Dictionnaire de théologie catholique/LIBÉRALISME CATHOLIQUE. I. Idée générale

Dictionnaire de théologie catholique
Letouzey et Ané (Tome 9.1 : LAUBRUSSEL - LYREp. 260-262).

LIBÉRALISME CATHOLIQUE.


I. Idée générale.
II. Origines,
III. Histoire.

I. Idée générale.

Sens divers du mot « libéral. »

Le mot libéral, qui entra dans la langue politique par l’Espagne, vers 1811, fut opposé depuis, dans l’ordre politique et social, d’une part, aux mots absolutiste et synonymes : féodal, royaliste, ultra (Autriche, Prusse, autres États allemands et France d’après 1815), conservateur (Espagne d’après 1815 et Angleterre), aristocratique (Suisse) ; d’autre part, à radical (France et Suisse) ; dans l’ordre économique, à prohibitif et protectionniste (Angleterre, États-Unis ) ; dans l’ordre religieux enfin, en dehors du catholicisme, à orthodoxe (protestantisme).

Mais dans toutes ces acceptions le terme libéralisme indique la tendance à réduire les droits historiques ou traditionnels d’un pouvoir central, l’autorité d’une collectivité, la rigueur d’une doctrine positive, au profit de l’individu, de ses droits rationnels, de ses aspirations naturelles, de ses façons personnelles de penser ou d’agir. « Sous sa forme intégrale, a-t-on dit, le libéralisme est la doctrine qui veut réduire à l’extrême l’autorité du pouvoir social, interdire à la société toute prétention unitaire, toute activité vraiment directrice, laisser les individus penser, dire et faire tout ce que bon leur semble, sauf à souffrir que le pouvoir social réagisse dans le cas où des forces individuelles Intempestives menaceraient de tout rompre. » Yves Simon, La démocratie, 25 Février 1924 1 p. 430, 431.

Le libéralisme catholique, ou, suivant une expression qui prête à critique, le catholicisme libéral, serait donc, étymologiquement, une tendance <iu catholique à revendiquer une liberté, complète ou relative dans l’ordre politique OU religieux. Logiquement toutefois, C’est, à la lettre. « une absurdité » (Correspondant. 1888, t. m. p. 229) d’assimiler, comme on l’a fait parfois, le libéralisme catholique au protestantisme libéral, tel qu’il s’oppose au protestantisme orthodoxe et qui est l’absolue liberté d’examen. Cf. F. Buisson, Sebastien Castelllon, 2 V)l. in-8°. Paris. 1892, préface ; Unisson et Wagner Libre-pensée et protestantisme libéral, ln-16, Paris, 1913. Historiquement, c’est aussi une injustice. Le libéralisme catholique n’a jamais voulu être, et n’a jamais été le libéralisme dogmatique qui a pour principe fondamental le souveraineté absolue de la raison individuelle. Il est uniquement politique et social. Il est. autant du moins qu’on le puisse enfermer dans une définition, la tendance qui poursuit, la tactique qui cherche et la théorie qui voit, depuis 1830, le progrès extérieur de l’Église, le maintien, ou le rétablissement et le développement de son action sur les sociétés et partant sur les âmes, dans une acceptation actuelle, aussi complète que le permet l’orthodoxie, des principes connus sous le nom de libertés modernes, el dont la Révolution française a pénétré les sociétés et les âme. 2° Les formules du libéralisme catholique. - Les libéraux catholiques eux-mêmes onl résumé leur doctrine en ces trois formules :

1. Dieu et liberté, formule de Lamennais et devise de [’Avenir. Elle rappelle la devise que le premier Correspondant avait empruntée à Canning : Liberté civile et religieuse par tout l’univers. Elle dit les deux causes que le libéralisme catholique juge liées dans l’état présent des choses : Dieu ou l’Église et la liberté : l’acceptation et la défense de la liberté, sous toutes ses formes et pour tous, étant le meilleur moyen d’assurer l’autorité de Dieu sur la société moderne et le respect des droits de l’Église, et celle autorité avec l’exercice de ces droits étant le meilleur garant que la liberté restera dans l’ordre.

Avant tout, à toutes les époques, le libéralisme catholique a fait passer la liberté de l’Église, le libre exercice de ses droits et de son action ; il s’oppose ainsi à ce libéralisme philosophique ou voltairien, le vieux libéralisme (comme il sera appelé par opposition au libéralisme du Globe), qui s’affirme, sous la Restauration et la Monarchie de juillet, hostile à l’Église et à sa liberté. Il s’oppose aussi à toute théorie, à tout système de gouvernement subordonnant l’Église à l’État ou assurant à l’État quelque autorité religieuse, au gallicanisme parlementaire par conséquent. Dévoués à la liberté, les libéraux catholiques combattirent l’absolutisme sous toutes ses formes et au profit de tous. « Toutes les libertés pour tous » sera une de leurs formules, précisant le mot d’ordre de Lamennais. On les verra même, à un moment, se rapprocher des gallicans mitigés et avec eux s’opposer à des catholiques intransigeants, les zelanti, comme on les appelle dans certains milieux, qui n’acceptaient point que l’on servît l’Église en se plaçant sur le terrain de la liberté pour tous. « Le catholique libéral, écrira L. Veuillot. n’est ni libéral, ni catholique. Je veux dire par là qu’il n’a pas plus la notion vraie de la liberté que la notion vraie de l’Église. » L’illusion libérale, 2e édit., in-8°, Paris, 1866, p. 23.

2. L’Église libre dans l’État libre, formule vague, comme du reste la précédente, et qui peut s’interpréter de la façon la plus orthodoxe, traduire par exemple la pensée de Léon XIII dans l’Encyclique Libertas, mais aussi justifier la plus absolue et la plus hostile séparation de l’Église et de l’État. « L’apparente clarté de la formule, dit M. Ch. Benoist, La formule de Cavour L’Église libre dans l’État libre. Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1905, p. 343-372, n’est qu’une fausse clarté, p. 344, et en fait cette formule servit à des fins bien différentes. Elle fut la formule favorite de Montalembert qui la donna pour titre aux fameux discours de Malines. Dans une Note explicative parue au Correspondant d’octobre suivant, 1863, p. 417, il écrivait : « Je la revendique (cette formule) pour les catholiques libéraux. Elle sert à les distinguer nettement des catholiques intolérants qui ne veulent pas d’Étal libre et des libéraux inconséquents qui ne veulent pas d’Église libre », il entendait libre d’une liberté « fondée sur les libertés publiques » ou sur le droit commun. I’regrette toutefois, dans le même article, de n’avoir pas dit : L’Église libre dans un pays libre, afin d’éviter « jusqu’à l’apparence d’une complicité avec ceux qui prétendent que l’Église doit être dans l’État et non l’État dans l’Eglise, il y a seulement deux sociétés qui coexistent dans un même pays. »

Ce fut aussi la formule par où Cavour prétendit concilier avec ses ambitions de patriote, les intérêts de l’Église et peut-être quelques scrupules de conscience, et calmer aussi les inquiétudes de l’Europe qui le soupçonnait de vouloir faire de la papauté l’esclave et l’instrument du nouveau royaume d’Italie. Ce fut le 27 mars 1861, à Turin, devant la Chambre des députés du nouveau royaume d’Italie, à propos d’une interpellation peut-être provoquée par lui-même sur la question de Home, que Cavour fit entendre publiquement, pour la première fois, la fameuse formule : Libéra Ctiiesa in libéra Slalo. Sur ses lèvres elle signifiait : « Que l’Église abandonne volontairement Rome à l’Italie : et l’Italie, renonçant à « toutes lois, tout concordat, tout privilège » contraires, assurera à l’Église une indépendance effective, sans conditions et sans limites. Sa liberté figurera au nombre de ces libertés nécessaires que le nouvel État est bien résolu a reconnaître. Et l’exemple de l’Italie obligera les autres États à concéder à l’Église cette même liberté ; or là est son avenir : c’est par la liberté et parla liberté seulement, que l’Église peut maintenant ressaisir la direction morale du monde. » La formule ainsi comprise a tout l’air d’un moyen de chantage et cela fut dit à la Chambre italienne lors de la discussion de la Loi des garanties ; néanmoins Cavour fut sincère, emble-t-il, lorsqu’il affirma sa volonté de donner a Église l’indépendance et sa conviction - que la liberté st hautement favorable au développement du vrai entiment religieux. » Plus d’une lois, il essaya de se poser en disciple du libéralisme catholique et, en particulier, de s’affirmer d’accord avec Montalembert : mais, chaque fois, Montalembert protesta que le libéralisme ne pouvait s’allier à l’injustice et à plus forte raison, le libéralisme catholique servir à justifier la spoliation des États de l’Église. Montalembert s’indignait surtout que cette formule L’Église libre dans l’État libre, qu’il considérait comme sienne, pût servir à Cavour et résumer ses vues. Cf. Ch. Benoist, loc. cil. Cette formule, légèrement modifiée, a été reprise de nos jours, mais avec des explications qui la rendent très précise, par M. G. Goyau L’Église libre dans l’Europe libre, Revue des Deux Mondes, des 1 er et 15 juillet 1919. S’inspirant de la pensée de Manning qui considérait « la dictature spirituelle de l’État, de quelque forme qu’elle se revêtît, comme l’adversaire par excellence du christianisme », il estime la chute des Hohenzollern, des Habsbourg et des Romanof comme une libération de l’Église dans l’Europe centrale et orientale, sur qui pesait leur césaropapisme. Dans cette Europe nouvelle qui allait s’organiser, pensait-il, selon les principes des nationalités et de la liberté, sans doute l’Église ne réaliserait pas « son immuable idéal » mais, ajoutait-il, elle « préférera toujours certains régimes de liberté réciproque des deux puissances, plus ou moins improprement qualifiés de séparation, aux oppressives ingérences d’un César. »

3. L’Église dans le droit commun, c’est-à-dire, n’ayant plus dans l’État une situation à part et en vertu d’un droit propre, mais jouissant, comme toute autre association, des droits nécessaires à son existence, à son développement, à son action, et cela, en vertu des principes généraux qui fixent l’attitude de l’État à l’égard des collectivités.

L’on a beaucoup usé de cette formule en France lors de la rupture du Concordat et de la discussion de la loi de séparation. Les adversaires de l’Église s’en servirent pour amorcer, sous couleur de libéralisme, cette rupture du Concordat, et ses amis, pour combattre les mesures d’exception proposées sous le nom de libéralisme.

3° Opposition que rencontre le libéralisme catholique.

— Ainsi le libéralisme catholique veut simplement être une conciliation entre l’Église éternelle et les sociétés modernes, quelle que soit leur organisation particulière.

Le libéralisme catholique, ainsi entendu et formulé, devait provoquer une triple opposition : 1. opposition des partisans du droit plus ou moins absolu de l’État ou du gouvernement, lesquels jugeront exorbitant d’accorder à l’Église l’indépendance même logiquement nécessaire à l’exercice de sa mission ; 2. opposition des libéraux politiques ou sociaux plus ou moins libres-penseurs, qui repoussent le libéralisme catholique, parce que catholique ; 3. opposition de certains catholiques qui le repoussent parce que libéral, c’est-à-dire, acceptant les principes de 1789 et ne se réclamant que du droit commun.

Il faut s’arrêter à celle-ci qui créera au libéralisme catholique ses plus sérieuses difficultés et expliquera son histoire. Ne se réclamer que du droil commun, disent ces opposants, c est sacrifier les droits primordiaux de l’Église et de son divin fondateur. Puis chercher la base des libertés religieuses dans les libertés politiques c’est renverser l’ordre des choses. D’autre part, il est impossible de concilier les principes de 89 et les principes catholiques : <… l’entreprise est de concilier le mal et le bien ; elle dépasse donc les forces humaines. » L. Veuiilot. op. cit, p. 139. Si l’Église reconnaît, par exemple, avec ses grands docteurs, que le peuple est la source immédiate du pouvoir, peut-elle avouer qu’il en est, et non Dieu, la source première et qu’ainsi, ni les gouvernements ne relèvent de Dieu, ni les lois n’ont à tenir compte de ses droits ? Dépositaire et gardienne de ces droits sacres, l’Église peut-elle accepter, comme bases du droit public, la sécularisation de l’État, la souveraineté absolue de la loi qui peut lui mesurer et même lui dénier, à elle, société parfaite de par la volonté de son divin fondateur, ces droits essentiels de se gouverner, de posséder, d’enseigner, d’exercer sans entraves sa mission ? Le prétendre, c’est commettre cette grave erreur du naturalisme, si souvent condamnée. L’Église a conquis, dès son origine, la liberté de la conscience, mais ce fut en revendiquant hautement les droil s de la vérité. Ces droits sont exclusifs comme étant de Dieu ; ils ne se concilient donc, en aucune manière, avec la liberté absolue pour l’homme de la pensée, de la parole et de la presse, qui ne distingue pas entre l’erreur et la vérité ou leur reconnaît les mêmes droits, ni avec l’égalité de tous les cultes. Vouloir qu’ils se concilient, c’est de Vindifférentisme. Cf. dom Guéranger, Essai sur le naturalisme contemporain, in-8°, Paris, 1868 ; Jules Morcl, Somme contre le catholicisme libéral, 2 in-8°, Paris, 1877 : Mgr Pie, Œuvres, 9 in-8°. Paris, 1879, particulièrement la Troisième instruction synodale sur les principales erreurs du temps présent, t. v ; dom Besse, Le catholicisme libéral, in-16, Lille-Paris, s. d. (1911).

Les libéraux catholiques n’ont cessé de répondre qu’ils ont une volonté « l’orthodoxie égale A celle des plus intransigeants et l’unique souci des intérêts de l’Église ; la conciliation qu’ils ont cherchée est non pas théorique et abstraite mais pratique ; ce n’est pas une conciliation de droit mais de fait ; si leurs adversaires les condamnent c’est qu’ils envisagent la thèse : eux. Ils.’sonl toujours placés dans [’hypothèse. Ils parlent d’un principe pratique et d’un fait qu’ils jugent Indéniable. Ce p-incipe est quc l’Église ni’saurait rire entendue dans le milieu concrel nu elle doit accomplir sa divine mission, sans se mettre en harmonie avec lui. même, avec le sentiment que la religion de.Icsus-Christ n’est pas seulement religion d’autorité mais fie charité, n’a-t-elle pas, sans aucune altération de doctrine, depuis ses origines changé d’attitude selon les milieux ? Cf. Thèse et hypothite, dans llrt<nr du clrn/é français, 1° r janvier 1914, p 110-112. Dans les |> ; iu protestants, ou elle est minorité, le programme du libéralisme catholique n’es ! il pas le programme de ses revendications ^ Et pourquoi, dans les nations dites catholiques, n’adapterait-elle pas son action aux exigences des situations ? Or, c’est un fait évident : les libertés modernes sont entrées dans les mœurs à ce point qu’aucun gouvernement ne saurait négliger d’en tenir compte ; le monde est aussi moins chrétien, et dans les pays catholiques l’Église est en face de pouvoirs étrangers à la foi, en contact avec des incrédules, soit qu’ils n’aient jamais eu la foi, soit qu’ils l’aient abandonnée. Le libéralisme catholique répond à cette situation nouvelle dans l’histoire de l’Église. Cf. Mgr Parisis, Cas de conscience à propos des libertés exercées ou réclamées par les catholiques, édit. de 1847 ; A. Leroy-Beaulieu, Les catholiques libéraux. L’Église et le libéralisme de 1830 à nos jours, in-12, Paris, 1885 ; Mgr Dupanloup, La convention du 15 septembre el l’encyclique du 8 décembre 1865, Nouvelles œuvres choisies, 7 in-8°. Paris, 1873-1875, t. i, etc.

Ils firent valoir aussi que les fameux principes, dits de 89. ne sont pour la plupart que des principes chrétiens plus ou moins altérés et dont la Révolution a trop souvent tiré d’autres conséquences que les conséquences logiques. Une conciliation théorique ne serait donc pas impossible entre ces principes et la doctrine révélée. Cf. Les principes de 89 et la doctrine révélée, par un professeur de grand séminaire, in-8°, Paris, 18C1 (mis à l’Index ; une nouvelle édition, corrigée, parut en 1863, avec le nom de l’auteur, l’abbé Godard, professeur au grand séminaire de Langres ; elle reçut de Rome une approbation) ; Leroy-Beaulieu, op. cit. ; Brunetière, Les raisons actuelles de croire, in-16, Paris, 1907. Un juriste, M. Berthélemy, émet une opinion semblable dans son Traité élémentaire de droit administratif, 8e édit., 191 6. p. 232 : « Aucune incompatibilité n’existe entre le dogme catholique et les idées républicaines. Le contraire serait plus près de la vérité. » Et il ajoute : « L’on a pu constater plus d’un air de famille entre l’Évangile et la Déclaration des droits de l’homme. » D’ailleurs, précisent les libéraux, il faut bien se garder de confondre parmi les interprétations et applications de la vérité révélée, celles qui sont immuables, éternelles, comme la vérité elle-même du fond de laquelle elles découlent et celles qu’inspirent les circonstances historiques ou philosophiques ; cellesci, l’Église vivante les abandonne selon le mouvement delavie. Cf. Études, 1911, t.i, p. 433, R. L.Vermeersch, L’Église et le droit de glaive, et t. iv, p. 857, Imbarl de la Tour, L’emploi de la force au service de la vraie religion. Réponse auxÉtudes, de la Brière, Réplique deM.de la Brièrr.

Que ces explications soient acceptées, et toutes difficultés ne cessent pas, à quelque époque que ce soit, pour les catholiques libéraux. Il leur faut, chose parfois difficile, ne jamais oublier et plus encore ne jamais laisser oublier la thèse, et ne jamais sembler donner à l’hypothèse la valeur absolue et les droits de celle-là. Puis, autres problèmes également délicats : les dispositions des esprits, les mœurs, les circonstances jusli flent-elles les accommodements proposés el l’abandon plus ou moins complet, par l’Eglise, de sis droits, de sa situation et de son altitude traditionnelles ? Le moment et la mesure de ces accommodements et de cet abandon sont-ils bien choisis ? D( questions, comme de la question fondamentale : le libéralisme catholique est-il orthodoxe ? Rome seule fut juge. Mais ainsi s’expliquent les discussions qui accueillirent la théorie à ses débuts, la violence des attaques qui poursuivirent ses défenseurs et les viclssit udes de son histoire.