Dictionnaire de théologie catholique/MESSE I. La messe d'après la sainte Ecriture 1. Etat de la question

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 10.1 : MARONITE - MESSEp. 405-410).

MESSE. — Comme nous l’avons annoncé à l’art. Eucharistie, nous revenons ici sur le sacrement d’eucharistie considéré comme le sacrifice des chrétiens. Des renvois fréquents au premier article sont inévitables, comme aussi diverses retouches, qui n’ont été faites qu’à bon escient. — On étudiera successivement le sacrifice de la messe :
I. Dans l’Écriture.
II. Dans la tradition anténicéenne.
III. Dans l’Église latine du ive siècle jusqu’à l’époque de la Réforme.
IV. A l’époque de la Réforme et du concile de Trente.
V. Dans la théologie latine à partir de la Réforme.
VI. Dans la tradition et la théologie grecque.
VII. Dans les liturgies.


I. LA MESSE D’APRÈS LA SAINTE ÉCRITURE.

— A l’article Malachie, t. ix, col. 1751 sq., est étudiée la promesse de Yoblalion pure en laquelle, dès la plus haute antiquité, nombre de penseurs chrétiens ont reconnu le sacrifice de l’eucharistie. Seuls, ici, seront examinés les témoignages du Nouveau Testament. Sur l’authenticité ou la critique des textes, sur l’accord et l’origine des récits de la cène, sur le don fait par le Christ aux Apôtres de son corps et de son sang, on consultera l’article Eucharistie d’après la SAINTE Écriture, t. v, col. 989 sq..


I. État de la question.
II. Le repas d’adieu du Christ apparaît-il comme un sacrifice (col. 804) ?
III. La cène chrétienne fut-elle tenue pour un sacrifice (col. 825) ?
IV. Comment se célébrait la cène à l’âge apostolique (col. 848/ ?

I. État de la question.

1° Histoire du problème. —

Dès le xvie siècle, les attaques très vives des réformateurs contre la messe firent étudier de près les témoignages de la Bible sur le sacrifice eucharistique. Voir Messe d’après le Concile de Trente.

Au nom de l’Écriture, Luther dénia le caractère d’oblation proprement dite et à la cène et à l’acte liturgique par lequel l’Église entend la commémorer. Il invoqua « les paroles et l’exemple du Christ ». Qu’a dit Jésus ? Il a déclaré qu’il laissait un testament et il a promis le pardon des péchés par sa mort. Qu’a-t-il fait ? Il n’était pas debout comme le prêtre à l’autel, mais assis à une table. A la cène, il n’a donc pas. au cours d’un sacrifice, offert à Dieu une oblation ; il a pendant un repas donné un aliment aux hommes. L’Épître aux Hébreux affirme que la seule immolation des temps nouveaux est celle de la croix, que cette unique offrande a pour jamais conduit à la perfection ceux qu’elle a sanctifiés. En dehors de cette immolation, il ne peut y avoir pour les chrétiens que des oblations spirituelles, par exemple celle de leur corps en hostie vivante, sainte et agréable à Dieu. Tous ont le droit de l’offrir et deviennent ainsi des prêtres. Tel est l’unique sacrifice que l’on trouve à la messe : on y présente à Dieu des prières, on y fait mémoire du récit de la passion, on y apporte des dons qui sont sanctifiés puis distribués aux pauvres. Luther, De captivilate babylonica, édit. de Weimar, t. vi, p. 523 ; De abroganda missa privata, t. viii, p. 439.

C’est aussi au nom des saintes Écritures que Calvin condamna non moins énergiquement la doctrine catholique. D’après la Bible, il n’y a qu’un sacrifice des temps nouveaux, c’est l’immolation sanglante de la croix. La cène le rappelle et le met sous nos yeux : nous annonçons la mort du Seigneur. Mais, puisque le sacrifice expiatoire s’opéra au Calvaire, la cérémonie chrétienne ne nous convie pas à un autel où s’offre une victime ; elle nous invile à une table où en un banquet nous recevons le fruit de la passion. A ce titre sans doute la cène est une faveur de Dieu qu’il faut accepter avec reconnaissance. Mais autant recevoir se distingue de donner, autant ce sacrement diffère-t-il d’un sacrifice. On ne peut lui accorder ce dernier nom qu’au sens large, si on appelle ainsi tout don qui est offert par nous à Dieu. Puisque nous y commémorons la mort de Jésus-Christ, nous rendons grâces pour ce bienfait. Ainsi par la cène nous offrons des prières, comme le prédisait Malachie, et nous présentons le sacrifice de louange dont parle l’Épître aux Hébreux, xiii, 15. C’est ce que fait tout chrétien, aussi est-il investi de ce sacerdoce royal que lui reconnaît la I Petr., ii, 9. Institution chrétienne, t. IV, c. xvin. Corpus reformatorum, t. xxx, col. 1055 sq. Voir mêmes affirmations dans Zwingle, Commentarium de vera et falsa religione, édit. Schuler et Schultheiss, t. iii, p. 240 sq.

De nos jours encore, on découvre, soit en tout, soit en partie, cet enseignement et ces objections dans beaucoup d’œuvres protestantes : catéchismes, formules de foi, serinons, ouvrages de controverse et traités de théologie ou études d’histoire.

Mais, au XVIe siècle déjà, l’Épître aux Hébreux entraîna les sociniens beaucoup plus loin que Luther. Us crurent y découvrir que Jésus ne fut pas prêtre sur la terre, viii, 4. Il le serait devenu seulement lorsque le Père lui dit : « Tu es mon Fils, je t’ai engen79^

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dré aujourd’hui. « v. 5. Or ces mots ont été adressés à Jésus le jour de sa résurrection, s’il faut en croire Ait., xiii, 33. Ainsi c’est au ciel seulement que le Christ est prêtre. Il ne s’est donc immolé comme victime ni à la cène, ni au calvaire, ni au cénacle Cf. Franzelin, Tractatus de Ycrbo incarnato. Home. 1881.

Ces thèses n’ont pas été totalement abandonnées. .Même dans les cinquante dernières années on retrouve des conceptions quelque peu semblables chez certains docteurs anglais. La vertu expiatoire de la mort du Christ est niée ou diminuée. Le sacrifice sanglant du Calvaire n’a fait que préparer celui du ciel, seul sacrifice proprement dit et complet. C’est par sa relation avec ce dernier que la cène chrétienne aurait le caractère d’une offrande rituelle ou d’un sacrifice. Sur ce sentiment que chaque auteur (Brightman, Milligan, Puller, peut-être Mason et Gore) expose avec des nuances propres et parfois assez subtiles, voir Morthner, The eucharistie sacrifice, p. 82 sq. ; 515 sq. ; Paterson, art. sacrifice, dans Dictionary of the Bible de Hastings, t. iv, p. 347 sq. ; Stone, A history of the doctrine of the holy Eucharisl, t. ii, Londres, 1909, p. 581 sq., 646 sq. ; Lamiroy, De essentia ss. missæ sacrificii, Louvain, 1919, p. 16 et 17, n. 2.

On le sait, au cours du dernier demi-siècle la critique indépendante s’est écartée davantage encore de la doctrine catholique sur la cène et sur la messe. Déjà en ce Dictionnaire, on a présenté les principales hypothèses émises entre 1891 et 1913 sur les origines de l’eucharistie. Art. Eucharistie, t. v, col. 1024-1031. Il suffit d’exposer brièvement ici les thèses proposées depuis cette date.

Les affirmations d’A. Loisy déjà relatées ont été complétées en deux ouvrages nouveaux, Les mystères païens et le mystère chrétien, Paris, 1919, et Essai historique sur le sacrifice, Paris, 1920. L’auteur applique à l’eucharistie sa théorie générale sur les origines du christianisme : Le message de Jésus est devenu un mystère. Il n’y a pas eu transposition d’une idée païenne à côté du judaïsme et de l’Évangile, si bien que le christianisme serait un agrégat de parties disparates ; il y a eu pénétration de l’élément primitif par un esprit nouveau. Peu à peu, par une action collective et inconsciente, mais sur laquelle certains docteurs. Paul, l’auteur du quatrième évangile, Apollos et des inconnus exercèrent une influence profonde, le judaïsme évangélique des origines fut conçu, transformé, présenté à la manière d’une religion à mystères. Par une doctrine et des initiations, par la vie et la mort d’un Dieu sauveur, par la communion à lui en des rites mystérieux, l’Évangile prétendit offrir aux hommes une économie de rédemption universelle, et une bienheureuse immortalité.

Le cas de l’eucharistie et du sacrifice n’est qu’un des phénomènes de l’opération générale. « Les premiers chrétiens n’ont pas institué la cène pour imiter un mystère quelconque, mais ils ont bientôt et de plus en plus compris la cène à la façon des rites païens de communion mystique » à un personnage divin et sauveur. La première communauté se réunissait en un’repas fraternel, animé par le souvenir du.Maître et par l’espérance de son prochain retour ». « Bientôt l’on trouva, et Paul pensa voir que par le pain rompu représentant mystiquement le Christ supplicié sur la croix et par le vin de la coupe représentant de même le sang de Jésus », le fidèle s’unit mystiquement au Christ qui est mort pour son salut et dont la résurrection est le gage de l’immortalité promise à ceux qui croient en lui. Ainsi le christianisme eut aussi son repas sacré, son festin de sacrifice, directement coordonné à l’immolation du Calvaire qui était comme renouvelée dans le symbole eucharistique… ». — « Le

cœur d’Osiris était dans tous les sacrifices. Le Christ meurt dans toutes les synaxes où l’on fait la commémoration de sa mort… » Il n’y a pas qu’ « un enseignement par images et en gestes rituels, mais comme une communion réelle au Christ esprit, au Christ immortel. On n’allait pas plus loin chez Dionysos ni chez Mitiira, si toutefois on allait jusque-là… Toutes les spéculations théologiques sur le mystère de l’eucharistie et le sacrifice de la messe ont leur point de départ dans les théories de Paul et du quatrième évangile. »

Peterson YVelter rattache aussi la cène chrétienne aux mystères, mais il croit pouvoir le faire surtout en s’aidant du témoignage des liturgies, et à ce prototype d’origine païenne il associe un antécédent juif, l’offrande des prémices. Altchristliche Liturgien : I. Das christliche Mysterium ; IL Das christliche Opfer, Gcettingue, 1921 et 1922.

A l’origine, comme le racontent les Actes, les premiers chrétiens se réunissaient pour prendre un repas en commun. Un ou plusieurs donateurs, puis la collectivité des fidèles apportaient les vivres à consommer. Par souci de bon ordre, de dévotion et de charité, on fit de ces contributions volontaires des cérémonies rituelles. Les offrandes furent apportées processionnellement, soumises à des actes de bénédiction. On les accompagna d’un mémento du donateur et d’autres personnes, de prières et d’intercessions de toute espèce. Ainsi se constitua le sacrifice chrétien d’origine judaïque.

Parallèlement s’infiltrèrent dans les assemblées chrétiennes la notion et les rites des mystères païens. Réunis pour célébrer le souvenir de la mort et de la résurrection de Jésus considéré comme un Dieu sauveur, les chrétiens crurent le voir apparaître au milieu des siens. Entouré des armées célestes, il visitait, ses fidèles. Saisis d’un enthousiame sacré, enrichis de charismes prophétiques, les assistants saluaient cette épiphanie de leurs louanges et de leurs actions de grâces. Anges et séraphins unissaient leurs hymnes aux acclamations de la foule. Le ciel et la terre commémoraient (anamnèse), ils célébraient avec allégresse et gratitude le personnage divin qui s’était fait homme, qui avait souffert, était descendu’aux enfers, puis ressuscité pour vaincre la mort et le démon. Ainsi les assistants étaient sanctifiés. Dans la suite, ces deux rites, mystère et sacrifice des offrandes, se compénétrèrent.

Au début, l’épiphanie et la parousie du Seigneur s’accomplissaient par l’opération du Saint-Esprit. Les paroles de la consécration ou bien n’étaient pas prononcées ou ne l’étaient que pour rappeler davantage la cène et la passion du Seigneur. Puis on fut tenté de rendre plus concret le mystère. On lia l’épiphanie du Seigneur au pain et au viii, on attribua aux paroles de la cène la vertu de transformer les éléments matériels en corps et en sang du Christ. Le pain et le vin attirèrent alors toute l’attention. L’ancienne offrande des prémices tendit à disparaître. Si elle ne fut pas supprimée, du moins on se contenta d’apporter le pain et le vin pour le mystère. En certains endroits, l’offrande antique fut détachée du repas eucharistique, devint un repas de charité distinct et sans connexion avec le mystère. Quant aux prières prononcées à l’origine pendant l’offrande des dons, un bon nombre d’entre elles furent conservées, mais prirent un sens nouveau ; elles devinrent partie intégrante de la célébration du mystère. C’est ainsi que prit naissance la messe. Non sans complaisance, Will, Le culte, Strasbourg, 1925, t. i, expose et adopte un bon nombre de ces conceptions.

("est encore les antiques liturgies que consulte de préférence Lietzmann pour retrouver l’origine de l’eucharistie. Messe und Ilcrrenmuhl, Bonn, 1926. Celles qui sont en usage au ive siècle et plus tard lui parais7 !) !)

MESSE DANS L'ÉCRITU RE, ET AT DE LA QUESTION

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sent dériver de deux antiques traditions, l’une représentée par l’anaphorc d’Hippolyte, l’autre par celle de Sérapion.

La première dérive d’une conception de l’eucharistie qui apparaît vers l’an 50 dans les lettres de saint Paul. La cène est rattachée au dernier repas de Jésus avec ses disciples, lequel n’eut rien d’un festin pascal. Elle est un mémorial de la mort du Christ. Au cours de la nuit qui précéda la passion, dans le pain que Jésus rompit au début du repas, dans le vin qu’il bénit à la fin, il montra comme un symbole de son corps qui devait être brisé par la mort et de son sang qui allait bientôt être répandu ; en même temps il signifia qu’en qualité de victime il allait mourir pour son peuple, et ainsi sceller la nouvelle alliance annoncée par les prophètes. Par l’imitation de cette cène, la communauté chrétienne commémora cette prophétie et son accomplissement, ainsi que' la résurrection du Seigneur et son avènement futur. Cette conception de Paul n’est pas primitive. Il avait reçu de l’antique tradition le récit primitif de la cène, tel qu’on le lit chez Marc. Mais, il le déclare lui-même : c’est à cause d’une révélation du Seigneur, c’est en extase que lui avait été découverte cette signification nouvelle.

Plus antique est la notion de la cène dont dérive l’anaphore de Sérapion. Elle est attestée par les Actes des Apôtres et par la Didachè. On la retrouve aussi dans certains écrits apocryphes d’après lesquels l’eucharistie ou bien s’opère par la seule fraction du pain ou bien se célèbre, non avec du viii, mais avec de l’eau (Actes de Pierre, de Jean, de Thomas, etc.).

En cette cène primitive, il n'était pas fait allusion à la mort du Christ ni à l’institution par lui de l’eucharistie. Croyant que le Christ était vivant, les premières communautés chrétiennes se réunissaient pour se mettre au cours d’un repas en communion avec lui, de même que les disciples mangeaient avec Jésus historique avant sa mort. Un membre de l’assemblée bénissait le. pain, le rompait, le distribuait. Les mets étaient simples. On buvait d’ordinaire de l’eau, rarement du vin. A la fin, une coupe de bénédiction pouvait circuler entre les convives. Tel était le repas du vivant du maître. Et, maintenant encore, on estimait que Jésus était présent au milieu des siens en esprit. Il l’avait promis : si deux ou trois disciples étaient réunis en son nom, lui-même se trouvait avec eux. Tout naturellement, le petit groupe fidèle se prenait à croire que bientôt, comme le Fils de l’homme de Daniel, le Christ reviendrait sur les nuées du ciel pour rétablir sur terre le royaume messianique. Aussi prenaiton part à ce repas avec allégresse : Le président de table prononçait le Maranatha, « Venez Seigneur Jésus », et les assistants répondaient par les acclamations de Y Hosanna.

Puis se glissèrent des idées nouvelles. Jésus avait dit que, pour offrir un sacrifice au temple, on devait avoir un cœur libre de toute haine. On exigea cette condition pour le repas de communauté. Ainsi, hors de Jérusalem, on fut entraîné à le concevoir comme un sacrifice. Cette idée admise, nombre de corollaires suivirent. A la cène fut attribuée une efficacité pareille à celle des sacrifices de l’ancienne Loi, une vertu expiatoire. Les mots furent tenus pour sacrés : en eux habitait le nom, la force du Seigneur et par la communion elle passait dans celui qui s’en approchait saintement : il recevait dans l’eucharistie, la vie éternelle.

Faut-il mentionner une explication toute différente des paroles de la cène, récemment proposée par Eister : Das letzle Abendmahl, dans Zeitschrijt fur die N. T. Wissenschaft, 1925, p. 161, 162 et 1926, p. 5-37? Le rituel juif de la Pàque aujourd’hui en usage ordonne de déposer, le soir de la fête, dans la célébration du repas liturgique, trois pains azymes : Kohen, Lévi,

Israël. Ils représentent le peuple de Dieu. Or, celui du milieu, Lévi, est rompu en deux morceaux. Le plus gros est appelé aphikomenon. On le met de côté et il réapparaît a la fin du repas. Eister estime que Vaphikomenon, c’est le pain à venir, le Messie fils de Lévi, d’abord caché, et qui ensuite se manifeste. Voilà ce que Jésus aurait béni à la cône en disant : « Ceci, Vaphikomenon, est mon corps. Je suis le Messie. » Il n’est peutêtre pas inutile de montrer à quelles extravagantes fantaisies aboutissent aujourd’hui même les savants qui cherchent hors des chemins battus les origines de la cène.

C’est sur un sol plus ferme que Vôlker appuie sa construction. Mysterium nnd Ayape, Gotha, 1927. Au cours de la dernière cène, repas d’adieu et festin pascal pris avec les Douze, Jésus sachant que sa fin était proche leur prédit par la distribution du pain et du vin qu’il subirait une mort violente. Elle est présentée par lui comme une condition requise pour que puissent se réaliser les espérances d’Israël. Ainsi s’estil soumis à sa passion pour ceux qui voyaient en lui le Messie. Jusqu'à son retour ils doivent demeurer unis entre eux, et c’est pour que cette unité se maintienne que Jésus leur enjoint de réitérer la cène, comme un repas de communion religieuse et fraternelle. Pour obéir à cet ordre, les premiers chrétiens célébrèrent la fraction du pain. Mais, quand ils se séparèrent des Juifs, ils furent amenés à découvrir dans l’eucharistie le symbole d’une alliance nouvelle : Le vin de la coupe représenta le sang du Christ dans lequel aurait été scellé entre Dieu et le peuple choisi qui remplaçait Israël un pacte substitué à celui du Sinaï. Ainsi prit-on l’habitude de faire de la cène un équivalent des sacrifices de l’Ancien Testament : sans être un banquet funèbre ni une agape, elle unit alors les premiers fidèles entre eux et avec le Christ glorifié : de même autrefois l’antique repas sacrificiel faisait entrer les Israélites en rapport avec Jahvé et formait d’eux une famille religieuse.

Survint Paul. Il essaya de faire disparaître tous les obstacles qui empêchaient paganoet judéo-chrétiens de s’asseoir à la même table. D’autre part, apôtre des Gentils, il dut combattre les sacrifices offerts aux idoles et montrer dans la cène chrétienne ce que les païens cherchaient en vain dans les rites idolâtriques. Il fut donc amené à concevoir la cène à la manière d’un sacrement : par la communion au pain et au vin les fidèles croient recevoir une nourriture et un breuvage spirituels, c’est-à-dire des forces qui font vivre selon l’esprit. Et parce que tous les chrétiens participent à un même pain, à une seule coupe, la cène les rapproche tous sans distinction de race ni d’origine en un seul corps, celui du Christ glorifié. Les communiants entrent en communion avec lui, comme les juifs participent à l’autel et les païens aux idoles, c’est-à-dire aux démons.

Le quatrième évangile présenta, lui aussi, dans la réception du pain et du vin de la cène, le rite religieux par lequel les chrétiens communient entre eux et avec le Christ. Les conceptions primitives et dérivées du judaïsme passèrent à l’arrière plan. Ce que les religions à mystères prétendaient assurer à leurs fidèles, l’union intime à la divinité et la vie éternelle, voilà ce qui fut au premier plan : Celui qui mange la chair du Christ vit en lui et il ne mourra pas. La cène devint le mystère des communautés chrétiennes, elle fut donc tenue pour l’acte suprême du culte divin.

A l'âge postapostolique, peu de changements dans le rite. Certaines sectes substituèrent au pain de l’eau, mais aucune ne se contenta de la fraction, du sacrement du pain. Quant aux croyances, elles continuèrent l'évolution attestée déjà par le quatrième évangile. L’idée juive de l’alliance tendit à disparaître. On

demanda de plus en plus a l’eucharistie ce que les paie s ' cherchaient dans les religions à mystères : la rédemption du péché, la délivrance de ses châtiments, la victoire sur les puissances malfaisantes, l’union mutuelle des participants, la vie des convives avec le Dieu sauveur présent au repas. Au pain et au vin furent attribués ces effets, non parce qu’une transsubstantiation aurait fait d’eux le corps et le sang du Christ, mais parce qu’ils sont les véhicules des vertus divines et des dons célestes. L’agape n’apparaît pas encore. On la découvre seulement à l'époque de Tertullien, de Clément d’Alexandrie, de la Tradition apostolique et des Canons de saint Hippolyte. Des abus survinrent, aussi disparut-elle bientôt ou ne fut-elle maintenue qu’aux banquets funèbres (Constitutions Hippolylines) ou aux repas offerts à des pauvres (Didascalie et Constitutions apostoliques).

Faire connaître ces hypothèses les plus récentes, n’est pas seulement nécessaire pour que le problème du sacrifice de la messe d’après l'Écriture et les premiers chrétiens puisse être posé comme il doit l'être aujourd’hui. Il suffit à un historien des origines auquel sont familiers les textes du Nouveau Testament, des Pères ou des liturgies primitives de confronter leurs dépositions avec ces essais, pour qu’aussitôt ; e découvre tout ce que ces constructions éphémères ont de discutable et de fragile, ce que certaines d’entre elles offrent d’audacieux et d’extravagant.

Le catholique relève non sans une véritable satisfaction dans les moins fantaisistes de ces systèmes, ceux d’un Lietzmann ou d’un Vœlker par exemple, et même dans ceux d’un Loisy ou d’un Wetter, de nombreuses affirmations qui se rapprochent des doctrines traditionnelles. Il le constate : ce n’est plus aux doctrines du Moyen Age, aux Pères de la grande époque ou à saint Cyprien qu’on fait remonter la transformation de la cène en un sacrifice : dans le quatrième évangile et dans saint Paul, c’est-à-dire au ie siècle et jusque vers l’an 50, on veut bien reconnaître une partie considérable des affirmations que les catholiques n’ont cessé d’y découvrir. On condamne donc avec eux des thèses qu’ils n’ont cessé de réfuter.

Sans doute, on estime que ces antiques témoins ont ajouté à la pensée de Jésus et ont fait du repas d’adieu un sacrifice, un sacrement, un mystère. Mais l’historien qui lit ces affirmations sait qu’on ne peut les appuyer sur aucun document de l'époque. Il s’en aperçoit : elles supposent la mutilation arbitraire de certains textes ou encore l’oubli d’une partie de leur contenu ; elles découlent de l’importance excessive accordée sans raison suffisante à un document aux dépens des autres, parfois même à des témoignages moins anciens, peu clairs et très suspects, par exemple à des apocryphes du iie siècle préférés aux Synoptiques et à saint Paul. Ou bien encore on croit pouvoir expliquer les institutions chrétiennes primitives soit par des liturgies de beaucoup postérieures, soit par des rites que les premiers fidèles avaient en abomination, les mystères païens, mais on est obligé d’ajouter que le rite chrétien n’en est pas un décalque, qu’il conserve une originalité singulière et s’est assimilé ce qu’il a emprunté. Bref, non seulement le catholique, mais tout savant sérieux, qui sait d’après quelles méthodes rigoureuses sont explorés les autres domaines de l’histoire, ne peut que sourire lorsqu’il voit certains critiques contemporains prétendre savoir mieux que Paul et les chrétiens de la première génération ce que pensait Jésus.

Définition du sacrifice d’après l’Ancien Testament.

Comment les témoins de l'événement comprirent les paroles et les gestes de Jésus, voilà ce qu’il

importe avant tout de savoir. Aussi semble-t-il oppor DICT. DE THÉO !.. CATH.

tun, sinon nécessaire, de chercher quelle conception ils avaient du sacrifice. Nos définitions modernes sont pour eux sans intérêt. Ils ont tenu la cène pour un sacrifice, si en elle leur ont apparu les signes auxquels ils reconnaissaient un tel rite.

Enfants d’Israël, ils avaient entendu parler des oblations présentées à Dieu par des personnages de l’Ancien Testament : nul doute, toutes ces offrandes leur semblaient être autant de tributs. En chacune l’homme se dépouillait d’un de ses biens et le présentait à Dieu comme à son maître, toujours afin de l’honorer ou de le remercier, parfois pour l’apaiser ou se concilier ses bonnes grâces. Ce dernier souci apparaissait surtout dans le sacrifice des victimes animales : là le sang était offert parce qu’en lui résidait la vie, Gen, ix, 4, c’est-à-dire le don par excellence, le plus apte aussi à représenter notre personne. Les contemporains du Christ savaient encore que par le sang des sacrifices s'étaient scellées des alliances. Abraham et Jahvé avaient conclu un pacte d’amitié en passant à travers deux moitiés de victime comme pour être unis par la même vie s'échappant de l’un et l’autre morceau. Gen., xv, 7-18. Cette manière de contracter alliance était signalée plus tard par Jérémie. xxxiv, 18-20. Au Sinaï, pour que s’opérât l’union d’Israël avec Jahvé, le sang des mêmes victimes avait été versé en partie sur l’autel et en partie sur le peuple. Ex., xxiv, 3-8.

Les contemporains de Jésus ne connaissent pas seulement par les traditions juives les sacrifices d'êtres vivants. Ils en offrent de diverses sortes. Dans tous les principaux, ceux des quadrupèdes, on trouve les cinq rites suivants : l’animal est présenté devant Dieu, Lev., i, 11 ; le donateur « met la main sur la tête » ; immédiatement la victime est égorgée à la face de Jahvé, tout son sang est aussitôt recueilli par les prêtres qui le répandent à l’autel ; enfin il y a une certaine combustion : tantôt le tout, tantôt une partie, toujours au moins la graisse est réservée à Dieu, donc livrée aux flammes.

Si, dans l’holocauste, tout fume sur l’autel en combustion d’agréable odeur, dans les selâmim ou sacrifices pacifiques, une partie des chairs est mangée par le prêtre, une autre' par les donateurs qui doivent être purs pour la consommer. Ils sont invités par Jahvé à s’asseoir à sa table, dans sa maison et à manger un morceau des viandes qu’ils ont offertes à leur Dieu. Us partagent ainsi le même mets, deviennent ses amis et ses familiers. Si dans les sacrifices expiatoires pour le péché (hallat) ou pour le délit Çâsâm) rien n’est consommé par les donateurs, jugés sans doute indignes de communier à des aliments sacrés, du moins une. partie des chairs est mangée par les prêtres qui doivent être purs et qui coopèrent à l'œuvre de la réconciliation. Ce qui dans ces sacrifices expiatoires est surtout à relever, c’est l’emploi du sang. Le prêtre ne se contente pas de le verser au pied de l’autel comme il fait dans l’holocauste et les pacifiques. Cette fois il l’emploie pour des aspersions plus ou moins nombreuses, plus ou moins solennelles, selonla gravité de la faute. Elles se font sur le voile du Saint des Saints, aux quatre coins de l’autel des parfums et au pied de celui des holocaustes.

Tels étaient les rites. Comment les comprenait-on ? A coup sûr, le sacrifice apparaissait d’abord comme un présent, un tribut. Tout est à Dieu. Le fidèle lui réserve, lui offre une partie de ses dons et peut alors jouir du reste. C’est ainsi que, par le sacrifice, il rend hommage à la toute-puissance divine et qu’il la remercie de ses bontés. Par lui encore il se concilie les faveurs de Jahvé qui daigne même lui offrir un festin à sa propre table. Enfin, si l’Israélite a offensé Dieu, il prouve par un présent son regret, sa soumission, et Dieu lui rend sa bienveillance : le sacrifice adore et

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rend grâces, il est impétratoire et a une vertu de propitiation : par lui on entre en communion avec la divinité.

Mais pourquoi l’usage du sang, pourquoi en tout sacrifice est-il entièrement réservé pour l’autel, pourquoi dans les rites expiatoires sert-il à de si nombreuses et solennelles aspersions ? La réponse est dans l'Écriture : « L'âme de la chair est dans son sang. » Lev., xvh, 11, 14. Voir aussi Gen., ix, 4 et Deut., xii, 23 : « Le sang, c’est la vie », don immédiat de Dieu qui seul a le pouvoir et le droit de le donner et de l'ôter. Elle est d’une manière indiscutable le plus précieux des biens. On comprend aussitôt pourquoi aucune autre offrande ne semblait plus apte à honorer Dieu et à exalter sa puissance, à le remercier et à concilier ses faveurs aux îhortels.

Mais le sang apparaît surtout doté d’une vertu expiatoire. C’est encore l'Écriture qui l’affirme. « L'âme de la chair est dans le sang et je vous l’ai donné pour l’autel », dit le Seigneur, « afin qu’il servît d’expiation pour vos âmes. » Lev. : xvii, 11. Le coupable par sa faute a mérité un châtiment. Repentant, il le reconnaît et, pour exprimer son regret, pour payer sa dette, pour satisfaire à la justice divine, il condamne un animal à la mort qu’il devrait lui-même subir ; le sang, c’est-à-dire la vie de cette victime, remplace auprès de Dieu le sang, la vie du pécheur. C’est ce que montre bien le rite de l’imposition des mains : l’homme transfère sur la victime sa faute, sa culpabilité, son obligation de subir la peine capitale. Ce geste montre qu’il y a solidarité entre l’offrant et le donateur, que la vie de l’animal est substituée à celle de l’homme. C’est ainsi que les contemporains de Jésus comprenaient la vertu expiatoire du sang. Médebielle, L’expiation dans l’Ancien et le Nouveau Testament, Rome, 1924, 1. 1, p. 125-158.

Pour eux donc aucun doute n'était possible. Il y avait sacrifice quand, pour honorer Jahvé, un Israélite renonçant à ses droits sur un animal déterminé par le rituel lévitique et se substituant cette victime par l’imposition des mains, la tuait pour répandre son sang à l’autel et offrir à son Dieu par la flamme la totalité ou une partie de ses chairs. Que le donateur fût ensuite invité à manger une portion de ce qui était mmolé, il entrait alors dans l’intimité de Jahvé, en communion avec lui. Le sang pouvait aussi, moyennant des aspersions déterminées du Saint des Saints et de l’autel, avoir une vertu expiatoire.

Oui, mais pour les contemporains de Jésus la victime ne devait-elle pas être un animal ? Le sacrifice humain était sévèrement condamné comme une abomination cananéenne. Deut., xii, 29-31.

Cependant tout Israélite le savait : un jour Dieu luimême avait exigé d’Abraham qu’il lui offrît en sacrifice son fils unique Isaac. Et parce qu’il n’avait pas hésité à le faire, Abraham avait été béni, avait obtenu une nombreuse postérité en laquelle devaient être bénies toutes les nations de la terre. Gen., xxii, 16-18. Sans doute, un bélier avait été substitué à Isaac. Mais, comme le fait observer la littérature rabbinique (voir Médebielle, op. cit., p. 261 sq.), le sacrifice avait été en fait admis par Dieu et Abraham avait bien offert le sang de son fils unique. L’exemple donné par le père des Juifs ne pouvait être oublié, il ne le fut jamais.

On pouvait même trouver dans les Écritures l’annonce d’un autre sacrifice humain. On lisait dans Isaïe le récit des souffrances et de la mort du serviteur de Jahvé. lui, 3-12. Pourquoi, victime « d’un jugement inique », est-il « humilié », « châtié », « maltraité », « transpercé », « broyé » ; pourquoi cet « homme de douleurs, familier de la souffrance » est-il « arraché de la terre des vivants et mis à mort » ; pourquoi

est-il « compté parmi les pécheurs » et « frappé de Dieu » ? Ce n’est pas à cause de ses fautes : « il n’y a pas d’injustice en ses œuvres, ni de mensonge en sa bouche », il est « innocent ». Le prophète le répète douze fois de suite : le serviteur de Dieu a souffert pour autrui. « Il a offert sa vie en sacrifice pour le péché », il « s’est chargé des iniquités des multitudes », « et il a intercédé pour les pécheurs ». Alors Jahvé a fait « retomber sur lui l’iniquité de tous ». C’est ainsi que ce juste « a pris sur lui nos souffrances », » s’est chargé de nos douleurs » et « s’est livré à la mort ». Voilà pourquoi il a été « transpercé pour nos péchés, broyé pour nos iniquités ». En réalité « le châtiment qui nous sauve, a pesé sur lui ».

On le sait, l’exégèse et la théologie juives n’ont pas accordé à cette prophétie l’attention que lui donnent les chrétiens. Elles n’y ont pas vu l’annonce de la mort rédemptrice du Messie. Voir Médebielle, op. cit., p. 283 sq. Cependant l’oracle d’Isaïe n'était pas inconnu de la première génération chrétienne. Les allusions et les citations des livres du Nouveau Testament suffiraient à le démontrer. Ce texte pouvait donc préparer les contemporains de Jésus à ne pas rejeter la pensée d’un sacrifice pour le péché, dont la victime aurait été un juste se substituant aux pécheurs.

Ce concept d’ailleurs était déjà certainement accueilli dans certains milieux juifs. Le second livre des Machabées relate cette prière du plus jeune des sept martyrs : « Quant à moi, ainsi que mes frères, je livre mon corps et ma vie pour les lois de mes pères, suppliant Dieu d'être bientôt propice envers son peuple : puisse en moi et en mes frères s’arrêter la colère du Tout-Puissant, justement déchaînée sur toute notre race. » vii, 37. Dans un ouvrage non canonique, mais qui nous relate les croyances des Juifs au ie siècle de notre ère, dans le IV » livre des Machabées, cette pensée se trouve exprimée en termes plus clairs encore. Éléazar adresse à Dieu la prière suivante : « Tu le sais : alors que j’aurais pu me sauver, je meurs pour la Loi, dans les tourments du feu. Sois propice à ton peuple, en te contentant du châtiment que nous souffrons pour eux. Fais de mon sang l’instrument de leur purification et prends ma vie en échange de la leur. » IV Mac, vi, 28-29. Aussi l’auteur du livre, pensant à ce martyr et à ses émules, les sept frères et leur mère, fait leur éloge en ces termes : « Par eux le tyran a été châtié et la patrie purifiée, car leur vie a été comme la rançon du péché du peuple, et par le sang de ces hommes précieux, par leur mort expiatoire, la divine Providence a sauvé Israël auparavant accablé de maux. » xvii, 21-22.

Si un contemporain des Apôtres et des premiers chrétiens a exprimé de telles pensées, il faut bien admettre qu’il n'était pas impossible aux disciples de Jésus de comprendre ou de recevoir pareille doctrine, d’admettre l’existence d’un sacrifice où le sang versé serait celui d’une victime humaine, d’un juste s’offrant à la mort pour le salut de ses frères.

Deux problèmes doivent être étudiés ici, à la lumière des textes bibliques pris en leur sens littéral et expliqués par eux-mêmes : Au cénacle la veille de sa mort, au cours d’un repas d’adieu pris avec ses disciples, Jésus institua-t-il un sacrifice ? — Trouvet-on dans les premières communautés chrétiennes un rite qui était tenu pour un sacrifice ?

IL Le repas d’adieu du Christ fut-il un sacrifice ? — Pour répondre à cette question, nous interrogerons tant les récits de la cène que d’autres passages du Nouveau Testament.

Les récits de la cène.

1. Saint Paul, I Cor., xi,

23 sq. (années 55-58). — 23. Pour moi, j’ai appris du Seigneur et je vous l’ai aussi enseigné. Le Seigneur

.Jésus, la nuit où il fut livré, prit du pain. 24, rt après avoir rendu grâces, il le rompit et il dit : « Ceci est mon corps, pour vous. Faites ceci en mémoire de moi. » 25. De même (il prit) aussi la coupe après le repas, disant : « Cette coupe (est) la nouvelle alliance en mon sang. Faites cela toutes les fois que vous boirez, en mémoire de moi. »

2. Saint Matthieu, xxvi, 20 sq. (avant 70). — Pendant qu’ils mangeaient. Jésus ayant pris du pain et ayant prononcé une bénédiction le rompit et, l’ayant donné aux disciples, il dit : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. » 27. Puis, ayant pris une coupe et ayant rendu grâces, il la leur donna, disant : « Buvez en tous, car ceci est mon sang de la nouvelle alliance, répandu pour plusieurs en vue de la rémission des péchés. 29. Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où j’en boirai avec vous du nouveau dans le royaume de mon Père. »

3. Saint Marc, xiv, 22 sq. (entre 40 et 70). -- 22. Et pendant qu’ils mangeaient, Jésus ayant pris du pain et prononcé une bénédiction, le rompit et le leur donna et il dit : « Prenez, ceci est mon corps. » 23. Et ayant pris une coupe, ayant rendu grâces, il la leur donna et ils en burent tous. 24. Et il leur dit : « Ceci est mon sang de l’alliance, répandu pour plusieurs. 25. En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus du fruit de la vigne jusqu’au jour où j’en boirai du nouveau dans le royaume de Dieu. »

4. Saint Luc, xxii, 15 sq. (entre 60 et 70). — 15. Et il leur dit : « J’ai désiré d’un vif désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. 16. Car je vous dis que je ne la mangerai plus jusqu'à ce qu’elle soit accomplie dans le royaume de Dieu. » 17. Et ayant pris une coupe, ayant rendu grâces, il dit : « Prenez ceci et partagez-le entre vous. 18. Car je vous dis que désormais je ne boirai plus du fruit de la vigne jusqu'à ce que le règne de Dieu soit venu. » 19. Et ayant pris du pain, ayant rendu grâces, il le rompit et le leur donna disant : « Ceci est mon corps donné pour vous, faites ceci en mémoire de moi. » 20. Et de même la coupe après le repas, disant : « Cette coupe (est) la nouvelle alliance dans mon sang répandu pour vous. »

Pour bien poser le problème, notons d’abord ce qui est hors de discussion. Il est clair que la cène est le dernier repas du Christ avec ses Apôtres. Elle a lieu la nuit où Jésus fut livré. II annonce qu’il va souffrir, donner son corps et verser son sang. Le contexte confirme ces données. Ainsi l’affirment les quatre témoins. Cette mort du Christ est même préfigurée. Sur le pain, Jésus dit : Ceci est mon corps, il présente la coupe comme le calice de son sang. Cette double formule, cette distinction si expressive de deux éléments qui ne peuvent être séparés l’un de l’autre sans que l’homme perde la vie, ces mots qui font penser tout naturellement à une mort violente, à une immolation, donnent à entendre que le Christ aura le sort d’une victime. De nouveau, Paul et les Synoptiques concordent.

Ils ne se contentent pas de nous montrer dans la cène un symbole de Jésus mourant. Les quatre auteurs affirment aussi que du pain et du vin de la cène le Christ a fait son corps et son sang, pour les ofirir en nourriture et en breuvage aux Apôtres. Voir Eucharistie, col. 1031 sq. Enfin, la cène complète l’immolation de Jésus. Sur ce point encore les divers récits se confirment mutuellement. Lorsqu’ils mangeaient le pain, buvaient le sang de l’eucharistie, les Apôtres recevaient le corps et le sang que le Christ devait offrir pour eux sur la croix, de même que les Israélites leurs contemporains participaient aux victimes de certains sacri lices.

En d’autres termes, la cène fut un repas d’adieu ; repas figuratif d’une immolation ; repas de communion

à une victime ; et partant repas complémentaire d’un sacrifice. Mais la question ici posée est tout autre. La cène elle-même fut-elle un sacrifice ?

a) Le Christ offre ù Dieu ce qu’il distribue aux Apôtres. - — D’après les quatre récits, Jésus affirme que son corps est pour les Apôtres (Paul), qu’il est donné pour eux (Luc). De même il déclare que son sang est répandu pour les Douze (Luc), pour plusieurs (Mathieu, Marc).

Ainsi le Christ fait savoir publiquement qu’il s’offre à Dieu. Car son langage ne signifie pas seulement : « Voici mon corps et mon sang que je vous distribue. » Jésus dit à la fois qu’il les donne aux Apôtres et qu’il les donne pour eux. La différence des deux concepts apparaît à merveille dans la formule de Luc : < Ayant pris du pain… Jésus… le donna aux Apôtres en disant : « Ceci est mon corps donné pour vous. » Ainsi le même verbe est employé mais en deux sens différents. Le troisième Évangile écrit : Jésus distribua aux Douze son corps, que pour eux il offrit ù Dieu. La parole que Paul et Luc font prononcer sur le pain : « Ceci est mon corps pour vous », et de même les mots : « répandu pour… », employés pour le vin par les trois Synoptiques, ne permettent aucune hésitation. Jésus proclame qu’il se donne à son Père au profit des siens. Si Yimmo lotion sanglante ne doit avoir lieu que plus tard, dès maintenant, à la cène, la victime s’offre à Dieu, non seulement par la pensée, le cœur ou un acte de volonté, mais par un geste et des paroles extérieures, solennelles et assez remarquées pour que le souvenir en ait été consigné dans l'Évangile et par saint Paul.

b) Le Christ s’offre à Dieu pour le salut des Apôtres et de beaucoup. — Aucun doute n’est possible sur le sens des mots : « Ceci est mon corps pour vous ». Jésus déclare que son corps et son sang sont donnés à la place (Ô7rèp) de la vie des Apôtres. Il va réaliser les paroles que rapportent Matthieu, Marc et Paul : « Le Fils de l’homme est venu… donner sa vie pour la rédemption de beaucoup », Matth., xx, 28, pour leur « rançon. » Marc, x, 45. Et « le Christ est mort pour tous » (uTrèp), II Cor., v, 15 ; Dieu l’a fait pour nous (ûïuèp) péché, c’est-à-dire sacrifice pour le péché (hatta’t).

Si donc Jésus déclare que son corps est pour les Douze, qu’il est donné pour eux, pour beaucoup, que son sang est répandu pour plusieurs, personne ne peut se méprendre sur le sens de cette affirmation. Des exégètes peu suspects de complaisance pour la tradition catholique le reconnaissent : Ces mots signifient que « le corps du Christ est livré à la mort pour le salut de ses disciples ». Loisy, Les Évangiles synoptiques, Paris, 1908, p. 532. « Jésus s’assimile à une victime immolée. » Goguel, L’eucharistie, des origines jusqu'à Justin martyr, Paris, 1916, p. 192. « Les mots : rompu pour vous, I Cor., xi, 24, répandu pour vous, Luc, xxii, 20, viennent s’ajouter à la formule d’institution de la cène et lui communiquent la note sacrificielle. » Will, Le culte, t. i, Strasbourg, 1925, p. 91. « …Au dernier repas, lorsque le Christ, par la comparaison du pain et du viii, prépare ses disciples à sa mort, il en exalte le caractère sacrificiel. » Vôlker, op. cit., p. 27.

A coup sur, le sang du Christ n’est pas séparé du corps au cénacle, il ne le sera que sur la croix. Mais déjà au cours de son dernier repas en compagnie de ses apôtres, Jésus par une déclaration publique entendue de Dieu et des hommes, livre son corps et son sang à la mort pour le salut de ses disciples, il se met en état de victime et commence ainsi sa passion. J. Brinktrine, Der Messopferbegriff in den ersten drei Jahrhunderten, Fribourg-en-B., 1918, p. 23 sq.

c) Le Clvist s’offre pour la rémission des péchés. — Le récit de saint Matthieu donne à cette affirmation