ce prix à ceux-là seuls que le Prêtre éternel veut gratifier de ce don. De sacram. euchar., c. v, t. i, p. 427 b.

e. L’immolation eucharistique. — Comme leurs prédécesseurs, les précurseurs de saint Thomas sont d’accord à reconnaître que l’immolation du Christ dans l’eucharistie est d’ordre figuratif. Ainsi Alexandre de Halès. Sum., p. IV a, q. x, membr. 8, a. 1.

Albert le Grand écrit, il est vrai : Immolalio nostra non tantum est reprœsentativa sed immolatio vera id est rei immolatæ oblatio per manus sacerdotum, In 7Vum, dist. XIII, q. xi, a. 23, t. xxix, p. 371. Il parle de spiritualis mactatio et immolatio : il dit : Devocamus ad aram Ecclesiæ omni die mysterialiter mactandum et immolandum manibus sacerdotum. De sacram. euchar., dist. VI, tract, i, c. i, n. 3, t. xxi, p. 93. Mais le contexte nous révèle que l’immolation vraie, l’immolation mystérieuse, la mise à mort spirituelle de la messe ne comporte rien autre chose que l’oblation de la victime jadis immolée, sous un signe représentatif de la passion.

Nos théologiens sont moins unanimes dans la désignation des signes sensibles qui figurent l’immolation passée. Alexandre de Halès cherche ces signes dans la consécration, particulièrement dans la consécration du sang. « Pourquoi, se demande-t-il, le sacrement de l’eucharistie est-il consacré sous deux espèces'.' Il y en a, dit-il, plusieurs raisons. La première est le double motif de l’institution de ce sacrement. Il a été institué d’abord pour l’accroissement de la charité, et cela est signifié par le sacrement du corps du Christ sous l’espèce du pain… En second lieu pour la mémoire du bienfait de la rédemption laquelle s’est accomplie par l’effusion du sang du Christ. » Sum., p. IV a, q. x, membr. 2, a. 2. Ainsi la consécration du sang est-elle mise en rapport symbolique avec la passion du Sauveur. Il ne s’agit point ici de montrer dans la séparation comme telle des deux espèces l’image de la séparation du corps et du sang du Christ, mais de présenter la consécration du vin comme une image du sang répandu. A la suite de saint Grégoire, de Lanfranc, Alexandre voit le signe de l’acte même d’immolation dans la communion « Lorsque l’hostie est rompue, lorsque le sang coule » du calice dans la bouche des fidèles, qu’est-il signifié, sinon l’immolation du corps du Christ en croix et l’effusion du sang de son côté. » Sum., p. IV a, q. xi, membr. 2, a. 4.

Albert le Grand expliquera la présence d’un double élément sur l’autel par la nécessité de figurer l’alimentation spirituelle complète. De sacram. euch., dist. VI, tract, ii, c. i, p. 102. Comme signe représentatif de la passion, il signale seulement l'élévation de l’hostie : « Parce signe est rappelé sans cesse à notre souvenir comment il a été élevé sur la croix et a attiré tout à lui. » Id., dist. VI, tract, i, n. 3, p. 93.

En résumé, les précurseurs de saint Thomas s’accordent à trouver le trait essentiel de la messe dans l’oblation du corps et du sang du Christ jadis immolé. « Fermes sur le caractère purement figuratif ou commemoratif de l’immolation du Christ à l’autel, ces théologiens paraissent aussi incertains que leurs devanciers de ce qui constitue à la messe cette figuration ou commémoraison sensible. » Lepin, op. cit., p. 166. . ">S

2° Les chefs d'écoU de la théologie et de la liturgie. — La seconde moitié du xiiie siècle, l'âge d’or de la scokistique, voit fleurir deux chefs d'école dont l’influence fut immense, saint Thomas († 1274) et Duns Scot († 1308). A côté d’eux vers la fin du siècle paraît un grand liturgiste qui lui aussi, dans son domaine, exerça sur les âges suivants une maîtrise incontestable'.

1. Saint Thomas d’Aquin.

En ce qui concerne l’eucharistie, il est surtout le théologien de la transsubstantiation, et le poète de l’office du très SaintSacrement ; du sacrifice de la messe, il ne s’est occupé qu’en passant. Mais ce qu’il en a dit résume avec bonheur l’enseignement traditionnel, porte la marque de la précision et de la clarté de son génie, et de plus offre un thème très suggestif aux théologiens qui l’ont suivi.

On trouvera sa pensée sur le sacrifice de la messe exprimée surtout dans son commentaire de la l'e Epitre aux Corinthiens, dans celui des Sentences, et dans la Somme théologique. Pour la saisir, on peut analyser d’abord son enseignement direct sur le sacrifice eucharistique, l’interpréter ensuite à la lumière de sa doctrine sur le sacrifice en général et sur les sacrifices historiques en particulier.

a) Enseignement direct sur le sacrifice eucharistique. — La pensée de saint Thomas sur la messe gravite autour des deux idées suivantes : l’idée de représentation ou de commémoraison de la passion d’une part, l’idée d’oblation d’autre part. En cela saint Thomas continue le point de vue complexe de Pierre Lombard.

L’eucharistie, dit-il, a le caractère de sacrifice, parce qu’elle est une représentation ou une commémoraison de la passion du Seigneur dans laquelle fut le vrai sacrifice : Hoc sacramentum habet triplicem significutionem : unam quidem respectu prateriti in quantum est commemorativum dominicæ passionis in qua fuit verum sacrificium et secundum hoc nominatur sacrifïcium. III a, q. lxxiii, a. 4, corp. et ad 3um ; et q. lxxix, a. 7.

L’eucharistie a aussi le caractère de sacrifice en tant qu’elle est offerte : Hoc sacramentum simul est sacrificium et sacramentum : sed rationem sacrificii habet in quantum offertur ; rationem autem sacramenti in quantum sumitur. Ibid., q. lxxix, a. 5.

a. La messe est une représentation de la passion. — Saint Thomas recherche à quel titre elle l’est et comment.

a) A quel titre ? — Elle l’est doublement, comme image expressive de la véritable immolation réalisée au Calvaire, et comme participation aux fruits de cette immolation.

Elle est d’abord l’image expressive de la passion. « Selon la parole de saint Augustin à Simplicianus, on a coutume de donner au » images les noms des objets qu’elles représentent : ainsi en contemplant un tableau ou une fresque nous disons : voilà Cicéron et voici Salluste. Or la célébration de ce sacrement, on l’a dit plus haut, q. lxxix, a. 1, est une image représentative de la passion du Christ qui est la vraie immolation : Imago quædam est repraoscnlativa passionis Christi, quee est vera ejus immolatio. C’est pourquoi la célébration de ce sacrement est appelée immolation du Christ. De là ce que dit saint Ambroise sur l'Épître aux Hébreux : « Dans le Christ a été offerte une seule fois l’hostie qui a puissance pour nous sauver a jamais. Et nous donc, n’offrons-nous pas tous les jours ? Oui, mais en souvenir de sa mort. » I II-', q. lxxxiii, a. 1. De ce point de vue la messe est figurative de l’immolation du Christ comme les sacrifices anciens.

Mais elle est de plus une participation aux fruits de l’immolation du Calvaire. La messe est aussi appelée immolation « sous le rapport de l’effet de la passion

DICT. DE THÉOL. CATH.

du Christ, en ce que par ce sacrement nous sommes faits participants du fruit de la passion. De là ce qui est dit dans une secrète d’un dimanche : « Chaque fois qu’est célébrée la mémoire de cette hostie, s’exerce l'œuvre de notre rédemption. » Sous le premier rapport, on peut dire que le Christ était immolé même dans les hosties figuratives de l’Ancien Testament. Mais sous le second rapport, il est propre à ce sacrement que le Christ soit immolé dans sa célébration. «  Ibid.

(3) En quoi consiste à la messe cette représentation commémorative de la passion '? — Tandis qu’Albert le Grand n’avait cherché ce rappel figuratif que dans l'élévation, et avait critiqué avec force le mouvement allégorique venu d’Amalaire jusqu'à lui, voir Ad. Franz, op. cit., p. 470-473, saint Thomas, à la suite d’Amalaire, d’Innocent III, et de ses successeurs, cherche dans l’ensemble des cérémonies de la messe comme un tableau de la passion. Tout en effet à la messe concourt à nous donner de la passion une vive impression ; les paroles prononcées, les gestes, la matière du sacrifice, le prêtre, l’autel, le calice. Les paroles n'évoquent point évidemment les gestes des Juifs à l'égard du Christ : le Sauveur n’est point crucifié à l’autel ; elles rappellent seulement les actes de Jésus-Christ vis-à-vis de son Père ; l’oblation sacrificielle, voilà ce qui dure, car l’hostie offerte est éternelle ; elle a été offerte jadis par le Christ, elle est offerte maintenant par ses membres. In I V nm, dist. XII. exp. textus. A côté des paroles, les gestes eux aussi sont représentatifs : ainsi les multiples signes de croix faits sur l’hostie et le calice, les inclinations, l’extension des bras après la consécration, tous ces symboles sont expliqués d’après la tradition allégorique, non seulement dans les écrits de jeunesse, mais dans la Somme, IIP. q. lxxxiii, a. 5. Saint Thomas résume l’explication des signes de croix par ces mots qui marquent bien la relation profonde de la messe au calvaire : Potest autem brevius dici quod consecratio hujus sacramenti et acceptalio hujus sacrificii et fructus ipsius procedit ex virtute crucis Christi, et ideo ubicumque fit mentio de aliquo horum, sacerdos cruce signatione utitur. Ibid., ad 2um.

La double matière du sacrifice, d’abord en elle-même, et aussi dans son oblation, dans sa consécration et à la communion, évoque elle aussi la passion : Oportuit ergo ad dominicam passionem repriesentandam, seorsum proponi pancm et vinum, quie sunt corporis et sanguinis sacramentum. Catena aurea in Matth., xxvi, 8. Même idée, III 11, q. lxxiv, a. 7, ad 2um ; voir aussi In /V UI ". dist. XI, q. ii, a. 1 : Et ideo separatim in hoc sacramentu offerri débet signum corporis et signum sanguinis, duplici materia existenti.

Saint Thomas déclare cependant, comme le remarque M. Lepin, cette représentation réalisée plus essentiellement dans la consécration, en tant que le corps et le sang du Christ y apparaissent rendus présents séparément l’un de l’autre. Lepin, op. cit., p. 186. Il s’agit bien, en effet, de la consécration comme telle, comme partie précise et distinctive de la messe. dans les textes suivants : Reprœscntatio dominicic passionis agitur in ipsa consecratione hujus sacramenti. in qua non débet corpus sine sanguine consecrari. III', q. lxxx, a. 12, ad 3um ; q. lxxvi, a. 2, ad l"" 1 : Hoc valet ad repriesentandam passionem Christi, in qua seorsum fuit sanguis a corpore separatus, unde et in forma consecrationis sanguinis fit mentio de cjus cfjusione. Le calice représente le san^' à l'état répandu et séparé. IIP, q. lxxxiii, a. 2, ail 2°"'.

L’importance reconnue à la double consécration comme image expressive de la séparation du corps et du sang du Christ, n’empêche pas le Docteur angélique de montrer dans le rite de la fraction et dans celui

X.

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de la communion sous les deux espèces une image de la passion. III- 1 q. lxxvii, a. 7 ; q. i.xxiv, a. 1 : In hoc sacramento quod est memoriale dominicæ passionis, scorsum sumitur partis ut sacramentum corporis, et vinum ut sacramentum sanguinis.

L’autel lui-même, tout comme la célébration de l’eucharistie dans son ensemble, fait penser à la passion. Sicut celebratio hujus sacramenti est imago reproes’entativa passionis Clirisli, ila altare est reprsesentativum crucis ipsius, in qua Christus in propria specie immolatus est. III a, q. lxxxiii, a. 1, ad 2um.

De même le prêtre visible ne fait que figurer le prêtre insivible au nom et dans la vertu duquel il consacre. C’est ainsi que le Christ est à la messe quodammodo, prêtre et hostie. III a, q. lxxxiii, a. 1, ad 3um. Ainsi donc, la représentation sensible de la passion est attachée à l’ensemble de la messe, mais plus particulièrement, à la consécration. A raison de ce caractère figuratif, la messe est appelée, est dite un sacrifice, elle possède la raison essentielle de sacrifice. Ce n’est là cependant qu’un aspect de l’eucharistie.

b. La messe est une oblalion sacrificielle — On peut affirmer sans crainte, avec M. Lepin, op. cit., p. 189, qu’aux yeux de saint Thomas, l’oblation tient une place nécessaire et importante dans le sacrifice de la messe. Cela résulte de la façon dont le saint Docteur parle de l’objet, du prêtre et de la valeur de l’oblation eucharistique.

a) L’objet de l’oblation. — Au commencement de la messe, pour saint Thomas, comme pour la liturgie, il y a tout d’abord l’offrande matérielle du pain et du vin qui est nôtre avec sa faiblesse, et qui est destinée à devenir le corps du Christ par la consécration. Di ce point de vue de l’oblation initiale le docteur angélique parle du vin qui est offert à part ; par là s’explique ce qu’il dit de l’offertoire : Sic igitur, populo prœparato, consequentur acceditur ad celebralionem mijslcrii, quod quidem et offertur ut sacrificium, et consecratur et sumitur ut sacramentum. Unde primo peragitnr oblatio, secundo consecratio malcriec oblalæ, tertio cjusdem perceptio. III a, q. lxxxiii, a. 4. Il oppose ici l’offertoire, partie de la messe où se fait l’oblation sacrificielle à la consécration et la communion, qu’il met plutôt en rapport avec le sacrement. Mais, remarquons-le, il ne s’agit ici que d’un aspect, l’aspect initial, visible du sacrifice. Sous cet aspect il y a la réalité invisible, l’oblation principale de la victime du Calvaire : Sacerdos in persona omnium sanguinem offert et sumit. III a, q. lxxx, a. 12, ad 3um ; il y a l’unique hostie du Nouveau Testament qui fonde l’unité de sacrifice. III a, q. lxxxiii, a. 1, ad lum. A quel moment précis s’accomplit cette offrande principale de la victime ? Saint Thomas ne semble point préoccupé de résoudre cette question. Sans doute il écrit : Hoc sacramentum perficitur in consecralione eucharisties in qua sacrificium offertur. IIl a, q. lxxxii, a. 10. Mais, comme le contexte l’indique, par consécration notre auteur entend plutôt ici l’acte de confection du sacrement dans son ensemble que le moment précis, que la partie centrale de la messe opposée aux autres parties. Consecrare entre ici en parallèle avec baptizare ; il est pris par saint Thomas comme synonyme de celebrare. Abslinere a consecralione équivaut à a celebratione abslinere. La confection du sacrement est ici opposée à l’usage du sacrement. La préoccupation ne va donc point à déterminer le moment précis où s’opère à la messe le sacrifice, mais à montrer la nécessité qui s’impose au prêtre non chargé d’âmes de célébrer quand même, car s’abstenir de consacrer, c’est-à-dire de célébrer, serait par le fait s’abstenir du sacrifice. Pourquoi ? Parce que c’est dans la consécration, c’est-à-dire dans la confection du sacrement

qu’est offert le sacrifice. De là, on conclura seulement que l’oblation du sacrifice est inséparable de la confection du sacrement. Ce n’est qu’indirectement, du fait que, pour saint Thomas, le moment essentiel de la confection du sacrement se trouve dans le moment précis de la consécration, que l’on déduira que l’oblation principale du sacrifice a lieu à ce moment. Saint Thomas laisse d’ailleurs entendre qu’au Supra quæ propilio, le sacrifice est accompli : Petit hoc sacrificium peractum esse a Deo acceptum. IIP, q. lxxxiii, a. 4.

Enseigne-t-il à la suite de saint Augustin et de ses disciples l’offrande de l’Église à côté de celle du Christ dans le sacrifice de l’autel ? Il faut reconnaître tout au moins que, si le saint Docteur fait allusion à cette doctrine, il n’a point mis dans une lumière aussi vive que ses prédécesseurs augustiniens cette vue traditionnelle et liturgique. En commentant les prières qui concernent à la messe l’union de l’Église et du Christ, il est plus préoccupé de présenter cette union comme un effet du sacrement que comme une matière de l’oblation sacrificielle, q. lxxiv, a. 1, 6.

P) Le prêtre de l’oblation. — Le Christ n’est point seulement offert comme hostie sur l’autel ; il est d’une certaine façon le prêtre de l’oblation eucharistique. Le sacrifice de l’autel n’est point autre en effet que le sacrifice de la croix, il en est la commémoraison : Sacrificium quod quotidie in Ecclesia offertur non est aliud a sacrificio quod ipse Christus obtulit, sed ejus commemoratio, unde Augustinus dicil, in l. X, De civilate Dei, c. XX ; « Sacerdos ipse Christus offerens, ipse et oblatio, cujus rei sacramentum quolidianum esse voluit Ecclesise sacrificium. » IIP, q. xxii, a. 3, ad 2um. Comment concevoir ce rôle sacerdotal du Christ à la messe ? Faut-il considérer son oblation comme simplement virtuelle, en tant que l’intention et le mérite de son sacrifice historique continuent à valoir devant Dieu, à la façon d’un acte moral unique jamais rétracté, ou bien peut-on la concevoir comme actuelle, c’est-à-dire comme un acte nouveau répétant le premier ? Saint Thomas, en fait, ne dit expressément nulle part qu’à l’autel le Christ s’offre actuellement lui-même : il ne semble connaître d’oblation actuelle du Christ que celle jadis réalisée au Calvaire et que s’approprie l’Église : Et hoc modo semel oblata est per Christum quod quotidie per membra ipsius offeri possit. In IVum sent., dist. XII, expos, text.

C’est le même point de vue dans la Somme, où il traite du sacerdoce éternel du Christ. Dans l’office de ce sacerdoce il distingue deux choses : l’oblation elle-même du sacrifice sur la croix, et la consommation du sacrifice qui consiste à amener le monde entier à obtenir la fin du sacrifice, c’est-à-dire l’union à Dieu. Il n’y a point à renouveler la mort, la passion, la vertu de l’unique oblation qui dure éternellement. IIP, q. xxii, a. 5, corp. et ad 2um : Licet passio et mors Christi non sint iteranda, tamen virtus illius hoslise semel oblattç permanet in mlernum. Il n’y a qu’à appliquer cette vertu, qu’à faire participer l’Église à l’oblation du Christ, qu’à communiquer aux fidèles le vrai sacrifice du Christ. Enfin saint Thomas souligne aussi d’une part l’unité de l’oblation faite par le Christ lui-même, et d’autre part la multiplicité des oblations faites par ses membres. III a, q. lxxxiii, a. 1.

Pourquoi le Sauveur demeure-t-il cependant à l’autel le prêtre principal, et pourquoi le prêtre humain n’est-il seulement qu’un mandataire ? Parce que celui-ci n’agit, ne parle qu’au nom et dans la vertu du Christ au moment de la consécration : Sacerdos gerit imaginem Christi in cujus persona et virtute verba pronuntiat ad consecrandum, et ita quodammodo idem est sacerdos et hoslia. Ibid., ad 3um. Sans doute saint Thomas ne dit nulle part que le prêtre humain offre (2

dans la consécration au nom du Christ, mais nous savons qu'à ses yeux l’oblation du sacrifice est liée étroitement à la consécration. On peut en conclure que le Christ en donnant au prêtre par les paroles : i laites ceci en mémoire de moi » le pouvoir de poser par la consécration la présence réelle de la victime immolée, lui donne par le fait la possibilité, bien plus l’ordre et le pouvoir de l’offrir.

Pour jouir de ce pouvoir, il suffit d'être ministre du Christ par l’ordination ; quiconque l’a obtenu ne peut le perdre. Saint Thomas trouve, dans une meilleure connaissance des exigences du caractère sacerdotal, la réponse définitive à la qpstion de la validité des messes des hérétiques ou des schismatiques. La messe dite par un prêtre légitimement ordonné est toujours valide : > Le sacrifice suit la condition du sacrement ; par le fait que la consécration pose sur l’autel la présence réelle, elle pose l’oblation ; car il suffit qu’il y ait consécration valide, pour qu’il y ait, du même coup, vrai sacrifice, fût-il offert par un hérétique, un schismatique ou un excommunié, auquel cas il serait seulement privé de ses fruits. » Lepin, op. cit., p. 210. En d’autres termes, d’après saint Thomas, tout ce qui est fait par un ministre hors de l'Église au nom du Christ dans la célébration du sacrifice, est valide ; tout ce qui est fait au nom de l'Église dont il est séparé, est nul. III a, q. lxxxii, a. 6 ; a. 7. ad 3um.

y) Valeur de l’oblation eucharistique. — Saint Thomas ne traite point ex professo de la valeur du sacrifice de la messe : il se contente d’en dire quelques mots dans l’exposé de la q. lxxix : Lie eflectibus sacramenti eucharislias.

Ce sacrement, déclare-t-il, produit dans l’homme l’effet que la passion a produit dans le monde, c’està-dire la rémission des péchés : Per hoc sacramentum reprœsenlatur, quod est passio Christ i, et ideo efjectum quem passio Christi fecil in mundo, hoc sacramentum facit in homine unde et ipse Dominus dicit, Matth., xxvi : « Hic est sanguis meus qui pro mullis effundetur in remissionem peccatorum. » Ibid., a. 1.

La messe comme sacrifice a une valeur satisfactoire pour la peine due aux péchés, proportionnelle à la dévotion de ceux qui l’offrent ou de ceux pour qui elle est offerte. A. 5. Elle est utile comme sacrifice non seulement à ceux qui communient, mais à tous ceux pour qui elle est offerte. A. 7. Multiplier les messes, c’est multiplier les oblations du sacrifice, c’est par conséquent multiplier l’effet du sacrifice. A. 7, ad 3um. Pas plus que la passion dont il est le mémorial, le sacrifice de la messe n’opère magiquement ; il n’a son effet que chez ceux qui sont de l'Église, et cela dans la mesure de la dévotion de chacun. A. 7, ad 2um.

b) Interprétation de cet enseignement à la lumière de l’ensemble de la doctrine thomiste sur le sacrifice. — Saint Thomas est augustinien dans sa définition du sacrifice : la sacrifice est un acte de religion qui tend à honorer Dieu. Cet acte a deux aspects, l’un intérieur, l’autre extérieur. Le sacrifice extérieur signifie le sacrifice intérieur qui est au fond le vrai sacrifice, celui par lequel l'âme s’offre à Dieu ; il a pour but de nous unir à Dieu comme à notre principe et à notre fin. Contra Génies, t. III, c. cxx.

L’oblation spirituelle est ainsi au cœur du sacrifice ; celui-ci se range dans le genre oblation, mais toute oblation n’est pas un sacrifice. Il faut déterminer ce qui est nécessaire pour qu’une oblation soit sacrifice. Saint Thomas le fait dans cette définition : Sacrificia proprie dicuntur quando circa res Deo oblatas aliquid fit sicui quod animalia occidebuntur et comburebantur, quod punis /rangitur et comeditur et benedicitur. Et hoc ipsum nomen sonat : nam sacrificium dicitur ex hoc quod homo facit aliquid sacrum. II B -II », q. lxxxv, a. 3, ad 3um.

L’expression choisie l’indique, circa res oblatas aliquid fil, l’action exercée sur la chose offerte, est quelque chose d’indéterminé. En ce qui concerne l’eucharistie, l’action qui est faite sur la chose offerte, à savoir le pain et le vin destinés à devenir le corps et le sang du Christ, c’est la fraction, la communion et la consécration. Toutes ces actions concourent à faire passer la matière offerte de l'état profane à l'état sacré de victime divine. Voir J. Rivière, Sur la définition du sacrifice dans saint Thomas, dans Revue des Sciences religieuses, 1921, 1. 1, p. 228-332.

Il n’est pas besoin de souligner ici que saint Thomas n’envisage nullement une immutation physique, une modification intrinsèque du Christ glorifié ; cette vue irait contre l’ensemble de sa doctrine. Cependant ses commentateurs partiront de cette formule pour affirmer une modification physique de la victime eucharistique. « Trois siècles plus tard, la question principale agitée dans l'École sera de savoir quelle est l’action physique accomplie sur la victime qui constitue l’essence du sacrifice de la messe. » Vacant, p. 46.

On trouve un peu plus loin, chez saint Thomas, une autre définition du sacrifice qui semble favoriser l’idée que l’objet offert doit être consumé et détruit : Si aliquid exhibeatur in cullum divinum quasi in aliquid sacrum, quod inde fieri debeat consumendum, et oblatio est et sacrificium. IIa-IIæ, q. lxxxvi, a. 1.

Cependant, < à y regarder de près, on remarque que la destruction dont il s’agit n’est pas précisément voulue pour elle-même et en tant que telle ; elle est ordonnée à une sorte de production qui en résulte. C’est plutôt un acte de transformation intrinsèque de la matière offerte, la faisant passer à un état supérieur, un acte de sublimation, si l’on peut ainsi dire, en vertu duquel elle devient une chose sacrée, transférée ainsi au domaine de Dieu : Consumendum… in aliquid sacrum quod inde fieri debeat. » Lepin, op. cit., p. 195. Saint Thomas ne s’arrête point d’ailleurs à creuser ses définitions et à en montrer les applications aux différents sacrifices. Il s’inspire cependant de l’idée d’oblation spirituelle pour montrer que la passion est un vrai sacrifice. III a, q. xlviii, a. 3, ad 3um. Le caractère sacrificiel de celle-ci consiste en ce que le Christ s’est offert volontairement sous la pression d’un immense amour. L’immolation sanglante est un forfait des Juifs. C’est en tant qu’acte d’oblation plein d’amour que la passion de Jésus a été un véritable sacrifice.

Dans la logique vivante de cette doctrine, on verrait l’essence du sacrifice de la messe qui est une commémoraison vivante de celui de la croix, dans le renouvellement des mêmes dispositions d’amour et d’obéissance qui constituaient l’oblation du Calvaire. Mais, reconnaissons-le, saint Thomas n’a point tiré cette conséquence ni appliqué sa définition au sacrifice de l’autel. Sa synthèse de l’idée de sacrifice est ébauchée, mais non achevée ; il a du moins posé les grandes lignes de l'édifice définitif.

Conclusion sur l’idée de la messe dans saint Thomas. — En éclairant son enseignement direct sur l’eucharistie, comme oblation et comme représentation de l’immolation du Calvaire, par ses principes généraux touchant le sacrifice, on sera, semble-t-il, dans la logique immédiate de sa pensée en formulant les conclusions suivantes :

Le sacrifice de la messe consiste essentiellement dans une oblation : celle du pain et du vin destinés à devenir par le fait de la consécration, l’Hostie sainte, le corps et le sang du Christ, infiniment dignes d'être offerts à Dieu.

Cette offrande que la prêtre fait à l’autel d’une part sur l’ordre et en la personne du Christ par la vertu duquel il consacre, d’autre part au nom de l’Eglise, est un sacrifice identique à celui de la croix, car il

contient invisiblement la victime jadis offerte d’une façon sanglante par le Christ lui-même sur la croix ; l'Église s’y approprie, pour l’offrir sur l’ordre et en la personne du Sauveur, cette victime ; elle y figure d’une façon sensible la passion. D’une certaine façon, c’est le même prêtre et la même victime.

Cette oblation prend figure de sacrifice grâce à certaines actions exercées autour de l’hostie, particulièrement la double consécration distincte. Celle-ci en effet inaugure l’oblation sacrificielle, non seulement parce que c’est par elle que le prêtre mandataire et instrument du Christ produit et offre la victime à Dieu, mais parce qu’en mettant le corps et le sang du Sauveur sous les espèces séparées du pain et du viii, il représente par une image très vive l’immolation rédemptrice du Calvaire. Cette oblation se continue de la consécration à la communion. Ce n’est^pas sans raison que saint Thomas note comme actions exercées autour de la chose offerte la fraction et la manducation. De la consécration à la communion le Christ ne cesse d'être offert, « non seulement sous ce signe permanent de sa mort sanglante qui est l'état de séparation où continuent d'être au point de vue sensible son corps et son sang, mais encore sous ces signes actifs de sa passion que sont la fraction et la manducation. » Lepin, op. cit., p. 209. Notons que saint Thomas laisse dans l’ombre la question de l’oblation du corps mystique, et aussi la question des rapports du sacrifice terrestre à l’activité céleste du Christ devant son Père.

A cette offrande qui se renouvelle sans cesse sur l’autel est attachée non point une expiation nouvelle, mais l’application des mérites rédempteurs, obtenus une fois pour toutes sur la croix, afin de nous rendre Dieu propice, de faire participer tous les fidèles au sacrifice du Calvaire, et de les incorporer ainsi au Christ victime, glorifié éternellement.

2. Durand de Mende.

Durand, évêque de Mende, est le maître de la théologie liturgique à la fin du xiiie siècle.

Dans son ouvrage intitulé Ralionale divinorum officiorum, il recueille au 1. IV tout ce qui a été dit d’important sur la messe par les principaux liturgistes et théologiens depuis Amalaire, en prenant pour guide Innocent III. Il s’inspire aussi particulièrement de Sicard de Crémone, de Hugues de SaintVictor, de Guibert de Tournai, de Guillaume d’Auxerre, de Pierre Comestor, de Robert Paululus et de Beleth. « Édité à Mayence dès les origines de l’imprimerie en 1459 et réédité au moins quarantetrois fois jusqu'à 1500, le Rationale a exercé une influence considérable. » Lepin, op. cit., p. 218. On le citera ici d’après l'édit. de Lyon, l540.

a) On y trouve particulièrement mis en relief, selon la méthode allégorique d’Amalaire, le caractère figuratif et commémorait ! de la messe : elle est le mémorial par excellence de la passion. « Nous avons un triple mémorial de la passion. Le premier se présente à notre vue dans les images et. peintures. C’est pour cela que l’image du crucifié est figurée sur les missels et dans les églises. Le secoi.d frappe l’ouïe comme la prédication de la passion du Christ. Le troisième se manifeste au goût comme le sacrement de l’autel, où la passion du Christ est évidemment exprimée, patenter exprimitur. » L. IV, c. xlii, p. 178. Le sacrifice quotidien, ajoute-t-il, est un mémorial non un renouvellement de la passion, commemoratio, non ileralio passionis. Il cherche le pourquoi de cette commémoraison et en voit trois causes principales : « Parce que ceux qui travaillent à la vigne ont besoin de se restaurer tous les jours ; secondement pour que par ce sacrement les néophytes soient incorporés au Christ ; troisièmement pour que le souvenir

de la passion du Christ se grave tous les jours dans l’esprit des fidèles, afin qu’ils puissent l’imiter. » Ibid.

Il veut aussi en expliquer le comment. Il voit la figuration de l’immolation du Calvaire représentée tant par les formules que par les cérémonies, et particulièrement par les croix du canon. Comme Amalaire, il ne fait point entrer en ligne de compte la double consécration comme représentation sensible de la passion ; il trouve plutôt cette figuration, avec Grégoire, dans la communion. L. IV, c. li, p. 196.

b) L'évêque de Mende, à la suite de saint Augustin et d’Isidore de Séville, met aussi le caractère sacrificiel de la messe en relation intime avec les idées d’oblalion et de consécration : Sacrificia dicuntur quia sacrificantur et offeruntur pro peccalis nostris, ut nos sacros efficiant. L. IV, c. xxxvi, p. 156.

Il défend ce caractère contre certains hérétiques de son temps qui le contestent. Quidam perversi heeretici nobis ad prensumptionem magnam reputant quia sacrificamus et consecrationem hostiæ sacrificium appellamus. L. IV, c. xxx, p. 141. Sur ces hérétiques négateurs du sacrifice de la messe et précurseurs du protestantisme, notre auteur avait dit plus haut : Dicunt eticun quod Eccles-ia nec missam, nec malulinas cantavit, nec Christus, nec apostoli eam instituerunt. Sed id quod missa reprœsentat ab evangelislis cœna vocatur. L. IV, c. i, p. 88, 89.

Il analyse la messe et distingue, comme le fera plus tard Duns Scot, entre consécration et oblation : Cum autem oraverit pro hostia iranssubslantianda, eamquc jam transsubstantiatam Patri obtulerit, nunc orat pro ipsius acceptatione. L. IV, c. xun, p. 180. Les prières et cérémonies liturgiques lui montrent que, dans cette oblation, l'Église s’unit au Christ comme victime. L. IV, c. xxx, xlii, xux, p. 142, 176, 182.

Toutes ces idées sont le patrimoine commun de la théologie de l'époque : aussi le Rationale s’impose-t-il à l’attention du théologien, moins par l’originalité des points de vue de l’auteur que par la richesse des questions abordées et des solutions traditionnelles exposées. Il est un curieux répertoire des problèmes théologiques et liturgiques que l’on se posait dans les écoles à la fin du xme siècle. On y remarquera le jugement indulgent de l’auteur pour la coutume des messes sèches, et sa juste réprobation pour celle des messes bi/aciales. L. IV, c. xxxiii, xxxiv, p. 90, 91.

3. Duns Scot († 1308). — Le Docteur subtil, comme saint Thomas, ne s’est occupé du sacrifice eucharistique qu’incidemment :

Dans son commentaire des Sentences, loin de préciser et de développer la doctrine du Lombard sur ce point, il la signale seulement d’un mot : Sequitur Ma pars. Post hoc quæritur, quæ potest poni incidentalis in ista distinclione… In ista enim déterminai de eucharistia sub ratione sacrificii. In IVum sent., dist. XII, n. 1, édit. de Lyon, 1639, t. viii, p. 701. Ses préoccupations sont ailleurs ; elles vont surtout ici à déterminer la situation des accidents eucharistiques sans substance.

La question quodlibélale XX veut donner une solution pratique à la question de la valeur de la messe ; ce faisant elle nous renseigne aussi sur la pensée de Scot touchant la nature du sacrifice eucharistique.

a) Nature du sacrifice eucharistique. — a. La messe consiste avant tout et essentiellement dans l’oblation faite par l'Église et acceptée par Dieu de la victime présente actuellement sur l’autel et jadis offerte au Calvaire. Il ne suffit point, en effet, de la seule présence du Christ à l’autel ; il faut qu’il y ait oblation de la victime pour que la messe ait valeur de sacrifice : Illud bonum sacrificii non corresponde preecise bono contento in eucharistia ; illud enim bonum sequalc

est, quando eucharistia servatur in pyxide et lamen non hanc mquivalel Ecclesia, sicut quando ofjertur in missa, et sive hoc indistincte dicatur oblatio eucharistia, sive sit consecratio, sive perceptio, sive oblatio, vel operalio aliqua sacerdotis in persona Ecclesiæ. Ultra ergo bomim contention in eucharistia, requiritur oblatio eucharistie. Quodl., xx, n. 21, t.xii, p. 529.

D’après Duns Scot, l’oblatio særamenti se distingue des autres prières de la messe : elle suppose dans son intégrité la double consécration ; elle est « l’immolation » du corps et du sang du Christ dont la communion nous fait participants. 7/i 7Vum sent., dist. XIII, q. il. t. vin. p. 810. Tenendum est ut quotiescumque sacerdos corpus et sanguinem immolai, loties perceptioni corporis et sanguinis participent se præbeat. Dist. VIII, q. iii, t. viii, p. 460.

b. L’oblation sacrificielle de l’autel implique la représentation objective du sacri/ice de la croix. Identique à ce sacrifice à raison de la victime offerte toujours la même, elle s’en distingue toutefois à un double titre comme une représentation réelle se distingue de la chose représentée, comme une prière se différencie du motif puissant invoqué pour la faire aboutir : Fil missa tam reprœsenlando illam oblationem in cruce quam per eam obsecrando, ut scilicel per eam Deus acceptel sacrificium Ecclesiæ. Obsecratio autem communiter fit per aliquid magis acception ei qui rogatur, quam sit sibi supplicatio obsecrantis. Quodl., xx, n. 22, t.xii, p. 529.

Sans doute y a-t-il aussi d’autres rites qui évoquent la passion, mais, à la différence de ces rites, la messe contient une commémoraison plus spéciale de l’oblation offerte par le Christ sur la croix. En effet, la victime offerte à l’autel est celle du Calvaire. Ce n’est point cependant le Christ qui offre immédiatement le sacrifice de la messe ; il ne s’est offert de cette façon qu’une fois : Elsi hic ofjeratur, non lamen hic immédiate offert sacrificium juxla illud, Hebr., ix, « neque ut seepe offerat semetipsum », et ibidem : Christus semel oblatus est », supple a seipso afférente, alioquin videretur quod unius missæ celebratio itquivalerel passioni Christi, si idem esset offerens immédiate et oblatus. Ibidem.

Le Christ reste toutefois le prêtre principal de la messe, Quodl., xx, n. 2, p. 515, car s’il n’y concourt point immédiatement, il l’offre en quelque façon en ce sens qu’il la fait offrir : Eslo quod acceptaretur ratione voluntatis Christi ut offerentis hoc est inslituenlis oblationem, et dantis sibi valorem et aeceptalionem, lamen non sequivalerel, nec acceptaretur ut passio. Ibid.

Le prêtre immédiat de l’oblation eucharistique, la volonté qui offre actuellement la victime sacrée et la rend particulièrement digne d'être acceptée, c’est la volonté de l'Église, au nom et dans la dépendance de qui le sacrifice est offert : Missa non solum valet virtute meriti personalis sacerdotis offerentis, sed etiam virtute meriti generalis Ecclesige in cujus persona per ministrum communem ofjertur sacrificium. Quodl., xx, n. 1, p. 515.

c. En quoi consiste à la messe cette représentation objective de l’oblation du Calvaire ? Scot ne le dit pas clairement. A lire ces mots du commentaire des Sentences, en dehors du contexte général de la doctrine de Scot, ofjertur hostia non consecrata et lune est sacrificium et non sacramentum. In 7Vum sent., dist. XIII, q. ii, n. 5, t. viii, p. 811, on serait tenté de croire que le Docteur subtil voit dans l’offertoire la partie essentielle de la messe. Cette phrase, comme celle de saint Thomas, ofjertur eucharistia ut sacrificium, consecratitr et sumitur ut sacramentum. Sum., III a, q. ixxxiii, a. 4, veut être entendue d’une façon large. Il s’agit ici, pour les deux grands docteurs, de l’oblation dans sa phase initiale, sans exclure le développement de cette

oblation qui a son point culminant dans l’offrande du Christ présent sur l’autel. L’oblation proprement sacrificielle présuppose logiquement la consécration. Celle-ci produit le Christ pour qu’il soit offert. C’est dans la répétition de ce qu’a fait le Christ à la cène, que se trouve plus spécialement la représentation commémorative de l’oblation de la croix. Certum est autem quod missa non xquivalet passioni Christi, licel specialius valeat pro quanlo ibi est specialior commemoralio oblationis quam Christus obtulit in cruce juxla illud., Luc, xxii et I Corinth., xi, « Hoc facile in meam commemoralionem ». Quodl., xx., n. 22, p. 529.

La double consécration a sans doute, selon Scot, pour but de figurer l’alimentation intégrale. In 7Vum sent., dist. VIII, q. i, t. viii, p. 408. Mais ne signifiet-elle point aussi à ses yeux, comme pour saint Thomas, la séparation réelle du corps et du sang du Christ. C’est du moins ce que l’on peut conclure de ces paroles : Hoc ergo tenendum est quod corpus Christi, ut est primum signalum specie panis et contentum, non includit animam, nec accideniia nec sanguinem. In 7Vum sent., dist. X, q. iv, t. viii, p. 532.

d. Rapports des doctrines de Duns Scot et de saint Thomas. — Quoi qu’il en soit de ce détail, il reste que Duns Scot, comme saint Thomas, voit dans la messe, avec la tradition, une représentation objective de l’immolation du Calvaire et une oblation renouvelée de cette immolation.

Mais, plus que le Docteur angélique, il pousse l’analyse de la distinction qui existe entre la représentation et la chose représentée ; plus que lui, il met l’accent sur l’idée d’oblation comme trait essentiel du sacrifice eucharistique, plus loin que lui et ses prédécesseurs, il pousse jusqu'à ses conséquences extrêmes l’analyse de cette vérité traditionnelle si fortement énoncée dans l'Épître aux Hébreux : 7/ n’y a qu’une oblation du Christ faite par lui-même, pour assurer d’une manière absolument satisfaisante le salut ; en conséquence la messe qui se répète à travers le temps et l’espace ne peut être qu’un sacrifice subordonné à celui de la croix, c’est l’oblation, le sacrifice de l'Église. Sans doute, dans l’un et l’autre sacrifice c’est toujours la même victime qui est offerte : de ce point de vue il y a identité absolue entre la croix et l’autel. C’est le sentiment commun de la tradition. Mais au point de vue de l’initiative immédiate du sacrificateur, il n’y a qu’identité relative.

Saint Thomas l’avait déjà noté d’un mot, soit en présentant le sacrifice du Calvaire comme seul offert par le Christ et celui de l’autel comme offert par les membres de son corps mystique, soit en répondant à l’objection qui niait l’identité des deux sacrifices par une distinction : Sacerdos gerit imaginem Christi in cujus persona et virtute pronunliat ad consecrandum et ila quodammodo idem sacerdos et hostia. Duns Scot va s’appliquer à caractériser davantage la différence qui existe entre l’oblation du Christ et l’oblation de l'Église, et à analyser la part respective du Christ et de l'Église à l’autel.

A l’autel, le Christ n’est pas le sacrificateur immédiat. Autrement, une seule messe équivaudrait à la passion : Unius misses celebratio œquivalerel passioni Christi, si idem esset offerens immédiate et oblatio. Quodl., xx, n. 22, t.xii, p. 529. Comme l’a remarqué le P. de la Taille, Esquisse du mystère de la foi, p. 68 et 69, elle est assurément ignorée de saint Thomas aussi bien que de Duns Scot, étrangère à toute la tradition scolastique aussi bien qu'à la tradition patristique (du moins à la tradition augustinienne) l’opinion qui multiplie les offrandes personnelles du Christ de messe en messe. « S’il y a intervention personnelle, réitérée, du Seigneur en qualité d’oblatcur actuel et formel, d’oblateur qui répète son geste d’oblation indéfi

niment, comment échapper à cette conclusion que le sacrifice de nos autels est coordonné et non pas subordonné à celui de la Rédemption, car enfin le Christ n’est pas au-dessus du Christ, ni ce qu’il ferait aujourd’hui moins digne que ce qu’il fit alors. » Ces paroles du P. de la Taille, Esquisse, p. 68, sont un écho fidèle du sentiment de Scot. Elles ne vont nullement à exclure le rôle sacerdotal du Christ à l’autel. Pour Scbt, le Christ y demeure sacrificateur médiat, en ce sens qu’il donne le pouvoir et l’ordre d’offrir. Mais, sous cette réserve que l'Église agit en dépendance du Christ, c’est à elle que revient le rôle d’of/rir immédiatement la victime jadis immolée sur la croix. Etant donnée la toute-suflisance de l’oblation unique offerte au Calvaire pour la rédemption du monde, le Sauveur n’a plus à agir « par une nouvelle démarche personnelle et propre procédant. de lui à son Père ». De la Taille, p. 70. Il ne reste plus à l'Église qu'à s’approprier pour l’offrir elle-même directement, en application de la vertu rédemptrice, la victime jadis offerte au Calvaire : elle le fait tous les jours en dépendance et en vertu de l’acte oblateur qui préside aux siens, « qui les domine, qui les contient et les pénètre, et les complète leur donnant l’efficace, et ce qu’il ont d’unité à travers le temps et l’espace. » De la Taille, Esq., p. 69.

De la conception de Scot sur la nature du sacrifice eucharistique découlent naturellement des conséquences touchant la valeur et la validité de la messe.

b) Valeur et validité de la messe. — Parce qu’offerte immédiatement par le Christ au Calvaire, l’oblation de la passion a une valeur infinie. Parce qu’offerte par l'Église et acceptée en raison du mérite général de celle-ci, la messe n’a pas la même valeur que le sacrifice de la croix : cette valeur est finie. Quodl., xx, n. 22, p. 515. Elle correspond au mérite de l'Église : Palet ex dictis quia virtus sacriftcii non adse-quatur valori ejus qui continetur in sacrificio, sed corresponde ! merito in Ecclesia, non adœquatur mcrito passionis Christi, sicut diclum est inferius, sed pro tanlo ad illud plus accedit pro quanlo illam passionem speeialius représentât, et ita virtute illius speeialius Deum plaçât et bonum impelrat, quantum ad mcritum commune. Ibid., p. 535.

En conséquence, una missa dicta pro duobus non tantum valet hoc modo isti quam valcret si pro eo solo diceretur. Quodl., xx, n. 51, p. 517.

Quant à la validité de la messe, elle dépend essentiellement de la volonté de l'Église au nom de laquelle le sacrifice est offert. Que vaut alors la messe d’un hérétique ou d’un schismatique dont la volonté est séparée de l'Église ? Pierre Lombard avait soutenu qu’un tel prêtre ne consacre pas validement, puisqu’il n’offre point au nom de l'Église. Saint Thomas, critiquant à juste titre cette opinion, au nom de l’inamissibilité du pouvoir d’agir in persona et in virtute Christi attaché à l’ordination, en avait conclu à la validité des messse dites par les hérétiques et les schismatiques. Duns Scot distingue : « Les prêtres séparés de l'Église, dit-il, consacrent, mais ils n’offrent pas vraiment, car consacrer et offrir sont choses séparables et séparées. L’oblation n’est pas de l’essence de la consécration. L’eucharistie, en effet, peut être consacrée sans qu’elle soit nécessairement offerte. Ainsi on offre l’eucharistie non consacrée à l’offertoire et c’est le sacrifice, non le sacrement, de même que l’hostie consacrée gardée dans la pyxide est sacrement, sans être là pour le sacrifice. In IVum sent., dist. XIII, q. ii, n. 5, t. viii, p. 811. Ainsi l’hérétique pourra consacrer validement, car il peut avoir l’intention de faire ce que fait l'Église, par là qu’il veut faire d’une façon générale ce qu’a fait le Christ. Il n’offre point cependant le sacrifice, puisqu’il est séparé de l'Église en la dépendance de laquelle il

devrait offrir. — Cette opinion subtile de Scot sur l’invalidité du sacrifice des prêtres séparés de l'Église n’aura point d’avenir et sera éliminée de la théologie.

Conclusion sur la conception scolisle du sacrifice eucharistique. — On admirera sans doute la logique de cette conception qui explique si bien tout ce qui est impliqué dans la tradition augustinienne sur l’eucharistie comme sacrifice de V ïiqlise.

Il faut reconnaître cependant que les vues de Scot sur la messe n’enveloppent point d’une façon adéquate et explicite tout le champ de la tradition. On n’y trouve point interprétées les affirmations si nettes de saint Ambroise, de Paschase, d’Hincmar sur l’activité permanente du Christ à l’autel et au ciel où il continue à « s’offrir » d’une certain façon, et à présenter à son Père son humanité comme victime glorifiée. Tout un courant de la tradition demeure de ce fait en dehors de sa synthèse.

De même cette synthèse dans son appréciation de ta messe tient uniquement compte du sentiment de celui qui offre (l'Église), et non du prix de ce qui est offert. Incomplète de ces différents chefs, elle a du moins le mérite de mettre en excellent relief le caractère subordonné, relatif du sacrifice de l'Église, par rapport au sacrifice unique du Christ : Celui-là perpétue celui-ci en le représentant, en le commémorant, en l’appliquant.

X. Les continuateurs des grands scolastiques aux xjve et xve siècles. — La longue période qui va du commencement du xive à la fin du xv » siècle est, pour le sujet de la messe, une époque de transition ; elle offre dans son ensemble peu d’originalité, peut-être parce qu’elle est moins connue que les précédentes. Les théologiens de cette époque se contentent ordinairement de transmettre les idées traditionnelles qu’ils trouvent présentées chez Pierre Lombard, saint Thomas et Duns Scot. La théologie de la messe n’offre point pour eux un intérêt nouveau ; aussi leur suffit-il d’exposer la doctrine courante. A l’occasion cependant, ils émettent sur la nature ou la valeur de la messe des vues fragmentaires qui précisent heureusement. telle ou telle idée antérieure.

Les sources.

On serait tenté d’aller chercher

leur pensée dans les nombreux commentaires édités ou manuscrits du livre qui contiuue à être le manuel des écoles : les Sentences de Pierre Lombard. Voir la liste de ces commentaires, Lepin, op. cit., p. 214-221, et Hurter, Nomenclator litterarius, 3e édit., 1906, t. ii, p. 442 sq. C’est là en effet, t. IV, dist. XII, que le maître s’occupe du sacrifice eucharistique.

En fait on sera étonné de constater la pauvreté des renseignements fournis sur la messe par les commentateurs de ce passage. Plusieurs de nos auteurs n’expliquent point la partie du texte où il est spécialement question du sacrifice. Les questions relatives au sacrement les préoccupent uniquement. « La plupart ont leur attention si absorbée par ces dernières questions que l’on ne trouve dans le reste même de leur œuvre aucun renseignement utile sur le problème, qui nous occupe. Tels Henri de Gand, Pierre de la Palu, Pierre d’Auriol, François de Meyron, Michel de Bologne, Pierre d’Ailly, Jean Capréolus, Tartaret. Les autres, c’est-à-dire Noël Hervé, Durand de Saint-Pourçain, Thomas de Strasbourg, Adrien VI, dans les articles qu’ils consacrent à l'étude directe du sacrement touchent transitoirement à la question du sacrifice. » Lepin, op. cil, p. 217. Parfois, ils n’en disent qu’un mot. Ainsi, Richard de Médiavilla, Super IV libros sent., Brescia, 1591, t. iv, p. 158 : Circa lilteram… quolidie immolatur id est ejus immolatio reprœsentatur.

On trouvera un meilleur écho de la doctrine enseignée à cette époque dans d’autres ouvrages composés, soit par ces mêmes commentateurs des Sentences,

soit par des auteurs contemporains, exégètes, prédicateurs ou théologiens mystiques. Citons les principaux : parmi les exégètes. Nicolas de Lyre (f vers 1349), liibliorum sacrorum cum glossa ordinaria et Nicolai Lyrani expositionibus litterali æ morali, additionibus insuper et replicis, Lyon, 1545 ; Alphonse de Tostat († 1 155), Opéra omnia, Cologne, 1613, 16 vol. in-folio : parmi les controversistes mystiques, Gerson († 1429). Opéra omnia, Anvers, 1706 ; Nicolas de Cues († 1461). Opéra, Laie, 1565 ; parmi les sommistes, disciples de saint Thomas : saint Antonin († 1459), Summa theologica in IV partes distributa, Vérone, 1740, 4 in-fol. : Denys le Chartreux, Summa fidei orthodoxie. Anvers, 1569, 2 in-fol. ; Silvestre de Priérias (Mazolini), voir ci-dessus, col. 474 sq.), Summa summarum, Lyon, 1519.

Il faut faire une place à part parmi les sources de la théologie de la messe, à la fin du xve siècle, à la vaste synthèse doctrinale, morale, canonique, liturgique et ascétique de Gabriel Biel († 1495) sur les paroles et les rites du sacrifice eucharistique : Sacri canonis missse expositio resolutissima, litteralis ae mistica, in-fol., Bàle, 1510. Elle s’impose d’abord à l’attention du théologien par l’ampleur des questions qui y sont posées et résolues. Le lecteur se rendra facilement compte de cette ampleur à parcourir l’excellente table qui se trouve à la fin de l'édition de Bâle, particulièrement aux mots sufjragia pro de/unctis, applicatio fructus missæ et sacrificii, conseerationis materia, forma, hostiæ fractio, frequentatio, institutio, expositio canonis, où les questions de la valeur de la messe sont traitées plus à fond qu’on ne l’avait fait jusque-là. Elle s’impose non moins par la largeur de son témoignage sur la messe. Elle ne nous apporte point sans doute des vues originales, Gabriel Biel a conscience d'être un écho ; il déclare lui-même avoir tout emprunté à ses anciens maîtres ; en fait la comparaison de son Expositio avec le Correclorium de son maître Eggeling montre que le disciple a incorporé à son ouvrage tout l’enseignement du maître. Voir Franz, Die Messe im deutschen Mittelalter, p. 537-555. Mais cette dépendance à l'égard de la tradition vivante dans l'école ne fait-elle point la valeur de son témoignage ? « Comme il pratique un sage éclectisme, comme il expose bien les idées d’autrui, on peut dire qu’en lui on entend presque toute l'École. » Art. Biel, t. ii, col. 817.

Cette synthèse s’impose enfin à l’attention du théologien par la place qu’elle tient dans l’histoire au moment le plus critique de la doctrine de la messe. N’est-elle point professée et écrite vingt ans seulement avant Luther. Le réformateur l’a connue et étudiée ; il en a apprécié l’importance, puisqu’il déclare lui-même que le livrt de Biel sur le canon de la messe est le meilleur que possèdent les catholiques. Tischreden, édit. Weimar, T. R., t. iii, n. 3146, 3722. Luther sur ce point a vu juste. Mais ceci précisément le condamne. Les écrits du théologien de Tubingue, Y Expositio missse aussi bien que les résumés qui en dérivent, Epithoma expositionis canonis missse, Tubingue, 1499, Expositio brevis et interlinearis sacri canonis missæ (Hain, Reperlorium, n. 3178-3182), peuvent fournir une réponse pertinente à ces deux questions que pose le mouvement réformateur contre la messe : L’enseignement catholique du temps méritait-il les attaques dont il fut l’objet de la part des réformateurs ; préparait-il la réforme ? Une étude approfondie de l’idée de la messe dans Biel. serait, croyons-nous, la meilleure démonstration historique de la rupture de continuité qui existe entre l’enseignement traditionnel du dernier des scolastiques, et les diatribes novatrices de Luther contre la messe.

2° Le témoignage des documents. — Ce témoignage porte principalement sur deux points : la nature et la valeur du sacrifice eucharistique.

1 Nature du sacrifice eucharistique. — La messe y apparaît comme un sacrifice essentiellement subor donné à celui du Calvaire : elle est de celui-ci le mémorial efficace, l’oblation faite par l'Église.

a) La messe mémorial ou représentation efficace de l’immolation rédemptrice. — a. Tous nos auteurs, à la suite des grands maîtres, sont unanimes à voir dans l’immolation du Christ à l’autel une simple image ou figure commémorative de l’unique immolation réelle du Calvaire. Plusieurs, selon la pensée et la formule même de saint Thomas, insistent sur ce fait que la messe ne représente pas seulement le sacrifice de la croix, mais nous en applique les fruits.

Selon Bichard de Médiavilla, elle est une « immolation » représentée ; elle « nous met sous l’influence de la passion et fait descendre ses effets jusqu'à nous ». Super I Visent., dist. XII, dist. XIII, t. iv, p. 158, 165.

D’après Denys le Chartreux, « la raison pour laquelle la célébration de ce mystère est appelée immolation du Christ est qu’elle est une image représentative de l’immolation du Christ sur la croix, et qu’elle nous faits participants du fruit de la passion du Seigneur. » Sum., t. IV, a. 116, t n. p. 275. Elle est appelée hostie ou sacrifice, d’après Durand de SaintPourçain, parce que c’est un spécial mémorial de la passion du Seigneur. In IVum sent., dist. VIII, q. i, n. 9, fol. 267 a. Nicolas de Lyre affirme qu'à la messe il n’y a pas réitération du sacrifice (par excellence), mais commémoraison quotidienne de l’unique sacrifice jadis offert sur la croix. In Hebr., x, op. cit., t. vi, fol. 152.

Gabriel Biel insistera à son tour sur l’unité de l’oblation rédemptrice et le caractère commémoratif de la messe. <"elle-ci est « l’image représentative de la passion qui est la vraie immolation du Christ ». Expos., lect. lxxxv, fol. 253. Il n’y a qu’une seule oblation du Christ qui implique de sa part une intervention personnelle, immédiate, rédemptrice : c’est l’oblation du Calvaire. Notre oblation n’est pas la réitération de cette unique oblation, elle en est la représentation : Hœc quidem una causa fuit instilutionis sacramenii, ut ipsius esset signum memoriale et representativum istius summi sacrificii quod reapse oblulit in cruce… InChristo semel oblata est hostia ad salulem sempiternam polens… Unde nostra oblatio non est reiteratio suse oblationis, sed reprsesentalio. Leet. liv, fol. 143. On appelle sacrifice et oblation la consécration et la communion eucharistique pour deux raisons : parce que ces deux rites représentent la passion et en sont le mémorial, parce qu’il sont le principe causal et actif des mêmes effets : Sed ex aliis duabus causis eucharisliæ elebratio et sumptio sacrificium est et oblatio : tum quia illias sacrificii veri… reprœsenlativa est et memoriale, tum quia similium effectuum operativa et principium causale. Lect. lxxxv, fol. 253.

b. En quels rites de la messe se trouve réalisé ce caractère figuratif, unanimement reconnu, au sacrifice eucharistique ?

Les opinions sur ce point restent assez divergentes comme elles l'étaient d’ailleurs dans la tradition antérieure ; cependant la pensée de saint Thomas s’impose de plus en plus.

Durand de Saint-Pourçain rappelle le vieux symbolisme augustinien des grains de blé moulus et des raisins pressés pour signifier l’amertume de la passion. In IV" m sent., dist. XI, q. iv, ad 2um, n. 13, fol. 276. Denys le Chartreux fait intervenir la fraction comme sacrement de la passion. Sum., 1. IV. a. 106, n. 3, p. 269. Nicolas de Cues voit le mémorial sensible de la mort du Christ surtout dans la commu1071 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALISTE 1072

nion, sensibili masticulione et calicis sumptione. Excitalionum, t. IV, Ex sermone : « Memoriam fecit mirabilium », Opéra, p. 447.

D’autres, à la suite de saint Thomas, insistent davantage sur la valeur significative de la consécration, soit qu’ils voient cette signification dans la seule consécration du calice, soit qu’ils la trouvent mieux exprimée dans la double consécration distincte. Ainsi Noël Hervé : « La passion est signifiée plus expressivemenl par le sang que par le corps, et surtout par le sang répandu qui suppose la blessure. » In I V ura sent., dist. VIII, q. ii, Paris, 1647, p. 342. De même Thomas de Strasbourg, In IV" m sent, dist. XI, q. ii, a. 3, ad l UIn, Venise, 1564, fol. Î17 : « La consécration du sang doit se faire à part, distincte, afin que soit expressément signifié que, dans la passion du Christ, son sang a été séparé de son corps par effusion. » Même idée et expressions semblables chez Nicolas de Lyre. In Matth., xxvi ; In Lucam, xxii.

Gerson et Biel unissent très intimement la consécration et la communion comme représentation sensible de la passion du Christ.

Figurée déjà par les espèces du pain et du viii, la séparation du corps et du sang, dit Gerson, l’est encore par la double communion du prêtre' à ces espèces. Tract, contra hæresim de communione laicorum sub utraque specie, dans Opéra omnia, t. i, col. 460.

D’après Biel, la signification de L’eucharistie est complexe. C’est surtout le vin consacré dans le calice qui représente le mieux la mort sanglante, soit au moment des paroles de la consécration, soit dans la communion : « Dans la passion s’est opéré notre rachat par l’effusion du sang, cela est signifié par le sacrement du sang sous l’espèce liquide du vin. Dans la communion, l’effusion du sang est également signifiée : In sumptione sub specie vini, redemptio nostra per sanguinis Christi cfjusionem. Lect. lii, fol. 135 a. C’est avec raison que l’on dit : ceci est le calice de mon sang, « parce que le sang du Christ est signifié comme répandu pour notre rançon et servi en breuvage pour notre réfection. Mentionné seul, le sang resterait à l'état indéterminé ; mis en rapport avec le calice, il est offert comme répandu et présenté pour être bu ». Ibid., fol. 136. Ce qui rend plus expressive encore cette représentation du sacrifice du Calvaire, c’est que le sang est consacré séparément dans le calice, de même qu’autrefois il a été séparé du corps du Sauveur : Unde ad reprœsentandum distinclius passionem Christi in immolatione hujus sacrificii, sanguis separatim in calice consecratur, quia in passione Christi sanguis a corpore Christi fuit separatus. Lect. liv, fol. 143 d. Le pain consacré figure plutôt l’incarnation et l’union du corps mystique à son chef. Lect. lii, fol 135. Aux yeux de Richard de Médiavilla, les espèces du pain et du vin sont le signe non seulement du corps naturel du Christ, mais aussi de son corps mystique, la sainte Église. In IV am sent., dist. VIII, a. 1, q. I, p. 96 ; dist. XI, a. 2, q. i, p. 138.

b) La messe comme oblation par l'Église de la victime jadis immolée au Calvaire. — Nos théologiens ne se contentent point de souligner le caractère représentatif de la messe et sa participation réelle à l’efficacité du sacrifice du Calvaire, lorsqu’ils veulent justifier l’appellation de sacrifice qui appartient évidemment au sacrifice de l’autel. Ils éprouvent parfois le besoin de préciser en quoi consiste le sacrifice eucharistique.

Dans ce dessein, ils s'éclairent des définitions anciennes et nouvelles du sacrifice ; un certain nombre, et des meilleurs, s’avançant dans la voie tracée par saint Augustin et plus récemment par Pierre Lombard, saint Thomas, saint Bonaventure, et surtout Duns Scot, aiment à chercher dans l’idée d’oblation le trait essentiel de la constitution du sacrifice de la messe.

a. Anciennes dé/initions. — Ils continuent d’abord à s’inspirer des définitions traditionnelles de saint Augustin et de saint Isidore.

Ainsi saint Bernardin († 1444), De cultu sanctissimse Trinitatis, serin, ix, 9, c. ii, Opéra, Lyon, 1650, t. i, p. 39 : Sacrificium dicitur ex hoc quod homo facit aliquid sacrum.

Saint Antonin va mettre sur le même plan que les anciennes définitions la définition récente de saint Thomas ; bien plus il semble donner celle-ci comme la définition propre du sacrifice : Proprie lamsn, secundum Thomam, dicitur sacrificium, quum aliquid fi ! circa res Deo oblatas. Unde sacrificium dicitur quia homo facit aliquid circa sacrum ut quum frangitur, comeditur et benedicitur. Sum. theol., part. III, tit. xii, c. ix, § 3, t. iii, col. 543. Il éclaire la définition thomiste par celle d' Isidore : Sacrificium dicitur tanquam sacrum factum, quia prece mijstica consecratur pro nobis in memoriam passionis. Conformément à ces vues, l’action exercée autour de la matière offerte paraît réalisée à la messe, au milieu de la prière mystique qui rend cette matière sacrée, par les différents rites de la fraction, de la consécration et de la communion, les paroles dites et les signes de croix accomplis ; tout cela est opéré pour signifier la passion. Ibid., et tit. xiii, c. v, t. iii, col. 587-589.

b. Définitions nouvelles par l’oblation. — Gerson propose une définition, nouvelle plus encore par la forme que par le fond ; elle est ainsi conçue : « Une oblation faite à Dieu, en reconnaissance de son souverain domaine. » Tract, super Magnificat, i, Opéra, t. iv, col. 413.

Cette définition comprend deux éléments. Dans le premier : « oblation faite à Dieu », Gerson, selon l’esprit de saint Augustin et de saint Thomas, à la suite d’Alexandre de Halès, de Guillaume de Paris, et de Duns Scot, met particulièrement en relief le rôle de l’oblation dans le sacrifice. Dans le second : « en reconnaissance de son souverain domaine », il souligne le but du sacrifice. Comment le sacrifice en général et le sacrifice eucharistique en particulier témoignent-ils cette reconnaissance ? Est-ce par un acte de destruction de la matière offerte, qui proclamerait ainsi le domaine absolu de Dieu sur sa créature '? Certains théologiens le penseront plus tard. Gerson, lui, ne fait nulle part appel à cette idée, et il semble bien qu’elle soit en dehors de la perspective dans laquelle il envisage le sacrifice. Sa description de la messe ne comporte que l’idée d’offrande agréable et non celle de destruction : « Sous la seule apparence d’un peu de pain sur l’autel, d’un peu de vin dans le calice, nous consacrons et nous offrons en parfum de suavité au Seigneur un sacrifice incomparablement plus agréable. » Ibid., iii, col. 419. Il oppose ici le sacrifice nouveau aux sacrifices de la Loi ancienne qui comportaient de multiples égorgements d’animaux.

Les vues de Nicolas de Cues, comme celles de Gerson, vont à définir, sous une même inspiration traditionnelle, le sacrifice eucharistique par l’oblation. En quelques mots, d’une profondeur magnifique, le grand mystique marque la place de « la suprême oblation » au centre du plan divin, et fait voir les liens qui unissent les mystères de la création, de l’incarnation, de la messe et de la consommation de tous dans l’unité de la vie éternelle.

Dieu est l’Architecte qui, par la création, construit le temple du monde au centre duquel il veut un autel, et sur cet autel une oblation toute de gloire. Le Verbe incarné est à la fois, comme l’ont dit Paschase et Hincmar, l’autel, le prêtre et la victime de ce sacrifice : Sicut arlifex concepit œdem sacram, quæ non est œdes sacra sine altari, ut altare sit pars œdis sacrse, 1073

    1. MESSE DANS L’EGLISE LATINE##


MESSE DANS L’EGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALIS1E

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et /'mis œdis sacrx est allure, et finis altaris est oblalio quæ est signum honorificenliiv Dei ; sic Deus lotum munilum creauit in uno mine settrnitatis, quasi œdem unam sacram. in quo ultare est Christus. et ipse oblalio est suprenuv honorificentiæ Dei. in quo coincidit allure cum oblatione, ut ipse sit finis completus, tam creaturarum quam causée enatiortis earum. Excitât., I. IV, Ex sermone : « Vidi civitatem sanctam », Opéra, p. 452.

Cette « oblation d’honneur suprême rendu à Dieu » se continue dans le sacrifice eucharistique. Nous y trouvons le Christ qui est là notre hostie, notre autel, notre sacrifice. Là s’accomplit l’acte sacerdotal du corps mystique. Nous offrons en lui, nous nous immolons en lui, nous nous conformons à lui en communiant à lui, afin d’obtenir en union avec lui la vie éternelle : Omnes ibi sacramentum Deo Patri obtulimus ; omnes in Christo immolati ; omnes ad ipsius communionem admissi. Usque ad altare, hoc est usque ad ipsum Christum qui in nobis est, et nos ipsos in Mo ; et quod Deus Pater hanc oblationem recipiet, et nos ipsius in Christo Jesu suæ communionis participes faciet et seterna vita reficiet… Excitât., t. IV, Ex sermone : « Memoriam fecit mirabilium », Opéra, p. 446-447. Nicolas de Cues fait ici un écho magnifique à la définition de saint Augustin : Sacrificium christianum mulli unum corpus sumus.

Gabriel Biel connaît la définition de Gerson aussi bien que celle de saint Augustin, il pense qu’en somme celle-là revient à celle-ci : Sacrificium cullus quidam est soli Deo débitas… sive, ut alii dicunt, est oblatio jacta Deo in recognitionem supremi dominii, et redit in idem. Expos., lect. lxxxv, fol. 252 d. Les analyses du théologien de Tubingue vont à approfondir cette notion d’oblation sacrificielle, et à marquer le rapport qui existe entre l’oblation unique du Christ au Calvaire, et les multiples oblations de l'Église à l’autel.

Ce rapport est sous certains aspects un rapport d’identité. — Biel le souligne avec les expressions de saint Ambroise : Ecce dicit B. Ambrosius quod unum est sacrificium quod obtulit Christus et quod nos ofjerimus quamvis non eodem modo ofjeratur. Lect. liv, fol.. 143. Ailleurs il dit que la messe contient le même sacrifice : In 7Vum sent., dist. VIII, q. i. Il entend ici par sacrificium le sacrifice au sens passif, c’est-à-dire la chose offerte en sacrifice. La raison de l’identité du sacrifice de l’autel avec celui de la croix, c’est en effet l’identité de victime offerte sur l’autel aux mêmes fins que sur la croix, à savoir l’apaisement de la justice divine offensée, et l’imploration du salut éternel. Voilà pourquoi notre messe est à bon droit appelée un sacrifice. In /V’um sent., dist. XII, q. n ; Expos., lect. lxxxv, fol. 253 d.

Cependant entre l’oblation de l’autel et celle du Calvaire, il y a des différences qui touchent à l’offranet à la chose offerte.

A la croix, c’est Jésus-Christ lui-même qui offrit en personne et tout seul par une démarche actuelle, immédiate, allant jusqu'à la mort et obtenant une fois pour toutes la rédemption : Semel oblalus est in semetipso Christus, tantum quotidie immolatur in sacramento quod ita intelligendum est quia in manifestalione sui corporis semel in cruce pependit, offerens seipsum hostiam vivam, passibilem et mortalem, vivorum et mortuorum redemplionis efficacem. Lect. lui, fol. 143. Dans ce sens il n’y a qu’une seule oblation, qui n’est pas à répéter par le Christ lui-même actuellement, immédiatement, formellement à chaque messe : Xoslra oblatio non es’t reiteralio suæ oblationis. Lect. Lin, fol. 143. Maintenant à l’autel, c’est l'Église qui offre conjointement au Christ : agrégée comme un corps à la tête, elle entre en participation active au sacerdoce du Christ pour offrir la victime jadis immo lée sur la croix, et s’offrir avec celle-ci afin de s’approprier les fruits de la rédemption. La messe est l’acte sacerdotal du corps mystique. Biel développe cette doctrine augustinienne, lect. lxxxv. fol. 253rf, en commentant le' texte : Hoc est sacrificium christianorum : mulli unum corpus sumus.

Cette action de l'Église ne s’extree point toutefois à l’autel sur le même plan que celle du Christ : celle-là est subordonnée à celle-ci en tant qu’elle n’agit que par sa vertu. En revanche, ce n’est plus la personne du Christ qui offre par elle-même à l’autel comme sur la croix ; à la messe elle n’offre que par notre entremise ; c’est encore le Christ, mais par nous. Biel, avec plus de précision encore que ses prédécesseurs, développe cette idée traditionnelle : la messe est le sacrifice de l'Église. Il distingue à l’autel un double offrant : l’un qui offre immédiatement et personnellement, l’autre qui offre médiatement et principalement.

Le premier c’est le prêtre qui consacre ; l’autre, celui qui offre médiatement et principalement, c’esl l'Église : Primus est sacerdos consecrans et sumens sacramentum quia ita in persona sua auctorilate tantum divina hsec perficit quæ nemo alius in sic offerendo secum concurrit ; offerens vero médiate et principaliter est Ecclesia militons in eufus persona sacerdos offert cujus est in offerendo minister. Est enim hoc sacrificium lotius Ecclesiæ. Lect. xxvi, fol. 50 d. Ainsi, il n’y a pas de messe proprement privée ; en chaque messe, c’est bien l'Église tout entière qui tient comme offrante le rôle principal, et qui, par le fait, est intéressée.

De la part de la chose offerte, il y a aussi une différence. Au Calvaire la victime offerte fut effectivement immolée ; dans l’oblation de l’autel, on commémore sans la renouveler l’immolation passée en la représentant ; non propter iteratam mortem, sed per morlis semel passæ rememorativam reprœsentationem. Lect. xxvii, fol. 54 ; cf. lect. lui, fol. 143 : Ab ipso quidem oblatum est in mortem, a nobis non in mortem, quia Christus resurgens ex morluis jam non moritur, sed in morlis recordationem ofjertur a nobis. Unde nostra oblalio non est reileratio suæ oblationis, sed reprœsentatio.

Bref, l’unité du sacrifice chrétien n’exclut pas selon Biel une certaine pluralité. L’unité se prend de la chose offerte en sacrifice, numériquement une, toujours la même de la croix à la messe, du fait que l’immolation effective du Calvaire a constitué une fois pour toutes la victime de l’autel : « Notre victime, c’est celle qu’a faite le Calvaire et qu'éternise le ciel. » M. de la Taille, Esquisse, p'. 21. Elle se prend aussi de l’unité du geste oblateur du Christ, en tant qu’il n’est point répété indéfiniment par lui, mais suffit surabondamment à parfaire la rédemption. Elle se prend enfin de l’unité du corps mystique qui agit dans l’oblation d’une façon conjointe et subordonnée à l’action du Christ au Calvaire. La multiplicité vient de la diversité des oblations de l'Église à travers l’espace et le temps ; cette diversité n’est point étrangère à l’unité du sacrifice du Calvaire, puisqu’elle ne fait que commémorer ce sacrifice, contenir et offrir la même valeur, en appliquer les fruits. La messe est essentiellement le sacrifice de l'Église qui perpétue celui du Christ au Calvaire, en se subordonnant à lui pour nous l’appliquer. In IVum sent., dist. VIII, q. i.

2. Valeur du sacrifice eucharistique.

Les vues de

nos auteurs sur la nature de la messe comme oblation de l'Église essentiellement subordonnée à l’unique oblation rédemptrice du Calvaire entraînent des conséquences pratiques touchant l’appréciation, les facteurs et l’utilisation de la valeur de la messe. Elles leur permettent de critiquer justement les erreurs plus ou moins répandues dans le peuple touchant la valeur du sacrifice chrétien. MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALISTE

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a) Leur appréciation de la valeur de la messe. — Tous s’entendent à proclamer qu’elle ne produit pas la rédemption opérée une fois pour toutes au Calvaire. Elle nous en applique les fruits.

Tous reconnaissent sa grande valeur pour nous réconcilier avec Dieu et nous unir à lui : « Elle est offerte à Dieu, dit Richard de Médiavilla, pour nous réconcilier avec lui ou nous unir avec lui plus fortement. » In /Vum se7rf., dist.XIII, a. l, q.n, t.iv, p. 161. C’est la doctrine traditionnelle exposée selon l’esprit de saint Augustin et de saint Thomas.

On retrouve aussi les mêmes idées et les mêmes termes que chez saint Thomas dans Durand de SaintPourçain : « En tant qu’elle est un certain sacrifice très agréab'.e.à Dieu, la messe a une vertu satisfactoire, pour remettre la peine due par celui pour qui elle est offerte, qu’il s’agisse de péché mortel ou de véniel, qu’il s’agisse des vivants ou des défunts. » In IVum sent., dist. XII, q. iv, n. 5, fol. 279.

Pour Biel, c’est un sacrifice qui ne peut qu'être agréable à Dieu en tant qu’il émane, par l’intermédiaire du lieutenant qu’est le prêtre humain, du Sauveur, prêtre principal. Lect. lxxxv, fol. 253 d.

Plusieurs, toutefois, déclarent que la valeur de la messe est limitée ; elle ne peut être infinie comme la valeur du sacrifice de la croix. Elle est limitée, d’après Durand de Saint-Pourçain, à la mesure de la dévotion du ministre qui offre, du bon plaisir divin et de la disposition de celui pour lequel elle est offerte. Ibid. Elle ne peut être infinie, déclare Biel, car la messe est un acte qui émane immédiatement de l'Église et de son représentant le prêtre, et à ce titre sa valeur est finie. Quant à la valeur qui lui vient de l’institution du Christ, elle est aussi finie : l’eucharistie contient sans doute la grâce infinie ; mais sa valeur satisfactoire reste finie. Le mérite de l’oblation du Christ à la messe est moindre que sur la croix : à la croix, le Christ s’est offert immédiatement à la mort rédemptrice ; à l’autel l’offrande du Christ est renouvelée, mais par nous ; son immolation n’est point renouvelée, mais seulement représentée. Qui douterait que sa mort effective ne soit d’un plus grand prix que la représentation de cette mort ? Longe minus est meritum oblationis Christi in sacramento missæ quam juerit ejus in cruce. In cruce enim Christus se immédiate oblulit…, in officio autem missæ idem sacrificium est et oblalio, non propler iteratam morlem, sed per mortis semel passée rememorativam reprœsenlationem. Quis aul ?m dubitat esse majoris efficaciæ morlem semel in sanguini.s effusione… Patris eonspectui ofjerre quam lantum mortis semel passæ memoriam. Lect. xxvii, fol. 54 d. Biel en conclut que, plus le fruit limité de la messe sera divisé entre un plus grand nombre, moindre sera ce fruit pour chacun. Ibid., fol. 55 c.

b) Les sources de cette valeur. — La messe tire sa valeur d’une part de l'œuvre accomplie, ex opère operato, d’autre part de la personne du célébrant, ex opère operantis.

a. Valeur ex opère operato. — En ce qui concerne l'œuvre accomplie : oblation, consécration et communion, Biel distingue encore deux sources de mérite, l’une qui tient à l’institution du Christ, l’autre, qui tient à la sainteté de l'Église qui offre.

En vertu de l’institution, le Sauveur s’est déterminé à attacher à la messe certains effets gratuits et salutaires : c’est-à-dire la rémission des péchés et la grâce sanctifiante. Dès lors, même si, par impossible, il n’y avait aucune sainteté dans l'Église, la messe garderait encore son utilité du fait de son institution. Lect. xxvi, fol. 50 d.

Mais la messe comme sacrifice tire principalement sa valeur de la sah-teté de l'Église qui l’offre. Biel, à la suite de saint Thomas et de Duns Scot, part

de ce principe que dans tout sacrifice Dieu tient davantage compte du sentiment de celui qui offre que du prix de ce qu’il offre. C’est ainsi que le sacrifice de la croix fut très agréable à Dieu, parce qu’il émanait du cœur de son Fils. Il en eût été au rement si les Juifs l’avaient offert. C’est ainsi que l’eucharistie n’est pas précisément accueillie comme sacrifice, à raison de son contenu d’une valeur d’ailleurs incomparable, mais à raison de la sainteté de son oblation par l'Église : Eucharistia non præcise ratione rei contenta plene acceplatur sed oporlel quod sit oblata. Hoc enim bonum in eucharistia conlentum quantum reservatur in pyxide et quantum ofjertur in altari sed tantum non œquivalet Ecclesiæ reservalum in pyxide et oblalum in officio missæ. Ultra igitur bonum contentum in eucharistia ad hoc quod proficiat Ecclesiæ, requiritur oblalio, et ad hoc quod oblatio sit placita et accepta, requiritur quod of/erens sit placens et acceptus. Ibid.

A ce titre d’oblation de l'Église universelle, le sacrifice de l’autel sera toujours agréable à Dieu ; car la sainteté de l'Église qui olîre par le prêtre est indéfectible, malgré ses inévitables fluctuations. Dans la mesure où variera cette sainteté, variera aussi, à un moment de l’histoire ou à l’autre, la valeur de la messe. Lect. xxvi, fol. 51.

Adrien VI († 1523) soutient les mêmes principes sur la source principale de la valeur du sacrifice, en examinant la question de la messe d’un mauvais prêtre. Il distingue entre la valeur du sacrifice en lui-même ou de l’oblation, et celle des prières adressées à Dieu au cours de la cérémonie pour les vivants et pour les morts. Le sacrifice eucharistique tient une valeur propre du fait qu’il est offert au nom de l'Église universelle et de la part de cette Église : Aliud est de valore sacrificii seu oblationis quæ ibi fit, et aliud de valore orationum quæ Domino porriguntur pro vivis et defunctis. Primum enim valet ex opère operato… Omnis missa fil vice universalis Ecclesiæ et ejus commissione, et ideo ipsius missæ alius est valor ministri exsequentis, et alius ex parte Ecclesiæ commitlentis. In /Vum sent., Paris, 1528, fol. 28 b.

b) Valeur ex opère operantis. — A côté du rôle indéfectible de l'Église dans l’oblation du sacrifice, il y a le rôle du célébrant. Selon le degré de ferveur de celui-ci, la messe sera plus ou moins agréable à Dieu. Il est évident que la messe d’un bon prêtre est meilleure que celle d’un mauvais prêtre. Mais quelle que soit la malice de celui-ci, il restera toujours que l'Église offre par lui. Du fait que la messe demeure le sacrifice de l'Église universelle, elle sera toujours agréable à Dieu. Biel, Expos., lect. xxvi, fol. 50 ; xxvii, fol. 53.

c) Utilisation de cette valeur. — Bien que la valeur essentielle de la messe ne vienne point du mérite personnel du célébrant, c’est à celui-ci pourtant d’appliquer, de dispenser ses fruits, à raison de la place qu’il tient dans l'Église et de l’ordre qu’il a reçu. Le célébrant non est tantum nuncius et organum sed etiam minister et dispensator. Lect. xxvi, fol. 50 b.

C’est à lui que tout d’abord revient d’une façon 1res spéciale une part du sacrifice : cette part lui appartient plus qu'à personne : elle est à lui avant de pouvoir être communiquée aux autres par charité. Ibid.. fol. 51a Mais, d’une façon très générale, la messe profite à toute l'Église ; le célébrant ne peut exclure personne, mais doit renfermer tous ceux qui appartiennent à l'Église dans son intention habituelle. L'Église seule peut restreindre l’ampleur de la prière du prêtre. En retranchant du corps mystique ceux qu’elle excommunie elle les retranche de la participation aux grâces du corps eucharistique. Encore faut-il reconnaître que, s’ils sont excommuniés injus1077 MESSE DANS 1 /ÉGLISE LATINE, LA THÉOLOGIE NOMINALISTE

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tement et s’ils demeurent par la charité dans le corps mystique, ils continuent, en vertu même de leur appartenance devant Dieu à ce corps, de participer à ses grâces et à sa vie. Le prêtre ne doit point nommer les excommuniés au cours du sacrifice, mais il peut très bien par charité prier en particulier pour leur conversion.

Enfin, tout naturellement, la messe est utile à ceux pour qui elle est spécialement offerte. Ibid. On dit : spécialement et non très spécialement ; car l’ordre de la charité veut que le fruit de la messe aille d’abord de cette façon très spéciale à celui qui offre. Elle ne leur est pas seulement utile d’une façon très générale, à la façon dont elle est utile à tous les membres de l'Église ; autrement les prières spéciales de l'Église pour ceux qui demandent l’oblation, vivants et défunts, n’auraient pas de sens. A titre de membres plus actifs à la messe, ceux qui demandent le sacrifice ont droit à de spéciales largesses Ibid

Riel, à la suite de saint Thomas, III a, q. lxxix, a. 7, fait remarquer qu’il n’est point nécessaire de communier pour participer aux fruits de la messe. La messe, en tant que sacrifice, a un effet de propitiation pour enlever les fautes mortelles ou vénielles et les peints dues à ces fautes non seulement de ceux qui communient, mais de tous ceux pour qui elle est offerte et cela dans la mesure de leur disposition. Elle agit sur ceux qui sont bien disposés à la façon d’une prière toute-puissante qui leur obtient la grâce de la contrition. Avec saint Thomas, In I V nm sent., dist.XI I. q. v, a 2, il remarque enfin qu’elle ne requiert pas préalablement une vie spirituelle en acte, mais seulement en puissance. Et si l’on dit au contraire qu’il n’y a de sacrifice que pour les membres du Christ, cette expression, appliquée à certains, doit être ainsi comprise : pour qu’ils deviennent des membres du Christ Lect.LXXXV, fol. 254 b.

d) Critioue des superstitions ou abus touchant l’appréciation de la messe. — Nos auteurs rencontrent sur leur chemin un certain nombre de conceptions inexactes, dont les unes vont à surexalter la valeur de la messe, tandis que d’autres, au rebours, la déprécieraient. Ouelle est leur attitude par rapport à ces abus ?

a. Exagération de la valeur de la messe. — a) Appre-. dation populaire de la messe. — A côté des justes appréciations de la messe par la théologie savante, se développe dans le peuple, aux xive et xve siècles, une conception parfois mêlée d’erreur touchant les fruits que l’on attend de l’assistance au sacrifice.

Le peuple veut savoir d’une façon très précise quel sont les bienfaits spirituels et temporels qu’il peut attendre de l’audition de la messe. De là pour satisfaire à cette curiosité la difiusion dans les sermonnaires de formules concises énonçant les fructus, les utilitales, les virtutes de la messe. On y insiste beaucoup sur les avantages temporels que procure la messe. Ainsi dans la Summula Raymundi, Strasbourg, 150-1, fol. 6, on lit cette formule : Prima (virtivi) est quia si aliquis daret pauperibus omnia quie haberet.. tantam ci non prodesset sicut si digne audiret unam missam. — Seconda virlus est quod infra auditionem missæ animæ consanguineorum non patiuntur penam in purgatorio. — Terlia virlus, quia infra auditionem missæ non ef/icitur senec nec infirmabitur. — Quarto vi r lus quod post auditionem missæ omnia quæ sumuntur magis conveniunt naturæ quam antea. — Quinta virtus est quod missa plus petit coram divina majestale quam omnes oraliones quæ jiunt in loto mundo, quia est oratio Ecclesiæ. — Szxta virtus est quod una missa cum devotione audila in vita plus valet quam centum post vitam…

Ces formules vont se précisant et se développant :

certaines comptent douze fruits de la messe. Voir le ms. de Saint-Gall 418, fol. 286, cité dans Franz, Die Messe, im deutschen Mittelalter : Die Fruchle der Messe, p. 45, 59. Elles insistent de plus en plus sur les bénédictions temporelles attachées au sacrifice. Bref, elles forment, comme le remarque Franz, un mélange de vérité et d’erreur, d’espérances fondées, et de folles illusions, de pieuses pensées et de superstition dangereuses. Elles insistent sans doute sur la nécessité des bonnes dispositions chez ceux qui entendent la messe. Cependant le peuple sans culture qui les entendra oubliera facilement les dispositions requises pour ne retenir que la sûreté des résultats promis. Ces abus ou ces déviations de l’appréciation populaire fourniront bientôt à Luther matière à de faciles plaisanteries.

fi) Réaction des théologiens contre ces abus. - — Ce matérialisme du peuple et parfois de certains clercs dans l’appréciation du rôle de la messe devait provoquer une réaction critique chez les évêques catholiques réformateurs, chez les mystiques et les théologiens.

Nicolas de Cues, aux vues si hautes sur la messe, ne pouvait, dans ses synodes, que s’attaquer à ces superstitions, et détruire les légendes sur lesquelles elles prétendaient s’appuyer. Voir Bickell, Synodi Brixinenses sœculi XV, Inspruck, 1880, p. 44 à 46. Les mystiques Tauler et Eckhard, avec leur souci d’intérioriser, de spiritualiser la religion, tout en appréciant sainement la haute valeur de la messe, ne pouvaient que blâmer l’erreur de ceux qui donnaient une trop grande estime à l’assistance tout extérieure au sacrifice. Voir Linsenmeyer, Geschichte der Predigl in Deutschland von Karl dem Gr. bis zum Ausgang des 14. Jahrhunderts, Munich, 1886.

De même le chancelier Gerson va protester contre cette matérialisation de la messe dans son petit écrit : Quædam argumentatio adversus eos qui publiée volunt dogmatizare seu prædicarz populo, quod si quis audit missam, in illo die non erit excus, nec morietur morte subitanea et talia multa. Opéra, t. ii, p. 521-523. Il dénonce ces superstitions comme « un retour au judaïsme ». Il les montre dénuées de tout fondement en Écriture et en raison ; il invite ses lecteurs à se défier des textes des Pères que l’on apporte en leur faveur, et qui sont probablement inauthentiques. Tout ceci, sans préjudice pour la valeur réelle de la messe, dont il célèbre l’ampleur universelle dans son traité ix sur le Magnificat, t. iv, p. 419 sq.

Nicolas Jauer († 1437) et Denys le Chartreux <t 1469) s'élèvent aussi énergiquement, en Allemagne, contre une appréciation superstitieuse de la messe Voir A. Franz, Der Magistcr Nicolaus Magni de Jawor, Fribourg, 1898, p. 187 ; Denys, Contra vitia superstitionis, art. 9, Cologne, 1533, p 613. De même Busch, le réformateur des monastères du nord de l’Allemagne : De reformatione monasteriorum, dans Gcschichtsquellen der Provinz Sachsen, t. iv b. p. 729.

Gabriel Biel dans sa lect xvi, fol. 29, 30, énonce les principes très prudents qu’il faut suivre dans la lutte contre ces usages superstitieux : recommander au peuple beaucoup de simplicité et de droiture dans ses intentions ; il lui suffit en somme de s’unir à toutes les intentions de l'Église ; qu’on lui apprenne à éviter les vaines observances, qu’on le mette en garde surtout contre l’idée des recettes infaillibles pour se concilier Dieu ou les saints. Biel en appelle sur ce point à Gerson dans son traité De directione cordis. Il faut citer aussi V Explicatio missæ de Paul Wann, mort vers 1500, où cet auteur attaque avec vigueur les usages superstitieux qui viennent s’ajouter aux rites commandés par l'Église. Voir le ms. lai, 176.5 1 de la Biblio

l hèque d'Élat de Munich, fol. 60, 61, et Franz, Die Messe…, p. 304-307.

b. Dépréciation de la valeur de la messe. — a) Tendances à mésestimer la messe. — A la tendance qui portait le peuple à exagérer la valeur ex opère operato de la messe et à oublier sa valeur ex opère operanlis, s’opposait, dans certaines âmes qui s’apparentaient plus ou moins aux anciennes sectes vaudoises, la tendance à méconnaître cette valeur ex opère operato, et à ne tenir compte que de la valeur ex opère operanlis du sacrifice eucharistique.

Dans ces milieux vaudois répandus en Italie, en France et en Allemagne, on rejetait comme inutiles certaines cérémonies de 'a messe, ainsi que l’usage des vêtements sacerdotaux et on contestait la valeur de la messe pour les défunts. Voir Huck, Dogmen historischer Beitrag zur Geschichle der Wahhnser, 1897.. p. 48, et Dollinger, Beitràge zur S^ctengesch., t. ii, p. 310, n. 79 et 80 : Item omnia verba sacra missæ dicunt et credunt esse superflua et nihil ad missæ officium pertinere exceplis solis verbis consecrationis et Pater noster. Item dicunt et credunt presbyteros célébrantes loties peccare quoties dicunt et exprimunt nornina sanctorum in Missa ; p. 313 : Item dicunt omnia verba missæ et omnia paramenta ad missam spectantia esse de errore prseter verba consecrationis ; p. 307 : Item dicunt et credunt vigilias, missas et orationes ecclesiasticas et quælibetalia sufjragia Ecclesiæ pro defunctis facta nullius esse roboris ; p. 298 : Dicunt ctiam quod licet malus sacerdos non confteiat propicr peccata sua, lamen in ore ipsius hæretici recipientis convertitur in carnem Christi propter mérita sua. Voir VExplicatio missæ du ms. lat. 377 (1366) de Munich, cité dans Franz, ibidem, p. 310

On trouve des opinions de ce genre reprochées à Jean de Wesel, en 1479, dans un jugement de l’inquisition de Mayence. « Le Christ, disait-il, n’a pas parlé de sanctifier des fêtes ; il n’a donné d’autres prières que l’oraison dominicale… Mais la messe s’est bien alourdie dans la chrétienté. Saint Pierre célébrait la messe en consacrant après récitation du Pater et en se communiant lui-même et les autres, et tout était expédié. Aujourd’hui il faut qu’un prêtre vous reste debout, au froid, une heure et plus, à se ruiner la santé. » Ortvinus Gratius, Fasciculus rerum expetendarum ac jugiendarum, Cologne, 1535, fol. 163 Dans ces propositions l’auteur incriminé n’attaque pas directement la doctrine ecclésiastique de la messe ; il se contente d’exalter d’une façon exagérée ce qu’il croit avoir été la messe apostolique. Il est comme un dernier écho de l’opinion depuis longtemps critiquée d’Amalaire sur la messe primitive.

Plus scabreuses sont les opinions du théologien Wessel Harmenss Gansfort, voir Wesselii opéra, Groningue, 1614, p. 818, 819. Il part d’un principe excellent : La messe doit être pour ceux qui y assistent une commémoraison du sacrifice du Calvaire dans la contemplation de la passion. Mais il en tire des conséquences exagérées : obligation, sous peine de péché, de ne faire aucune autre prière que celles qui rappellent la passion. Ibid., De sacramento Eucharistiæ et audienda missa. p. 658.

Autre conséquence : la valeur de la messe se mesure au degré d’union de l’assistant avec la passion du Sauveur. Ce n’est point de l’honoraire donné, de l’intention du célébrant que dépend cette valeur, elle tient au degré de compassion de l’assistant : Hab « t enim missa unicuique quantum spirita’iter immutatur et proficit, non quantum dîsiderat qui célébrât. Ibid., p. 818. Wessel attaque l’opinion reçue, d’après laquelle une messe a moins de valeur lorsqu’elle est offerte pour plusieurs au lieu de l'être pour une seule personne. Le rayonnement du soleil de la passion

est aussi puissant, quel que soit le nombre de ceux qui s’y réchauffent. Dans cette pespective, la messe ne servira aux ûmes du purgatoire que dans la mesure de leur compassion en vertu du principe : Missa nihil prodest nisi compatienti. Ces âmes ont-elles une compassion parfaite, la messe ne leur est pas nécessaire : Palet quia perjecte compati, perfecte amure est. Per/ecte amans solio dignior est quam purgalorio, sive celebrctur, sive non ceiebretur, animæ in purgalorio quanto paliendo projecerint, tanto conregnabunt. Aliéna compassio, puta celebrantis, non pro mensura hosliæ, non pro mensura compassionis, non pro mensura devolæ intercessionis arbilrariæ sufjragatur existentibus in purgatorio. Opéra, p. 919, cité dans Franz, p. 313. Une telle doctrine insiste tellement sur le facteur dévotion, sur la valeur ex opère operanlis de l’assistance à la messe, qu’elle méconnaît parfois la valeur en soi du sacrifice chrétien. Reconnaissons pourtant que nulle parole de Wessel ne va à nier le caractère sacrificiel de la messe.

(3) Opposition catholique à ces opinions. — Ces opinions sont en contradiction aussi bien avec la théologie classique qu’avec la pratique de l'Église et la piété populaire qui s’en inspire.

Aussi théologiens, clercs, fidèles sont-ils unanimes à reconnaître une valeur ex opère operato à la messe. La tendance serait plutôt, nous l’avons vii, chez le peuple à exagérer cette valeur et à oublier l’autre facteur de l’efficacité de la messe : les dispositions morales de ceux qui y assistent et pour qui elle est offerte. Mais la raison ne perd pas ses droits. La théologie classique d’un Gerson et d’un Biel est attentive à défendre contre toute fausse appréciation la part respective de l’un et l’autre facteur de l’efficacité de la messe.

Ce qu'était alors la doctrine commune sur ces points, à la fin du xve et au commencement du xvie siècle, nous le saisissons particulièrement dans l’article Missa du lexique théologique d’Altenstaig. Cet ouvrage, publié d’abord à Haguenau en 1517, fut souvent réédité dans la suite ; il reflète la pensée des -théologiens alors classiques : Hugues de SaintVictor, Pierre Lombard, saint Thomas, Duns Scot, Richard de Médiavilla, Brulefer, Biel, Gerson, Pierre d’Ailly ( ! e cardinal de Cambrai) y sont cités. On y saisit en quelques phrases précises la doctrine courante sur les origines et le développement de la messe, sur la valeur respective de ses cérémonies, sur la part qui revient au prêtre dans l’efficacité de celles-ci. Altenstaig, Vocabularius theologiæ, Haguenau, 1517, fol. 152.

A la suite de Hugues de SaintVictor, De sacramentis, t. II, part. VIII, l’auteur fait remonter à saint Pierre la célébration de la première messe, à saint Jacques et à saint Basile de Césarée, la disposition ordonnée du sacrifice : ordinem celebrandæ missæ, à d’autres les additions qui ont été faites ad decorem et solemnilalem. Avec saint Bonaventure, In IVum sent., dist. XIII, q. iv, il fait différence dans la messe entre l’essentiel qui est toujours acquis, quelle que soit la valeur morale du célébrant, et l’accidentel qui varie selon les dispositions de celui-ci. Il concède, , de ce point de vue, que mieux vaut donc la messe d’un bon prêtre, qui provoque davantage à la dévotion. « Et si quelqu’un préfère entendre la messe d’un prêtre dévot, je crois qu’il fait bien, pourvu toutefois qu’il croie que pour l’essentiel cette messe ne dépasse point en valeur celle que célèbre un pécheur. » Il rappelle la juste formule de Richard, In IVum sent., dist. XIII, q. viii : Non habet efficaciam ex opère operato solum sed ex sanctitate et devotione operanlis.

Il note enfin la valeur symbolique des vêtements 1081 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, A LA VEILLE DE LA RÉFORME 1082

et des prières de la messe en vue de la représentation à l’autel du mystère de notre rédemption. Ibid.

CONCLUSION GÉSÉRALE : L’IDÉE CATHOLIQUE DE LA MESSE A LA VEILLE DE LA RÉFORME. Il est

intéressant de noter ici les principaux traits de l’idée vivante de la messe dans la conscience et la pratique de l'Église à la veille de l’hérésie protestante.

L’article cité d’Altenstaig. comme résumé des théologiens contemporains et particulièrement de Biel, peut y aider et par son silence sur certains points et par ses développements sur certains autres.

Vérité du sacrifice eucharistique.

Il n’y a point

alors pour le théologien et le fidèle catholique de question à résoudre touchant la vérité du sacrifice eucharistique. Cette vérité va de soi : elle est une donnée traditionnelle qu’on ne discute pas. C’est le critérium à la lumière duquel les théologiens ont tour à tour combattu, au xie siècle, les néomanichéens d’Orléans et d’Arras, au xiie, les partisans de Pierre de Bruys, au xiii c, ceux qui rejettent le caractère sacrificiel de la messe en alléguant le témoignage de l'Évangile où, disent-ils, il est question de « cène » et non de « sacrifice ». Malgré la survivance dans certains milieux hérétiques des tendances vaudoises, l'Église vit en possession tranquille de sa croyance, quinze fois séculaire, à la vérité du sacrifice eucharistique. Le dernier des scolastiques, Biel, le maître de Luther, parle dans son Explicatio misses de cette vérité sur le même ton irénique que saint Thomas.

Xalure du sacrifice eucharistique.

Pas plus que

la vérité sacrificielle de la messe, la définition, l’essence du sacrifice eucharistique ne fait l’objet des préoccupations théologiques de l'époque. Altenstaig consacre toute une page à recueillir les définitions étymologiques de la messe, pas une ligne à la recherche d’une définition réelle qui essaie de préciser dans une formule les traits essentiels du sacrifice de l’autel. La question d’essence n’est pas posée.

Ce qui s’affirme nettement dans la théologie de l'époque, c’est une tendance commune à envisager de plus en plus, conformément à la tradition, la messe comme une oblalion. Ce qui caractérise la célébration de l’eucharistie comme un sacrifice, ce qui en fait la valeur particulière aux yeux de saint Thomas, de Duns Scot et de Biel, c’est l’oblation. A cette oblation eucharistique contribuent de nombreux agents divins angéliques et humains, mais de façon différente. Gerson le rappelle : Est una oblatio et plures offerunt. Offert Filius, offert Spiritus Sanctus, ofjerunt angeli, offerunt sacerdoles, offerunt fidèles assistentes. Tract., ix, in Magnificat.

Jésus demeure le grand prêtre de cette oblation. C’est la vérité traditionnelle reconnue de tous..Mais il n’offre point à l’autel comme il offrit à la cène et au Calvaire. Alors il s’offrait lui-même, seul, en une immolation sanglante rédemptrice. Aujourd’hui, il offre, mais il n’offre que par notre entremise.

La messe est essentiellement le sacrifice de l'Église, l’affaire de l’Eglise ». M. de la Taille, Esquisse, p. 22. « Seule, elle interpose une oblation nouvelle, bien que subordonnée à l’unique oblation du Christ, prêtre principal dont elle tire sa vertu. La messe est dès lors, en ce qu’elle apporte de nouveau, une démarche des hommes vers Dieu, mais non plus le propre et actuel mouvement du Christ vers son Père. » Ibid. Selon une doctrine traditionnelle, magistralement exposée déjà par saint Augustin, reprise bien des fois par des disciples comme Alcuin, Amalaire, Alger de Liège, systématisée par Pierre Lombard et saint Thomas, mise en un relief plus puissant encore par Scot et Biel, la messe apparaît de plus en plus nettement, à la veille de la Béforme, comme l’oblation faite par l'Église, sur l’ordre et dans la puissance du Christ de la victime

jadis immolée au Calvaire, offerte de nouveau sur l’autel en union avec tous les membres du corps mystique, en vue de commémorer en la représentant l’unique immolation réelle rédemptrice de la croix, pour nous en appliquer les fruits, nous rendre ainsi Dieu propice et nous unir à Lui.

Dans cette perspective, il n’est point question de rechercher comment le Christ devient victime à l’autel. C’est un problème inexistant, sans signification aucune pour l’esprit des théologiens antérieurs à la Réforme que celui-ci : « Étant donné que la messe est un sacrifice, et qu’il n’y a pas de vrai sacrifice sans une vraie victime, dire ce qui est fait au Christ dans la messe pour le mettre en état de victime. Problème qui n’apparaît nulle part avant le milieu du xvie siècle et pour cause : le Christ n'était pas à mettre en état de victime ; il y est à perpétuité de par son sacrifice unique, consommé par la gloire. » De la Taille, Esquisse, p. 18. La réalité du sacrifice eucharistique n’est nullement liée à la réalité d’une immolation du Christ à l’autel : il n’y a qu’une immolation effective, celle du Calvaire. La messe est un sacrifice, parce qu’elle est une oblalion ; elle est un sacrifice identique à celui du Calvaire, parce qu'à l’autel l'Église s’approprie la victime elle-même du Calvaire, pour l’offrir en représentant son immolation passée.

C’est aussi un problème inexistant pour nos théologiens que celui qui consisterait à concilier l’unité de l’oblation rédemptrice toute suffisante faite par le Christ au Calvaire, avec une multiplicité d’oblations qui répéteraient indéfiniment le geste oblateur du Calvaire par une intervention personnelle actuelle, immédiate du Sauveur, et. qui devraient, par le fait, avoir la valeur surabondante de la passion. La question pour eux ne se posait point ainsi. Ils enseignent unanimement, selon l’affirmation de l’Epître aux Hébreux, l’unité de l’oblation rédemptrice, en tant qu’elle est émanée jadis immédiatement de l'âme du Christ. Cette unique oblation en tant que telle n’est point renouvelée par le Sauveur à l’autel. Elle est renouvelée par l'Église son corps mystique. Par la multiplicité de ses oblations subordonnées à l’unique oblation du Christ, l'Église sur l’ordre et dans la puissance du Christ, prêtre éternel, s’approprie activement la victime du Calvaire pour l’offrir et s’appliquer les fruits surabondants de sa rédemption. La messe est essentiellement l’acte sacerdotal, dépendant, subordonné sans doute, mais effectif de l'Église, corps mystique du Christ.

Les théologiens du xiv 5 et xv° siècle, en mettant en un si puissant relief le caractère ecclésiastique du sacrifice eucharistique, ont été certes des disciples très fidèles de l’ancienne tradition, telle que nous la trouvons exposée chez Irénée et Augustin. Ont-ils fait droit cependant aux affirmations d’un Ambroise, d’un Paschase et d’un Ilintmar, dans lesquelles ces auteurs nous montrent le Christ s’ofîrant lui-même à la messe, continuant à présenter au ciel l’oblation de son humanité? On doit reconnaître que cet aspect de la vérité reste en dehors de leur vue directe. Mais leur doctrine ne l’exclut point. fin reproduisant, à l’occasion, la doctrine traditionnelle sur le Christ, prêtre éternel, et sur les prêtres humains, vicaires du Christ à l’autel, des auteurs, comme Biel, Altenstaig, reconnaissent équivalemment que le Christ « s’offre » à l’autel, en tant du moins qu’il offre par notre entremise, « notre oblation s’exerçant en vertu de la sienne, en vertu de cette unique oblation, émanée jadis du Christ, mais toujours opérante comme une cause universelle à l'égard de loules les oblations particulières et subordonnées, qui l'étendent dans le temps et dans l’espace, à l’universalité de l'Église ». De la Taille, op. cit., p. 19. Telle est bien, semble-t-il, le sens de la doctrine tradi

Uonnelle professée à la veille de la Réforme par 'la théologie de l'École sur la nature du sacrifice eucharistique.

Valeur de la messe.

C’est bien l’un des points

les plus vivants de la théologie de la messe au xv siècle que celui qui concerne l’appréciation de la valeur du sacrifice eucharistique : Altenstaig consacre a cette question tout un paragraphe important de son article ; il y résume la doctrine courante, telle qu’elle résulte des analyses de Scot, Quodl. xx, de Iirulefer, //]/ V ii, n sent., dist. XIII, q. iv, de Biel, Expos., lect. xxvi et de Pierre d’Ailly, In IVum seul., q. v, a. 1.

Cette doctrine fait une place à la fois au rite luimême posé, et aussi aux dispositions morales du célébrant dans 1 '.appréciation de cette valeur. Biel, auquel renvoie Altenstaig en disant : Gabriel doclissime in canone scripsit, analyse très clairement, lect. xxv, les sources de la valeur e.r opère operalo de la célébration de la messe : c’est l’institution du Christ lui-même, c’est particulièrement la sainteté de l'Église qui offre. Toute la théologie de l'époque est dominée par ce principe déjà posé par saint Thomas. « Dans les relations entre l’homme et Dieu, comme dans celles d’un homme à un autre, pour apprécier la valeur d’un geste libéral, il y a encore plus à tenir compte du sentiment de celui qui offre que du prix de ce qu’il offre. Et ainsi la valeur de notre geste, à nous, tout en empruntant de l’hostie à laquelle il se réfère un surcroît incomparable de valeur, ou pour mieux dire un coefficient incalculable, restera néanmoins fonction d’une quantité finie, qui est celle de la sainteté oblatrice. » Ces expressions d’un maître contemporain traduisent bien la doctrine reçue dans l'Église à la veille de la Réforme touchant la valeur de la messe. De la Taille, ibid., p. 23.

Dans cette doctrine qui fait sa place aux dispositions morales de ceux qui participent au sacrifice, l'Église tient les principes qui permettent à ses réformateurs, théologiens et mystiques, de critiquer les abus ou superstitions qui se glissent à cette époque dans l’appréciation populaire de la messe. Altenstaig rappelle dans son article, à la suite de Gerson, le caractère superstitieux d’une conception trop matérielle et intéressée de la messe : Superslitiosum est, frivolum, temerarium et vanuin, imo nocivum asserere, per auditionem missæ talia vel lalia bona lemporalia quemquam assecuturum.

Pour ruiner une telle doctrine si bien équilibrée, si vivante dans la théologie de l'École, aussi bien que dans les meilleures âmes, il faudra que la Réforme s’attaque aux principes traditionnels mêmes qui fondent l’appréciation catholique de la valeur de la messe. Il faudra nier d’une part l’institution de la messe comme sacrifice par le Christ, il faudra d’autre part nier la valeur du sentiment de l'Église universelle qui offre la messe. Luther en viendra bientôt à ces négations, mais ce n’est point dans la théologie de l'École qu’il en puisera les germes.

Si l’on veut trouver une préparation au mouvement de la Réforme contre la messe, il faut la chercher dans les tendances de ces sectes vaudoises qui, au cours du Moyen Age, attaquaient l’institution de la messe comme sacrifice par le Christ, rejetaientle sacerdoce chrétien, proclamaient la corruption de l'Église, lui niaient la sainteté indéfectible et ne reconnaissaient d’autre sacerdoce que celui des parfaits. Il faut la chercher aussi dans ces tendances immanentes dans certains milieux à la piété populaire, qui consistaient à matérialiser en quelque sorte la valeur de la messe. Ces tendances sans doute n’atteignent nullement l'Église ; elles n'émanaient pas de sa doctrine et de ses directives pratiques, sa théologie les réprouvait, les meilleurs de ses membres les attaquaient. Il n’en

reste pas moins vrai qu’elles pouvaient devenir et elles vont rapidement devenir pour les réformateurs l’occasion d’une réaction excessive.

Sous prétexte de condamner des superstitions comme celles qui ont été plus haut signalées, de rejeter des dévotions qui pouvaient facilement prêter à des abus, comme la missa sicca décrite et approuvée par Durand de Mende et présentée comme légitime par Altenstaig, les réformateurs vont s’insurger contre l’appréciation catholique de la messe. Ils ne pourront la rejeter qu’en brisant avec une pratique, une liturgie traditionnelle, avec une interprétation quinze fois séculaire de la parole du Christ : Hoc facile in meam commemorationem. C'était dans la logique de leur système qui allait à rejeter la valeur de l'Église comme interprète de l'Écriture. Luther le proclame lui-même. Pour prouver que le prêtre à l’autel n’accomplit point une œuvre bonne, n’offre point un sacrifice, mais propose un testament et présente un signe, il en appelle à l’Ecriture contre la tradition. « Voilà le témoignage clair de l'Écriture. Contre lui, rien ne peut prévaloir, ni le canon, ni les autorités des Pères. La parole même d’un ange y contredirait en vain. » De captivitate babylonica, édit. de Weimar, t. vi, p. 524. Recueillons enfin sur les lèvres du réformateur le témoignage de sa rupture consciente avec la tradition. Il nous dira, ce témoignage, ce que Luther lisait lui-même dans la conscience vivante de l'Église, à savoir : la croyance commune à la réalité et à la valeur du sacrifice de la messe : Tcrtia captivilas ejusdem sacramenti est longe impiissimus abusus quo factum est, ut fere nihil hodie in Ecclesia receplius et magis persuasum quam missam esse opus bonum et sacrificium. Ibid., p. 512.

I. Sources.

Les principaux textes concernant la théologie de ! a messe dans l'Église latine ont été indiqués au cours de cet article. D’ailleurs la bibliographie des sources de cette théologie est, pour une bonne part, identique à celle qui concerne le sacrement de l’eucharistie ; voir l’art. Eucharistie, col. 1182 etll83 ; col. 1232 et 1233 ; col 12341302 passim : col. 1302-1326 passim.

II : Travaux. — On consultera les travaux cités a l’art. Eucharistie. Il nous suffit de signaler ici les travaux relativement récents qui apportent une contribution à l'étude de la théologie de la messe du iv* au xvr siècle.

Ouvrages catholiques.

J. Bach, Die Dogmengeschichie des Miltelallcrs vam christologischen Slandpuncle,

Vienne, t. i, 1874, t. v, 1875 ; J. Scliwane, Dogmengeschichte der miittercn Zeit, 1882 ; A. Vacant, La conception du sacrifice de la messe dans la tradition de l'Église latine, dans L’Université catholique, juin, juillet et août 1894, t. xvi, cité ici d’après le tiré à nart ; P. Schanz, Die Lehrevon den heiligen Sacramentel ! der katholischen Kircbe, Fribourgen-B., 1893 ; Fr. Ser. Renz, Die Geschichte des Mcssopferbegri/Js oder der aile Glaube und die neuen Theorien iiber das Wesen des unbluiigen Opters, 2 vol., Dillingen et Freising, 1902 ;. Franz, Oie Messe imdeulsclwn Mittetalter, 1902 ; J.Turmel, Histoire de la théologie positive, Paris, 1904 ; P. Batiftol, L’eucharistie, la présence réelle et la transsubstantiation, Ie édit., 1905, 7e édit, 1920 ; c’est à cette dernière, sauf contre indication, que se rapportant les références ; du même, Leçons sur la Messe, Ie édit., 1918, 8e édit., 1922 ; K. Adam, Die Eucharislielehre des heiligen Augustin, dans les Forschungen 211r christtichen Litcratur und Dogmengeschichle, t. xiv ; J. 'fixeront, Histoire des dogmes, Paris, 1909-1912, 3 vol. ; J. Lebreton, art. Eucharistie diiDiction. apologét. ; Adrien Fortescue, La messe : Étude sur la liturgie romaine, traduit par A. Boudinhon, Paris, 1920 ; M. de la Taille, Myslerium fidei : De augustissimo corporis et sanguinis Christi sacrificio alque sacramento elucidationcs 50 in 3 libros dislmcta ; Paris, 1921 ; du même, Esquisse du mystère de la foi, suivie de quelques éclaircissements, Paris, 1924 ; M. Andrieu, Immixtio et consecratio, Paris, 1924 ; J. Geiselmann, Die Eucharistielehre der Vorscholaslik, dans les Forschungen 7ur chrisilichen Literatur und Dogmengeschichle, t. xv, Paderborn, 1926 ; M. Lepin, L’idée du sacrifice de la messe d’après les théologiens depuis l’origine L035

    1. MESSE ET RÉFORMATEURS##


MESSE ET RÉFORMATEURS, LUTHER

lusi ;

jusqu’à nos iours, 1926, Paris ; on trouvera dans ce magistral ouvrage non seulement une anthologie des morceaux les plus importants de la littérature patristique et théologique concernant le sacrifice de la messe, non seulement une analyse aussi complète que possible de la pensée des Pères et des théologiens dans son développement touchant l’idée de ce sacrifice, mais une synthèse qui) fondée sur cette analyse, contribue encore, même après le chef-d’œuvre du Père de la I aille, a mieux faire comprendre la messe, et a mieux saisir parmi les opinions théologiques contemporaines celle qui est en continuité plus profonde avec la tradition ancienne.

Ouvrages non catholiques.

 C. G. Gore, Dissertations

on subiects connected witli the Incarnation, 3 a édit., 1907 ; du même, The Bodu of Christ, 3e édit., Londres, 1903 ; F. Loofs, Leitfaden zum Studium der Dogmengeschichle, 4e édit., Halle, 1906 ; du même, art. Abendtnahl, dans Prolest. Realeneiieloiiàdic, t. i ; A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 4e édit., Fribourg, 1910 ; R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichle, 3e édit., Leipzig, 1913 ; F. Kattenbusch, ait. Messe, dans Protest. Realencgelopàdie, t. xit ; R. Lawson, L’eucharistie dans saint Augustin, dans Reime d’histoire et de littérature religieuses, nouv. sér., t. VI, 1920, p. 99 sq., 472 sq. ; F. Wiegang, Dogmengeschichte des Mitlelalters und der Neazeit, Leipzig, 1919 ; G. Wetter, AUchristliche Liturgien : I. Das christliche Mysterium, Gœttingue, 1921 ; IL Das christliche Opfer, 1922 ; H. Lietzmann, Messe und Herrenmahl. Eine Studic zur Geschichlc der Liturgie, Ronri, 1926.

A. Gaudel.


IV. LA MESSE DURANT LA PÉRIODE DE LA RÉFORME ET DU CONCILE DE TRENTE. —

Jusqu’ici la doctrine catholique du sacrifice de la messe n’a pas rencontré sur son chemin de sérieuses oppositions. D’où il suit qu’autant elle s’installe paisiblement dans la spéculation des écoles, autant elle tient peu de place dans les actes ecclésiastiques officiels, le magistère ordinaire suffisant à maintenir et à propager une croyance que personne encore ne contestait. Avec la Réforme, au contraire, allait surgir l’opposition la plus directe et la plus violente : ce qui fournirait à l’Église l’occasion de dresser en face de ses contradicteurs la définition solennelle de sa foi. —
I. Négations de la Réforme.
II. Réaction de la théologie catholique (col. 1099).
III. Définitions du concile de Trente (col. 1112).

I. Négations de là Réforme.

De graves dissentiments éclatèrent, dès la première heure, entre les réformateurs sur le sens et la valeur de l’eucharistie. Mais tous, luthériens ou sacramentaires, furent d’accord pour refuser à la messe le caractère sacrificiel que la chrétienté lui avait toujours reconnu. Voir M. Lepin, L’idée du sacrifice de la messe d’après les théologiens, p. 241-252 ; Fr.-S. Renz, Die Geschichte des Messopfer-Beyrifls, t. ii, p. 1-35.

I. ÉGLISES luthériennes.

Il était réservé à la Réforme allemande tout à la fois de déchaîner la guerre contre l’Église catholique et d’organiser les communautés acquises au nouvel Évangile. Si la première tâche autorisait le radicalisme doctrinal le plus complet, la seconde appelait quelques ménagements à l’égard des usages reçus. La position théorique et pratique des Églises luthériennes sur la messe se ressent de cette double inspiration.

Doctrine de Luther.

Tous ses principes et toutes ses passions de réformateur s’accordaient chez Luther à lui faire rejeter la doctrine traditionnelle de la messe. Voir Luther, t. ix, col. 1305-1306. Aussi ce point est-il un de ceux sur lesquels il devait particulièrement s’acharner. La raison en est qu’il avait le sentiment de s’attaquer par là, non pas à un détail seulement, mais à la pierre angulaire de la citadelle catholique. Triumphata missa puto nos totum papam triumphare, alfirmait-il dans son écrit Contra Henricum regem Angliæ (1522), édit. de Weimar (désignée dans la suite sous le sigle V.), t. x b, p. 220. L’importance de l’enjeu explique aisément la violence de l’assaut.

1. Débuts de la Réforme. Prêtre et moine, Lu Hier avait, non seulement étudié, niais vécu la doctrine de l’Église sur le sacrifice de la messe. Aussi a-t-on pu en relever de multiples échos dans les écrils de sa période catholique. J, Kostlin. I.utlwrs Théologie, 3e édit., Stuttgart, 1901, 1. 1, p. 96-98.

Un trait cependant semble déjà suggérer la direction de ses tendances futures. Luther n’admet pas que la communion eucharistique soit séparée de la parole de Dieu. Dict. sup. Psalt. (1513-1510), ps. ex, W., t. iv, p. 236 : Simul enim sacramentum et Evangelium est sumendum. D’où il concluait, Decem prxcepta… prsedicata populo (1518), W., t. i, p. 441-445 : Ideo non licet missam perficere sine evangelio, privatam privalo, publicam publico. Voir de même son explication du Pater en allemand (1519), W., t. ii, p. 112. Mais ceci ne signifie pas qu’il élève encore de doute sur la réalité du sacrifice de la messe. Kostlin, op. cit., p. 146.

Il n’y a pas lieu d’insister sur le fait que Luther donne parfois à la messe le nom de sacrificium laudis. Voir, par exemple. Dict. sup. Ps., xlix, 1 et 14, W., t. iii, p. 280, 282-283. Car cet aspect très réel n’empêche pas qu’elle en présente aussi d’autres et le réformateur admet, aux mêmes endroits, que la messe agit ex opère operato, encore qu’il incite à y ajouter le sacrifice personnel.

Dans un sermon en langue allemande sur le SaintSacrement, imprimé en 1520, W., t. vi, p. 78-83, Luther gardait encore le silence sur la question de sa valeur sacrificielle. Kostlin, op. cit., p. 203-264. Mais il n’allait pas tarder à marquer son opposition à cet article de la foi catholique.

Sa conviction était déjà faite dans son célèbre sermon sur les bonnes œuvres (1520), W., t. vi, p. 231, où il l’esquisse en quelques mots et annonce pour plus tard un plus long développement. Ce fut l’objet d’un sermon spécial « sur le Nouveau Testament, c’est-àdire sur la sainte messe », qui parut la même année. lbid., p. 353-378. L’auteur y soutient l’idée que de concevoir la messe comme un sacrifice est « le pire des abus », p. 365, qu’elle n’est pas autre chose qu’un testament, c’est-à-dire un bienfait reçu de Dieu, et non pas une offrande faite— à Dieu. Il n’y a là de sacrifice que dans les prières d’action de grâces que nous adressons à Dieu en reconnaissance des biens reçus de lui. Et Luther de se référer à l’époque primitive où les fidèles portaient à l’église des dons en nature, que le prêtre bénissait et sur. lesquels il prononçait une oraison eucharistique. De cet usage il voit une survivance dans le rite de l’offertoire : mais, à partir de là, rien dans la messe n’atteste qu’elle soit un sacrifice.

La même doctrine se fait jour dans le De captivilate babylonica (1520), où il mentionne comme « troisième captivité » du Saint-Sacrement le fait qu’il soit conçu comme une bonne œuvre et un sacrifice. Ibid., p. 512. D’après lui. il ressort de l’Écriture que la messe est d’abord et avant tout un testament, c’est-à-dire promissio remissionis peccatorum a Deo nobis farta, et talis promissio quæ per mortem Filii Dei firmala sil, p. 513, promesse qui s’accompagne d’un signe sensible, savoir le sacrement du pain et du viii, p. 518, mais qui ne saurait avoir d’autre but ni d’autre elïet que d’exciter en nous la foi qui justifie. P. 517-520. C’est donc une prétention impie que de vouloir en faire une bonne œuvre applicable aux autres, p. 521 : ce caractère peut tout au plus convenir aux prières dont la messe est l’occasion. P. 522. F.lle n’est pas davantage un sacrifice : le Christ n’a pas célébré un acte rituel, mais un repas ; tout ce qui s’est ajouté depuis à cette simplicité de la première cène n’est qu’un cérémonial sans valeur. La même conclusion résulte des prémisses antérieurement établies sur l’essence de la messe : Répugnât missam esse sacrificium, cum illam reci